TILLION, Germaine.- Il était une fois l'ethnographie.- Paris, Seuil, 2000.

«Ce récit est une rencontre ; la rencontre avec l’Aurès, avec les chaouïas, le peuple berbère. Cette rencontre débute en 1934...».

Et c’est ainsi que débute l’ouvrage de Germaine Tillion, qui se propose de nous faire voyager dans l’Aurès, tout en retraçant son itinéraire d’ethnographe à travers des souvenirs et quelques brouillons des premières notes d’enquêtes qui ont échappé à Ravensbrück. 1934-2000: quelques missions dans l’Aurès, dans une région enclavée, sur une population difficile à aborder (ce qui a d’ailleurs motivé son choix!) les Ath Abderrahmane... de l’Ahmar Khaddou[1].

La démarche de G. Tillion est de se raconter, non sans humour d’ailleurs, de nous faire part des circonstances de sa venue dans «Une Algérie des années trente» puis de nous emmener dans les montagnes inaccessibles de l’Aurès où vivent des «petits peuples» dont les authentiques représentants acceptent de converser avec cette étrangère et de livrer la mémoire des anciens. C’est ainsi que dans «Premières conversations avec l’habitant», l’auteur déroule le fil du questionnement de ses recherches avec toute la prudence dont l’ethnographe doit faire preuve au commencement de son travail d’approche : «... Les questions qui intéressent le plus nos recherches sont souvent d’apparence absurdes ou carrément indiscrètes, et elles alarment en tous pays ceux qui les subissent. Même les interrogations banales, ou qui nous semblent telles, peuvent provoquer une gène...». Dans cette partie, des personnages sont mis en scène : le chacal, l’ogre, Ighoul ou azghough, les jnoun, bourek ou bourch, le géniteur des chaouïas. Ces personnages «de contes merveilleux, légendes édifiantes, récits historiques, fables morales, fabliaux truculents...» évoquent aussi d’autres personnages d’autres histoires méditerranéennes.

Germaine Tillion jette son dévolu sur ce «petit peuple» des Ouled Abderrahahinane dont le hameau, Kebach, est situé sur le «versant saharien d’une chaîne abrupte», l’Ahmar Khaddou. Au sujet de ce choix, elle écrit : «Dans un hameau isolé, dans un groupe de campements éloigné des pistes, je pouvais espérer connaître chaque personne par son nom, et ensuite, jour après jour, voir celui-ci, puis celui-là se définir lui-même par des choix, des opinions, des actes le distinguant de tous les autres humains». C’est ainsi que nous sommes transportés de douar en douar, d’Arris à Tadjemout, aujourd’hui déserté, de l’agelzim des Ath Melkem encore en activité (jusqu’en 1954), -des détails sur le fonctionnement du grenier complètent la littérature déjà existante sur la question-, jusqu’à Kebach où notre ethnographe plante sa tente, à proximité d’une source, «Kerma (inoubliable merveille coulant d’un rocher)». Les femmes, les adolescents et les enfants du «petit peuple» de Kebach n’avaient encore jamais vu de «roumis».

Tous les chercheurs savent que la prise de contact avec le terrain est une étape ultime dans la réalisation d’un travail de terrain : instaurer une relation de confiance est la première consigne donnée à nos étudiants. Mais s’il n’y a pas de recettes, l’auteur, en nous livrant quelques conseils, relate cette première étape, «l’étape de la méfiance qui lentement se dissipe. Passé ce stade, l’étranger est accepté ou rejeté par l’opinion. Accepté, il doit alors subir une autre série d’épreuves que j’appellerai les épreuves de la confiance...».

Le récit continue sur l’organisation matérielle du séjour : ravitaillement, itinéraires, emballages, transport...; des détails «...dont il ne faut pas sous-estimer les vertus éducatives : Si vous êtes capable de vous procurer de l’orge en mars (période de disette), de louer un mulet en mai (période de moisson)... alors vous pouvez commencer à faire de l’ethnographie». Dans les chapitres suivants, nous avons une description précise du quotidien de ces gens à la fois éleveurs et cultivateurs, des transhumants dont le souci principal est la survie du groupe. Il est aussi question du quotidien des gens de Kebach lorsque l’auteur aborde les chapitres sur le commerce et la politique. Les faits relatés (entre 1934 et 1954) nous éclairent sur le fonctionnement de ces sociétés: commerce ou échanges, marchés ou premières épiceries tandis que sont détaillés les rituels et célébrations liés aux saisons et aux jours, les jeux (kora) ; les rites agraires et la baraka qui confèrent à un groupe ou à un personnage la primauté au commencement des labours, des semailles ou autre événement important. Le récit devient dense lorsque l’ethnographe aborde le fameux pèlerinage du Djebel Bous[2] auquel elle assiste en 1935. Récit chronologique mais aussi tentative d’explication et de comparaison ( Maroc, Bretagne ).

Les conversations des vieux portent sur les généalogies des ancêtres relevées avec soin et rigueur (sur deux siècles, en relation avec des événements, comme les meurtres... ). Si le cadre généalogique nous éclaire sur les origines, il donne surtout du sens à l’organisation sociale et aux mots comme ’arch, çoff, firqa, ou douar... La parenté est largement traitée dans les chapitres intitulés l’identité et l’ordre, à partir de questions précises sur le nom, l’adoption, l’héritage, les alliances, l’endogamie, la protection des femmes donc l’honneur, le pouvoir[3].

L’intérêt de cette partie réside dans l’analyse des systèmes et des faits sociaux (l’auteur fait un parallèle avec les systèmes touaregs, «les deux versants de la parenté berbère»), mais aussi dans le souci de nommer dans le vocabulaire local les usages, les appellations des membres de la famille, en en soulignant les survivances, les «adhérences», ou les évolutions.

Plus qu’un récit ethnographique sur les «petits peuples» berbères, cet ouvrage, qui vient enrichir la littérature déjà existante sur l’Aurès, nous livre une réflexion sur une expédition, un itinéraire, l’expérience d’une ethnologue, interpellée par les événements et le drame que nous vivons depuis une décennie. Il ouvre enfin des perspectives aux chercheurs qui s’interrogent sur l’évolution de ces régions, dans le Maghreb.

notes

[1]- Thérèse Rivière a, elle aussi, bénéficié d’une mission pour l’Aurès, chez les Ouled Abderrahmane. Voir pour cela: Aurès / Algérie 1935-1936. Photographies de Thérèse Rivière, Suivi de: Elle a passé tant d’heures... par Fanny Colonna.- Alger, OPU, Paris, Ed. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1987.

[2]- D’autres écrits portent sur ce pèlerinage, voir à ce sujet l’ouvrage de Fanny Colonna .- Les versets de l’invincibilité. Permanence et changements religieux dans l’Algérie contemporaine.- Presses de Sciences Politiques, 1995.

[3]- Ces thèmes nous renvoient également à son ouvrage, intitulé : Le harem et les cousins.- Points, 1966.

* Sociologue, Université de Constantine / Chercheur associé au CRASC.

auteur

Khadidja ADEL*

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