Voisin PATRICK, (2021), Relire Rachid Mimouni, entre hier et aujourd’hui. sous la direction de Patrick Voisin avec la collaboration d’Amel MAAFA, Paris : Éd. Classiques Garnier, 549 p.


Insaniyat 99, janvier-mars 2023, p. 89-94


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L’ouvrage collectif de Patrick Voisin et Amel Maafa sur la relecture de l’œuvre de Rachid Mimouni est constitué de trois parties : les « prolégomènes I » (80 pages : 7-87, partie théorique), les Prolégomènes II (21 pages : 89-109, vie et œuvre de l’écrivain) et 24 articles des contributeurs (111-516). Dans les « prolégomènes I », notre corpus d’étude, Voisin expose un panorama quasi complet des théories de la réception critique d’une œuvre littéraire et ses lectures. L’auteur s’intéresse à la problématique de l’activité lectrice dans le binôme lecture-relecture et tente de répondre à la question : « de quelle opération la relecture est-elle le nom » ? C’est ainsi que sa pensée emprunte une trajectoire historique rendant compte des théories conceptuelles sur la notion de lecture dans le champ littéraire français. L’auteur élabore un exposé très documenté sur ce concept qui touche à l’immense et épineuse question du « sens » d’une œuvre littéraire qui met le lecteur au cœur du jaillissement du sens, entendu que l’œuvre fictionnelle se situe aux frontières du réel et de l’imaginaire, ouverte à toutes les lectures possibles. Des interrogations sous-tendent cette problématique de la quête du sens par la pratique de la lecture-relecture : Qu’est-ce-que lire ? Quelles sont les différentes modalités de la lecture ? Quels liens noue le lecteur avec l’œuvre littéraire pour détecter le sens dans sa pluralité ? Pourquoi relire un texte ? Quelle en est la pertinence et les enjeux pour le lecteur ? Quels rapports établit l’écrivain avec son propre texte dans sa relecture ?

En fait, l’objectif de l’auteur dans les « prolégomènes I » est d’exposer, d’informer et de décrire les conceptions de la lecture en corrélation avec la notion de relecture, un binôme qui sollicite la contribution du lecteur dans le décryptage d’un texte romanesque en vue de la construction du sens et ses variations à travers les modalités énonciatives de l’écriture d’une fiction et les dispositifs langagiers déployés. Si la lecture première, « lecture consommation » ou « lecture dévoration », est de prendre connaissance du texte, dans l’entreprise de la relecture le lecteur tente de débusquer le/les sens à travers les brouillages esthétiques des stratégies d’écriture qui lui font écran. Au plan formel, les « Prolégomènes I » se présentent en un texte de 29 fragments titrés ; des unités non isolés car le vocable « relecture » revient comme un leitmotiv organisateur des diverses théories qui se côtoient et se font écho. L’auteur met à ce propos en valeur la conception moderne de la quête du sens en tenant compte des travaux sur la théorie de la réception de l’ « œuvre ouverte » (Eco, 1965) qui considère que toute œuvre est objet de connaissance. L’étude de Voisin s’attache à présenter les diverses théories de la quête du sens liées à l’avènement de la modernité qui met le lecteur au centre de l’opération de relecture en quête du sens multiple, de l’altérité sémantique ou de la confection d’un art littéraire. La corrélation auteur/texte/lecteur construit du sens dans le croisement de facteurs exogènes et endogènes édictés par la fabrique de la fiction érigée entre réel et utopie. Si lire est de prendre connaissance d’une œuvre romanesque, la relire c’est afficher ses silences et sous-entendus dans la dynamique de l’« infinie relecture » (Voisin : 79) pour « nommer », « dénommer » et « renommer » le sens ( Barthes, 1970). Chaque fragment des « Prolégomènes I » est déstructuré dans sa composition interne par les voix de spécialistes qui s’entrecroisent dans la convergence des opinions sur le concept de relecture ; toutes manifestent son utilité dans l’accès au sens du texte dans sa diversité. Quel traitement de la relecture se manifeste dans la fragmentation structurelle des « Prolégomènes I » ? Deux centres d’intérêt en constituent les lignes de force.

Le premier centre d’intérêt gravite autour d’un état des lieux de la binarité lecture-relecture dans la quête du sens et ses variations. C’est sur la base d’une vaste érudition ancrée dans l’histoire littéraire française, et après avoir sillonné dans l’univers sémantique des verbes « lire » et « relire » dans des dictionnaires, pris connaissance de postures d’écrivains de renom de la littérature française -A. Gide, G. Flaubert, G. Sand, F. Bon…- sur la notion de lecture-relecture et déchiffré méticuleusement les nombreux textes de théoriciens contemporains sur ces mêmes notions, que Voisin circonscrit le sens de la notion de « relecture ». Il conclut que le tandem lecture- relecture conduit à des actions cognitives perçues dans un rapport dialectique de sens entre « une « nouvelle lecture » et une « lecture nouvelle ». Le renouveau du sens est inévitable car il est entendu qu’un texte ne se livre jamais d’emblée et entièrement après une première et unique lecture. Après avoir défini la notion de lire, montré la corrélation lecture-relecture, établi les relations que peut sceller un lecteur avec un livre, formulé les modes innombrables et variés de lecture, l’auteur s’intéresse aux raisons qui rendent indispensables la relecture dans l’interprétation du sens. Il est indéniable qu’une création littéraire, de nature artistique, relève du domaine métaphorique, de la représentation de l’imaginaire d’un auteur où entrent en jeu des interférences complexes qui commandent et animent la production individuelle d’une fiction ; elle est par définition le lieu où abondent les ambigüités, les non-dits, les sous-entendu, les symboles, la parole voilée…Les stratégies d’écriture particulières et les poétiques adoptées accentuent la dissimulation du sens et accroissent ses virtualités.

La relecture consiste donc à tenter de dévoiler le sens par l’interprétation, à faire dire au texte explicitement ce qu’il dit implicitement en interrogeant les procédés d’écriture qui inscrivent son esthétique : « l’ambigüité qui fait l’intensité du texte littéraire appelle la relecture […] un espace de liberté conjugué aux blancs du texte qu’il faut combler […], à dissoudre un peu le jeu des masques. » (Voisin : p.27). Mais au-delà, il s’agit pour l’auteur de soutenir qu’une lecture unique ne suffit jamais à qui veut quêter la dimension sémantique profonde - notamment les chercheurs et spécialistes- ; il s’agit découvrir ce que cachent « les prescriptions du texte » (p. 31), à savoir l’« agrammaticalité de l’écriture » - Riffaterre, (1971 et 1979) - (Voisin : 30), c’est-à-dire l’« ironie , l’humour, les blancs du texte, les ellipses narratives ou descriptives […], les symboles […], la métaphore […], les monologues intérieurs, etc. [qui] font l’œuvre ouverte d’Umberto Eco ». (Voisin : 31) Ces distorsions esthétiques relatives à la littéralité d’un texte appellent la coopération du lecteur selon Eco (1985) par une relecture interprétative ; et à ce propos les théories abondent : le « texte palimpseste » ou la lecture au second degré » pour Genette (1982), le « texte ouvert ou texte réseau » pour Kristéva (1969 et 1968), Barthes (1973), Compagnon (1979), Riffaterre (Op., cit), Genette (1982), Piégay-Gros (1996), Rabau, (2002), Samoyault, (2001). Ces théoriciens du sens font référence au phénomène de l’intertextualité qui charge sémantiquement le texte ; ainsi le lecteur passe-t-il de la « lecture naïve à la relecture critique […]. La relecture ouvre la possibilité d’un investissement dans/vers un sens qui est toujours à construire. » (Voisin : 34).

Le second centre d’intérêt s’intéresse aux enjeux des différentes postures dans l’activité lectrice en fonction des prescriptions du texte qui construisent l’« œuvre ouverte ». Ainsi dans son texte l’écrivain inscrit-t-il le lecteur, l’impliquant dans l’identification du sens. Dans ce sillage, Voisin évoque d’autres théoriciens ayant élargi le champ de la réception et de la lecture/relecture par des théories particulières. Il évoque quelques théories dans la subtilité et singularité de leurs aspects essentiels. Ainsi Picard (1986) considère-t-il que la relecture fait intervenir non seulement les facultés intellectuelles du lecteur coopératif mais aussi son imagination intime dans un jeu de type réflexif convoquant l’intelligence et le raisonnement ; elle se transforme ainsi en jeu dans le sens de « playing » par opposition à game, le jeu convoquant l’intelligence et le raisonnement analytique et critique. Dans la même perspective ludique, Jouve (1993) distingue deux figures en action : le « ‘lectant’ jouant qui essaye de deviner la stratégie du texte » et le « ‘lectant’ interprétant » qui vise à déchiffrer le sens de l’œuvre global. » (Voisin : 33). Parmi les enjeux de la lecture - relecture, Barthes (1973) identifie deux sortes de figures qu’il nomme « texte de plaisir » et « texte de jouissance ». Jenny (2004) s’inscrit dans ce même ordre d’idée : « C’est l’opposition évidente que Laurent Jenny définit entre la lecture privée, purement guidée par le plaisir et la lecture critique dominée par la distance, le choix et le jugement. La première apporte le plaisir que demande le dilettante… et la deuxième est en mesure de provoquer la jouissance. » (Voisin : 37).

Finalement, dans l’ensemble, apparaissent deux postures lectrices majeures : l’une orientée sur le jeu, le ludique des structures langagières, et l’autre sur l’interprétation ; elles ne s’excluent pas car les deux relèvent d’une valeur heuristique. Le lecteur reste toujours le maître de l’œuvre. Le plaisir de la lecture ne se perd pas, il demeure un enjeu important pour la détente et la jouissance du lecteur.

Si les théoriciens modernes réservent au lecteur une place stratégique dans l’émergence du sens, l’écrivain est également au centre de leur préoccupation ; en effet, ils s’interrogent sur les incidences de la relecture de ses propres textes sur la création littéraire. Il en ressort que se relire est toujours d’un apport positif pour un auteur qui peut faire ainsi le point sur l’évolution de sa machine littéraire, redéfinir sa position dans le champ littéraire, affirmer son ethos, mesurer et affiner ses propres avancées et considérer son impact sur la réception critique et le lectorat.

Noro-Rakotobe D’Alberto résume ce moment privilégié de la relecture, dans des « temporalités différentes » en évaluant son empreinte psychologique sur l’état d’âme de l’écrivain, la réception critique de son produit, la gestation de son œuvre et enfin sur les seuils et les préliminaires de ses écrits où se négocie le sens qui établit le contrat de lecture avec le lecteur et le critique :

« se relire pour un écrivain le renvoie au temps de la genèse de l’œuvre et l’oblige à se repositionner par rapport à ce qu’il fut, dans un contexte différent, en tenant compte de la réception de l’œuvre, de ce que lui-même est devenu. Le sujet concerne autant le rapport ressaisi à soi dans des temporalités    différentes et que le rapport à autrui, lecteur et critique. Il pose la question de a création, de la fabrique littéraire tout autant à travers l’élaboration du péritexte, préface, notes, postfaces et autres lieux où l’auteur entre en dialogue, qu’à travers le remaniement d’un texte. C’est une activité hautement ambivalente qui oscille entre rejet, mélancolie et émerveillement, nostalgie.» (2008, § 1)- (Voisin : 72).

Partant du principe de l’«œuvre plurielle », l’« œuvre ouverte », la relecture apparaît comme une véritable épistémologie de la littérature. Cet important ouvrage sur la relecture de l’œuvre de Mimouni fait figure d’un hommage rendu à cet écrivain ; son actualisation par une relecture vingt-cinq ans après sa disparition (1945-1995) a pour objectif la découverte de sens autres par rapport aux lectures antérieures. Au plan de l’érudition, la densité notionnelle du duo lecture-relecture dans les « Prolégomènes I » conduit en apparence à une récurrence de théories similaires sur l’« œuvre ouverte » ; en réalité, tout théoricien œuvre à la relecture d’un autre ; cette redondance est la preuve sans doute d’un désir d’exhaustivité de l’auteur. Dans la dynamique de l’histoire littéraire, il aurait été intéressant d’appuyer sur la crise du sens suscitée par Barthes (1984) qui décrète la « mort de l’auteur » devenu simple scripteur au profit seul de l’écriture ; seules comptent les ressources du travail sur le langage ; le lecteur se doit d’en démêler les mécanismes internes de leur fonctionnement. Il devient le centre nodal d’un jeu avec les structures du langage où s’efface complètement le « Je » de l’auteur. Ainsi vient au monde le courant littéraire de la « modernité. » Il faut tenir compte aussi du fait que cette approche poétique -ou textualiste- tient une position imposante par sa dimension heuristique actuellement dans les lectures des études françaises de la fiction, des nouvelles narrations.

Le développement de ces théories complémentaires aurait pu montrer le parcours plus lisiblement de la démarche diachronique dans la quête inlassable du sens et la variabilité des théories sur le langage littéraire en rapport avec les concepts de lecture-relecture et leur histoire commune. Au fait, pourquoi Voisin ne fait-il aucune référence à l’œuvre de Mimouni pour coordonner la partie théorique aux différentes relectures des contributeurs ? Pourquoi ne pas avoir relié et réconcilié théorie et pratique qui constituent l’essence même et l’objectif premier de l’ouvrage ?

Faouzia BENDJELID

Bibliographie

Barthes, R. (1970). S/Z. Le plaisir du texte. (1973). Paris : Éd. de Seuil.

Compagnon, A. (1979). La Seconde main ou le travail de la citation. Paris : Éd. de Seuil. 

Eco, U. (1965). L'Œuvre ouverte. Paris : Éd. de Seuil, coll. « Nouvelle Bibliothèque ».

Scientifique, (1985). Lector in fabula. Le rôle du lecteur, trad. De M. Bouzaher. Paris : Grasset.

Genette, G. (1982). Palimpsestes : La littérature au second degré. Paris : Éd. Seuil, coll. « Essais ».

Jenny, L. (2004). Lire cette pratique. cours en ligne sur le site électronique de l’université de Genève :

https://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/plecture/index.html consulté 30-11-2020

Jouve, V. (1993). La lecture. Paris : Hachette Supérieur, coll. Concours littéraire.

Kristéva, J. (1969). Sémiotiké. Recherche pour une sémanalyse. Paris : Éd. Seuil, coll. Tel Quel, (1968). La sémiologie, science critique et/ou critique de la science, Théorie d’ensemble. Paris : Éd. de Seuil.

Voisin, P. & Maafa, A. (2021). Relire Rachid Mimouni, entre hier et aujourd’hui. Paris : Éd. Classiques Garnier.

Picard, M. (1986). La lecture comme jeu. Essaie la littérature. Paris : Éd. de Minuit

Piégay-Gros, N. (1996). Introduction à l’intertextualité. Paris : DUNOD.

Rabau, S. (2002). L’intertextualité. Paris : Flammarion, coll.  GF-Corpus/Lettres.

Rakotobe D'Alberto, N. (2008). À rebours, quand l’écrivain se relit. Acta-Fabula. Revue des parutions, (9)1.

https://www.fabula.org/acta/document3804.php consulté 30-11-2020.

Riffaterre, M. (1971). Essais de stylistique structurale. Paris : Flammarion, coll. Nouvelle bibliothèque scientifique, (1979). La production du texte. Paris : Éd. Seuil.

Samoyault, T. (2001). L’intertextualité. Mémoire de la littérature. Paris : Nathan, coll. 128. 

Voisin, P. (2021). Relire Rachid Mimouni, entre hier et aujourd’hui.  Avec la collaboration d’Amel Maafa, Paris : Éd. Classiques Garnier.

 

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