Mohamed BADSI, (2019). Mémoires, Oran : Éd. Aloulfia Altalia, 174 p.

Combien parmi nos élèves et même nos enseignants du secondaire savent que Mohamed Dib dans son roman L’Incendie, s’est largement inspiré de la personnalité de Mohamed Badsi pour créer le personnage attachant de Mohamed Serradj, cet éternel réprouvé, cet éveilleur de conscience, héros de son roman ?

Le 21 février 1979, Mohamed Badsi décède dans l’anonymat. Celui qui fut l’un des grands militants communistes du monde arabe habitait avec sa famille dans un modeste appartement de la cité Jean de La Fontaine à Oran.

Quarante ans après son décès, ses Mémoires tant attendus viennent, grâce à l’heureuse initiative de ses enfants, d’être enfin publiés1.

Mohamed Badsi n’est pas une figure inconnue des historiens qui ont eu à traiter de l’histoire sociale et syndicale du Maghreb en général et de l’Algérie en particulier (Taleb-Bendiab Abderrahim, René Gallissot, Nora Benallègue-Chaouia, Fouad Soufi, Houari Touati, etc.). De ce fait, les Mémoires devaient porter le sous-titre « De l’errance de la hijra à la prégnance de l’Internationale Communiste : itinéraire politico-idéologique d’un lutteur de classe ».

Mohamed Badsi est né presque avec le XXème siècle, le 19 janvier 1902 à Tlemcen. Il représente une des premières figures du mouvement communiste « indigène » en Algérie. Avant qu’il en arrive à adhérer pleinement et sans faille à la cause de tous les « damnés de la terre ».

Socialement, il appartenait à une famille de la classe moyenne tlemcénienne, vivant de petits métiers. Son père modeste gérant de café maure, décède en laissant sa famille dans une réelle gêne matérielle.

À un moment fort où les sociétés du Moyen-Orient arabe essaient de s’affranchir de l’autorité ottomane pour prendre en main leur propre destinée en tant que nations constituées, en Algérie se répand l’idée d’un vaste mouvement d’exode de la population musulmane qui prit le nom de Hijra2Celui-ci est orchestré par la propagande ottomane et relayé par des hommes de religion vivants en dehors de leur temps3.

Son frère aîné emporté par l’enthousiasme des prêches du muphti de Tlemcen, décide avec toute sa famille de quitter la ville pour la Turquie. Afin d’éviter de passer par Tanger, seul port proche qui leur permettait d’embarquer pour l’Orient et étroitement surveillé par des policiers d’origine algérienne au service de la police internationale, détachés par la légation française, Mohamed Badsi et sa famille devaient s’imposer la pénible traversée à dos de mulet les rudes montagnes du Rif pour accéder à El Hajra, un petit port de pêche pour s’embarquer clandestinement pour Istanbul.

Une fois arrivée en Turquie, où elle séjourne de 1911 à 1920 (p. 13-52), la famille Badsi déchante et se heurte à la dure réalité de l’exode qui, tourne court. Au lieu de se retrouver avec un statut de réfugiés, les Badsi se sont rendus compte qu’ils n’étaient rien de plus que des déracinés.

Cette amère déconvenue de l’exode en Turquie va profondément marquer le jeune Badsi, qui comprendra que la solidarité turque n’est pas la planche de salut sur laquelle doit compter le peuple algérien pour se libérer du joug colonial et de l’emprise féodale.

Après un premier séjour en Turquie qui dura près de neuf ans (1911-1920), ce fut le désenchantement total. En effet, en 1920, la famille Badsi quitte Izmir pour Marseille où elle séjourne peu de temps d’embarquer sur Alger où l’attendait l’oncle Dali qui les ramena à Oujda. Badsi et sa famille retrouvent la même année Tlemcen. En 1922, il voyage à Paris, où il fut hébergé chez Abdelkader Hadj Ali (1883-1957)4, qui tenait avec son épouse une petite boutique de quincaillerie, rue l’Arbre Sec. Appelé sous les drapeaux, il fut affecté au régiment d’aviation d’observation, tout en continuant à fréquenter les époux Hadj Ali durant ses permissions. En 1927, terminant son service militaire, remarquant que Badsi, possédait de réelles capacités de meneur d’hommes, aux convictions de justice sociale bien ancrées en lui, Hadj Ali l’envoie à Moscou. Très vite, lors de ce voyage dans l’Est de l’Europe (1927-1928), Badsi prend conscience qu’un nouveau monde était en train de naître. Une fois arrivé à Moscou, Badsi, intègre la célèbre KUTV, l’Université des peuples d’Orient où, bon nombre de militants algériens ont été formés, comme, Mahmoud Latrèche, Belarbi Sid Ahmed, Larbi Bouhali, Benali Boukort, Mahmoud Ben Lakhal, Ali Menouer et bien d’autres. Une fois sa formation de futur cadre communiste terminée, il est envoyé en 1929 en tournée de propagande en Tunisie.

De retour en Turquie en 1930, il ne manquera pas de se faire une idée sur la vraie nature du régime kémaliste, « Ce deuxième voyage, dira-t-il, m’édifia sur la nature capitaliste du régime kémaliste tant vanté en Afrique du Nord ».

De sa formation à Moscou, où il avait côtoyé des stagiaires originaires des pays colonisés5 ; il en revient avec une solide conviction, qui sera le crédo qui l’accompagnera durant toute sa vie ; celui de ne jamais faire de distinguo entre la lutte politique des ouvriers des pays capitalistes et la lutte des peuples colonisés. Il croyait que la lutte des uns et des autres était complémentaire, et que leur libération commune dépendait en grande partie de leur solidarité. Dans cette perspective, seule l’alliance tactique de l’internationalisme prolétarien et du mouvement de libération des peuples colonisés d’Afrique et d’Asie était en mesure de venir à bout de l’oppression impérialo-colonialiste.

En 1933, il est de retour à Tlemcen où il s’y installe définitivement. Il se remet au militantisme actif, fréquentant les milieux ouvriers les plus radicalisés, cheminots et ouvriers du bâtiment et en vendant sur la voie publique indicateurs le journal La Lutte Sociale6paraissant à Oran.

En 1935Jean Barthel7 désigna Badsi comme représentant de l’Algérie au 7ème Congrès de l’International Communiste avec Amar Ouzegane.

Concernant le fameux Congrès musulman, Mohamed Badsi fait remarquer que « Tlemcen fut la deuxième ville d’Algérie après Constantine à créer son comité d’initiative pour la réunion d’un congrès à Alger et qui prit le titre de « Congrès musulman » ; et d’ajouter : « Je m’y trouvai parmi les délégués avec A. Bouchama. Après les assises d’Alger, j’accompagnai le cheikh Abdelhamid Ben Badis dans sa tournée de propagande à Tlemcen, Beni-Saf, Aïn-Témouchent, Perrégaux [Mohammadia] » (p. 103-104).

André Ferrat8, alors en tournée de propagande en Algérie, le sollicite pour relancer l’« arabisation » de la région algérienne du PCF. En mars 1935, il participe à la conférence préparatoire du PCA, et en août au VIIème congrès du Komintern, où il lit une motion des communistes tlemcéniens demandant la création d’un parti communiste algérien. « Le premier Congrès du PCA, écrit-il, fut chaleureusement salué par la classe ouvrière, malheureusement les délégués de ce congrès ne surent pas allier les thèses en présence concernant l’antifascisme et l’anticolonialisme » (p. 105).

Son intense activité syndicale aussi bien dans les milieux ouvriers de Tlemcen que celui des dockers et des mineurs de Ghazaouet lui valut plusieurs arrestations et des menaces de mort : « de 1934 à 1940, écrit-il, je devais connaitre toutes ces formes de l’ennemi. Après 1939, je rentrai chez moi où je fus arrêté en 1940 et interné à Djenien Bourzeg9 dans une redoute qui servit aux forçats. » (p. 119). Il retrouva dans ces camps d’autres militants communistes, tels Nicolas Zanettacci, Larbi Bouhali, Jean Cayet, Pierre Valigna et bien d’autres.

En somme, l’ouvrage est écrit avec sobriété. Le récit est émaillé d’anecdotes sentencieuses, comme celle, où, à la suite d’une malheureuse rencontre dans un train en France, fera dire à Badsi « il est facile d’être révolutionnaire quand on risque la peau des autres ».

Chaque étape du périple familial, de la « sortie de Tlemcen » à l’arrivée en « terre promise », apporte un nombre considérable d’informations sur les conditions de vie quotidiennes et l’état d’esprit des masses algériennes à l’époque de la Hijra tlemcénienne (1903-1914).

Les Mémoires de Mohamed Badsi constituent, à n’en pas douter, un apport des plus importants pour l’histoire de l’Algérie, au moins sur trois points : l’histoire du mouvement ouvrier, la pénétration des idées communistes, le mythe de la Hijra de 1911.

Saddek BENKADA

Notes 

1 Je remercie à cette occasion, très vivement son fils, Rédha Badsi, pour m’en avoir réservé un exemplaire.

2 En Algérie, il va sans dire que la hijra n’était pas mal vue par l’administration coloniale qui s’empressait à faire remplacer les Algériens candidats à l’émigration par des éléments pauvres et déclassés de l’Europe méditerranéenne.

3 À Tlemcen, le porte étendard de la Hijra fut le muphti de la ville Hadj Djelloul Chalabi qui, tout en arborant ostensiblement en plein minbar ses décorations françaises, donne libre cours à des prêches en déphasage total avec les réalités du moment, en exhortant inlassablement la population à l’exode vers l’Orient.

4 Le 2 mars 1926, est créée la première Étoile Nord-Africaine, ayant comme président Hadj Ali Abdelkader et comme secrétaire général, Messali Hadj. C’est la première fois que les émigrés maghrébins vont disposer d'une organisation intermaghrébine ayant pour mission la libération de l'Afrique du Nord.

5 Parmi eux : Deng Xiaoping, Secrétaire général du Parti communiste chinois et Hô Chi Minh, président de la République démocratique du Viêt Nam

6 Organe du Parti socialiste de l'Oranie, section française de l'Internationale ouvrière, paraissant de 1907 à 1939.

7 Jean Barthel pseudonyme de Jean Chaintron (1906-1989), envoyé du Parti communiste français en Algérie en 1935-1936.

8 André Ferrat, (1902-1988), de son vrai nom André Morel, militant du Parti communiste.

9 Camp d’internement situé dans l’actuelle wilaya de Naâma.

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