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Insaniyat n° 94, octobre-décembre 2021, p. 7-9


Qu’est-ce que l’ordinaire et l’extra-ordinaire? Il serait peut-être, plus facile de déterminer le quotidien en révélant ce qui ne l'est pas. En fait, la vie quotidienne est dépourvue de singularité, sans qualités, sans surprises, comme le note Martin Heidegger en 1927, dans son ouvrage : "L’être et le temps". La vie courante, par opposition à l’institutionnel, aux enjeux du public et aux problèmes d’actualité, est synonyme de la pensée courante et de la connaissance ordinaire. Concernant ce concept, les recherches d'Alfred Schultz ont ouvert la voie à une série d’analyses globales effectuées par Michel de Certeau, Michel Maffesoli, Edgar Morin, Irving Goffman, etc., qui vont progressivement renouveler la perception du quotidien.

Dans ce numéro 94 de la revue Insaniyat, nous interrogerons les expériences des gens ordinaires du point de vue des littératures qui ont fondé le concept du quotidien dans les domaines des sciences humaines et sociales, puis nous montrerons comment certaines pratiques linguistiques et sociales pourraient devenir des entrées permettant d’utiliser ce concept comme outil d’analyse du rapport de l’être humain à l'espace habité, à l’usage des langues dans la famille et l'école et enfin, à la quête d’emploi chez les jeunes. Ainsi, nous démontrerons comment l’étude de la vie quotidienne peut se révéler une entrée nécessaire pour la compréhension des phénomènes.

Selon Pierre Bourdieu, le présent est le produit du passé, dans la mesure où le présent devient un passé vécu à l'ombre du quotidien. À cet égard, Abderrahim El Atri considère que la sociologie du quotidien repose sur la compréhension et l'interprétation de la symbolique et des significations ancrées dans les pratiques. Cet objet de recherche s’inscrit selon lui dans le champ de "l'intertextualité sociétale "qui est loin d'être une pratique banale ou arbitraire ; il constitue le produit de nos représentations du temps et de l’espace. La vie quotidienne, en tant que mode de consommation et de gestion, est liée à notre position sociale au sein du système dans lequel nous vivons, ce qui en fait un élément indicateur de l’identité des gens, de leur statut social et de leur origine culturelle. L'auteur considère qu’une telle étude ne doit pas émaner d’une lecture statique et ne doit nullement interroger les cas et les paradigmes de manière linéaire. Elle nécessite plutôt une attitude dynamique permettant au chercheur de passer du particulier à la structure sociale et historique contribuant à sa production et à sa reproduction. L'autorité du symbole est consacrée par un usage permanent : le mode de saluer, l'habillement, la façon de marcher et le reste des comportements sont dépendants des différents systèmes spatio-temporels et servent au renforcement des identités. Georges Balandier estime que les chercheurs devraient être attentifs aux détails, sans oublier les représentations, les systèmes et les structures.

Dans la vie de tous les jours, la langue parlée est à la base des interactions sociales, car elle facilite la communication avec les autres. Quelles langues utilisent les Algériens dans leur quotidien? Au sein des établissements d'enseignement, par exemple, les apprenants parlent diverses langues enseignées. Afin d’apprendre ces langues, la famille intervient en tant qu’intermédiaire socioculturel dans le but de valoriser certaines compétences langagières. Les auteurs constatent que l’apport des parents dans la communication orale et écrite en français des élèves du secondaire, dépend de leur situation socio professionnelle. Dans ce contexte, Nassima Beddoubia et Habib El Mestari, ont souligné, à titre d’exemple à Relizane cette langue n’a pas d’ancrage socioculturel, en raison des représentations extralinguistiques.

Le texte de Philippe Blanchet traduit en arabe par Mustapha Ali Bencherif, continue à prospecter la question des représentations en relation avec la langue en étudiant les politiques linguistiques par rapport au pluralisme linguistique. Il existe une diversité langagière : la langue populaire, les langues de la campagne et les langues de la jeunesse...etc. Cependant, il y a une hiérarchie entre ces langues et la langue écrite et cela est dû à la prédominance de la ville sur la campagne, des langues classiques sur les langues créatives des jeunes et la langue écrite sur la langue orale ; ce qui rend difficile la transmission et la circulation des langues marginales au sein du milieu familial, car elles ne sont pas valorisées socialement. L'usage d’une langue dépend des représentations que s’en font les locuteurs. Néanmoins, on s'aperçoit aujourd'hui que les jeunes inventent de nouvelles langues grâce au "bricolage" et au code-mixing, à l’instar des émigrés maghrébins en France. Mais que ce soit en Algérie ou en France, il existe un modèle normatif, qui tend à imposer une société monolingue idéale. En conséquence, les personnes qui parlent une langue différente de celle prescrite sont incriminées, ce qui est une preuve de «glottophobie».

Dans un autre contexte, Tarek Saoud, étudie une pratique sociale liée aux significations que prend aujourd'hui la quête d'un travail chez les jeunes diplômés universitaires de Bejaïa. L’auteur montre que ces derniers pensent que le passage par l’université garantit l’accès à des postes élevés, leur permettant de réaliser leur projet de vie. Cependant, la réalité montre que la quête de ces emplois dans le secteur public est difficile, car ce dernier n’offre pas assez de débouchés. Dans le secteur privé, les recrutements n'assurent pas aux diplômés un revenu stable et ne leur permettent pas d'obtenir une reconnaissance sociale. Cette situation a créé un malaise chez cette catégorie (comme pour l'ensemble des jeunes, qui trouvent des difficultés pour passer de la vie de jeunes à celle d’adultes), reflétant le paradoxe que rencontrent les enquêtés entre leur confiance en la valeur des qualifications dans le marché du travail et la réalité de l'insertion professionnelle.

Ali Taieb Brahim analyse la vie quotidienne en revenant sur l'expérience de l’édification des villages socialistes dans les années 1970 dans le cadre des plans de développement. Il focalise sur les usages de l'espace par ses habitants et les modifications progressives apportées à ces logements au cours des quarante dernières années. L’auteur montre que plus l'État se désengage des plans de développement dits socialiste dans le domaine de l'agriculture, plus il était possible pour les acteurs d’apporter des modifications à leurs habitations. Ces pratiques ont abouti aujourd'hui à une situation hybride dans ces villages, où le passé s’entremêle avec le présent. En effet, la vie quotidienne est faite de tactiques qui entraînent des changements partiels, conduisant progressivement au changement de la structure générale. Les pratiques des gens ordinaires ne sont pas constantes ni monotones ; elles évoluent grâce aux aspirations des acteurs qui « jouent » avec les règles.

Différentes sont les méthodes d'enquêtes de terrain sur la vie quotidienne et celle des gens ordinaires. Ce numéro de la revue regroupe des textes interrogeant le quotidien à travers diverses entrées thématiques. À l’instar des sujets abordés ici, il est possible de poursuivre la réflexion à propos de la socio-anthropologie de la vie quotidienne à travers d'autres objets de recherche dans ce domaine.

Mohamed HIRRECHE BAGHDAD

Traduit par Fatima Zohra HABRI

 

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