Sélectionnez votre langue

Les flux de mobilité et la réorganisation des centralités dans l’agglomération d’El Jadida (Maroc)


Insaniyat n° 93, juillet-septembre 2021, p. 23-40


 


L’espace urbain et périurbain marocain, en général, et celui de l’agglomération d’El Jadida, en particulier, ont connu des changements radicaux permanents, déstabilisants les anciens rapports ville-campagne. À la suite de ces mutations, nous remarquons l’apparition de nouvelles figures relatives à la ville contemporaine, fondées sur des relations de complémentarité et de spécialisation (réticularité) plus que de hiérarchie (El Adib, 2017). Étant donné que les centralités de la ville contemporaine ne se situent pas forcément dans le centre topologique de l’agglomération, ni dans les noyaux urbains anciens (Chouiki, 2017, p. 35), mais là où les lieux sont attractifs, accessibles et disposent de fonctions spécialisées. Théoriquement, les flux de mobilité, notamment pendulaire, générés en fonction du système de localisation, auront des effets qui peuvent contribuer, avec le temps et l’intervention d’autres facteurs, à la réorganisation des centralités urbaines (centralités spontanées ou d’attraction selon Stadnicki Roman, 2009, p. 120). Le passage de la centralité classique de la médina et des quartiers ex-européens à la diffusion de la centralité partout dans l’agglomération.

Dans ce sens, cet article vise l’étude des interactions spatiales[1] induites par les flux de la mobilité quotidienne et leurs effets sur la réorganisation fonctionnelle de l’agglomération marocaine du grand El Jadida. Cette dernière fait partie de la région de Casablanca-Settat au centre nord du Maroc selon le nouveau découpage administratif de 2015. C’est un groupement des communes, un espace de vie et de planification, composé d’une ville principale (El Jadida), une ville satellite (Azemmour), une banlieue périurbaine et une périphérie rurale appartenant à quatre communes : Haouzia, Moulay Abdellah, Ouled Hcine et Sidi Ali Ben Hamdouch. À partir de la décennie 1970, El Jadida connait un essor économique accompagné d’une dynamique irréversible de changement. Bien que ses facteurs soient multiples, le complexe portuaire et industriel Jorf Lasfar a été son catalyseur (مرسي عبد العزيز، 1996). La croissance démographique et urbaine enregistrée depuis cette période a, par conséquent, engendré de profondes mutations sur plusieurs niveaux, avec des effets dépassant l’horizon classique de la ville et affectant un territoire aussi bien vaste que pluriel qui est la banlieue. Ainsi, il apparait éligible de poser la question suivante : comment se caractérise l’organisation urbaine de l’agglomération d’El jadida ? Et à quel point la centralité de sa médina et des quartiers ex-européens continuent de polariser les autres quartiers de la ville et des banlieues voisines ?

Supposant une relation d’interaction entre la mobilité quotidienne des personnes et la recomposition de l’espace urbain et périurbain d’El Jadida. Il nous semble que l’influence de la mobilité provoque la destruction de l’organisation ancienne et contribue à l’émergence d’une nouvelle organisation, dans laquelle la centralité est partagée entre le centre et la périphérie. Ceci se fait dans un processus de changement permanent, parallèlement au processus d’étalement urbain (grignotage des périphéries et déplacement du front d’urbanisation), localisation, délocalisation des activités et intégration des nouvelles technologies de l’information (Smart city). C’est ce que plusieurs auteurs spécialistes en développement décrivent par la « glocalisation », où « le territoire urbain de demain sera alors plus caractérisé par une « réseaupolisation » du monde, sans centres, ni périphéries, le centre étant partout et la périphérie aussi » (Ammor, F.-M., 2003, p. 95).

De ce fait, l’observation des flux de mobilité à l’échelle de l’agglomération d’El Jadida peut participer à l’effort d’investigation de ce processus de changement et apporter de la valeur ajoutée à l’étude de la ville contemporaine au Maroc. D’ailleurs, la mobilité quotidienne et surtout les flux domicile-travail sont utilisés par plusieurs études au monde, notamment pour la délimitation des aires métropolitaines (Feria Toribio, De Oliveira Neves, Hurtado Rodriguez, 2018).

Les concepts mobilisés 

Centralité urbaine

Tout en étant une notion fondatrice et essentielle de l’analyse spatiale (Gaschet ; Lacour, 2002, p. 50), la centralité urbaine a préoccupé autant de chercheurs que de disciplines notamment la géographie, la sociologie urbaine, la science régionale ou l’économie géographique et l’urbanisme. Pour ne pas se perdre dans le labyrinthe des définitions et du débat qu’elles ont suscité, on se contente d’en relever les principales conclusions. La centralité est une qualité abstraite des centres qui se manifeste par le degré d’attractivité et de rayonnement. Elle se détermine essentiellement par le couple dont plusieurs auteurs ont parlé : densité/diversité. La centralité se manifeste par la spécialisation dans l’usage des espaces et des bâtiments et par l’existence de flux de fréquentation (Chaline, 1996). Elle est aussi définie par la capacité de polarisation de l’espace situé dans la zone d’influence d’un lieu, c’est-à-dire, à exercer un pouvoir attracteur sur les populations et les activités d’après la définition de l’observatoire du développement spatial du Grand-Duché de Luxembourg (2012). Denise Pumain et Thérèse Saint-Julien (2010, p. 205) distinguent deux acceptions de la centralité ; la première est le « Degré de complexité fonctionnelle acquis par un centre, qui lui confère une puissance d’attraction sur une région », alors que la deuxième est liée à la logique du réseau comme « Degré d’accessibilité d’un nœud à partir de tous les autres nœuds du réseau ». Ainsi, la centralité urbaine que nous postulons analyser se compose de deux éléments : la fonction qui se traduit par la concentration des fonctions/activités et le degré de fréquentation. Toutefois, la centralité peut être évoquée selon d’autres points de vue : social, imaginaire et linguistique (Signoles, 2001).

Mobilité quotidienne ou pendulaire  

La mobilité est l’un des traits caractérisant la société moderne au point où le monde est devenu à caractère liquide (Barone, 2008). C’est un concept utilisé par plusieurs disciplines, tant pour les personnes que pour les biens et les informations (Epstein, 2013). Les villes d’aujourd’hui connaissent de plus en plus une forte mobilité quotidienne de la population, en particulier pendulaire. Cette dernière désigne les déplacements domicile-travail et/ou de poursuite des études, basée sur la différenciation de l’espace et la complémentarité des activités. En général, la mobilité fait l’objet de deux définitions. La première définition parait superficielle et plus technique, elle se limite, d’après Florent Demoraes (2004, p. 25), à « l’ensemble des déplacements d’une personne, réalisés au quotidien de manière contrainte (travail et étude) ou non (loisirs, visites, etc.), par le biais des différents modes de transport circulant sur des réseaux généralement interconnectés. ». En revanche, la deuxième définition joint les dimensions, technique et anthropique de la mobilité, qui est, selon Georges Amar, (1993, p. 88) : « la capacité ou l'aptitude à se mouvoir, qui n'est pas un pur et simple attribut biologique, puisqu'elle dépend des conditions et des équipements proposés… ».

Matériels et méthodes 

Face à la contrainte relative au manque de données complètes et homogènes concernant les flux de mobilité quotidienne au sein des espaces urbains et périurbains marocains, l’étude du cas de l’agglomération d’El Jadida peut apporter une observation généralisable sur l’ensemble des villes marocaines.

Cette agglomération qui fait partie de la région Casablanca-Settat (Maroc) peut constituer un exemple représentatif parce qu’elle a vécu presque toutes les étapes et les ruptures de l’histoire urbaine marocaine et dispose de toutes les formes d’urbanisation connues (tissus anciens, quartiers ex-européens, urbanisation de banlieue, exode rural, etc.), sans oublier sa proximité de la métropole casablancaise qui l’influence par ses phénomènes et son mode de vie et de consommation. Afin de répondre à notre question, nous avons adopté une méthode fondée sur le traitement statistique des flux de mobilité quotidienne en fonction du modèle gravitaire (formulation mathématique par les tableaux d’échange selon Denise Pumain), de la théorie des graphes et de l’analyse fonctionnelle des lieux de destination.

La démarche statistique utilisée pour le traitement des flux s’appuie sur l’exploitation de la matrice des échanges de la mobilité quotidienne des personnes ayant 15 ans et plus, produite par l’enquête ménage du plan des déplacements urbains (PDU) du Grand El Jadida en 2014. Cette matrice permet de mesurer plusieurs paramètres comme l’indice d’attractivité[2](Pumain ; Saint julien, 2010, p. 22) et d’émissivité[3] (Pumain ; Saint julien, 2010, p. 22) de chaque zone .

Les données exploitées sont répertoriées selon une répartition spatiale distinguant les médinas des quartiers ex-européens, des quartiers du péricentre et des communes de la périphérie. En se référant au PDU, la médina et les quartiers ex-européens comptent huit secteurs : la cité portugaise, le port, la médina nord, la médina sud, la gare routière, l’hôpital Mohammed V, le quartier Derb Ghalef et le quartier Sidi Daoui. Ces derniers sont entourés des quartiers du péricentre, composés de dix-neuf secteurs : l’ancien aérodrome, la carrière, Hay Assalam, Hay Al Qods, la gare ONCF, le quartier Sidi Moussa, le Stade, le Camping, le secteur Khalil Jabrane, l’université, le nouvel hôpital, l’hippodrome, la zone industrielle, le quartier Mouilha, le quartier Biranzarane, le quartier Saada, le quartier Ben Badis sud, Ben badis nord et Hay Alamal.   

La visualisation de la hiérarchie des flux afin d’établir la structure de l’organisation, qui résulte des interactions entre les zones géographiques d’El Jadida, a été réalisée par l’application simplifiée de la théorie des graphes en géographie selon la méthode utilisée par Nystuen et Dacey en 1961 avec l’intégration des améliorations qui lui ont été apportées récemment afin de minimiser l’inconvénient relatif à la prise en compte des seuls flux dominants, notamment la règle des 20-80 : 20% des liens et 80% de l’information (Bahoken, 2016).

Résultats 

Les flux de mobilité quotidienne, des indicateurs de l’attractivité des lieux

Il ressort des mesures d’attractivité effectuées dans la matrice des échanges (cf. le tableau n° 1) que la ville d’El Jadida constitue la destination la plus attractive en même temps qu’elle soit le lieu par excellence des interactions suite à sa concentration de la majorité des flux, dont 1/3 du volume total ne franchisse même pas ses limites communales, traduisant les interactions spatiales entre les quartiers du centre et ceux du péricentre. Par conséquent, El Jadida fait preuve d’un indice d’attractivité très important de 79,9, certes, qui cache la primauté des quartiers du péricentre de l’ordre de 48,4 contre seulement 31,5 pour le centre (médina et quartiers ex-européens). Quant aux communes de la périphérie, elles sont de loin, moins attractives avec des indices d’attractivité variant de 3,1 à 3,9, en même temps la ville d’Azemmour se distingue légèrement par une situation intermédiaire avec un indice de l’ordre de 6,3.  

 Tableau 1 : Paramètres de l’attractivité (calculés à base de la matrice des échanges)[4]

Source : PDU du Grand El Jadida (rapport n° 2, 2014).

Tout en étant dans une logique de symétrie des flux, il est important d’examiner l’émissivité des lieux d’origines. En fait, El Jadida est aussi la commune la plus émettrice des flux, son indice atteint 80,2, dont plus de la moitié est canalisée par les quartiers du péricentre. Du point de vue de la capacité d’absorption et d’émission, qui est liée à la masse (population) de chaque objet (commune), El Jadida fait preuve d’une importante capacité d’émission et d’absorption, exprimée par des taux respectivement de 1329 et 1326 pour mille habitants. En ce qui concerne la ville d’Azemmour, bien que son indice d’émissivité se rapproche de celui des autres communes de la périphérie, elle dispose d’une capacité d’émission et d’absorption nettement importante, respectivement de 400 et 501, loin des autres communes, ce qui lui confère la deuxième position après El Jadida.

Le glissement de la centralité indique-t-il une recomposition de l’espace ?

Dans le même sens d’évaluation des flux et après la mesure et l’identification des destinations attractives, nous passons à la visualisation de leur hiérarchisation en différents sommets de la grappe : dominant, intermédiaire et dominé. Le tableau n° 2 ci-dessous classe les lieux de destination par ordre d’attractivité en fonction des flux reçus.

Tableau 2 : Classement des destinations par ordre d’importance des flux reçus

 

Flux total reçu

El Jadida

Péricentre

156518

Centre

101982

Azemmour

20500

Moulay Abdellah

12700

Sidi Ali Ben Hamouche

10900

Haouzia

10700

Ouled Hcine

10000

Total

323300

Source : PDU du Grand El Jadida (rapport n° 2, 2014).

La hiérarchisation des destinations s’appuie sur deux indicateurs : le volume des flux reçus et le nombre des liaisons avec les destinations, ce qui reflète le degré de rayonnement (les arêtes), on peut aussi leur ajouter les caractéristiques de la population, en particulier, le degré de mobilité et le pouvoir d’achat selon Refass Mohammed (Refass, 1993, p. 221). La carte suivante n° 1, représente le résultat obtenu après ce traitement.

Carte 1 : Hiérarchie des flux de mobilité quotidienne à El Jadida

Source : Données du PDU du Grand El Jadida (2014), cartographie personnelle.

Il résulte de ce traitement selon la règle des 20-80 (voir matériels et méthodes) que le sommet dominant est la ville d’El Jadida, précisément le péricentre, puis le centre. Les sommets dominés sont toutes les communes de la périphérie. Toutefois, la ville d’Azemmour semble jouer le rôle d’un sommet intermédiaire du fait de sa position relais entre El Jadida et le sommet dominé Sidi Ali Ben Hamdouch. La ville d’El Jadida (centre et péricentre) se distingue par le nombre élevé des liens et le volume important des flux, elle reçoit de tous les lieux d’origine et émet les flux vers toutes les destinations.

Néanmoins, la primauté des quartiers du péricentre en fonction du nombre d’arêtes et du volume, sous-tend l’existence de polarités qui attirent ces flux, sur lesquelles se construisent des centralités, particulièrement au niveau des secteurs de : l’université, les quartiers résidentiels ouest notamment Saâda, Mouilha, Biranzarane et la zone industrielle. Or, même en périphérie, des centralités émergentes se développent autour des polarités, à savoir la zone industrialo-portuaire Jorf Lasfar à Moulay Abdellah et la zone touristique Haouzia. À ce niveau, la question qui s’impose est : à quel point ces sommets identifiés correspondent-ils à des centralités urbaines ? L’approfondissement de l’analyse de la centralité par le biais des points d’intérêts de la population pendulaire, contribuera à éclairer ce questionnement. 

Les points d’intérêts donnent aux destinations de mobilité une identité fonctionnelle

Les équipements et les zones d’activités, autrement dit, les nœuds qui représentent des lieux d’intérêt pour la population sont les générateurs de l’attractivité. Les auteurs du plan bleu (Le Tellier ; Debbi ; Amzil, 2009) ont mis l’accent sur le rôle des équipements implantés le long des axes structurants comme la gare routière, ferroviaire, le marché de gros, l’hôpital, l’université, le port et l’aéroport dans la génération des déplacements au sein de l’agglomération de Tanger. L’enquête de terrain que nous avons menée dans le cadre de la thèse de doctorat auprès de 417 ménages dans la périphérie d’El Jadida a permis de relever les principaux nœuds attractifs, représentés dans les cartes n° 2 et 3 ci-dessous.

Au niveau du centre-ville, El Jadida est composée d’un noyau urbain ancien (la cité portugaise Mazagan et la médina extra-muros) et des quartiers construits sous l’égide de la colonisation. Cette portion du tissu bâti, bien que dense et réduite dans l’espace, elle assure des fonctions diversifiées, surtout à vocation commerciale (souks de médina tels que Lala Zahra et Bouchrite, commerces de gros de l’alimentation, Kissariats de l’habillement…), mais également des fonctions administratives et des services non marchands. Les nœuds qui ont été identifiés dans le centre-ville comme points d’intérêt attractifs de la population sont de l’ordre de 28, répartis entre les administrations publiques 29%, les sièges de sociétés, les commerces et les banques 28%, les structures de santé et les écoles 26% en plus de la gare routière avec 17%.

Les quartiers du péricentre sont le produit de l’urbanisation marocaine de l’indépendance depuis la deuxième moitié du 20ème siècle (urbanisme par zonage et lotissement). Ce tissu urbain parfois discontinu et souvent moins dense, représente aujourd’hui plus de deux tiers de la ville et dont les vocations sont diversifiées et spécialisées. Trois destinations attractives ont été identifiées à ce niveau : la zone universitaire (7 points d’intérêt), les quartiers à vocation résidentielle de l’ouest (24 points d’intérêts attractifs) et la zone industrielle (11 points d’intérêts attractifs).

Carte 2 : Les points d’intérêt attractifs du centre-ville et des quartiers du péricentre d’El Jadida

Source : Enquête personnelle, 2014 (fond de découpage communal de 2009).

Concernant la périphérie qui est un espace d’extension et de multiplication de toutes les formes d’urbanisation planifiée et clandestine, elle se compose de discontinuité urbaine (douars de plus de 1500 habitants et d’une série de centres urbains en forte croissance : Sidi Ali Ben Hamdouch, Moulay Abdellah, Ouled Ghadbane, Sidi Bouzid et Sebt Douieb). Par le biais du drainage massif des flux de la main d’œuvre et de l’économie d’échelle que procurent les lieux de la périphérie, ils contribuent à l’apparition de polarités parfois pesantes. La bande littorale relavant de la commune Haouzia compte 4 points d’intérêt et la zone industrielle et portuaire de Moulay Abdellah (Jorf Lasfar) dispose de 5 lieux absorbant la masse la plus importante de la main d’œuvre industrielle à l’échelle provinciale (les unités de l’OCP, la centrale électrique JLEC et le port Jorf Lasfar). 

Carte 3 : Les points d’intérêt attractifs dans la périphérie et la ville d’Azemmour

Source : Enquête personnelle (fond de découpage de 2009).

Quant à la ville d’Azemmour, cité médiévale dont le rôle s’est réduit à la fonction dortoir, d’encadrement territorial et de relais compte tenue de la forte concurrence d’El Jadida, son aire de rayonnement se rétrécie et ne touche pratiquement que peu de communes notamment Ouled Rahmoune et surtout Sidi Ali Ben Hamdouch. De ce fait, en plus des services non marchands d’ordre local, l’attractivité d’Azemmour s’attache à la fonction commerciale rurale, en étant un marché des produits et des intrants agricoles destinés à la population rurale environnante.

Discussion 

À la lumière des résultats obtenus après l’observation des trois objets de la problématique posée au préalable qui sont, les flux, l’organisation et les nœuds, nous démarrons leur discussion dans les paragraphes qui suivent.

Ainsi, même avec la dégradation du couple densité/diversité des deux anciens centres (médina et quartiers ex-européens), la ville d’El Jadida, du fait qu’elle soit la principale ville dans le réseau urbain local, dispose d’une forte attractivité des flux de mobilité pendulaire par rapport aux espaces soumis à son rayonnement. Ceci dit que la relation entre la mobilité quotidienne et l’attractivité des lieux est fortement corrélée et la position de la ville d’El Jadida comme étant chef-lieu de son territoire lui confère une forte attractivité sur les autres parties de l’agglomération (banlieue, périphérie, arrière-pays et autres villes satellites). Or, avec l’extension urbaine, les deux anciens centres commencent à perdre leur centralité au profit des quartiers du péricentre qui bénéficient d’une meilleure accessibilité.

En plus de son attractivité, El Jadida (centre et péricentre) est en même temps une commune d’émission et d’attraction (El Adib, 2017) alors qu’Azemmour, Moulay Abdellah et Ouled Hcine sont plutôt des communes d’absorption, contrairement à Haouzia et Sidi Ali Ben Hamdouch qui sont des communes d’émission. Ces résultats obtenus par les données du PDU ne s’éloignent pas de ceux de l’étude du Ministère du Transport relative aux déplacements dans les communes rurales de la province d’El Jadida (2013) et des résultats de l’enquête que nous avons effectuée lors de la préparation de la thèse de doctorat entre janvier et mai 2014, du moins pour le cas des flux en provenance de la banlieue. 

Les résultats des calculs statistiques nous dévoilent la tendance d’une recomposition des centralités et, par conséquent, d’une réorganisation de l’agglomération toute entière. En effet, la centralité classique de la ville d’El Jadida comme de la ville marocaine en général, basée autrefois sur le doublet ou le binôme central : médina et quartiers ex-européens (M’hammed Belfquih et Abdellatif Fadloullah, 1985), est en train de se diluer poursuivant l’urbanisation et l’implantation des équipements et des activités dans les quartiers du péricentre et dans la périphérie. Ce qui correspond au glissement des centres de gravité des villes du monde arabe à l’image de celles des pays développés (Chaline, 1996). Dans un cadre plus large, cette évolution marque la transition vers la ville contemporaine, caractérisée par la pluralité architecturale, la dispersion du bâti et le polycentrisme (Chalas, 2010). La comparaison des résultats obtenus à travers l’évaluation de la centralité dans la ville El Jadida par rapport aux périodes antérieures, démontre la tendance de changement observée. En 1993, l’urbaniste Morsi Abdelaziz a classé les centralités urbaines de la ville d’El Jadida en trois niveaux en fonction de la concentration des activités urbaines, selon : la taille, la nature des activités et le rayonnement. Avec une démarche empirique basée sur la méthode des scores, ce chercheur a identifié le centre-ville (médina extra-muros et quartiers ex-européens) comme centralité prédominante, ceci dit, El Jadida a été jusqu’à cette période (1990) une ville mono-centrique. Il a identifié en deuxième niveau les centralités inter-quartiers, dont le rayonnement est très limité et enfin les centralités de proximité (intra-quartier) pour les produits de première nécessité comme l’alimentation générale. Aujourd’hui, bien que le doublet central persiste comme une centralité essentielle, il n’est plus dominant et a perdu de l’importance au profit du péricentre suite au recul de son attractivité concernant les nouvelles localisations.

En même temps, les activités motrices sur lesquelles s’est basée autrefois sa centralité se délocalisent à cause des problèmes liés à l’accessibilité, parallèlement à l’augmentation du taux de motorisation (congestion, circulation difficile et contraintes de stationnement) et à l’avènement de la société de consommation (grandes surfaces). Trois principales centralités sont à distinguer au niveau péricentral, à savoir : la zone industrielle qui accueille la majorité des sociétés et usines de la ville avec une extension prévue selon les orientations du SDAU, les quartiers autour du campus universitaire Chouaib Doukkali et du nouvel hôpital, qui développent une centralité basée sur l’enseignement supérieur, la formation professionnelle et les services de la santé, enfin les quartiers résidentiels de l’ouest favorisant une centralité linaire longeant la route régionale 301 en direction de Sidi Bouzid. L’agglomération du Grand El Jadida connait, donc, un phénomène de diffusion de la centralité qui se déploie par l’émergence de centralités spécialisées et complémentaires dans les quartiers du péricentre. Bien que son poids démographique soit limité par rapport au péricentre et au binôme central, la périphérie avec sa spécialisation fonctionnelle et son dynamisme urbain (urbanisation linéaire du littoral de Sidi Ali Ben Hamdouch au nord à Jorf Lasfar au sud avec deux pôles urbains en construction : PUMA et Haouzia), connait l’essor de polarités sur lesquelles se développent certaines centralités périphériques.

La centralité de la commune de Moulay Abdellah s’appuie sur ses zones d’activités industrielles (centre Moulay Abdellah et Jorf Lasfar) qui constituent le premier pôle provincial d’occupation de la main d’œuvre industrielle, cela parallèlement à la bande littorale entre Azemmour et El Jadida (première zone touristique à l’échelle provinciale), qui développera avec les pôles urbains en construction d’autres centralités périphériques.

Les nouvelles centralités émergentes, identifiées à côté des anciennes, n’indiquent-elles pas un passage dans son fonctionnement de la ville à celui de l’agglomération ? Dans ce sens, Jean François Troin dans l’ouvrage qu’il a dirigé « le Maroc, pays, régions et territoires » (2002) m’a interpellé quand il a décrit Marrakech comme des villes dans la ville. Cette description, aussi simple que provocatrice, reflète une forme d’organisation sous-jacente que la ville marocaine est entrain de devenir, qui n’est en fait que la généralisation du modèle de la ville éclatée (Chouiki, 2017 p. 10). Cet éclatement de l’espace urbain, qui s’accompagne de la diffusion de l’urbanisation et par conséquent la dilution de la centralité de la ville vers la périphérie, a été déjà souligné par Beaujeu-Garnier Jacqueline (1980, p. 314) dans son ouvrage « la géographie urbaine », qui arrive au bout de son analyse des rapports villes-campagnes à dire que : « La ville n’est plus le pivot des campagnes de son entourage, elle devient un simple rouage de la vie économique et sociale ». L’émergence des centralités dans le péricentre et la périphérie est devenue une caractéristique de la ville/agglomération qui regroupe des discontinuités urbaines dans des espaces qui ne sont pas forcément urbains mais en mutation permanente. En fonction du redéploiement des centralités évoqué ci-dessus, une recomposition urbaine et périurbaine a été mise en place. Ses germes ont été semés depuis plus de trois décades suite aux projets structurants de l’infrastructure, de l’industrie et du tourisme, ce qui a fait passer El Jadida d’une ville à une agglomération (El Adib, 2017). Ce processus de mutation a commencé par la construction du port Jorf Lasfar en plus de la zone industrielle de transformation des phosphates comme étant, au départ, une zone de desserrement de Casablanca.

De plus, l’aménagement des stations touristiques au nord et au sud d’El Jadida, la spécialisation de la périphérie rurale dans une production agricole intensive de maraichage, assoient les piliers d’une complémentarité fonctionnelle (El Adib, 2015). Les emplois générés par les activités de production dans la périphérie (des dizaines de milliers), surtout en présence des unités industrielles et des équipements d’envergure ont permis aux espaces du Grand El Jadida. Cette dynamique a poussé les autorités locales à planifier ce territoire en tant qu’unité spatiale homogène (Schéma directeur d’aménagement et d’urbanisme, Plan des déplacements urbains, …). Cette orientation a été couronnée par la création d’un groupement de commune « Al Jadida Al Kobra-transport urbain » en 2014, du moins pour régler en commun la question des déplacements urbains et périurbains. De ce qui précède, les villes marocaines ne sont plus compactes ni organisées en fonction d’une centralité classique du binôme des médinas et/ou des quartiers ex-européens. Ces derniers, en cas de leur existence, ne représentent qu’une proportion plus au moins limitée de la superficie et leur population diminue dans les meilleurs cas des deux grandes médinas de Fès et Marrakech à moins de 20% de la population totale de l’agglomération. À la suite des réactions entre les lieux de l’agglomération, la forme d’organisation et de fonctionnement des villes se transforme suivant la diffusion de la centralité hors centre topologique. Enfin, le glissement de la centralité des villes marocaines n’est pas uniquement une recomposition de l’espace urbain et périurbain, mais aussi un fait social et économique qui détermine l’organisation urbaine contemporaine comme l’avait constaté Jellal Abdelkafi dans son ouvrage sur la médina de Tunis (cité par Signoles, 2001, p. 14).

Conclusion

La relation d’interdépendance supposée entre la mobilité quotidienne et la recomposition de la ville marocaine nous semble confirmée. Elle se manifeste par le redéploiement de la centralité classique des médinas et des quartiers ex-européens et, par la suite, le passage de son fonctionnement à celui d’agglomération. Ceci, bien que nous l’avions évalué par l’observation du cas d’El Jadida, certes, les conclusions s’avèrent généralisables. En outre, la mobilité quotidienne (tous motifs confondus) paraît suffisante pour étudier les mutations des centralités urbaines et leurs effets sur l’organisation et le fonctionnement des villes, sans avoir besoin d’explorer d’autres types de mobilité tels que la mobilité résidentielle et migratoire.

En ce qui concerne la démarche méthodologique adoptée, inspirée du modèle gravitaire, la théorie des graphes et l’analyse fonctionnelle de la nodalité, nous a permis de vérifier à plusieurs degrés la validité de notre hypothèse en analysant respectivement les flux, l’organisation (hiérarchisation des relations) et les nœuds attractifs des destinations. Ces trois objets géographiques reflètent concrètement l’attractivité et la complexité fonctionnelle des lieux, c’est-à-dire de la centralité.

À travers l’analyse de la matrice des flux de mobilité quotidienne, nous avons pu faire le diagnostic des centralités intra-urbaines. Ces dernières ont tendance à se diffuser du centre vers le péricentre et la périphérie. En fait, bien que le centre-ville continue de polariser la population grâce à sa concentration de biens et de services marchands
et non marchants plus au moins rares et de ses fonctions d’encadrement administratif, de leurs parts, les centralités du péricentre se consolident au fil du temps. C’est d’autant plus qu’un phénomène de diffusion et de redéploiement de la centralité au sein de la ville marocaine, c’est un mouvement irréversible de mutations qui touchent le fonctionnement de la ville.

On retient donc que les villes marocaines (notamment grandes villes) ont coupé définitivement avec la mono-centralité classique du binôme central, même si ces derniers détiennent encore une part de l’attractivité et de la concentration fonctionnelle, mais ne représentent souvent qu’une proportion plus au moins limitée pour ne dire que des quartiers faisant partie d’un ensemble urbain plus au moins étendu. Ainsi, les flux de mobilité comme étant facteurs déterminants, influencent la forme et le fonctionnement de nos villes au 21e siècle.

Bibliographie

Monographies et documents inédits

Ministère de l’Habitat de l’urbanisme et de l’aménagement de l’espace. (2009), SDAU du grand El Jadida.

Le Tellier J. ; Debbi F. ; Amzil L. (2009). La Mobilité urbaine dans l’agglomération de Tanger : évolutions et perspectives. Plan Bleu 2007-2009. Centre d’activités régionales Sophia Antipolis.

Ministère de l’équipement, du transport et de la logistique. (2013). Diagnostic du système de transport existant, étude de proximité pour l’amélioration des conditions de transport dans les communes rurales relevant de la province d’El Jadida, phase 2, rapport définitif. Réalisée par le bureau d’étude Akhibra.

Observatoire du développement spatial du Grand-Duché de Luxembourg. (2012), La centralité urbaine au Luxembourg : analyse et perspectives.

Province d’El Jadida (2014). Plan des déplacements urbains du Grand El Jadida. Élaboration du diagnostic et enjeux. Rapport de la deuxième phase.

Ouvrages

Pumain, D. ; Saint Julien T. (2010). Analyse spatiale, les interactions. Paris : Armand Colin, deuxième édition.

Chaline, C. (1996). Les villes du monde arabe. Paris : Armand Colin/Masson, deuxième édition.

Chouiki, M. (2017). L’urbanisme en question (s) problématiques conceptuelles. Rabat : publication de l’Institut National de l’Urbanisme (INAU).

Beaujeu-Garnier, J. (1980). Géographie urbaine. Paris : Armand Colin.

Ouvrages collectifs

Ammor, F. M. (2003). Le développement local à l’épreuve de la mondialisation. In Khrouz Driss., (dir.), Le développement local et l’économie solidaire à l’épreuve de la mondialisation. Ouvrage collectif. Casablanca : Fondation du Roi Abdul-Aziz Al Saoud pour les études islamiques et les sciences humaines- Casablanca. p. 75-96.

Troin J.-F. (dir.), (2002). Maroc. Régions, pays, territoires. Paris : édition Maisonneuve & Larose.

Thèses et mémoires

مرسي عبد العزيز، (1996). آليات وأشكال التوسع الحضري بمدينة الجديدة. رسالة لنيل شهادة الدراسات العليا. جامعة محمد الخامس، كلية الآداب والعلوم الإنسانية، الرباط: المغرب.

Barone, S. (2008). Le train des régions Régionalisation des transports collectifs et recompositions de l’action publique. Thèse de doctorat. Université Montpellier 1, faculté de droit, science politique, Montpellier, France.

Demoraes, F. (2004). Mobilité, enjeux et risques dans le district métropolitain de Quito (Equateur). Thèse de doctorat. Université Chambéry Annecy de Savoie, Chambéry. Equateur.  

El Adib, M. (2017). La mobilité pendulaire et le transport collectif intercommunal dans l’agglomération du Grand El Jadida : cas des flux provenant de la banlieue. Thèse de doctorat. Université Mohammed V, Rabat : Maroc.

Epstein, D. (2013). La mobilité spatiale locale : l’influence de la mobilité quotidienne sur la mobilité résidentielle, l’exemple des résidents actifs luxembourgeois. Thèse de doctorat : université de Strasbourg, France.

Refass, M. (1996). L’organisation urbaine de la péninsule Tingitane, Université Mohammed V, publications de la Faculté des lettres et des sciences humaines, Rabat, Série : thèses et Mémoires, n° 27. Thèse de doctorat d’État soutenue à l’Université de paris I Panthéon-Sorbonne en juin 1993.

Stadnicki, R. (2009). Nouvelles centralités et recompositions socio-spatiales dans le grand Sanaa (Yémen). Thèse de doctorat : université François-Rabelais de Tours : France.

Articles périodiques

El Adib, M. (2015). La mobilité pendulaire, un aspect de la population des banlieues : cas d’El Jadida, GéoDév, [En ligne], vol. (3). URL : https://bit.ly/3L3B2L1

Gaschet, F. , Lacour, C. (2002). Métropolisation, centre et centralité. Revue d’Économie Régionale & Urbaine (février), (49-72), DOI 10.3917/reru.021.0049 [En ligne], consulté le 26 avril 2018. URL : https://bit.ly/3NmlrZ8

Belfquih, M. , Fadlou-allah, A. (1985). Résumé de thèse : l’agglomération de Rabat-Salé. Processus, mécanismes et formes de croissance, RGM n° 9 nouvelle série, 87-90.

Chalas, Y. (2010). Centre, centralité et polycentrisme dans l’urbanisation contemporaine. URBIA les Cahiers du développement urbain durable, (11), 23-42.

Signoles, P. (2018). La centralité des médinas maghrébines : quel enjeu pour les politiques d’aménagement urbain ?, Insaniyat [En ligne], 13 | 2001, mis en ligne le 28 février 2013, consulté le 26 avril 2018. URL : http://journals.openedition.org/insaniyat/11100 ; DOI : 10.4000/insaniyat.11100

Feria Toribio, J.-M. ; De Oliveira Neves, G. ; Hurtado Rodriguez, C. (2018). Une méthode pour la délimitation des aires métropolitaines. Application au système urbain espagnol. Cybergeo : European Journal of Geography [En ligne], Aménagement, Urbanisme, document 852, mis en ligne le 30 avril 2018, consulté le 21 mai 2018. URL : http://journals.openedition.org/cybergeo/29101 ; DOI : 10.4000/cybergeo.29101

Sites Internet

Amar, G. (1993). Pour une écologie urbaine des transports. [En ligne], Étude n° 84, Unité Prospective de la RATP (Régie autonome des transports parisiens), août 1993, format pdf/html. URL: https://bit.ly/3qrdHeq

Bahoken, F. (2016). La cartographie d’une sélection globale de flux, entre significativité et densité", Netcom [En ligne], 30-3/4 | 2016, mis en ligne le 23 mars 2017, consulté le 30 avril 2018. URL : http:// netcom.revues.org/2565 ; DOI : 10.4000/netcom.2565

Beauguitte, L. ; Giraud, T. ; Guerois, M. (2015). Un outil pour la sélection et la visualisation de flux : le package flows, Netcom [En ligne], 29-3/4 | 2015, mis en ligne le 23 mai 2016, consulté le 30 avril 2018. URL : http://netcom.revues.org/2134 ; DOI : 10.4000/netcom.2134

Notes 

[1] Les interactions spatiales construisent l’espace géographique et lui donnent sa forme d’organisation (Pumain ; Saint-Julien, 2010, p. 9-10).

[2] Indice d’attractivité IAi de la zone i : IAi = ∑i nji / (∑ij nij).

[3] Indice d’émissivité IEi de la zone i : IAi = ∑j nji / (∑ij nij).

[4] Les flux internes aux zones ne sont pas pris en compte.

Appels à contribution

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche