Roman et Histoire. « Le Rivage des Syrtes » : le mythe de l’ambiguïté de l’homme du XXème siècle entre l’individualisme réfractaire et le suicide collectif

Insaniyat N°21 | 2003 | L'Imaginaire Littérature - Anthropologie | p.123-140 | Texte intégral


Novel and History “the Banks of the Syrtes”. Myth and ambiguity of 20th century men between refractory Individuation and collective suicide

Abstract: In the light of circumstances which serve a historal anchorage for the novel, “The Banks of the syrtes” take for a pretext the romantic deception of a young noble man, named Aldo who tries to get away from the place of his disappointment.
This novel, whose writing reveals a scholarly art of romantic writing and a restitution of mythology in the wide sense of universal acceptance of the fable composed around the topic of transgression.
Thus Aldo finds himself in a situation of anticipation which looks to all points like, that  which preceded the second world war, with the rise of nazism or to that which succeeded it with the paranoia of the cold war, bringing to light the outlines of 20th C universal history. In this sense Aldo’s transgression in “the Banks of the syrtes” is considered as the last result of a mythical evolution of all time, repressed in the unconsciousness collective of all people.

Key Words : Novel – History – “The Banks of the Syrtes” – Aldo – Transgression – War – Nobility – Collective – Unconsciousness – Mythology – Conflict


Mokhtar ATALLAH : Chercheur associé au Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


En 1951, l’éditeur José Corti publiait, sous le pseudonyme de Julien Gracq, « Le Rivage des Syrtes » de Louis Poirier, un roman atypique, qui, de prime abord, plonge son lecteur dans un monde insolite, dominé par la puissance du rêve et l’activité d’un inconscient collectif noyé dans la brume de l’Histoire Universelle. L’hyperbole de la guerre au XXème siècle, qui sert de prétexte à Julien Gracq, passe inéluctablement par la sophistication des armes générées par les idées, en temps de paix, et qui engendrent, à leur tour, des conflits armés. En fait, la logique de l’homme du XXème siècle passe par le créneau de la « fin utilitaire » qui le mène inévitablement à sa propre destruction.

De « Crécy » à « Hiroshima » et « Nagasaki », du 26 août 1346 au 6 et 9 août 1945, l’humanité est passée à une allure vertigineuse de l’Ere du T.N.T. à l’Ere atomique ; et la capitulation du IIIème Reich, le 8 mai 1945, ouvre une nouvelle époque de terreur, d’angoisse, d’attente, d’événement final, aboutissement hyperbolique d’un nouveau conflit : « La Guerre Froide », que ni les quatre-vingt mille morts, ni les soixante-dix mille blessés et laissés pour compte provoqués par « Little Boy » ne décourageaient.

Cette attitude de paix lugubre, délibérée, aiguise les rivalités muettes et prépare silencieusement les moyens de destruction massive de l’humanité au lieu d’en atténuer le péril par la communication sincère  et le dialogue édifiant. Est-ce pathologique ? Effectivement, depuis la tribu primitive, l’homme subordonne le travail à la guerre de survie circonstancielle liée aux besoins vitaux et immédiats des siens ; et quelle qu’en soit l’évolution civilisatrice, tous les êtres de la planète ont vécu le même processus de développement.

En ce sens, les peuples européens, à l’instar des autres nations, ont survécu, entre 1914 et 1918, à une situation effroyable qui a généré, à partir de sa propre négation, un fanatisme et un dogmatisme meurtriers qui, entre 1939 et 1945, ont modifié sa puissance de destruction qui devient infiniment plus grande. Il ne s’agit plus de se repousser les uns les autres, au gré des poteaux frontières comme dans un conflit de revendication territoriale ; mais de « Guerre Idéologique » avec ses propres penseurs, comme excipient judicieux, pour drainer les peuples naïfs, excuser les dérapages de la science et ses « produits de fission », pleurer sans concession les désastres incommensurables, les tragédies inhumaines et les crimes massifs qu’elle provoque.

A la lumière de ces circonstances qui servent de point d’ancrage historique au roman, le récit qui a pour prétexte la déception amoureuse d’un jeune noble, répondant au nom d’Aldo, qui demande à son gouvernement de lui accorder une affectation pour s’éloigner du lieu de ses déboires, s’épaissit au fil de la narration, selon des péripéties, on ne peut plus intrigantes.

« J’appartiens à l’une des plus vieilles familles d’Orsenna, dit-il. […]. Quelque chose de romanesque et d’inemployé flottait donc sur la vie libre et à beaucoup d’égards peu édifiantes, que menaient dans la ville les jeunes gens nobles. […] j’accédai très vite aux délices, […] de l’ennui supérieur. […] je me mesurais aux jeunes gens de mon âge dans les joutes platoniques des Académies, qui fleurissent à Orsenna à mesure que le Sénat s’y vide […]. Il arriva que ma maîtresse me quitta […] je sollicitai de la Seigneurie un emploi dans une province éloignée. » pp. 7-8-9

Cette progression narrative instaure, par ailleurs, une atmosphère d’attente et d’angoisse annonciatrice d’une possible tragédie, d’un éventuel drame humain, présagé, à la manière des trois coups de balai au théâtre, par trois coups de canon qui retentirent à la suite de la transgression par Aldo d’une ligne imaginaire, située sur le « front des Syrtes », lors d’une inspection des lignes, quelques temps après sa nomination et sa chute inéluctable dans l’ennui mortel d’une attente aliénante.

« Un froissement lourd et musical déchira l’air au-dessus du navire, et, réveillant le tonnerre caverneux des vallées de montagne, on entendit se répercuter trois coups de canon. » p. 217.

Ce roman éminemment travaillé, dont l’écriture révèle un art savant de la composition romanesque, à travers des phrases mobiles, ondoyantes et des plus originales, érige le Mythe Fondateur de la Tradition et des peuples au premier plan de la Constitution jalousement gardée par la Seigneurie d’Orsenna.

« […] la force des traditions, comme dans tous les empires croulants, croît chez elle à mesure que se dénude plus ouvertement, dans les rouages du gouvernement et de l’économie, l’action prépondérante de tous les principes d’inertie […]. La fidélité aux traditions, devenue presque maniaque, disait l’appauvrissement d’un sang incapable de recréer. » pp. 10-55

Cependant, le mythe chez Gracq n’est pas la restitution de la « Mythologie », au sens large de l’acception universelle, avec, au premier  plan la « Guerre de Troie », le sort d’« Andromaque », veuve d’« Hector », captive de « Pyrrhus », fils d’« Achille », roi d’« Epire » ; ni l’errance du prince troyen « Enée », fils d’« Anchise »  et d’« Aphrodite », et du destin des « Ennéades », après la victoire des « Grecs ». Les acteurs de Gracq sont les seuls héros de papier et les dieux de l’ « Olympe » n’ont nullement leur place dans la République d’« Orsenna » et sa rivale du « Farghestan ».

Il s’agit là, d’une écriture au second degré, puisque la fable est composée sur le thème d’une transgression. Ce qui nous rappelle, en dépit de l’athéisme de Gracq, les mythes idéologiques calqués sur les croyances bibliques, comme prétexte, selon des visées d’endoctrinement, de totalitarisme et des pactes de la honte rapetissant, que nous examinons à la lumière du contexte historique et de la tension politique, qui régnait à la veille et au lendemain du second conflit mondial ; et qui restent sans raison humainement convaincante.

« La Seigneurie d’Orsenna vit comme à l’ombre d’une gloire que lui ont acquise aux siècles passés le succès de ses armes contre les Infidèles et les bénéfices fabuleux de son commerce avec l’Orient : elle est semblable à une personne très vieille et très noble qui s’est retirée du monde et que, malgré la perte de son crédit et la ruine de sa fortune, son prestige assure encore contre les affronts de ses créanciers […]. » p. 7

En effet, pour assurer ce prestige séculaire et conformément à une tradition incontournable qui délègue le pouvoir aux fils des familles nobles, Aldo est nommé « Observateur » dans une garnison militaire, ce qui lui permettrait d’accéder à une carrière politique.

« Ces débuts douteux d’espion accrédité se trouvèrent être ainsi longtemps le chemin obligatoire des plus hautes distinctions. […] un décret du Sénat me confirma dans les fonctions d’Observateur auprès des Forces Légères que la Seigneurie entretenait dans la mer des Syrtes. » pp. 9 – 10

Aldo rejoint, selon les ordres, une unité qui a pour mission de surveiller la Mer des Syrtes, au sud de son territoire, et aux confins de laquelle se trouve le pays ennemi : le « Farghestan », avec lequel la république d’« Orsenna » est en guerre depuis trois siècles.

« […] Orsenna était en guerre. Ce qui ôtait de la gravité à la chose, c’est qu’elle était en guerre depuis trois cents ans. » p. 12

Une guerre qui a commencé avec énormément de dégâts et qui s’est tue, tel un volcan qui sommeille, sans accords de paix. La peur d’un rebondissement et la reprise subite des hostilités paralyse tout le monde.

« Mais, dans cet engourdissement général, l’envie de terminer légalement le conflit manqua en même temps que celle de le prolonger par les armes ; tout ruinés qu’ils étaient et privés de leurs forces, Orsenna et le Farghestan restaient deux pays fiers, jaloux d’un long passé de gloire, et d’autant moins disposés l’un et l’autre à faire litière de leur bon droit qu’il en coûtait peu désormais de le soutenir. […] ils se murèrent tous deux dans une bouderie pointilleuse et hautaine et s’appliquèrent désormais, d’un accord tacite, à écarter jalousement tout contact. » pp. 13 – 14.

Cette situation d’attente qui ressemble, en tous points, à celle qui précéda le second conflit mondial, avec la montée du nazisme, ou à celle qui lui succéda avec la paranoïa de la « Guerre Froide », met en lumière les contours de l’« Histoire Universelle » au XXème siècle.

Incontestablement, l’humanité s’est trouvée devant une situation néfaste qu’est le retour à l’obscurantisme et devait faire face à une insurmontable crise économique qui engendra les nationalismes les plus virulents, les pactes les plus dégradants, les partis les plus cocardiers ;  et au-delà de tout cela l’antisémitisme avec la naissance du « Nazisme » allemand et du « Fascisme » italien. De toute évidence, la victoire de la « Révolution conservatrice » du « National-socialisme Allemand », qui s’est faite sur les ruines des valeurs morales de l’homme civilisé, tentait d’extirper, par la réhabilitation du mythe, de la conscience occidentale, d’abord, tous les fondements de la Culture Universelle du Siècle des Lumières ; puis en y implantant, par le biais de la propagande, la gangrène nazie dont les signes annonciateurs remontent bien à des filières, qui ne sont plus contestables de nos jours : de Wagner, à Nietwsche, à Alfred Rosenberg.

L’« irrésistible ascension » dénoncée par Bertholt Brecht (1898-1956), « Le Déclin de l’Occident » (1918) décrit par Oswald Spengler (1880-1936), « Orages d’acier » (1919) d’Ernest Jünger (1895), sont autant d’œuvres allemandes prémonitoires. Et pourtant, cela n’empêcha pas Ludendorff et Hitler de tester leur force, lors de la tentative de Putsch à Munich, le 8 novembre 1923 ; et à collecter, de gré ou de force, les subventions auprès des bailleurs de fonds pour leurs finances. Ce sera la crise mondiale des années trente qui mettra bien en selle ce nouveau type d’homme savamment endoctriné pour un nouveau type de mythe. C’est ainsi que déraisonne l’idéologue nazi Alfred Rosenberg sur la nécessité d’une telle entreprise :

« Créer un nouveau type d’homme à partir d’un nouveau mythe de vie ; telle est la tâche de notre siècle. »

Le nouveau mythe de Rosenberg n’est autre que l’ancien « Mythe du sang » qui devait substituer à la conscience de l’Homme Moderne, une « âme raciale ». En ce sens, délire Rosenberg :

« Le savoir suprême d’une race est contenu dans son premier Mythe religieux. Et la reconnaissance de ce fait est l’ultime sagesse véritable de l’homme. »

Le parallèle que nous effectuons entre ce préambule historique et les circonstances qui ont présidé à la conception et à la composition du « Rivage des Syrtes », éclaire partiellement notre hypothèse qui suppose, que la mission du personnage Aldo n’est autre que l’alimentation, par les ordres, du mythe de la guerre, comme on alimente un feu ; et qu’il transgresse par la violation du secret en allant au-delà de la ligne de démarcation fictive qui éveillera les vieux démons et fera revivre les véritables causes d’une histoire mutilée et ses effets révolus depuis trois siècles.

« La province des Syrtes, perdue aux confins du Sud, est comme l’Ultima Thulé des territoires d’Orsenna. […]. Je quittai Orsenna le lendemain de bonne heure, dans une voiture rapide qui portait aux Syrtes le courrier officiel. […] je me pelotonnai au fond de la voiture et me mis à inventorier avec curiosité un grand portefeuille de cuir que j’avais retiré la veille de la Chancellerie en prêtant serment. […]. La dernière pièce était une forte enveloppe jaune scellée aux armes de la Seigneurie ; la suscription, manuscrite et soigneuse, arrêta soudain mon regard : « A ouvrir seulement après réception de l’Instruction spéciale d’Urgence ». C’était les ordres secrets ; […], Orsenna était en guerre. […]. On sait peu de choses dans la Seigneurie sur le Farghestan,   […]. »   pp. 10 – 11 – 12

Ceci dit, cette transgression révélatrice, annoncée à la page 217 du roman, nous montre l’ascension de l’homme à la civilisation comme une chute, l’« humanisation » comme un malheur et la destruction comme un retour à la « Pureté » qui n’est autre que le « Mythe » fondateur de la Seigneurie, d’origine équivoque.

« Parallèlement à la côte courait à quelque distance, sur la mer, une ligne pointillée noire : la limite de la zone des patrouilles. Plus loin encore, une ligne continue d’un rouge vif : c’était celle qu’on avait depuis longtemps acceptée d’un accord tacite pour la ligne de frontière, et que les instructions nautiques interdisaient de franchir en quelque cas que ce fût. Orsenna et le monde habitable finissaient à cette frontière d’alarme […]. » p. 32

Par conséquent, les vaisseaux de guerre des deux pays belligérants sillonnent la frontière à la limite de cette ligne imaginaire convenue tacitement pour la commodité des mouvements des protagonistes. Tandis que le port de « Rhages », capitale du « Farghestan », est en ébullition, « Le Rivage des Syrtes », au sud d’« Orsenna », où la vie se signale par quelques fermes, est quasi-désert. Presque tous les marins se sont engagés en qualité de bergers ; et la mer pour ainsi dire vide n’est surveillée que par une poignée d’hommes qui vivent dans l’oisiveté totale dans une « Amirauté » déchue.

« Ainsi surgie des brumes fantomatiques de ce désert d’herbes, au bord d’une mer vide, c’était un lieu singulier que cette Amirauté. […]. Derrière les fossés et à demi comblés par le temps, elle apparaissait comme une puissante et lourde masse grise, aux murs lisses percés seulement de quelques archères,  et des rares embrasures des canons. […] révélait l’épaisseur formidable des murailles : les hautes époques d’Orsenna avaient laissé leur chiffre à ces voûtes basses et énormes, où circulait un souffle d’antique puissance et de moisissure. […]. Nous demeurions silencieux, comme roulés dans le rêve de chagrin de ce colosse perclus, de cette ruine habitée, sur laquelle ce nom, aujourd’hui dérisoire, d’Amirauté, mettait comme l’ironie d’un héritage de songe. » pp. 20 – 21

En réalité, l’éducation de l’« Observateur », Aldo, à l’académie d’« Orsenna » avait pour but d’ôter toute pensée rationnelle, toute lumière de sa conscience et de celle de ses confrères destinés au service de la Seigneurie.

« On ne sait guère plus, à Orsenna, du Farghestan , et on ne souhaite guère en savoir davantage, sinon que les deux pays, on l’apprend sur les bancs de l’école, sont en état officiel d’hostilité. […]. Lorsqu’on lisait les poètes d’Orsenna, on était frappé de voir combien cette guerre avortée, […], tenait dans leurs écrits une place disproportionnée à celle qu’elle occupait dans les manuels d’histoire. […]. A ces poètes savants on trouvait d’ailleurs un puissant écho dans les traditions populaires : les érudits avaient pu dressé un catalogue fort imposant des seuls récits du folklore relatif au Farghestan. […]. On pouvait considérer assez rêveusement, […], que l’inachèvement même de cette guerre, signe en réalité d’une chute de tension sans remède, était l’essentielle singularité qui nourrissait encore quelques imaginations baroques […]. » pp. 14 – 15

Cet endoctrinement délibéré est défini par les mythes fondateurs animés par les puissants d’« Orsenna », à travers l’unique et ultime savoir dispensé dans ses écoles et académies, et que rejette, pourtant, une jeunesse révoltée.

« Les statistiques de police portaient de jour en jour le témoignage d’un relâchement bizarre de la moralité, et tout particulièrement les cas d’exhibitionnisme et de provocation à la débauche, souvent difficiles à déceler pour la police tellement ils apparaissaient bénéficier de la part des témoins d’une complicité tacite, paraissaient se multiplier. » p. 153

Dans cette perspective, nous rapprochons cette tâche mythique de l’assertion d’Adolf Hitler qui définit les objectifs de la formation propagandiste comme suit :

« Le peuple a, […], des dispositions et une attitude si féminines que ce n’est pas la réflexion posée, mais le sentiment passionné, qui détermine sa pensée et son action. »

Ainsi, nous supposons qu’il s’agit dans « Le Rivage des Syrtes » d’une transposition mythologique de l’histoire qui empêche les protagonistes de connaître, de manière rationnelle, les événements réels ayant entraîné la guerre et l’accalmie suspecte avec le « Farghestan », tout comme les causes motrices et directes du conflit ; sinon la pérennité d’une haine congénitale qui tire son entendement sectaire de la Race et de la Religion.  Poursuivant notre parallèle avec l’histoire, nous citons contextuellement Rosenberg qui divague dans sa théorie d’épuration ethnique :

« Histoire et tâche d’avenir ne signifient plus lutte d’une classe contre une autre, entre le dogme de l’Eglise et le dogme, mais le règlement de comptes entre sang et sang, race et race, peuple et peuple. »

En ce sens, l’« Observateur », Aldo, le capitaine Marino et ses lieutenants : Roberto, Fabrizio et Giovani doivent, selon les ordres de la Seigneurie d’«Orsenna », croire que c’est le sang qui lutte contre le sang ; voir la causalité mythologique à la place de la causalité réelle  et accepter la réalité du diable à cause de la réalité de leurs souffrances ;  tel que nous l’illustre la conversation entre Aldo et Fabrizio, lors d’une patrouille de routine, à bord du bâtiment de guerre le « Redoutable ».

«  […]

- Tu as pensé quelquefois à la côte d’en face ? […].

- Non, je n’y pense guère. […]. La guerre du Farghestan ne me fait pas bouillir le sang, je t’avoue. Reconnais avec moi que c’est du refroidi. Ce sont des sauvages, bon, mais qui après tout nous laissent bien tranquilles. […]. Tu t’imagines ce vieux Redoutable crachant le feu sur les lagunes. […]. Dommage que ce soit bon qu’à faire des contes pour les nourrices, à Orsenna. […].

- Tu le prends du bon côté.

- Je n’en pense pas si long que toi, Aldo, c’est tout. Ce qui est passé est passé. Veux-tu que je te dise : le Farghestan, c’est comme Croquemitaine ; c’est bon maintenant pour faire peur aux enfants. »   p. 63

Le mode d’emploi du mythe dans « Le Rivage des Syrtes » est officiellement fourni et imposé par le Gouvernement d’«Orsenna » conformément aux exigences politiques de la Seigneurie. Aldo doit se contenter d’envoyer quotidiennement de brefs bulletins d’observation à «Orsenna » et de passer le reste de son temps à rêver, à chasser et à faire du cheval pour maîtriser ses angoisses et tromper son ennui. Sauf que sa solitude dans la « chambre des cartes », une salle souterraine de l’Amirauté, durant ses après-midi, éveille sa curiosité pour la géographie du « Farghestan » qu’il commence à admirer comme par envoûtement. L’interdit inaccessible éveille ses envies réprimées et devient fabuleux face au tracé « rouge vif » de la frontière maritime entre les deux pays qui l’inquiète étrangement.

« […] j’étais prêt à douer de prodiges concrets ce passage périlleux, à imaginer une crevasse dans la mer, un signe avertisseur, un passage de la mer Rouge. Très au-delà, prodigieux d’éloignement derrière et interdit magique, s’étendaient les espaces inconnus du Farghestan […]. » p. 32

Cependant, le capitaine Marino, gardien de l’ordre et de la tradition séculaire d’«Orsenna » le surprend et le désapprouve.

« […] Marino connaissait mes fréquentes visites à la chambre des cartes, et il les désapprouvait secrètement. […] je me sentais de la race de ces veilleurs chez qui l’attente interminablement déçue alimente à ses sources puissantes la certitude de l’événement. » pp. 34 – 35

A la vue du navire, le « Redoutable », endormi que le capitaine Marino s’acharnait à bien ancrer à la grève, Aldo refuse de croire que cette volonté secrète et silencieuse justifie la supériorité d’«Orsenna » sur le « Farghestan », mais, plutôt la crainte viscérale d’une nouvelle guerre entièrement incompatible avec les moyens dont dispose la Seigneurie. Désarmé devant le pouvoir de la noblesse à laquelle appartient Aldo, le capitaine Marino lui suggère officieusement d’oublier le « Farghestan » et de devenir raisonnable car toute tentative contre-indiquée serait cause d’Apocalypse.

« Tu voudrais voir lever quelque chose à cet horizon vide. J’en ai connu d’autres avant toi, tout jeunes comme toi, qui se levaient la nuit pour voir passer des navires fantômes. Ils finissaient par les voir. Nous connaissons cela ici : c’est le mirage du Sud, et cela passe. L’imagination est de trop dans les Syrtes, je t’en avertis ; […] je vais te donner à mon tour un conseil d’ami et de père. […]. Le nom que tu portes est illustre et ta famille bien accréditée à la Seigneurie. Je vais te donner le conseil de partir. » p. 47

Si la Seigneurie n’envisage pas le retour à cette guerre de principe en interprétant son histoire par l’aberration folklorique, sans se douter qu’un jour elle croulera sous l’attaque inattendue des « Farghiens » qui se vengeront des représailles de la « Saint-Jude » ; Aldo pense qu’ «Orsenna » peut se détruire par ses propres folies et suggère une interprétation différente. La meilleure épreuve à ce pacifisme douteux est, selon lui, la transgression pour prouver l’infériorité ou la supériorité d’«Orsenna » en contrecarrant, du même coup, les préparatifs éventuels de la nation ennemie.

Dans cet ordre d’idée, le replacement du « Rivage des Syrtes » dans le contexte historique de son écriture, 1951, et l’ouverture de l’ère atomique avec le mythe de la « Bombe A », rejoint ce qu’écrivait Henri Bergson (1850 –1941) dans « Les deux sources de la Morale et de la Religion » (1932) :

« L’humanité gémit à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a faits […] elle ne sent pas assez que son avenir dépend d’elle. A elle de voir d’abord si elle veut continuer à vivre. A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse jusque sur notre planète réfractaire la fonction essentielle de l’univers qui est une machine à faire des dieux. »

Ce Mythe Atomique du XXème siècle, dynamique dans son mouvement par la multiplication des stratégies et des découvertes, aide l’homme à sortir de son animalité par la peur permanente ; or la conception de l’Histoire dans la pensée sclérosée de la Seigneurie d’«Orsenna » prêche la stagnation dans le passé, voire l’exclusivité du mythe par le retour inconditionnel au mysticisme.

« La tradition dans les territoires d’Orsenna, en cette veille de Noël, était de se costumer de couleurs vives et de manteaux de laine bariolés qui rappelaient le désert et remplaçaient au bord de ses sables la commémoration de la Nativité dans son lointain d’Orient, mais il me parut que cette année le déguisement pieux prêtait, dans l’esprit de beaucoup, à un double sens et à une supercherie de signification particulière. […] ; il était visible que ce travesti équivoque, plus que tout autre chose, aiguisait l’atmosphère tendue, et que la foule s’y complaisait mal sainement, […]. On eût dit que la foule se caressait à ce fantôme comme au sel miroir dont le reflet lui prêtât encore chaleur et consistance. » p. 170

Résolu à transgresser les ordres, Aldo prend un écart momentané. Arguant une visite touristique pour les ruines de « Sagra », il se rend en prospecteur dans ce vieux port abandonné depuis des lustres. Il y découvre, par curiosité, un bateau sans immatriculation et se fait surprendre par un curieux homme armé qui lui en interdit l’approche.

« […] j’allais me décider à repartir lorsque je crus discerner un léger bruit de vagues, et presque aussitôt débouchai à l’improviste au port de Sagra. […] le long du quai ruiné était amarré un petit bâtiment. […], la silhouette d’un homme, le fusil à la main, se détacha de la maisonnette. […]. Le bateau était évidemment bien gardé, […]. » pp. 71 – 72 – 73

Aldo notifie cette présence au capitaine Marino qui consent en rechignant avec inquiétude à effectuer une patrouille. La réticence du vieux capitaine éveille les soupçons d’Aldo qui se détourne de « Sagra » et porte son attention sur une autre ville bâtie au bord de la lagune, nommée « Maremma », qui réussit à survivre, dans cette contrée désertique, et dont la résurrection est due à l’affluence des jeunes nobles des familles traditionnelles d’« Orsenna » qui insufflent une nouvelle vie aux vieux palais abandonnés.

Répondant à une invitation de la Princesse Aldobrandi – Vanessa -, Aldo y retrouve des connaissances. Il se lie avec cette héritière d’une noble lignée de seigneurs, fréquente ses soirées où l’on discute librement et sans souci que de l’interdit du jour : le « Farghestan » et sa force occulte. Tandis que le peuple de « Maremma » qui ignore les tenants  et les aboutissants du conflit sent une menace mystérieuse peser derechef sur sa destinée ; des hommes se font prophètes, à l’occasion, et menacent par des discours apologétiques les foules complaisantes et complices de l’attitude provocatrice et anarchique des jeunes nobles.

C’est au milieu de cette confusion mi-réelle, mi-mythique que Vanessa propose à Aldo une ballade en mer ; et c’est ainsi qu’il apprend que le mystérieux bateau clandestin, échoué à « Sagra », appartient à la jeune femme. Arrivés à destination, ils abandonnent l’équipage sur l’embarcation et se rendent sur un îlot rocheux et désert appelé « Vezzano ».

 « Lorsque ses falaises très blanches sortirent du miroitement des lointains de mer, Vezzano parut soudain curieusement proche. C’était une sorte d’iceberg rocheux, rongé de toutes parts et coupé en grands pans effondrés avivés par les vagues. » p. 145

A la tombée de la nuit, Vanessa conduit Aldo sur la plus haute colline de l’île pour y observer, sous un clair de lune, le dôme du « Tängri », un volcan qui domine la ville de « Rhages ».

« Le sommet de l’île n’était qu’une table rase, […] Vanessa m’entraînait maintenant rapidement vers une colline assez raide […]. Arrivée au sommet de la colline, elle s’arrêta. […]. Mes yeux suivaient malgré moi la direction de son regard. […]. Un cône blanc et neigeux, flottant comme un lever de lune au-dessus d’un léger voile mauve qui le décollait de l’horizon, […]. Il était là. Sa lumière froide rayonnait comme une source de silence, comme une virginité déserte et étoilée. – C’est le Tängri, dit Vanessa sans tourner la tête. »   pp. 149 – 151

Séduit par l’âme romantique de la jeune femme, Aldo se sent envahi par l’envie de voir, de plus près, le dôme et franchit, un peu plus tard, lors d’une « croisière », la limite au-delà de laquelle surviendrait l’Apocalypse.

Notons, à ce niveau, que « Le Rivage des Syrtes » qui est une œuvre poétique, est dominé par une description qui gravite beaucoup plus autour de la nature qu’autour des personnages qui, généralement, sont confondus ou confrontés à elle. Cette écriture gracquienne conférerait à la « Bible » du moment que certains éléments dudit roman, greffés subséquemment à une double lecture sur certains passages de l’« Ancien Testament », nous montrent le caractère mythifié de la religion à travers la composition romanesque.

Nombreux signes s’inscrivent alors dans « Le Rivage des Syrtes », telles que les indications vers l’«Orient », considéré comme le berceau des trois principales Religions Civilisatrices, « Judaïsme » - « Christianisme » - « Islam », depuis la création de l’homme.

« Ces sables stériles ont porté en effet une civilisation riche, au temps où les Arabes envahirent la région et la fertilisèrent par leur irrigation ingénieuse, […]. Les invasions qui l’ont balayé de façon presque continue depuis les temps antiques – en dernier lieu l’invasion mongole – font de sa population un sable mouvant, […], de sa civilisation une mosaïque barbare, où le raffinement extrême de l’Orient côtoie la sauvagerie des nomades. […] l’Eglise officielle avait dû composer ici autrefois avec les hérésies et les querelles intérieures du christianisme oriental, et les coupoles de Saint-Damase figuraient depuis des siècles le signe de ralliement électif de tout ce qui surgissait dans la pensée religieuse d’Orsenna de turbulent et d’aventureux. Le centre, pendant longtemps, d’une petite communauté de marchands des Syrtes rattachés au hasard de leurs relations de voyage aux Eglises nestoriennes d’Orient, puis d’une secte initiatique dont les liens avec les groupes secrets des « frères intègres » en terre d’Islam paraissent avoir été moins que douteux, les légendes locales en savaient long sur les conciliabules qu’avaient abrités ces coupoles mauresques […]. » pp. 10 – 12 – 172

La Transgression imprévisible d’Aldo, stimulée par l’amour de Vanessa et la quête de la vérité, tombe telle une fatalité sur « Orsenna », provoquant des remous et des perturbations à « Maremma » qui s’étendent à tout le pays, secouant ainsi les fondements mythiques de la vieille Seigneurie et de son histoire obscure.

L’«Apocalypse », conséquence directe d’une Transgression, supposée dans « Le Rivage des Syrtes », ouvrage du XXème siècle, n’évoquerait-elle pas, par similitude, à un niveau religieux, l’«Apocalypse » mythifiée de l’«Ancien Testament ». Par déduction, mythique là aussi, la fin du monde qui menace l’homme sur terre remonte à sa première transgression qu’est le « Péché Originel » et sa quête du savoir divin. Aldo, dont la récurrence du nom à travers tous les chapitres du roman, le suppose comme l’actant principal de l’œuvre, ne serait-il pas, en fait, l’outil de la transgression ourdie par Vanessa ?

A ce titre, le parallèle que nous effectuons entre ce passage de la « Genèse 3  - Le jardin de l’Eden et le Péché d’Adam », et celui du 12ème chapitre du roman  « Le Rivage des Syrtes » , suffirait-il à raffermir notre hypothèse ?

 « […]. Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et comme des dieux vous serez connaissant le bien et le mal. La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea, elle en donne aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea. Les yeux de l’un et l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures. Alors ils entendirent la voix de l’Eternel Dieu, qui parcourait le jardin vers le soir, et l’homme et sa femme se cachèrent loin de la face de l’Eternel Dieu, au milieu des arbres du jardin. Mais l’Eternel Dieu appela l’homme, et lui dit : Où es-tu ? Il répondit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que je suis nu, et je me suis caché. Et l’Eternel Dieu dit : Qui t’as appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais défendu de manger ? L’homme répondit : La femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre   et j’en ai mangé. Et l’Eternel Dieu dit à la femme : Pourquoi as-tu fais cela ? La femme répondit : Le serpent m’a séduite et j’en ai mangé… L’Eternel Dieu dit à l’homme : Puisque tu as écouté la voix de ta femme, et que tu as mangé de l’arbre au sujet duquel je t’avais donné cet ordre : Tu n’en mangeras point ! Le sol sera maudit à cause de toi […]. »

Et c’est dans le même esprit qu’Aldo fait la confession de sa Transgression :

« […] les femmes surtout s’y abandonnaient sans retenue ; à suivre l’étincellement de leurs yeux magnétisés au fil de mon récit, et le ressentiment contre moi qui se lisait dans ceux des hommes, je comprenais qu’il y a dans la femme une réserve plus grande d’émotion et d’effervescence disponible, à laquelle la vie banale n’ouvre pas d’issue et que libèrent les seules révolutions profondes qui changent les cœurs, celle qui pour venir vraiment au monde semble avoir besoin de baigner longuement dans la chaleur aveugle d’une accouchée : ainsi l’aura, qui cerne les hautes naissances historiques, se lit-elle pour nous d’abord dans les prunelles prédestinées des femmes. Je comprenais pourquoi maintenant Vanessa m’avait été donnée comme un guide, c’est pourquoi, une fois entré dans son ombre, la partie claire de mon esprit m’avait été de si peu de prix : elle était du sexe qui pèse de tout son poids sur les portes de l’angoisse, du sexe mystérieusement docile et consentant d’avance à ce qui s’annonce au-delà de la catastrophe et de la nuit. » p. 286

Ainsi, par son acte, Aldo donne un nouveau ton et un nouveau rythme à sa nation figée dans les croyances du passé en secouant fermement sa quotidienneté moribonde, ses structures administratives désuètes. Sa Transgression éveille un intérêt national pour le « Farghestan » que la république d’« Orsenna », succombant à ce renouveau, n’osait admettre tout en préférant se lancer dans une sorte de « suicide collectif », feignant la pondération et la prudence. En effet, au lieu de vivre dans la contrainte de la peur, comme sous l’épée de Damoclès, la jeune noblesse d’«Orsenna » qui fait écho à l’acte d’Aldo préfère déchaîner une violence saccageuse.

Par conséquent, « Le Rivage des Syrtes », placé dans son contexte historique, 1951, pose le problème psychique de l’homme moderne ; celui qui vient de naître avec l’ère atomique et dont le problème est une question qui vient elle aussi, se poser en dépit d’une réponse qui reste elle encore loin dans l’avenir de l’humanité ; cet aspect sombre d’attente       et d’événement mythiques. Cette question serait peut-être relative à l’«Apocalypse» future qui demeure tellement vague et dépasse la compréhension et l’entendement du commun des mortels.

Selon notre parallèle, « Le Rivage des Syrtes » ne nous donne aucune précision temporelle, mise à part la date de son édition. Nous pouvons supposer que cet « Aldo » autour des actions duquel gravite tout le suspens de l’intrigue est l’homme moderne en question ; celui qui vit dans le présent immédiat comme sur un sommet où au bord du monde avec, au-dessus de lui le ciel, au-dessous l’humanité entière dont l’histoire se perd dans la brume des premiers commencements, devant lui le gouffre de l’avenir.

Le réalisme d’Aldo nous montre qu’il agit et qu’il parle par la bouche du narrateur qui, considéré comme l’hypostase de son personnage de papier, est conscient du fait présent et qui, à chaque fois qu’il le fait avancer d’un pas vers une conscience plus large, l’éloigne de la participation mystique, primitive et purement conservatrice de la Seigneurie d’«Orsenna » ; et du même coup de l’Inconscient Collectif de ses Peuples. Chaque pas, que fait Aldo afin de découvrir le mystère de cette guerre éteinte et prête à provoquer l’« Apocalypse » l’arrache du sein maternel qu’est : « Orsenna ».

En prenant le « Redoutable », bateau très significatif en vertu du nom, pour la dernière visite qui provoque sa Transgression irréversible, Aldo s’est senti devenir « anhistorique » au sens absolu de l’acception et s’est vu, à coup sûr, éloigné de la masse du peuple qui, noyé dans l’Inconscient primitif, ne vit que des idées traditionnelles et des mythes sécrétés par la Seigneurie d’«Orsenna ».

Aldo agissant, comme le voudrait Gracq, parvient au bord extrême du monde créé dans « Le Rivage des Syrtes », avec derrière lui tout un passé mythique surmonté ; et devant lui un nouveau mythe où le Néant est reconnu et d’où tout peut surgir. Ainsi, à la suite de sa Transgression inattendue des ordres, la Seigneurie d’Orsenna semble devenir à ses côtés une horde d’incapables ne sachant quoi faire. Sautant frauduleusement par-dessus tous les degrés qui représentent de pénibles devoirs vitaux, elle apparaît, tout à coup, déracinée auprès d’Aldo dont la gravité de l’acte paraît peu enviable.

C’est ainsi qu’Aldo, devenu l’homme du jour à « Maremma » et dans toute «Orsenna », se révèle, pour son père, ses amis, l’un des rares hommes du présent, traversant solitairement le voile trouble, imposé par les prétendus fantômes qui gouvernent.

Dans les prêches de l’Eglise Saint-Damase, le Premier Mythe Religieux des temps révolus de « Jésus », doit conquérir cette Conscience de Soi Moderne qui est en fait une déclaration volontaire de faillite et un renoncement douloureux à la Gloriole de la Sainteté qui est en soi-même dans « Le Rivage des Syrtes », la Sanction de l’Histoire, dont le peuple d’«Orsenna » n’est que simple spectateur inconscient.

« Il y a quelque chose de profondément troublant, et pour certains d’entre vous il y a comme une dérision amère, à songer que cette fête de l’attente comblée et de l’exaltation divine de l’Espérance, il nous est donné de la célébrer cette année sur une terre sans sommeil et sans repos, sous un ciel dévoré de mauvais songes, et dans des cœurs étreints et angoissés comme par l’approche de ces Signes même dont l’annonce redoutable est écrite au Livre. Et cependant, dans ce scandale de notre esprit auquel notre cœur n’a point de part, je vous invite à lire, frères et sœurs, une signification cachée, et à retrouver dans le tremblement ce qu’il nous est permis de pressentir du profond mystère de la Naissance. […]. En ce jour qu’il nous est donné maintenant de revivre, la création tout entière était prosternée et muette, […], il semblait que l’esprit de Sommeil pénétrât toutes choses et que la terre, dans le cœur même de l’homme, se réjouit de sa propre Pesanteur. […]. En cette nuit d’attente et de tremblement, en cette nuit du monde la plus béante et la plus incertaine, je vous dénonce le Sommeil et je vous dénonce la Sécurité. » pp. 176 – 177

Lors de cette célébration, la Transgression d’Aldo marque un processus de transition qui s’écarte d’un passé refoulé dans l’inconscient collectif de la Seigneurie et marche à grands pas vers un futur douloureux accompagnant la conscience du présent et de toute l’histoire écoulée de l’humanité ; d’où la faillite des espérances et des illusions séculaires des faux apôtres d’«Orsenna ».

En ce sens, nous pouvons dire qu’après deux mille ans d’histoire religieuse, les deux Conflits Mondiaux entre les Nations Chrétiennes, avec les fils barbelés, les gaz empoisonnés, la torture et l’épuration ethnique, marquent cette débâcle dans le ciel et sur la terre, ouvrant ainsi et encore plus une ère atomique vengeresse du cycle passé.

La Transgression d’Aldo dans « Le Rivage des Syrtes » est considérée comme la dernière résultante d’une évolution mythique très ancienne  et représente, en même temps, la grande désillusion de toutes les espérances de la Seigneurie d’«Orsenna ».

1951, date à laquelle Julien Gracq publiait son roman, venait de voir la prospérité que la Science, la Technique et l’Organisation politique  et socio-économique ont apporté pour arbitrer la Second Guerre Mondiale ; mais aussi quel nouveau Mythe universellement refoulé, et quelles nouvelles Catastrophes vont-elles causer ?

En effet, ni l’Eglise chrétienne, ni le Judaïsme, ni l’Islam, ni la fraternité humaine, ni le libéralisme occidental, ni le communisme international, ni la solidarité des intérêts économiques ne supporteront l’épreuve du feu et de la réalité de la guerre.

A un niveau purement esthétique, « Le Rivage des Syrtes », en dehors de son imprécision temporelle, est une œuvre mythique de tous les temps, refoulé dans l’inconscient collectif de tous les peuples.

Bien plus de cinquante ans, après la Seconde Guerre Mondiale, nous retrouvons le même optimisme, les mêmes organisations, les mêmes aspirations politiques, les mêmes négations ethniques, les mêmes causes, les mêmes effets, les mêmes phrases, la même rhétorique et le même discours qui préparent, à long terme, un autre mythe universel et d’autres catastrophes inéluctables qui mettraient à rude épreuve l’humanité entière. Ainsi, la conscience de l’homme moderne, malgré les pactes et les résolutions mettant la guerre hors-la-loi, demeure tributaire du scepticisme bien qu’elle souhaite la postérité du genre humain.

Ceci dit, l’âme de l’homme moderne souffre d’un ébranlement fatal causé par la ruine économique et l’exclusion ; ce qui fait de lui un être indécis. Quoi qu’il en soit, « Le Rivage des Syrtes » traite d’un problème humain et d’une civilisation de manière esthétique ; ce qui nous pousse à nous interroger sur l’homme en question ? Car plus le problème est général et plus il glisse dans une description psychologique confuse ; ce qui nous mène à saisir l’homme de l’intrigue comme ayant subi l’épreuve du feu et l’expérience tragique, et reflète le problème par ce qu’il y a en lui de personnel en une vérité singulière, sous prétexte de lui donner une figure objective.

Sans doute, tous les protagonistes dans « Le Rivage des Syrtes » à commencer par Aldo et ses rêveries affranchissantes, le prêcheur de l’Eglise Saint-Damase et ses espérances antiques, le capitaine Marino  et son entêtement obscur, les lieutenants : Roberto, Fabrizio, Giovani et leur absurdité existentielle, extériorisent cet âme générale, cachée au sein de la vie de troupeau qu’ils mènent.

Tant que toutes les énergies psychiques trouvent une utilisation régulière, il ne faut rien craindre de leur part. Il en est ainsi de l’âme de tout ce peuple créé dans « Le Rivage des Syrtes ». Effectivement, à travers toute l’intrigue, il se produit des phénomènes de refoulement chez le personnage Aldo, c’est-à-dire que son intérieur veut autre chose que son extérieur en désaccord refuse. C’est dans cette détresse que l’on découvre son âme perturbée en veille ; d’où sa fatigue, son sommeil  et son besoin de solitude chaque fois qu’il se trouve face à un problème. C’est dans cette vision que nous supposons que l’ébranlement qu’à subi la conscience moderne par l’immense suite des catastrophes de la seconde guerre mondiale s’accompagne intérieurement de l’ébranlement moral de la Foi en l’homme et même de ce qu’il y a de Bonté en lui.

Le scepticisme de la conscience de l’homme, ne laisse place à aucun enthousiasme politique de réforme mondiale. Il constituerait donc un fondement négatif des énergies psychiques de l’humanité qu’il faudrait analyser et réinvestir positivement. L’intérêt psychologique du XXIème siècle attend de l’âme quelque chose que le monde politique n’a pas donné et que les religions manipulent puisqu’elles incarnent l’interdit inexorable à toute déchéance de l’âme et que la conscience moderne n’a foi qu’en l’horreur.

En somme, quel que soit l’individualisme réfractaire non refréné d’Aldo, ou le Suicide Collectif de la jeune noblesse d’«Orsenna » en approuvant sa Transgression, le roman affiche son ambiguïté et demeure atypique et inclassable. En effet, comment est-ce qu’une figure d’Etat peut prendre, de sang froid, une décision lourde de conséquences tragiques et mettre en péril ses compatriotes ? Comment est-ce qu’un peuple proclame, tout haut, que le seul espoir qui fait battre son cœur est celui d’une catastrophe générale ? N’est-ce pas là, dans les deux cas, un glissement de l’acte individuel, non mesuré, en un suicide collectif délibéré !

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