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La trilogie « Izuran » de Fatéma Bakhaï, une œuvre à la croisée des chemins entre Littérature et Anthropologie


Insaniyat n° 93, juillet-septembre 2021, p. 71-84


 

 


Mohammed Salah AIT MENGUELLAT: Université d'Oran 2, Mohamed Ben Ahmed, Faculté des Langues Étrangères, 31 000, Oran, Algérie.


Les rapports du texte littéraire à l’Anthropologie ont fait l’objet de plusieurs analyses notamment par les anthropologues américains qui se sont intéressés à cette corrélation en étudiant divers récits de voyage où se métissent esthétique littéraire et dimension ethnographique. Alain Montandon cite, dans Littérature et anthropologie, la démarche de quelques anthropologues américains pionniers ayant entrepris des études dans lesquelles le texte littéraire a été souvent considéré comme l’une des composantes de l’anthropologie culturelle à l’image de l’étude menée sur le récit Voyage sentimental de Laurence Sterne.

Les études anthropologiques du texte littéraire, telles que celles entreprises par les chercheurs américains, ne sont cependant pas les seuls domaines où se juxtaposent Littérature et Anthropologie ; il existe d’autres champs où les deux disciplines se rapprochent à l’exemple de la littérature comparée et des études comparées en anthropologie. Des démarches dans lesquelles les chercheurs se rejoignent dans l’acte de mettre en confrontation des œuvres variées, de pays et de cultures différentes pour mieux mettre en évidence la singularité d’un texte.

Toutefois, il existe différents écarts entre les deux disciplines. Il est possible ainsi d’opposer la description littéraire à la description ethnographique dans le sens où la première utilise le discours poétique, la métaphore qui conduit le lecteur vers l’imaginaire, alors que la seconde apparaît plus directe en accordant davantage d’importance à la documentation. Les deux disciplines se distinguent aussi par leurs centres d’intérêts. L’Anthropologie s’intéresse à l’Homme dans toute sa dimension tandis que la Littérature va se préoccuper davantage du langage et de l’écriture. Dans ce sillage, il est à rappeler qu’ils sont nombreux les écrivains qui, à l’instar de Fatéma Bakhaï, accordent dans leurs fictions, une grande importance aux preuves, témoignages et faits réels, soit pour asseoir davantage l’effet de vraisemblance de leurs récits, soit pour combler les vides de l’Histoire ou réécrire l’Histoire contestée.

Les romans Izuran, Les Enfants d’Ayye et Au pas de la sublime porte de Fatéma Bakhaï n’échappent donc pas à cette tendance. Ces trois textes ne cessent de brouiller les frontières entre la fiction et la réalité historique. Cependant, les rapports entre la Littérature et l’Anthropologie dans les œuvres de Bakhaï sont plus profonds que ce relativisme. Il est possible, dès lors, de s’interroger sur la nature de ses rapports : Sont-ils avant tout des rapports de contenu, de forme, d’écriture, ou de démarches ?  

C’est ainsi que nous tenterons d’analyser, dans cet article, la relation du texte littéraire au texte anthropologique dans sa globalité et dans l’œuvre bakhaïenne en particulier. Pour ce faire, il est nécessaire d’entreprendre un travail d’exploration à travers des pistes communes qui se fondent essentiellement sur le métissage entre faits imaginaires et réalité historico-anthropologique.

Pour analyser la relation de la fiction à l’anthropologie autour de l’œuvre de Bakhaï, nous organiserons notre réflexion en deux étapes. La première étape consistera à étudier, en comparant les deux modes narratifs respectifs, le rapport au réel qu’entreprennent les deux disciplines, à savoir Littérature et Anthropologie. Nous tenterons de mettre en relief, de ce fait, le rapport de complémentarité existant entre la fiction et l’Anthropologie par rapport à la réalité. Quant à la seconde partie, il s’agira d’analyser les procédés de fictionnalisation utilisés par Fatéma Bakhaï lui permettant d’insérer des références historiques et anthropologiques dans la trame narrative sans pour autant alterner la littérarité de l’œuvre.

Littérature et Anthropologie, deux disciplines aussi proches que différentes

Fatéma Bakhaï entreprend son projet littéraire en trois volets : Izuran, Les Enfants d’Ayye et Au pas de la sublime porte, projet dans lequel elle évoque l’Histoire du peuple algérien, en allant de la période préhistorique jusqu’à la veille de l’arrivée du colonisateur français en 1830. Pour ce faire, l’auteure mixe faits fictionnels et faits historico-anthropologiques. Ce métissage interdisciplinaire nous incite à nous interroger sur la relation entre la Littérature et l’Anthropologie. Les études consacrées à cette relation, dans les littératures des siècles précédents, ont été élaborées en rapport à des composantes comme le voyage, l’altérité, la description, la narration, le discours, le métissage, le réalisme, le témoignage et la subjectivité. Cependant, la majorité des œuvres étudiées fondaient l’entrecroisement à partir d’un ou deux éléments, contrairement à Bakhaï chez qui l’on retrouve presque toutes ces modalités ainsi que l’ensemble des éléments propices de rapprocher le littéraire de l’anthropologique. « La réflexion autour de la relation interdisciplinaire devient évidente, car elle représente la première dimension se détachant de la lecture du texte. Le fait que la déperdition des frontières entre littérature et anthropologie soit plus visible dans les romans bakhaïens, que dans les écrits du XVIe et XVIIIe siècles, est dû à l’éclatement des genres caractérisant les œuvres du XXe et XXIe siècles » (Ait Menguellat, 2013, p. 55)[1].

Ces romans, tels des livres d’anthropologie moderne, se réfèrent aussi bien à l’ethnologie qu’à l’Histoire ou à d’autres éléments de la vie humaine comme l’imaginaire, les rites et la culture. L’écriture bakhaïenne puise, de la sorte, sa disparité dans la spécificité de l’Anthropologie : « La spécificité de l’anthropologie n’est liée ni à la nature des sociétés étudiées (sociétés traditionnelles que l’on pourrait opposer aux sociétés ‟ modernes ”) ni à des ‟ objets ” particuliers (la religion, l’économie, la politique, la ville…) ni aux théories utilisées (marxisme, structuralisme, fonctionnalisme, interactionnisme…) mais à un projet : l’étude de l’homme tout entier, c'est-à-dire dans toutes les sociétés, sous toutes les latitudes, dans tous ses états et à toutes les époques. » (Laplantine, 2002, p. 7).

Ainsi, il apparait que Bakhaï souligne la dissemblance du peuple algérien en le confrontant avec les différentes ethnies qui ont colonisé son espace géographique et cela, afin de faire ressortir sa singularité culturelle. C’est donc dans l’altérité entre indigène et colonisateur que l’écrivaine expose l’identité des algériens. Dans ce sens, la romancière tente de montrer les variations et les complexités des échanges entre autochtone et étranger en retraçant les contextes et les événements historiques ayant permis le contact des cultures et des ethnies ayant peuplé l’espace géographique algérien depuis des millénaires, ce qui explique la forte implication de l’Histoire, de l’Archéologie, de l’Ethnographie et de l’Anthropologie dans le récit bakhaïen.

En effet, l’altérité, dans l’écriture de l’auteure de la trilogie Izuran, a pour but de mettre en évidence l’identité singulière de son peuple.

Le métissage en littérature comparée comme en études anthropologiques comparées est une question centrale. Dans la trilogie Izuran, le voyage dans les vestiges du passé historique va permettre aux personnages symbolisant l’ethnie algérienne de rencontrer des personnages venus d’ailleurs. Le contact incessant avec autrui va ainsi amener les personnages autochtones à mieux se connaître et connaître leurs semblables, leur société et donc leur identité. Dans les écrits de Bakhaï, à l’exemple des textes ethnographiques, c’est dans le voyage que réside la valorisation de l’altérité. Le voyage va permettre à l’écrivaine de comparer entres les différentes cultures pour mieux mettre en lumière celle des siens.

Les grandes passions humaines sont aussi un autre thème permettant de faire des parallèles entre la Littérature et l’Anthropologie du fait que le comportement de l’Homme et ses caractéristiques physiques ont été mis très tôt en rapport avec le moral et la psychologie, que ce soit par la Littérature ou par l’Anthropologie. Ce commun intérêt porté à l’Homme par les deux disciplines a tout de suite été élargi à un intérêt plus vaste : celui de la société. « C’est dans ce sillage qu’est né, en Littérature, le courant réaliste et naturalise, analogue à la discipline anthropologique. Des écrivains, tels que Balzac, Flaubert et Zola, décident de faire du roman, non pas un moyen de divertissement, mais un objet qui rendrait compte d’une réalité humaine et sociale »[2] (Ait Menguellat, 2013, p. 56) à travers l’usage des descriptions détaillées pour reproduire une représentation fidèle de la société : « Ce mot [roman] entraîne une idée de conte, d’affabulation, de fantaisie qui jure singulièrement avec les procès-verbaux que nous dressons » écrivait Zola qui accumulait, tout comme Flaubert ou Daudet, notes, dossiers, enquêtes et documents. » (Montandon, 2006, p. 10-11).

Bakhaï va, dans le même état d’esprit que les écrivains réalistes du XIXe siècle, user des descriptions minimales et détaillées. Des descriptions où fusionnent description littéraire et ethnographique, non pas pour témoigner d’une réalité sociale mais d’une réalité historique, car l’engagement de Bakhaï est celui de réécrire l’Histoire à travers l’histoire. C’est ce désir de faire de l’histoire (récit) un moyen pour corriger les orientations de l’Histoire, qui motive son choix de fusionner le littéraire et l’anthropologique. Dès lors, le littéraire la dégagerait de toute orientation idéologique et politique, et l’ethnographique prouverait la réalité de sa vision de l’Histoire. Bakhaï, « en faisant de la mimesis un aspect fondamental de ses descriptions, se rapproche encore plus de l’ethnographique au point que le lien entre les caractéristiques physiques et morales des personnages fictifs et ceux qui ont réellement existé à cette époque devient très étroit, dans le sens où l’écrivaine opte pour une écriture du détail qui l’inscrit dans la même démarche que celle de l’anthropologue »[3]. (Ait Menguellat, 2013, p. 57). Dans ces romans, l’importance accordée au détail se conjugue surtout dans les nombreuses descriptions fort minutieuses à l’image de celles qui décrivent les rites, les cérémonies (Yennayer, par exemple), les objets, et les physionomies des personnages : « L’intérêt du roman pour l’écriture du détail rejoint la démarche de l’anthropologue qui observe patiemment et minutieusement un objet, un rite, une cérémonie (la fabrication d’un arc iroquois, la préparation du couscous en petite Kabylie, la célébration du carnaval d’Olinda, la réalisation d’un show à Broadway) » (Laplantine, 2002, p. 17).

L’importance de la description chez Bakhaï dépasse souvent la narration puisque, comme est le cas dans la narration anthropologique, c’est le récit qui se met au service de la description. Bakhaï intègre « dans le paratexte des notes, des cartes géographiques, des points de repère et des arbres généalogiques de sorte à documenter son récit. Ceci brouille la relation entre récit et description, au point où le lecteur peut se demander qui de l’une est au service de l’autre. La subjectivité qui caractérise les descriptions bakhaïenne met l’accent sur le point de vue du narrateur »[4]. Elle lui permet principalement de porter des jugements à travers des anticipations. Ceci, non plus, n’est pas sans similitude avec la démarche de l’anthropologue qui prend en considération la subjectivité de l’observateur : « Mais l’anthropologue a depuis longtemps pris conscience que l’observation n’est ni neutre, ni objective et que la subjectivité de l’observateur doit être prise en compte en intégrant celui-ci dans le champ même de l’observation. […] Il y a chez les anthropologues une attention particulière apportée aux conditions de production de leur récit, des interactions entre l’observateur et l’observé, […] Aussi les problèmes rencontrés sont-ils fort semblables à ceux des romanciers, au point que certains anthropologues insistent sur l’aspect fictionnel de leurs discours. […] Certains se demandent, non sans angoisse, si le discours anthropologique ne produirait pas seulement des fictions, dépendantes d’un style d’écriture ainsi qu’en littérature, à l’opposé des ‟ vraies ” sciences qui, elles, s’occuperaient de réalités. Pourtant, beaucoup reconnaissent, à juste titre, la valeur heuristique de la fiction, … » (Montandon, 2006, p. 12-13).

L’importance qu’accorde Bakhaï au détail et à la documentation la rapproche sans aucun doute de la démarche de l’ethnologue, mais ses œuvres demeurent des romans, et leur littérarité, bien qu’elle soit bousculée, n’est jamais mise en doute. L’auteure renforce le lien entre la Littérature et l’Anthropologie, et ses écrits peuvent, à leur tour, être un terrain d’enquête très intéressant pour l’ethnographie, car ils contiennent la conception d’une ethnie et d’une culture dans sa composition sociale, historique et dans ses rapports aux autres. Ceci pourrait faire non seulement de Fatéma Bakhaï, une anthropologue mais aussi de sa littérature, une anthropologie.

Le milieu social dans lequel évolue la romancière pourrait constituer la genèse de l’œuvre. Ce principe, tant sollicité dans les différentes approches littéraires, favoriserait la représentation de la société par la Littérature, et tout cela sans altérer le sens, ni les principaux fondements des deux éléments, car la Littérature comme l’Anthropologie ne peuvent se dissocier de la société dans laquelle évoluent l’écrivain et l’anthropologue. Cette indissociabilité est notamment due au fait que toute œuvre littéraire, en dehors de sa littérarité (la recherche de l’esthétique), s’inscrit dans une thématique ayant directement ou indirectement pour centre d’intérêt l’Homme. « L’Homme social est l’épicentre de l’Anthropologie et de la Littérature comme dans l’écriture bakhaïenne qui, à aucun moment, ne peut être détachée du milieu social dans lequel elle évolue, ni de l’Homme dont elle se soucie, car même les choix esthétiques se trouvent être étroitement liés à la société dans laquelle évolue le récit »[5] (Ait Menguellat, 2013, p. 58).

Cette interdisciplinarité ne réside pas seulement dans l’importance similaire qu’accordent les deux disciplines à l’Homme et son milieu social, mais peut-être davantage dans le fait que la littérature soit une discipline carrefour ; quoique cela puisse tout à fait être contredit par la forte identité esthétique qui caractérise la littérature. Une esthétique qui a été très tôt fixée par La Poétique d’Aristote.

Cependant, depuis son apparition, le roman ne cesse d’affaiblir les frontières génériques, ce qui a ainsi affaibli également son identité et favorisé le métissage générique et interdisciplinaire. Le recours à l’Anthropologie dans les romans de Bakhaï pourrait donc être un moyen de légitimation, pour assurer une certaine crédibilité, à la fois au genre romanesque et à son discours propre. En conséquence, Bakhaï argumente son propre discours en cherchant à prouver sa véracité à l’exemple « du roman Izuran où l’auteure puise dans l’Anthropologie pour retracer l’origine des tribus berbères préhistoriques, en allant jusqu’à citer sa source dans le paratexte où est insérée une citation de l’anthropologue Malika Hachid. Bakhaï consolide son histoire par des références puisées dans Les Premiers Berbères : entre Méditerranée, Tassili et Nil de Hachid »[6] (Ait Menguellat, 2013, p. 61).

Toutefois, il est toujours possible de s’interroger sur le pourquoi du recours à l’Anthropologie et à l’Histoire ? La piste historique n’est pas sans importance puisque la compatibilité Histoire et Anthropologie est l’élément à partir duquel émane le sens des récits. L’Anthropologie, dans ces romans, s’inscrit dans la perspective historique, car les éléments anthropologiques comblent le vide historique et diminuent le peu de foi accordé parfois au processus historique : ‟ Histoire et anthropologie ont le même objet ” déclare Lévi-Strauss : ‟ appréhender la vie sociale ”. L’histoire saisit les ‟ expressions conscientes ”, l’anthropologie ‟ les expressions inconscientes ”» (Pageaux, 2006, p. 22).

Quant à la littérature, elle viendrait s’installer ente les deux, du fait que non seulement, elle échappe à l’orientation méthodologique à laquelle répondent l’Histoire et l’Anthropologie, mais surtout parce qu’elle puise dans les deux disciplines. Néanmoins, si nous insistons sur les délimitations des frontières thématiques entre les trois disciplines, nous risquons de délimiter leur entrecroisement, car le métissage interdisciplinaire devient plus significatif lorsqu’il est structural. L’interdisciplinarité a déjà été mise en évidence par Lévi-Strauss aussi bien dans ses choix scripturaux que dans son analyse des structures disciplinaires. À ce propos, Daniel-Henri Pageaux déclare : « J’avoue avoir pris à la lecture des livres de Lévi-Strauss un grand plaisir […] J’ai lu Tristes tropiques comme un roman et je n’ai pas été surpris, par la suite, en apprenant que telle page étonnante, la description d’un coucher de soleil, était tirée d’un roman, jamais achevé. J’aime que Lévi-Strauss compare sa série Mythologiques à des ‟collages de Max Ernst”. Pareillement, sa façon pédagogique, dans le meilleur sens du terme, d’exposer ses propres principes de lecture des mythes, sa démarche, faisant alterner les temps d’arrêt, les retours en arrière ‟revenons à” […], les annonces d’avancée progressive, comme s’il suivait parfois le tracé en ‟spirale” de la ‟déduction mythique”; et aussi les clins d’œil au lecteur, comme lorsqu’il s’excuse de la ‟lassante gymnastique” qu’il lui impose ou dans l’art du titre de tel chapitre où il sait doser l’allusion ‟L’astronomie bien tempérée”; ‟Un plat de tripes à la mode mandan” » (Pageaux, 2006, p. 23-25).

Lévi-Strauss est allé encore plus loin, « dans son rapprochement entre Littérature et Anthropologie, en démontrant clairement par le biais de la  comparaison d’Œdipe roi à la célèbre comédie de Labiche, Un Chapeau de paille d’Italie, notamment, dans La Potière jalouse où il expose la difficulté d’opposer Littérature et Anthropologie »[7] (Ait Menguellat, 2013, p. 61). Pageaux fait remarquer que Philippe Daros a, lui aussi, établi le lien entre les deux disciplines : « À juste titre Philippe Daros faisait remarquer que la littérature « à fait de l’anthropologie avant que la race des professionnels de cette « science de l’autre », dans les pas des colonisateurs, ne vienne ‟comparer” arts de faire rituels ‟sauvages”. Il évoquait Marco Polo, le Décaméron, Cervantès… » (Pageaux, 2006, p. 26).

L’altérité et le comparatisme mis en évidence par Lévi-Strauss, Pageaux et Daros permettent de mieux cerner la relation de l’anthropologique et du littéraire dans les romans bakhaïens. À leur tour, ces théoriciens insistent sur la notion de voyage en tant que génératrice de la pensée de l’altérité. Cependant, à l'inverse de Marco Polo, Boccace, Cervantès et Hérodote ; Bakhaï s’inscrit dans un autre voyage : un voyage dans l’Histoire. De la sorte, l’altérité dans ses récits ne met pas seulement en évidence la différence indigène/colonisateur, mais elle s’installe davantage dans une dissemblance entre passé historique et réalité actuelle. Ce procédé de différenciation passé/maintenant serait le noyau des romans bakhaïens. De ce fait, Bakhaï deviendrait à la fois ethnographe, voyageuse et affabulatrice.

Notre analyse de l’interdisciplinarité Littérature/Anthropologie n’est pas pour autant différente de la démarche de Lévi-Strauss, car son rapprochement des deux disciplines s’est entièrement fondé sur les mythes. Le mythe est l’un des éléments les plus présents dans le récit bakhaïen, comme l’explique Pageaux : « Les œuvres individuelles sont toutes des mythes en puissance, mais c’est leur adoption au plan collectif qui actualise, le cas échéant, leur ‟mythisme” » (Pageaux, 2006, p. 25). Le mythisme chez Bakhaï accentue à son tour la dimension anthropologique du récit. Ainsi, on retrouve chez Bakhaï le mythe de Yennayer[8], mythe des ancêtres renvoyant à de nombreuses références relatives aux croyances amazighes qui ne sont pas, sans rappeler les croyances préhistoriques, relatives à la mort chez les ethnies ayant peuplé les terres algériennes durant la préhistoire. Les tribus amazighes de la préhistoire semblaient croire à la vie après la mort, comme l’illustrent leurs pratiques funéraires et les tombes retrouvées par les archéologues : « Aux époques les plus récentes, certains monuments mégalithiques présentent une grande complexité ; les chambres multiples sont associées à des pratiques et des destinées au culte […] Le mobilier funéraire est constitué, pour l’essentiel, de poterie modelée… » (Camps, 1987, p. 53-54). Ces tombes étaient aussi les endroits où ils pratiquaient le culte des morts. Les Berbères, comme le décrit Bakhaï, lorsqu'ils invoquaient leurs ancêtres, dormaient dans leurs tombes dans l’espoir que la réponse à leurs invocations se manifeste durant le sommeil : « Le dolmen était là, imperturbable et imposant, tous prés de la corniche. ‟Je viens à toi, je viens à toi…”, reprit Ayye, la voix un peu tremblante. Elle alluma quatre feux autour du dolmen en direction des quatre points cardinaux […] ‟Je suis venue à toi, ancêtre de mes ancêtres, je suis ta fille…” Ayye prit le petit poignard à lame pointue qu’elle gardait dans sa ceinture et, d’un seul geste, entailla ses poignets qu’elle pressa sur la pierre […] ‟Je suis venue à toi, accueille-moi, écoute-moi ! Je t’ai apporté les épis des quatre céréales, le lait de la chèvre blanche… ” » (Bakhaï, 2006, p. 69-71).

L’assise anthropologique sur laquelle s’appuient les romans de Fatéma Bakhaï, lui offre une garantie scientifique. Cette assurance ferait de son texte une méthode de pensée particulière par sa forme, tout aussi crédible que les autres disciplines des sciences humaines, à l’exemple de l’Histoire ou de l’anthropologie historique et culturelle qui, par le même effet, permettrait d’ouvrir le débat sur l’interférence entre ces mêmes disciplines : « Le cadre ethnologique ou anthropologique apparaît bien comme une sorte de caution scientifique possible pour le littéraire qui souhaite envisager la littérature, non pas seulement comme un agencement de formes et de signes, mais aussi comme un savoir particulier, voire comme une méthode de penser et de sentir originale, une pratique culturelle, singulière certes, mais coexistant avec d’autres, avec toutes celles dont une société dispose pour se dire, se voir, se rêver. » (Bakhaï, 2006, p. 28).

Toutefois, le texte n’est pas l’unique terrain propice de mettre en relation le littéraire et l’ethnographique. Effectivement, il existe plusieurs  autres points comme la symbolique de l’espace, l’imaginaire du temps, la symbolique des objets, les marques de l’oralité, et la signifiance anthropologique de la métaphore. De ce fait, le texte devient objet anthropologique. Lévi-Strauss explique cela en distinguant entre deux ethnographies : la première qui se consacrerait à amasser des objets affectés à être exposés dans les musées, et la deuxième qui considère ces objets comme éléments de la pensée. « Les romans bakhaïens oscillent entre les deux ; toutefois, nous sommes tout de même tentés de les classer dans la deuxième catégorie. Bakhaï inscrit son œuvre dans la littérature, mais une littérature telle que la conçoit Lévi-Strauss»[9] (Ait Menguellat, 2013, p. 63) qui, en plus d’être un ensemble de textes et un système particulier de formes et de genres, représente aussi « un espace symbolique dans lequel une société se dit, se voit, se rêve. » (Pageaux, 2006, p. 36).

Pourtant, toujours selon Pageaux, faire du texte un objet anthropologique serait le réduire à l’aspect thématique et négliger son aspect formel. Cela est d’autant plus vrai que la dimension anthropologique du texte bakhaïen réside tout autant dans la thématique que dans l’écriture et les choix formels. Cela explique l’impossibilité de dissocier le fond et la forme dans son écriture. Une écriture qui oscille entre deux dimensions : texte comme objet anthropologique et texte comme objet littéraire, linguistique et fictionnel. La première permet d’expliquer les interrogations du texte, et la deuxième nous explique comment ces interrogations ont été conçues puis mises en œuvre.

Du fictif au vraisemblable, pour assoir la dimension anthropologique du texte littéraire

L’imaginaire s'insère dans la visée du passé sans en affaiblir la visée réaliste. Il s’introduit dans les creux de l’Histoire pour combler le vide,  du fait que l’Histoire et l’Anthropologie ne peuvent exister sans la notion de trace et de documentation. La fiction est le seul genre qui permet cette liberté. Dans les romans de Bakhaï, l’imaginaire intervient dans les niches ou les incertitudes laissées par l’Histoire et l’anthropologie faute de trace, afin de les compléter. L’entrecroisement de la fiction et de l’historico-anthropologique s’opère dans la refiguration du temps : « La refiguration réside dans la manière dont l’histoire et la fiction, prises conjointement, offrent aux apories du temps portées au jour par la phénoménologie la réplique d’une poétique du récit […] nous avons identifié le problème de la refiguration à celui de la référence croisée entre histoire et fiction, et admis que le temps humain procède de cet entrecroisement dans le milieu de l’agir et du souffrir … » (Ricœur, 1991, p. 147-148).

Les références historiques dans le texte sont déconstruites par la métaphore puisque l’imaginaire offre une poétique et une rhétorique aux références historico-anthropologiques glissées dans le roman à la manière de voir le passé. Contrairement, à l’Histoire et à l’Anthropologie, le temps introduit par la fiction n’est pas dans l’obligation de répondre au calendrier. Dans Izuran, le temps passe du vécu au cosmique grâce à la fiction. Le texte peut être lu tel un roman littéraire ou tel un livre d’Histoire ou d’ethnographie grâce à la quantité de données historico-anthropologiques qu’il recèle. Dans ce sillage, Paul Ricœur dirait : « Le même ouvrage peut être ainsi un grand livre d’histoire et un admirable roman…» (Ricœur, 1991, p. 271).

L’entrelacement entre fiction et historico-anthropologique dans le récit n’affaiblit pas le projet de représentation des deux modes, mais les renforce davantage, car, non seulement, la fiction comble le vide historique mais l’Histoire, à son tour, réinscrit le temps du récit dans le temps de l’univers. C’est dans cette inscription temporelle, entre les deux modes, que se constitue la complémentarité : « prenons la thèse la plus réaliste sur le passé historique […] L’histoire, avons-nous dit, réinscrit le temps du récit dans le temps de l’univers…» (Ricœur, 1991, p. 266). La fiction, en intégrant les références historiques et anthropologiques, les introduirait dans l’ère de l’illusion, procédé que l’historien ne peut se permettre dans l’écriture historique. De la sorte, la fiction assure aux références historico-anthropologiques antiques intégrées dans Izuran, de devenir vivantes, palpables, visibles et inoubliables du fait qu’elle leur offre une image et une projection. Ce procédé va mettre en évidence le rôle de l’imaginaire par rapport à la dimension historique dans le récit.

La description réaliste à laquelle recourt le texte bakhaïen use d’éléments qui renforcent son illusion du réel, à l’exemple des références historiques. Le référent historique réside, en premier, dans les indications temporelles : « C’était le vingt-septième jour du ramadan. Une pluie fine s’était mise à tomber. La montagne avait disparu dans un épais brouillard. […] Wahrân, avec angoisse, entendait, entre les rafales, la fureur monter du camp de toiles blanches, elle se mit à douter du génie de ses chefs puis perdit confiance lorsqu’un pan de ses murs s’effondra sous les coups de boutoir ennemis. L’armée d’Abdelmoumène s’engouffra avec rage. Chaque rue, chaque place connut ses instants de haine, de sang, de feu et de bravoure. A la nuit tombée, Tachfin comprit qu’il était perdu. » (Bakhaï, 2008, p. 269-270).

L’événement qu’évoque Bakhaï dans le passage ci-dessus a réellement eu lieu, nonobstant du fait que l’Histoire ne l’a pas pris en charge aussi minutieusement. Ainsi, Bakhaï use d’une description détaillée et énumérative qui amplifie et octroie davantage d’épaisseur au réalisme de la narration bakhaïenne. Puis, « la topographie et la toponymie des lieux qu’évoque le récit sont bien des lieux avérés qui existent ou qui ont existé réellement à ces époques »[10] (Ait Menguellat, 2013 p. 74), à l’exemple des noms des villes qui sont des indicateurs de la période historique que narre l’auteure : Carthage, Pomaria, Cirta, Wahrân, Icosium, Byzance, Tala Imsen, Ribat el Fath, etc.

Enfin, Bakhaï peint la réalité socio-économique, les mœurs, la culture et les pratiques de l’époque en évoquant avec détail les traditions, habitudes, coutumes, us, rites, couleurs locales, monuments, tableaux, gravures, dessins, objets et croyances des peuples qui occupaient les terres algériennes depuis les premières origines jusqu’à la chute de Grenade : « Je te salue, lui dit-elle, les Romains t’appellent Janus mais nos ancêtres nous ont révélé ton vrai nom. Nous te célébrons aujourd’hui Yennayer, puisses-tu nous être favorable ! […]» (Bakhaï, 2006, p. 198).

Cependant, l’usage du procédé descriptif chez Bakhaï renvoie principalement à des motivations didactiques, par l'introduction de scènes pédagogiques où le personnage explique un mot, une situation, des rites, et des origines comme lorsque, dans Izuran, le personnage Tamemat explique à ses petits-enfants l’origine de Yennayer et la signification des rites qui l’accompagnent. Ce procédé affaiblit le contraste entre description et narration, en les intégrant l'une dans l'autre, car la description devient l'action de personnages, puisqu’elle est insérée dans la temporalité du récit, ce qui lui accorde plus d’efficience narrative et un effet naturel qui profite au réalisme de l’œuvre.

Tous ces éléments caractérisant la description bakhaïenne ont une fonction d’attestation, car ils prétendent le quasi-réel du monde que raconte le récit et assurent ainsi l’illusion de son existence. Bakhaï pousse parfois le réalisme aux limites du naturalisme lorsque, par exemple, le narrateur décrit la dimension animale des hordes préhistoriques dans Izuran.

Conclusion

En définitive, il est à constater que Fatéma Bakhaï devient l’espace d’un roman sociologue, historienne et anthropologue. Elle se pose, par le romanesque réaliste, en concurrente des chercheures en sciences humaines. De ce fait, elle projette, en élaborant ces fresques historiques, de remédier aux failles de la société de son époque : « D’eux, on dirait volontiers que, soucieux à l’extrême d’aller jusqu’au bout d’une vérité, ils ne livrent pas celle-ci mais préfèrent créer les conditions de sa connaissance.» (Dubois, 2000, p. 65). L’écrivaine retrace les origines de son peuple et de la société dans laquelle elle vit. Elle dessine une société qui, malgré l’érosion du temps et en dépit des différentes colonisations, a su pérenniser son identité, même si elle semble en avoir oublié les origines.

Dans ce triptyque de Bakhaï, les récits sont racontés comme s’ils étaient réellement survenus. Cet effet est non seulement dû à l’insertion de données anthropologiques mais aussi au mode narratif adopté par l’auteure, apparaissant parfois très proche de la narration ethnographique. Le récit fictif imite le récit ethnographique par la voix narrative. Le lecteur, lui aussi, perçoit cette impression de réel transmise par la voix narrative et par la dimension anthropologique fort dominante des faits racontés. L’Anthropologie offre à ces romans un aspect de réel. Le semblant de similitude est ainsi confondu avec les connexions du réel, au point de placer la fiction au même diapason que l’Anthropologie, de sorte à inscrire le récit dans une écriture dite « ethnographique ».

L’esthétique réaliste, dans les romans bakhaïens, réside également dans le rapport créé entre la fiction et le monde réel. Une relation établie principalement par la description détaillée, la documentation, le réalisme des personnages, mais aussi par le biais de l’inscription de l’histoire dans le temps de l’Histoire. Ces éléments réduisent ainsi la distance entre fiction et réalité au point de mettre en péril le romanesque de l’œuvre ; toutefois, l’aspect féerique soutenu par l’insertion de contes, de mythes, et légendes maintient la fiction en vie.

L’analyse des différents éléments, contribuant à octroyer aux récits bakhaïens leurs vraisemblances, nous a permis de constater la forte dimension historico-anthropologique qui caractérise la trilogie de Bakhaï, au point de brouiller les frontières entre le fictif et le réel. Une dimension confortée par la forte présence de références historiques et anthropologiques et par le souci de documentation. Bakhaï n’hésite pas à aller puiser dans les ouvrages historiques afin d’octroyer à son histoire un effet de réel. Cependant, la dimension historico-anthropologique ne remet pas en cause la littérarité des textes parce que les références historiques et anthropologiques sont insérées dans un récit fictif, dont la construction narrative relève du genre romanesque. Ainsi, Bakhaï, en entrecroisant fictif et réel, construit un ensemble de textes qui oscillent entre deux dimensions : texte comme objet anthropologique et texte comme objet littéraire.

La réflexion menée dans cet article nous amène à nous poser des questions sur la place que pourrait avoir une telle œuvre dans l’espace littéraire actuel en nous demandant quel impact pourrait représenter un projet original tel que celui entrepris par Fatéma Bakhaï sur l’évolution du roman algérien moderne ?

Bibliographie

Ait Menguellat, M. S. (2013). Littérature et mémoire collective : le cas de Driss Chraïbi et Fatéma Bakhaï. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

Bakhaï, F. (2010). Au Pas de la Sublime Porte. Alger : Alpha.

Bakhaï, F. (2006). Izuran. Oran : Dar El Gharb.

Bakhaï, F. (2008). Les Enfants d’Ayye. Oran : Dar El Gharb.

Camps, G. (1987). Les Berbères : Mémoire et identité. Paris : Errance, (Coll. Hespérides).

Dubois, J. (2000). Les Romanciers du réel, de Balzac à Simenon. Paris : Seuil, (Coll. Points Essais Série « Lettres »).

Laplantine, F. (2002). La description ethnographique. Paris : Nathan.

Lévi-Strauss, C. (1991). La potière jalouse [1985]. Paris : Presses Pocket.

Montandon, A (dir.), (2006). Littérature et anthropologie. Nîmes : Éditions du Champ Social, (Coll. « Poétiques comparatistes »).

Pageaux, D.-H. (2006). Littérature générale & comparée et anthropologie. Littérature et anthropologie. Nîmes : Éditions du Champ Social, (Coll. « Poétiques comparatistes »).

Ricœur, P. (1991). Temps et récit. Tome 3, Le Temps raconté [1985]. Paris : Seuil, (Coll. Points-Essais).

Notes

[1] Tiré de Ait Menguellat, M. S. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[2] Tiré de Ait Menguellat, Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[3] Tiré de Ait Menguellat, M. S. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[4] Ibid., p.61.

[5] Tiré de Ait Menguellat, M. S. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[6] Tiré de Ait Menguellat, M. S. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[7] Tiré de Ait Menguellat, M. S. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[8] Yennayer est le premier jour de l'an du calendrier agraire utilisé depuis l'antiquité par les Berbères à travers l'Afrique du Nord. Le nom de « Yennayer » provient du nom latin du mois, ianuarius ou januarius, lui-même nommé en l'honneur de Janus (mythologie)dieu romain des portes et des ouvertures. Des histoires légendaires sont différemment contées au sujet d’une vieille femme. Chaque contrée et localité à sa version. Les Kabyles disaient qu’une vieille femme, croyant l’hiver passé, sortit un jour de soleil dans les champs et se moquait de lui. « Yennayer » mécontent emprunta deux jours à furar et déclencha, pour se venger, un grand orage qui emporta, dans ses énormes flots, la vieille.

[9] Tiré de Ait Menguellat, M. S. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

[10] Tiré de Ait Menguellat, M. S. Thèse, Université d’Oran, Oran : Algérie.

 

 

 

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