La sanction dans la gestion du patrimoine public matériel et immatériel dans les villages : étude dans la région des At Waghlis

- - (مؤلف)
محند آكلي حديبي (مؤلف)
101 – 122
Varia
N° 107 — Vol. 29 — 30/06/2025

Le présent article traite de l’usage social d’une catégorie normative admise au sein du système des conventions villageoises appelée lexṭiya. Ce mécanisme de pression sociale se manifeste de plusieurs façons, créant un système de sanctions graduelles. Premièrement, les individus qui ne respectent pas les normes établies risquent des amendes pécuniaires. Ensuite, leur accès à certains privilèges sociaux est restreint, les isolants progressivement de la communauté. Finalement, les contrevenants les plus récalcitrants sont mis en quarantaine, une rupture totale des liens sociaux pour une durée indéterminée.

L’application de ces sanctions ne relève pas de l’autorité étatique, mais du pouvoir collectif de la communauté, à travers l’assemblée villageoise tajmaεt. Les villages concernés, situés dans la région des At waghlis, possèdent un patrimoine matériel (mosquées, fontaines, cimetières) et immatériel (coutumes rituelles) appartenant à l’ensemble de la communauté et sont transmis de génération en génération. La gestion et l’entretien sont une responsabilité collective.

L’article met en lumière les tensions entre les normes prescrites et les pratiques réelles, ainsi que les contraintes liées à l’application de ce système dans la gestion du patrimoine matériel et immatériel des villages d’Ayaten et de Takorabt.

Présentation du terrain d’enquête

Nous avons choisi d’étudier deux villages proches, Ayaten
et Takorabt, situés à soixante kilomètres au sud-ouest du chef-lieu de la wilaya de Bejaia. Le village Ayaten compte 1600 habitants (RGPH, 2008), possède sa propre assemblée villageoise, appelée tajmaɛt ou comité, qui désigne la même institution sociale chez les populations concernées par l’étude, à qui revient le monopole de la gestion des affaires courantes au sein de cet espace qu’elle ne cesse de revendiquer sien. Cette institution dispose de certaines compétences, notamment la gestion du patrimoine public villageois. Le village Ayaten, se caractérise par l’absence de lignée de personnes ayant une ascendance maraboutique. Cependant, ce qui le distingue des autres villages de la région c’est la présence d’une lignée de bouchers (Imsiliyen) parmi ses habitants. Ces bouchers ont la responsabilité exclusive de l’abattage des animaux pour les sacrifices rituels, notamment pour l’Aïd et luziɛa. Cela s’inscrit dans le cadre d’un service public (lxedma n tejmaɛt) assuré de manière perpétuelle, en vertu d’un contrat social établi entre les premiers agrégés (Imsiliyen) et les habitants du village d’Ayaten. Tout manquement à leurs obligations au sein du village entraîne une sanction spécifique estimée à 3000 DA mais non annoncée publiquement pour garantir le même traitement entre les ayants droit. Dans les pages qui suivent, nous allons explorer comment Imsiliyen perçoivent et réagissent à cette sanction particulière. Notre analyse se concentrera sur les raisons qui motivent leur acceptation ou leur rejet de cette mesure.

Le village Takorabt quant à lui, compte 680 habitants (RGPH, 2008), dispose de sa propre assemblée tajmaɛt et de sa mosquée. Le village Takorabt, se présente comme une totalité hétérogène en comptant parmi sa composante humaine une forte proportion d’ayants droit assimilés appelés Imsenden, les adossés ou protégés, qui ont acquis leur statut par alliance. Ils participent activement à la vie en communauté et sont soumis aux mêmes sanctions que les ayants droit originels.

Les deux villages, entretiennent une relation historique étroite. Avant la colonisation, Ayaten, Takorabt et un troisième village nommé Tihouna formaient une entité socio-politique unique, dotés d’une assemblée élargie appelée tajmaɛt tameqqrant et un système de défense commun mobilisé en cas de menace imminente ou de danger extérieur. Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, l’administration a maintenu l’union des trois villages au sein de la commune de Chemini. Cependant, lors de la réorganisation administrative de 1984[3], ces villages ont été séparés. Les villages de Takorabt et Tihouna ont été rattachés à la commune de Chemini, tandis que le village Ayaten a été incorporé à la commune de Souk-Oufella. En outre, en plus du lien historique, les tijumaɛ des deux villages servent, jusqu’à nos jours, de cadre de mobilisation lorsque cela est nécessaire pour s’opposer aux projets lancés par les collectivités locales, notamment les communes (tels que l’assainissement public ou les logements sociaux, château d’eau…), qui portent atteinte aux biens collectifs appartenant aux villages et dont l’usufruit ne revient pas nécessairement aux collectivités villageoises concernées.

Questions de recherche

Les anthropologues qui ont étudié le système juridique au sein de la société kabyle ont constaté l’existence d’un ordre normatif coutumier sans texte de référence. Sa transmission se fait essentiellement par voie orale, s’appuyant sur la mémoire collective. Pour garantir une efficacité maximale, des amendes pécuniaires et des sanctions sociales applicables à tous les hommes d’un même village, sans exception sont prévues.

Les coutumes kabyles, codifiées dans des recueils de lois appelés qanouns, témoignent de l’existence d’un système de sanctions coutumières bien établi avant l’arrivée des Français au 19ème siècle. Des chercheurs comme Hanoteau et Letourneux, (1893), ont documenté ces qanouns, et ont décrit en détail les situations justifiant des sanctions, les montants des amendes et les différents niveaux d’application en fonction de la gravité de l’infraction. Ce système s’appliquait principalement aux affaires civiles, criminelles et la gestion des biens collectifs au sein de la société kabyle, avec un accent sur la résolution des conflits et la réparation des dommages.

Deux méthodes principales de sanctions sociales étaient utilisées :

- Les amendes : Celles-ci variaient en fonction de la nature de l’infraction et servaient à compenser les dommages causés ou à punir les comportements répréhensibles.

- La mise en quarantaine : Considérée comme la sanction la plus sévère en l’absence de châtiments corporels et des peines d’emprisonnement (Gahlouz, 2011, p. 126), elle impliquait l’exclusion sociale de l’individu fautif.

Ces méthodes visaient à préserver l’ordre social, à renforcer la légitimité de l’ordre établi et à garantir l’autorité de l’assemblée villageoise tajmaεt sur son territoire.

Toutefois, il faut noter que ces travaux se sont contentés uniquement du volet descriptif et ne s’intéressent guère à la portée empirique des sanctions décrites dans le droit coutumier.

Des études récentes ont examiné la manière dont la sanction est appliquée en se basant sur les règlements internes rédigés depuis les années 1990, lorsque les assemblées de villages ont été reconnues par les autorités publiques. Cependant, ces études ne se focalisent pas suffisamment de l’effectivité réelle des sanctions ou sont trop basées sur la perspective juridique.

Dans son étude sur les mécanismes de régulation sociale dans les communautés villageoises, Assam identifie les sanctions prévues, notamment les amendes et la mise en quarantaine. Elle souligne l’évolution des règles de quarantaine, qui sont progressivement modifiées. Le nouveau règlement abandonne :
« La mise en quarantaine, devenue difficile à appliquer, devient à son tour l’objet d’adaptations révélées par les deux règlements collectés dans le village. L’exclusion disparaît de la seconde version qui précise que tout citoyen qui refuse de payer son amende se verra désormais refuser toute aide du comité »
(Assam, 2017, p. 244). Notre analyse diverge sur plusieurs points. Premièrement, l’isolement social présenté par l’auteure constitue en réalité un deuxième niveau de sanctions appliqué aux ayants droit récalcitrants après leur refus de payer l’amende financière (lexṭiya), qui représente le premier niveau de la sanction.

De plus, l’isolement social au sein des communautés villageoises s’apparente davantage à une mise en quarantaine, qui représente le niveau ultime de sanctions pouvant être infligé aux ayants droit. Cette mesure implique la révocation du statut d’ayant droit, une exclusion totale de la vie sociale du village et le refus d’accorder au contrevenant le droit d’être inhumé dans le cimetière communautaire.

Enfin, la mise en quarantaine est le résultat de l’échec des tentatives de conciliation et du refus du contrevenant de présenter des excuses formelles. Cette mesure, toujours prononcée par la tajmaεt, voit son degré d’effectivité varier d’un village à l’autre.

Dans son analyse des sanctions, Mahé souligne que la tajmaεt, incarnation de l’autorité villageoise peut avoir des approches différentes selon les villages quant à l’application de la sanction :
« Dans le village où l’organisation villageoise nous est apparue comme la plus évolutive, dynamique et moderne, la tajmat se refusait même à intervenir sur les affaires de mœurs, laissant explicitement le magistère moral du village aux chefs de familles. Mais cette situation est encore exceptionnelle et de nombreux comités de villages « modernistes » ne renoncent pas à mettre à l’amende le voyeur qui épie les femmes à la fontaine ou le prétendant qui les importune » (Mahé, 2000, p. 191 ; 2001 p. 548).

Notre analyse diverge sur plusieurs points. Premièrement, l’abandon par tajmaεt des affaires liées aux mœurs n’est pas un choix délibéré, mais une obligation imposée par l’intrusion du droit positif. L’histoire coloniale et l'intégration de la société kabyle dans l’état Algérien  (Assam, 2017) ont conduit à la mise en place d'institutions étatiques coercitives qui ont mis fin au monopole de la contrainte sociale exercée par tajmaεt.

Deuxièmement, bien que les comités modernes soient dotés d'une personnalité juridique et d’une légitimité sociale pour légiférer et punir les infractions, il est inapproprié d’accorder à une institution sociale régulatrice l’autorité d’appliquer les sanctions en toutes situations. Cette vision relève du juridisme. L’autorité de ces institutions est liée au charisme et à l’autorité exercée par les membres de leur conseil restreint.

Enfin, il convient de souligner que la tajmaεt n’est pas la seule institution du village capable d’imposer des sanctions.

Ould Fella soutient que les mécanismes traditionnels de régulation sociale ont perdu leur efficacité en raison de transformations profondes affectant l’institution tajmaɛt. Ces mutations se traduisent par : « l’érosion de l’autorité du comité de village qui perd une de ces prérogatives fondamentales relatives au droit de sanction de toute personne commettant une infraction à l’encontre des « lois » du village » (Ould Fella, 2011, p. 104).

S’il est compréhensible de voir l’abandon de certaines sanctions comme une adaptation nécessaire aux changements sociaux, leur suppression totale remettrait en cause un élément fondamental de l’ordre coutumier. La légitimité de la tajmaɛt et son rôle dans le maintien de l’ordre reposent en partie sur son pouvoir de sanctionner les comportements déviants.

Nos observations réalisées durant la période 2019-2023 au sein des villages Ayaten et Takorabt, font part des sanctions destinées à veiller au bon fonctionnement des réunions du village (obligation d’y assister et le droit à la parole), l’obligation d’assister aux funérailles ne sont plus effectives. Les sanctions prévues dans les règlements intérieurs en cas de non-respect des normes régulant la gestion et entretien du patrimoine public villageois objet de ce travail, font part que :

Ce refus finit par engendrer un conflit opposant, une personne, un lignage entier contre l’institution représentant l’autorité traditionnelle villageoise à savoir la tajmaɛt. Les mis en cause dans leurs démarches de rejet de lexṭiya développent tout un argumentaire et tout un raisonnement « juridique ». Ainsi, les antagonistes naviguent entre les systèmes normatifs, mobilisant tantôt l’un, tantôt l’autre en fonction de la situation et de leurs intérêts. Par exemple, ils se réfèrent à l’autorité de la norme étatique pour justifier le refus de se conformer à lexṭiya. Si l’ordre étatique ne leur est pas favorable, les contrevenants acceptent de se soumettre à la sanction coutumière.

Il est important pour nous d’examiner de près ces stratégies,
de mettre en évidence l’écart entre la norme prescrite et la réalité observée et pointer les contraintes liées à l’application de cette catégorie normative qui a longtemps régulé les relations entre la tajmaɛt et les ayants droit en matière de gestion du patrimoine public.

Comme hypothèse de départ, nous partons de l’idée que l’effectivité de lexṭiya comme catégorie normative repose sur trois éléments clés :

1. L’adhésion sociale : L’acceptation de lexṭiya par les ayants droit concernés est primordiale pour son application effective. Plus ils s'approprient cette norme, plus elle sera respectée.

2. La négociation/pression par l’assemblée générale : L’assemblée générale joue un rôle crucial dans la mise en œuvre de lexṭiya. Elle négocie/impose son application et adapte sa portée aux réalités sociales.

3. L’utilisation pragmatique par les ayants droit : Les ayants droit utilisent lexṭiya en fonction de leurs intérêts et de leur rapport au droit. Ils peuvent s’y conformer par crainte de sanctions émanant d’autorité étatique, par recherche d’un gain ou par conviction personnelle.

En résumé, l’effectivité de lexṭiya dépend de l’interaction entre son acceptation sociale, sa négociation par l’assemblée et son utilisation pragmatique par les concernés. Ces trois éléments contribuent conjointement à la mise en œuvre effective de cette catégorie normative.

Pour illustrer ces interactions complexes, nous sommes partis d’un conflit public dont les origines remontent à 2017, il oppose le lignage des bouchers (les Imsiliyen) au reste du village Ayaten. L’observation de ce conflit, riche en rebondissements, nous permettra d’approfondir notre compréhension des sanctions coutumières kabyles. Contrairement aux cas individuels observés à Takorabt, où les sanctions se limitent à des amendes et des restrictions sociales, le conflit d’Imsiliyen illustre le fonctionnement de ces sanctions à une échelle collective, impactant l’ensemble de la communauté et la cohésion sociale du village.

L’opposition d’un lignage entier, les Imsiliyen, à l’autorité de l’assemblée villageoise tajmaεt permet d’analyser les dynamiques de pouvoir et les mécanismes de résolution des conflits dans un contexte collectif. Cette dimension enrichit notre compréhension des fondements de la cohésion sociale au sein du village et des défis qu'elle peut rencontrer.

En contestant l’ordre social établi, le lignage marginalisé[4] des Imsiliyen perturbe l’équilibre du village et soulève des questions cruciales sur l’intégration et la cohésion sociale. L’analyse approfondie de ce conflit est essentielle car elle met en lumière les contraintes de l’application des sanctions coutumières et les enjeux liés au maintien de l’ordre social dans un contexte villageois contemporain caractérisé par une pluralité d’ordres normatifs.

Méthodologiquement, nous avons opté pour l’observation directe des réunions de réconciliation qui se sont déroulées entre 2019 et 2022, ainsi que des entretiens semi-directifs avec les différents agents impliqués. Cette approche situationnelle nous permettra de restituer fidèlement les discours et événements liés à ce conflit, tout en développant une analyse thématique des échanges.

En adoptant l’approche situationnelle, nous cherchons à comprendre comment ce dispositif coutumier s’inscrit dans un système de régulation sociale complexe, en déconstruisant les interprétations juridiques formelles pour mettre en lumière les dynamiques socio-symboliques sous-jacentes. Nous considérons la sanction lexṭiya un révélateur des structures de pouvoir, de cohésion sociale, non un simple mécanisme répressif.

Avant de présenter les résultats de notre recherche, il apparaît nécessaire de préciser la catégorie d’ayants droit concernée par la sanction coutumière lexṭiya dont son application repose sur des critères mêlant la dimension sociale, généalogique et symbolique qui déterminent l’appartenance et la légitimité des ayants droit au sein du groupe auquel ils appartiennent.

Lexṭiya : un phénomène juridique coutumier

Lexṭiya est un système de sanctions appliquées de manière égalitaire à tous les hommes ayant le statut d’ayant droit au sein d’une communauté villageoise kabyle. « La qualité de l’ayant droit recouvre tant un droit de cité, c’est à dire le droit de prendre part à la parole, à la vie sociale et publique du village, qu’un droit de citer, c’est-à-dire la possibilité de pouvoir peser, de compter dans la prise de décision, le droit de citer et d’être cité » (Hadibi, 2020, p. 43). Ce système est considéré comme un moyen efficace de maintenir l’ordre social. « ḵẖaṭīʾa signifiant "péché" ou "faute" » (Assam, 2017, p. 238), désigne une sanction coutumière qui implique non seulement une amende, mais aussi une restriction d’accès aux services collectifs et un isolement social. Son objectif est d’apporter une réparation symbolique pour les transgressions des normes villageoises et de renforcer la cohésion sociale.

Ces sanctions visent à réguler certains aspects de la vie communautaire, comme la gestion des biens communs, l’organisation des assemblées, en passant par les relations entre tajmaɛt (assemblée villageoise) et les ayants droit.

Les sanctions principales consistent en des amendes pécuniaires, accompagnées de mesures disciplinaires à caractère social. De plus, certaines catégories sociales peuvent être soumises à des sanctions spécifiques à l’exemple des Imsiliyen au village Ayaten.

Les sanctions liées à la gestion des biens publics dans les villages visent à garantir l’obéissance de toutes les personnes impliquées et la participation de toutes les parties. Parmi ces sanctions, les amendes sont les plus usitées. Dans le village de Takorabt, l’amendement[5] pour non-participation ou refus de participation aux travaux d’utilité publique (lxedma n tejmaɛt) a été augmentée de 700 DA à 1000 DA en 2021, soit la moitié de la journée de travail. Le village Ayaten possède une charte lqanun n taddart qui décrit les responsabilités de tous les ayants droit du village, mais la tâche construction/entretien du patrimoine public (fontaines, cimetières) est déléguée à des professionnels et financée par des dons et par les fonds propres du village. Le règlement[6] comprend également des dispositions régissant la construction sur les terrains avoisinant les espaces publics et les ruelles du village. Selon ces articles, les villageois sont tenus d’informer le comité
et de laisser une marge de 50 cm le long des chemins du village. Cette mesure vise à prévenir toute tentative d’appropriation indue du patrimoine collectif du village. En cas de non-respect, la tajmaɛt fait appel aux services techniques de l’APC. La charte[7], s’accorde également des droits de quarantaine à tout ayant droit refusant de payer la taxe ajemmuɛ[8] en guise d’appartenance au village.

Par ailleurs, dans certaines communautés villageoises
d’At Waghlis partageant des oliviers sur des terres communes, une période de sanction collective appelée tamuqqint est observée. Cette période s'étend sur 21 jours, du 1er au 21 novembre, précédant la saison de cueillette des olives qui commence généralement entre le 22 et le 26 novembre. Cependant, une exception notable existe : les oliviers situés le long des rivières
et en bordure des routes sont exemptés de cette sanction, permettant ainsi une collecte anticipée des olives avant la période de récolte principale dans ces zones spécifiques. Autrefois, la tamuqqint était considérée comme sacrée. Cueillir des olives pendant cette période était passible d’une amende de 1000 DA
et était perçue comme un sacrilège pouvant attirer une malédiction Dwaɛessu[9] sur le contrevenant. Cette malédiction pouvait se manifester par une absence de bénédiction sur la récolte.

De nos jours, bien que le caractère sacré de cette sanction soit remis en cause, il n’en demeure pas moins que, l'interdit est toujours respecté, un changement de terminologie de la notion sacrée Dwaɛessu vers des notions plus séculières comme ddnub (malheur) et lɛib (honte). Ce changement de terminologie reflète une transition vers une interprétation plus sociale et moins spirituelle de la tamuqqint, mettant l’accent sur les conséquences négatives pour la communauté plutôt que sur la colère divine.

Á un autre niveau, si l’amende s’avère inefficace, le village a la possibilité de refuser sa participation aux funérailles dans sa famille ou de restreindre l’accès du contrevenant aux ressources du village, telles que les fournitures pour les veillées funèbres, dont :
« L’accès à ce matériel, parfois défini comme un « droit », est perdu par tout villageois qui a écopé d’une amende jusqu’à l’acquittement de sa dette, pratique confirmée par tous les comités » (Assam, 2017, p. 244). Cependant, si le contrevenant persiste à refuser de s’excuser, l’assemblée peut prononcer la mise en quarantaine, la sanction sociale la plus sévère pouvant être infligée aux ayants droit du village. Cette mesure implique la révocation du statut d’ayant droit et l’exclusion totale de la vie sociale du village,
y compris le refus d’être enterré dans le cimetière collectif. La mise en quarantaine est utilisée en dernier recours, lorsque toutes les tentatives de conciliation ont échoué entre les parties impliquées.

En résumé, les sanctions décrites s’appliquent à tous les villageois ayant le statut d’ayant droit, qu’ils l’aient acquis de naissance ou par alliance. Ce statut leur confère des droits et des responsabilités envers leur village, y compris le droit de bénéficier du patrimoine public.

Le texte examine un conflit survenu en 2017 dans le village d’Ayaten, juste avant la fête du sacrifice rituel. Ce conflit opposait le lignage des bouchers, les Imsiliyen, au reste de la communauté villageoise représentée par la tajmaɛt du village.

La cause du conflit était liée au refus des Imsiliyen d’immoler les bêtes du sacrifice rompant ainsi le contrat originel de leur installation dans le village, remise en cause qui a été vécue comme offense par les villageois.

Cette situation[10] nous permettra d’analyser les degrés d’efficacité et d’inefficacité de la sanction dans la gestion du patrimoine public.

En août 2017, deux délégués du lignage des bouchers en les personnes de : M. D (quinquagénaire, sans niveau d’instruction, boucher de profession). M.S (sexagénaire, sans niveau d’instruction boucher de profession), ont informé les membres du comité du village Ayaten représenté par : A. S (56 ans, enseignant universitaire), L. Y (55 ans, enseignant de profession), T. D
(50 sans niveau d’instruction, fonctionnaire) leur décision de mettre un terme à la pratique d’immolation sans rémunération au profit du village lors de la fête du sacrifice (lɛid ameqqran).

Face à l’urgence de la situation, une réunion restreinte a été organisée le 20 août 2017 à 14h à Timeqbert. L’objectif était de trouver une solution acceptable pour les deux parties. Cependant, les délégués se sont présentés accompagnés de tous les membres de leur lignage, transformant la réunion en une assemblée extraordinaire à laquelle une dizaine de villageois ont également participé.

M. D, en qualité de porte-parole de son lignage, a expliqué que son groupe avait décidé de cesser l’immolation en raison de l’arrêt des projets d’utilité publique menés par le comité de village. Ils considéraient cette tâche comme une forme d’exploitation
et estimaient qu’il était temps d’y mettre fin. De plus, il a souligné qu’ils n’étaient pas en mesure de réaliser cette tâche en raison du grand nombre de bêtes à immoler et du faible nombre de bouchers disponibles. Enfin, il a justifié le choix par la situation précaire de beaucoup de bouchers qui ne peuvent plus fournir cette prestation sans compensation financière. Imsiliyen ont proposé de participer aux travaux d’utilité publique et de payer leur contribution (ajemmuɛ) comme les autres ayants droit, mais cette offre a été déclinée par l’assemblée.

K. M, un octogénaire sans niveau d’instruction, a rappelé que les Imsiliyen n’avaient été acceptés dans la tribu des At Waghlis qu’avec la bénédiction (laɛnaya) d’Ayaten. Les terres sur lesquelles ils se sont installés leur ont été offertes gracieusement. Il a également souligné que la pratique de l’immolation des moutons le jour de l’Aïd et luziɛa au profit du village est une coutume ancestrale et faisait partie d’un contrat social conclu entre le village et les premiers agrégés des Imsiliyen. La poursuite de cette tâche annuelle est une condition sine qua non pour la perpétuation des relations existantes entre le village Ayaten et les Imsiliyen. Si ce contrat venait à être rompu, des mesures coercitives, pouvant aller jusqu’à une mise en quarantaine, seraient prises à leur encontre.

Pour calmer les débats, L. Y a proposé de fournir une compensation financière à chaque boucher qui accomplirait le travail lors de la fête de l’Aïd. Cependant, cette proposition a été rejetée par M. D, qui a déclaré que la question était plus une question de fierté et de dignité (nif) qu’une question économique. Il a affirmé que les Imsiliyen ne pratiqueront plus jamais l’immolation au profit du village, même pour de l’argent.

Suite à cette déclaration, A. S, un membre du comité, a rétorqué de manière menaçante que viendrait un jour où M. D ne pourrait plus racheter sa réintégration sociale par son argent. Cette situation a créé une tension entre les différentes parties présentes.

Pour éviter l’affrontement, l’assemblée a fixé un ultimatum d'une semaine aux bouchers afin qu'ils renoncent à leur décision. Cependant, au cours de cette semaine, une réunion de conciliation proposée par les Imsiliyen n’a pas eu lieu. La veille de l’Aïd, les Imsiliyen n’ayant pas donné suite à l'ultimatum, les jeunes du village se sont portés volontaires et sont devenus bouchers temporaires pour accomplir l’immolation au profit du village. Suite à cela, une mise en quarantaine a été prononcée contre les bouchers, mais les modalités n’ont pas été définies.

De 2017 à 2019, une rupture du lien social s’est produite entre le village d’Ayaten et le lignage Imsiliyen. Pendant cette période, les Imsiliyen ont cessé de participer aux funérailles des personnes décédées dans le village. Les Imsilyen, ont sollicité l’aide du Maire de l’APC de Chemini pour obtenir un terrain communal, leur demande a été rejetée. Ils ont également lancé une collecte de fonds au sein de leur lignage pour acheter un terrain afin d’y établir un cimetière. Ils ont amassé 1 600 000 DA, mais n’ont pas réussi à trouver de vendeur. Certains ont même tenté de s’intégrer aux villages voisins, mais leur demande a été refusée, à l’exception d’un agrégé qui a réussi à intégrer le village Takorabt.

En 2019, un membre de la lignée Imsiliyen est décédé, mais son enterrement dans le cimetière collectif a été refusé. Les Imsiliyen ont alors sollicité l'intervention du maire de Chemini, bien que le village d’Ayaten dépende administrativement de la commune de Souk Oufella. La raison de ce choix reste incertaine, mais pourrait être liée à la proximité géographique de l'abattoir de Chemini, situé à la limite des territoires de Chemini et de Souk Oufella, qui emploie les Imsiliyen comme bouchers. Le maire de Chemini, ne pouvant pas engager son autorité puisque le problème ne concerne pas sa circonscription, a indiqué au membre du comité que le village n'avait ni le droit ni le pouvoir de contraindre les Imsiliyen à effectuer gratuitement l'acte d'immolation au profit du village, ni de s'opposer à l'inhumation du défunt dans le cimetière public du village. En revanche, aucune position du maire de Souk Oufella n'est connue, alors même que le village relève de sa circonscription.

Après de longues tractations, l’assemblée du village
a finalement autorisé l’enterrement du défunt dans le cimetière collectif, mais sans fournir les matériaux nécessaires pour la veillée funèbre. L'imam du village n’a pas non plus assuré la prière
et l’oraison funèbre (Lmaεruf). Cette situation a créé une crise dans le village, car les avis divergent sur la décision prise lors de la réunion de 2017.

Le 9 novembre 2019, une assemblée générale s’est tenue pour discuter de la réintégration ou de l’exclusion définitive des bouchers du cimetière villageois. Fait notable, des membres d’Imsiliyen ont assisté à cette réunion en qualité d’observateurs, marquant une première depuis le début du différend. L’assemblée, pour des considérations humaines, a décidé de permettre à Imsiliyen d’enterrer temporairement des défunts dans le cimetière collectif avant qu’il ne soit rempli. Cependant, cette autorisation s’accompagne de restrictions significatives : Les Imsiliyen ne bénéficieront pas de matériaux de construction ou de matériel nécessaire aux veillées funèbres, et aucun Amsili ne sera enterré dans le futur cimetière.

Les conditions de réintégration d’Imsiliyen comprennent des excuses publiques, une acceptation symbolique de la tâche d'immolation et une soumission à l'autorité du village.

Après la réunion, certains membres d’Imsiliyen ont pris des mesures individuelles pour réintégrer le village et ont demandé aux membres du comité de payer les redevances annuelles, mais ces derniers ont refusé d’accepter. D’autres, prennent part aux funérailles organisées dans le village.

En décembre 2020, trois membres d’Imsiliyen se sont adressés au comité du village via A. S. Il s’agissait de M. B (Quarantenaire, fonctionnaire, universitaire), M. F (trentenaire, fonctionnaire universitaire), et A. (boucher, sans niveau d’instruction). Ils ont exprimé le vœu de négocier leur réintégration dans le village en présentant des excuses publiques et en faisant amende honorable. De plus, ils se sont désolidarisés de la gestion de la crise par M. D
et M. S, ne les considérant plus comme faisant partie des représentants du lignage des bouchers.

Le membre du comité a souligné que la décision de réintégration des Imsiliyen ne pouvait être prise que par l’assemblée générale (lejmaɛ). Il a toutefois précisé que ceux qui avaient maintenu leur neutralité pendant le conflit seraient plus facilement réintégrés que les meneurs, comme M. D et M. S, qui devraient répondre de leurs actions devant l’assemblée.

La convocation de l’assemblée de réconciliation a été annulée en raison de la crise sanitaire de COVID-19. Cependant, cela a permis des discussions au sein de la communauté pour évoquer l’affaire et recueillir de nombreux avis avant de les présenter à l’assemblée générale.

Le 20 mai 2022, une assemblée générale s’est tenue à Timeqbert, le lieu de réunion habituel, en présence d’une centaine de villageois. La question de la réintégration des Imsiliyen et de ses modalités figurait à l’ordre du jour.

M. B, mandaté pour parler au nom des bouchers, a présenté des excuses formelles au nom de sa lignée et a exprimé leur disposition à payer une amende en guise de sanction. Il a également promis leur participation aux travaux d’utilité publique et le paiement des redevances annuelles, en échange de l’abolition de la pratique de l’immolation, source du conflit.

Les réactions des villageois ont divergé. Certains se sont opposé à la réintégration des Imsiliyen, tandis que d'autres ont plaidé pour leur retour au sein de la communauté.

Suite à de nombreuses interventions en faveur de la réintégration des Imsiliyen, l’assemblée a voté à l’unanimité pour leur réintégration. Toutefois, M. D et M. S, tenus responsables de la décision controversée ayant mené à leur exclusion, ne pourront pas bénéficier de cette réconciliation avant de présenter des excuses publiques et de rendre compte devant l’assemblée ».

Le conflit entre le lignage d’Imsiliyen et le comité de village « Ayaten » illustre les tensions sociales au sein d’une communauté villageoise contemporaine. Les enjeux sont multiples : économiques et sociaux pour les Imsiliyen, symboliques pour la tajmaεt. Cependant, au-delà de ces enjeux, ce conflit révèle un problème fondamental : la gestion du patrimoine public et aux sanctions qui en découlent.

L’analyse de ce cas montre l’enjeu principal est en réalité la renégociation du contrat social existant dans la communauté. Dans ce cas, l’efficacité de la sanction dans la gestion du patrimoine public est remise en question. La sanction n’a pas réussi à faire renoncer les Imsiliyen à leur pratique coutumière. L’application forcée de la sanction a eu des conséquences négatives sur les relations sociales au sein du village, les compromettant pendant plusieurs années.

Il apparaît donc que l’application de la sanction coutumière est une question délicate, nécessitant négociation et pression de la part des deux parties. Comme le montre le récit, les Imsiliyen ont exercé une pression sur le comité du village en refusant d’accomplir leurs tâches au sein du système social local et en refusant de payer l’amende, tout en acceptant la mise en quarantaine. Cette situation soulève des questions sur l'efficacité réelle de cette catégorie normative à l’échelle macro dans la gestion du patrimoine public au sein des communautés villageoises contemporaines.

Les contraintes liées à l’application de la sanction

Lexṭiya, en tant que système catégorie normative, montre les limites de son efficacité en tant que mécanisme de contrainte sociale. Ces limites sont dues à divers facteurs qui englobent l'intérêt économique, le statut social, la rigidité des normes, etc.

Les sanctions traditionnelles face à l’imposition de l’ordre étatique : contraintes à l’effectivité des sanctions sociales 

La première limite est liée à la nature de l’institution sociale la tajmaεt. Bien que cette institution ait reçu une reconnaissance officielle de la part de l’État algérien et occupe une place particulière dans la gestion des affaires locales, il existe néanmoins des limites. La tajmaεt participe aux réunions des APC pour contribuer aux délibérations concernant les Plans Communaux de Développement. L’État reconnaît également la coutume comme principale source de droit à partir de laquelle la tajmaεt puise ses jugements. Cependant, toutes les sanctions prononcées par la tajmaεt ne sont pas contraignantes.

En plus, l’État algérien s’assure que les mécanismes de régulation sociale traditionnels ne vont pas à l’encontre de l’ordre officiel. (Ben Hounet, 2015), soutient que la coutume est seulement autorisée à s’exercer en périphérie du droit positif, dans des domaines spécifiques, tels que le foncier et la succession. Les décisions prononcées par la coutume ne sont pas juridiquement contraignantes. L’État contrôle étroitement les mécanismes de régulation sociale traditionnel en leur interdisant de traiter des questions couvertes par le droit officiel, comme les crimes et les mœurs, ainsi que de sanctionner financièrement, parce que ces choses sont du ressort de l’État.

La communauté villageoise éprouve des difficultés à s’accorder sur l’application des sanctions, qui sont généralement prononcées publiquement lors d’une réunion plénière. Cependant, la majorité des participants ne prennent pas position, seuls les membres restreints du conseil (Imɣaren n taddart) s’exprimant en faveur de l’application des sanctions. Par exemple, lors de la réunion de 2019, qui avait pour objet de discuter des modalités d’exclusion définitive d’Imsiliyen du cimetière, de l’accès aux fontaines du village et de la réunion de réconciliation de 2022, seuls une dizaine de personnes sur les centaines présentes ont pris la parole pour débattre des sanctions à appliquer, révélant ainsi une réticence générale à participer au débat. Il est donc essentiel que tous les membres participent activement au processus décisionnel lié à l’application de la norme.

La peur de représailles et les liens familiaux et mutuels caractéristiques des communautés villageoises empêchent souvent les ayants-droit de participer activement. De plus, les membres du conseil restreint sont confrontés à des défis en raison de leurs relations personnelles avec les parties impliquées dans les conflits, ce qui compromet leur soutien unanime, leur légitimité et leur autorité. Se retrouvent parfois pris dans un jeu de loyautés personnelles avec les parties impliquées dans les conflits, ce qui nuit à leur rôle de régulateurs et compromet leur légitimité et leur autorité. Nous avons observé, à Takorabt, que la réputation d’un membre du conseil a été ternie pour avoir refusé de se prononcer dans une affaire impliquant son cousin, qui avait refusé de payer une amende et de participer aux travaux d’intérêt général.

Le rejet de la norme ; une question de légitimité
et d’égalité 

Par ailleurs, un des motifs de non-respect des normes tient au fait que celles-ci « paraissent aux acteurs concernés illégitimes et injustifiées ». (Demeulenaere, 2003, p. 272) Dans le contexte de la sanction imposée par la tajmaεt et rejetée par Imsiliyen qui estiment qu’à travers la persistance de cette sanction spécifique. La tajmaεt, prend en compte l’intérêt des lignages représentés dans le conseil restreint au détriment de l’intérêt de ce lignage et reproduit une inégalité basée sur l’origine sociale, comme le montre ce témoignage de M.D :

« Depuis mon enfance, j’ai observé que les Imsiliyen sont systématiquement sanctionnés lorsqu’ils manquent à leurs obligations, tandis que je n’ai jamais entendu parler de sanctions similaires pour les membres d’autres lignages. Est-ce que les travaux d’utilité publique sont uniquement destinés aux Imsiliyen ? Les sanctions ne concernent-elles que les Imsiliyen ? Si c’est le cas, alors il est temps de mettre fin à cette injustice. Plus de travaux d’utilité publique, plus de sanctions discriminatoires ! ».

Ce témoignage illustre la perception d’une inégalité de traitement basé sur l’origine sociale. Selon Hadibi, «  Le sens de ces catégories est construit par les sujets en fonction de la position occupé dans la hiérarchie sociale et les situations vécues par les sujets » (Hadibi, 2022, p. 103). C’est pourquoi cette sanction est rejetée par le lignage concerné qui estime que la persistance de cette sanction est un refus de s’adapter aux nouvelles réalités sociales du village.

Dans les villages de Takorabt et Ayaten, tous les hommes valides sont tenus de contribuer aux travaux d’intérêt général, sous peine d’amende en cas de non-participation. Cependant, une certaine flexibilité est de mise dans la pratique. Les ayants droit qui ne peuvent ou ne souhaitent pas participer directement peuvent trouver des alternatives avant d’être sanctionnés. Ils peuvent se faire remplacer par un parent, payer un remplaçant, ou se faire programmer à une date plus convenable.

Néanmoins, dans le village d’Ayaten, cette flexibilité n'est pas appliquée avec l’alternative proposée par les Imsiliyen. Celle-ci comprend à la fois la participation aux travaux d’intérêt général
et le paiement de redevances annuelles, en échange de l’abolition de l'immolation gratuite. Cette situation semble s’expliquer par des dynamiques sociales qui dépassent le simple cadre du contrat liant le lignage Imsiliyen au reste du village.

Naviguer dans les normes sociales : quand l’obéissance et la désobéissance deviennent pragmatiques

L’un des motifs concourant à la non-effectivité des sanctions coutumières est le manque de légitimité de l’institution sociale censée produire et appliquer les normes sociales auprès de certaines catégories sociales d’ayants droit dans le village notamment la catégorie de jeunes. Cette situation fragilise l’autorité et la légitimité de la tajmaεt, en particulier auprès de cette catégorie qui n’hésite pas à afficher publiquement son refus de s’y appliquer aux sanctions de la tajmaεt. Ce désengagement trouve sa source dans un sentiment de marginalisation comme le note Kinzi :
« les jeunes se sentant marginalisés et exclus du processus de prise de décision » (2012, p. 67). Lors de nos observations, un ayant droit refusant de se soumettre à une sanction a déclaré publiquement devant l’assemblée : Acu-ken kunwi akken ad iyi t-xeṭṭum ?, signifiant « (Qui êtes-vous et en vertu de quoi avez-vous l’autorité de me sanctionner ?) ». Pour contester les membres du conseil restreint, il a également affirmé : Win yebɣan ad iyi-ixeṭṭi ad iruḥ à la justice ! « (Celui qui veut me sanctionner n’a qu’à se rendre devant un tribunal !) ». Ces propos illustrent l’influence d’autres ordres normatifs, notamment l’ordre étatique, sur la lexṭiya, en tant que construction sociale.

Enfin, l’obéissance ou la désobéissance aux normes sociales peut être motivée par des avantages sociaux et économiques qu’elle peut offrir. Les facteurs qui influencent l’obéissance ou la désobéissance aux normes sociales peuvent être personnels ou collectifs. Selon les travaux de Rouland, (1995) et Selon Rouland : « L’homme obéit aux normes ou aux coutumes parce qu’il les a intériorisées, parce qu’il redoute une sanction ou parce qu’il les trouve raisonnables » (1990, p. 27). Dans son analyse des usages sociaux de la règle de droit, Pierre Bourdieu met en lumière la discordance fréquente entre les normes prescrites et les pratiques empiriques et souligne que le droit n’est pas un ensemble abstrait de règles, mais un outil que les individus utilisent de manière pragmatique pour atteindre leurs objectifs. Ce pragmatisme se traduit par une rationalité calculée, où les agents évaluent les coûts et les bénéfices potentiels de leur conformité ou de leur déviance. Il souligne que : « la règle n’est pas automatiquement efficace par soi seule et qu’elle oblige à se demander à quelle condition une règle peut être efficace » (Bourdieu, 1986, p. 40). Il souligne que l’obéissance et désobéissance est complexe et dépend de multiples facteurs, notamment les circonstances, les rapports de pouvoir et les valeurs individuelles ou collectives et des bénéfices recherchés de la conformité ou de la non-conformité aux normes sociales. Dans le cas des Imsiliyen, ils ont finalement accepté de se conformer aux normes sociales de leur village et à l’autorité de la tajmaεt. Cette décision a été prise après qu’ils aient échoué à trouver un emplacement pour leur propre cimetière et que les villages voisins aient refusé de les intégrer dans leur communauté. Dans cette situation, la soumission aux règles sociales et à l’autorité de tajmaεt leur a apporté plus d’avantages que la désobéissance.

Conclusion

Dans cette étude, nous avons analysé l’utilisation de la sanction coutumière, appelée lexṭiya, pour réguler la gestion des patrimoines publics matériels et immatériels dans les villages Takorabt
et Ayaten. Toutefois, il est important de souligner que l’efficacité de ce procédé de contrainte varie d’un village à un autre, et que nos conclusions ne s’appliquent qu’aux villages étudiés.

Bien que cette norme sociale vise à imposer des contraintes, nous avons constaté qu’elle présente des limites et n’est pas toujours efficace pour sanctionner les infractions commises par les membres de la communauté villageoise.

Nos résultats ont révélé que la lexṭiya peut être source de conflits sociaux et ne peut pas toujours résoudre tous les différends. En effet, divers facteurs tels que l’intérêt économique, le statut social et la rigidité des normes elles-mêmes peuvent limiter son application.

Par exemple, si une norme coutumière s’oppose à l’intérêt économique d’un groupe, elle est souvent transgressée et contestée. De même, si une norme est perçue comme discriminatoire ou injuste, son application effective est contestée.

De plus, certains ayants droit peuvent refuser de se soumettre à la sanction sociale villageoise, car ils se sentent davantage liés aux institutions étatiques telles que l’Assemblée Populaire Communale (APC) ou la Daïra. Ces institutions disposent de règlements et de lois plus étendus, soutenus par des institutions de contrainte étatique, telles que les institutions juridiques et le système judiciaire, qui ont des pouvoirs de coercition plus importants que les institutions villageoises.

En conséquence, certains ayants droit peuvent considérer les règles et les sanctions de l’assemblée villageoise comme moins contraignantes que celles des institutions judiciaires. Ce choix reflète une évolution des valeurs culturelles, où certains individus accordent plus d’importance aux sanctions étatiques qu'aux sanctions coutumières.

En conclusion, les limites de la lexṭiya mettent en évidence l’impossibilité de mettre en place un système de contrainte sociale efficace basé uniquement sur cette norme coutumière.

حواشي سفلية

(1) Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, 15 000, Tizi-Ouzou, Algérie.

(2) Université Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou, 15 000, Tizi-Ouzou, Algérie.

Loi n°84-09 du 04 février 1984 relative à l’organisation territoriale du pays.

Les Imsiliyen jusqu’à nos jours sont exclus des échanges matrimoniaux et de violence avec le reste des villages des At Waghlis. Cette exclusion est liée à des considérations mythico-rituelles qui dévalorisent le métier de boucher.

Article 11 : « L’appel au travail d’utilité publique est une obligation à tout citoyen âgé de plus 18 ans. Toute absence à cette obligation est soumise à une amende représentant une demi-journée de travail (700 DA) ».

Toute personne entreprenant des travaux, déposant des matériaux de construction sur la voie publique est tenue de la remettre en l’état, de la libérer pour la circulation dans les meilleurs délais. Avant d’entreprendre de tels travaux, il est impératif d’en informer préalablement le comité. De plus, si l’intention est de construire une structure permanente, il est exigé de laisser une marge de 50 cm le long des chemins adjacents à sa propriété. (Ayaten, Art.18, 19, 20).

Art 29 : les cotisations annuelles sont fixées à 100 DA que chaque citoyen doit payer au plus tard le jour la célébration de la fête des sacrifices. Tout refus entraînera une mise en quarantaine. La quarantaine prendra fin uniquement après des excuses présentées et le versement d’une somme équivalente au double de la somme prévue.

Le terme ajemmuε renvoie au sens tabezzart dans d’autres régions.

Dwaεessu fait référence à la malédiction encourue en cas de violation d’une norme sacrée

Ce récit est basé sur des témoignages recueillis auprès des différentes parties impliquées dans le conflit au sein du village Ayaten. Il s’agit notamment des membres de l’assemblée villageoise, d’un représentant du lignage des bouchers qui a initié la fin du service gratuit d’immolation des bêtes. Loin d’être exhaustif, le récit montre un niveau et quelques facettes de la complexité du conflit.

بيبليوغرافيا

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Le vocable Imsiliyen désigne à la fois un lignage et une catégorie sociale spécialisée dans la boucherie au sein des At Waghlis. Ce lignage n'est pas homogène et regroupe plusieurs familles, dont les Am et les B. Am, qui furent les premiers à s’installer dans le village d’Ayaten. D’autres familles se sont agrégées au fil du temps, comme les At U, originaires d’une autre région (Seddouk) et considérés comme des neveux utérins des Imsiliyen, et des familles ayant cherché refuge auprès d’eux pour échapper à une vendetta.

La mémoire collective retient que deux bouchers Imsiliyen se sont présentés aux notables des At Waghlis lors du marché hebdomadaire au « Vieux Marché » « Souk-Oufella » à une date impossible de situer. Ils ont demandé un lieu pour s’installer, mais ils ont été refusés par tous, sauf par les notables du village d’Ayaten. Ces derniers les ont acceptés en échange de services gratuits lors d’occasions spécifiques (Aïd et Luziεa) et en leur offrant protection, un terrain pour s’installer et une parcelle pour un cimetière.

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BRAÏ, K. & HADIBI, M. A. (2025). La sanction dans la gestion du patrimoine public matériel et immatériel dans les villages : étude dans la région des At Waghlis. إنسانيات - المجلة الجزائرية الأنثروبولوجيا والعلوم الاجتماعية, 29(107), 101–122. https://insaniyat.crasc.dz/ar/article/la-sanction-dans-la-gestion-du-patrimoine-public-materiel-et-immateriel-dans-les-villages-etude-dans-la-region-des-at-waghlis