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La mobilité dans les montagnes littorales algériennes : caractéristiques et organisation territoriale. Cas de la wilaya de Jijel

Insaniyat N°53| 2011 | La Montagne : populations et cultures | p. 41-58 | Texte intégral 


Mobility in the Algerian coastal mountain ranges : territorial organization and characteristics, the Jijel example

Abstract: The Algerian mountains have known a severe security and economic crisis, which made them more and more isolated during a decade. A return to peace and the liberation of the transport market have favored an opening out to other territories and an increase in population mobility. This mobility has new forms and motivations, which are based on the means enabling citizens to go further and faster. Can it lead to a territorial recombining and changes in local society? This evolution seems encouraged by public authorities, concerned about establishing authority and in favor of an opening up and local development.
Keywords: mobility, transformations, women’s mobility, territory, stakes


Hosni BOUKERZAZA : Université Mentouri de Constantine, 25000, Constantine, Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie.

Sabrina ACHERARD: Université Mentouri de Constantine, 25000, Constantine, Algérie.


Introduction

La montagne algérienne est encore perçue comme un milieu fermé et conservateur. La possibilité d’ouverture la plus fréquemment désignée pour elle reste l’émigration vers la ville. L’analyse des évolutions récentes révèle pourtant de nouvelles tendances marquées par une dynamique dans laquelle interviennent les réseaux, la mobilité et les petites agglomérations. Cette montagne est de plus en plus raccordée : eau potable, électricité, téléphone fixe et mobile, routes etc. Par ailleurs, les équipements de proximité s’y développent. Les réseaux dessinent les nouveaux visages des territoires et émergent comme les acteurs du quotidien des montagnards. Ils réduisent les inégalités d’accès aux services ou à l’emploi et encouragent la fixation locale des populations, qui sont les premières à la revendiquer. Les habitants de la montagne circulent, utilisent et consomment plus de territoire. « Les espaces-temps sont plus importants que les territoires vécus par les citoyens » et ils imposent de « passer de l’aménagement du territoire à l’aménagement de la mobilité »[1].

La mise en place et le développement impressionnant de petites entreprises de transport collectif léger, adapté aux contraintes naturelles, favorisent la mobilité des populations ainsi que les liaisons entre les mechtas, les petites agglomérations rurales et la ville, offrant de la qualité au déplacement et un meilleur niveau de liberté. Cette tendance est favorisée par la micro urbanisation. Sous l’effet d’une urbanisation rampante qui fait avancer les maisons les unes vers les autres, des agglomérations « enflent » sous la pression du croît démographique et des flux migratoires locaux. Elles participent à un mouvement d’urbanisation par le bas qui contribue à la fois à la fixation et à la mobilité. Elles émergent comme des acteurs majeurs dans la structuration du territoire et des relais clés dans l’organisation de la mobilité. Elles « éloignent » l’attraction exercée depuis toujours par la grande ville et participent à l’évolution de la montagne en faisant de la « sous-traitance urbaine ».

En Algérie, la pauvreté a été, depuis fort longtemps à l’origine de la mobilité migratoire. Aujourd’hui encore, elle en reste un facteur essentiel mais la migration n’est plus une fatalité à l’ère où les réseaux et la technologie facilitent l’établissement des liaisons. Néanmoins, si la migration n’est plus un choix subi, se pose aux populations la problématique de l’inégalité d’accès à la mobilité, génératrice de nouvelles disparités.

  1. Plaine et montagne

La wilaya de Jijel dispose d’une façade littorale. C’est une région à dominante montagneuse, où les altitudes dépassent assez fréquemment mille mètres, donnant une allure majestueuse à cette montagne en bord de mer, allure qu’accentue le tracé des pentes, le plus souvent fortes et supérieures à 12,5%. La montagne, allongée d’est en ouest, se localise principalement dans la partie méridionale (carte 1). Confectionnée sur la base de la moyenne de différents points topographiques cotés, la carte donne une image synthétique qui permet les comparaisons. Elle met bien en évidence l’existence de deux wilayas, l’une plane et basse, au nord, l’autre, accidentée et élevée, au sud. Le contact entre elles est plutôt brutal, compte tenu des contrastes topographiques ; il est atténué parfois par des paysages collinaires intermédiaires qui assurent la jonction et la transition.

 

Le réseau hydrographique, dense, se compose de nombreux petits oueds littoraux courts mais puissants qui traversent le territoire de la wilaya du sud vers le nord, formant de petits bassins hydrographiques et creusant des vallées étroites. Le dispositif hydrographique est le constituant naturel autour duquel s’articule tout le réseau des voies de communication, notamment les routes.

Le dispositif plaine / montagne conditionne la répartition de la population. S’il est vrai que la montagne est densément peuplée (plus de 100 habitants/km2), la plaine l’est encore plus (au-delà de 500 habitants/km2). Elle abrite les principales agglomérations urbaines de la wilaya ainsi que les principales activités économiques. Les industries se trouvent toutes dans la plaine, notamment dans les trois plus grosses agglomérations, Jijel, Taher et El Milia. Avec 81,5 % des emplois, celles-ci émergent comme des points de focalisation de l’activité économique et donc comme centres attractifs pour l’investissement et pour la population migrante ou mobile. Composée de terres riches, lourdes, la plaine est une zone d’agriculture intensive, spéculative alors que la montagne abrite les cultures arboricoles traditionnelles ainsi que l’agriculture de subsistance.

Dans cette région du pays, la nature a tout conditionné. Rarement le déterminisme a, à ce point, marqué l’occupation humaine. Relief, topographie, pente, hydrographie sont autant de facteurs qui ont guidé la fixation des hommes, la mise en valeur, les activités, le développement des villes. Ils ont contribué à la création de deux territoires différenciés, l’un organisé par les activités modernes, les agglomérations urbaines ; l’autre modelé par les activités plus traditionnelles (l’élevage, l’arboriculture de montagne) et les agglomérations rurales.

De fait, la wilaya présente des disparités sociales fort contrastées. Le taux de chômage dégage une véritable ligne de fracture qui épouse les contours de la topographie. La montagne souffre pleinement du manque d’emplois alors que le mal est plus atténué dans la plaine. Associé à d’autres paramètres comme le niveau des revenus, le chômage produit une carte dans laquelle les disparités sociales sont tout aussi contrastées. La ligne de partage est la même ; elle s’apparente à une ligne de séparation mais aussi à une ligne d’appel vers les zones d’activités et d’investissements (carte 2).

La mesure du temps moyen nécessaire au citoyen de chaque commune pour bénéficier d’un service de base, conforte cette ligne. Pour cela, deux types considérés comme étant représentatifs de l’ensemble des services, à savoir l’éducation (de l’école à l’université) et la santé (de la salle de soins à l’hôpital) ont été pris en compte. Pour mesurer la distance temps, des points répartis sur le territoire communal ont été choisis ; ils sont situés au chef-lieu, en agglomération secondaire et en zone éparse. Une moyenne calculée identifie chaque commune. Toutes les communes ont été réparties suivant les classes représentées sur la carte 3.

Cette technique permet d’obtenir une image forte. Dans le cas de Jijel, elle met en évidence un contraste saisissant entre la plaine et la montagne, qui vient se superposer pleinement sur la construction naturelle et sociale de la wilaya. Les populations qui habitant la plaine, proches des axes routiers principaux, bénéficient de conditions favorables pour un accès rapide aux services, parmi lesquelles on peut évoquer la disponibilité des moyens de transport favorisée par la platitude des terrains. Les facteurs inverses pénalisent les zones et les populations de montagne, compliquent l’accès au service et le rendent onéreux en temps.

  1. Mobilité locale : la polarisation

L’analyse des lignes de transport collectif fonctionnant entre les communes (carte 4) montre une polarisation forte autour de Jijel, chef-lieu de wilaya et premier centre pourvoyeur de services et d’activités. Son aire d’attraction s’étend à toute la wilaya, notamment aux zones montagneuses. La mobilité rurale est une mobilité quotidienne en direction des villes. La possibilité de se déplacer, l’existence de nombreuses entreprises de transport, de moyens légers et souples et de lignes régulières encouragent les ruraux à séjourner dans la ville et à retourner chez eux, rompant ainsi avec les mécanismes de la migration définitive et favorisant la fixation au terroir. La même analyse peut être reconduite pour l’attraction exercée par les deux autres agglomérations majeures de la wilaya, Taher et El Milia. Sauf que, dotées d’un niveau d’équipement et de commandement inférieur à celui de Jijel, ces deux centres servent également de relais pour les déplacements vers le chef-lieu de wilaya.

Il existe une autre forme de mobilité, celle qui relie quelques communes urbaines et rurales entre elles. Cependant, on peut relever avec certitude la faiblesse de la densité du réseau de lignes dans les zones rurales montagneuses comparée à sa force dans les zones littorales et de plaine. La carte 5, réalisée suivant le principe du cumul des lignes illustre bien ce contraste. Elle dégage une ligne de force littorale, en direction de Jijel, alimentée par deux nœuds importants (Taher, El Milia). Cette ligne de force capte la mobilité provenant des communes intérieures, remontant vers la côte le long des voies tracées par le réseau hydrographique.

La trame des agglomérations connectées à une ligne de transport public illustre l’existence d’une mobilité rurale intense (carte 6). L’opposition structurelle plaine / montagne est de nouveau mise en évidence. L’élément majeur est le rôle de nœuds locaux que jouent ces petites agglomérations dans l’attraction des habitants et l’organisation du système de transport, laquelle s’appuie sur leur répartition territoriale. Elles permettent l’existence d’une mobilité interne (intracommunale) de même qu’elles jouent une fonction de relais qui permet la connexion avec l’ensemble du système, établissant la liaison avec d’autres communes, d’autres agglomérations et avec les trois principaux nœuds (Jijel, Taher, El-Milia), qui exercent une attraction forte. Les lignes rurales consistent en effet principalement en l’établissement de relations et en l’existence d’une mobilité entre des agglomérations secondaires et les chefs-lieux de communes, ceux-ci servant de plaque tournante pour la distribution vers d’autres lieux.

 

 

Pour mieux appréhender les mécanismes de la mobilité rurale, une enquête a été menée dans deux communes de montagne, Texenna et Djimla dans la wilaya de Jijel (voir localisation des terrains d’enquête en fin de texte). Le travail de prospection et de préparation effectué sur le terrain, compte tenu du poids démographique de chaque commune a permis de déterminer un échantillon de 5 % de la population mobile.

  1. Caractéristiques de la population mobile

Le travail présenté est une première exploitation de l’enquête portant sur le traitement de 410 questionnaires. Ce premier traitement est volontairement général et comporte peu de croisements de données. Néanmoins, il donne des résultats tout à fait inédits, qui sont significatifs des changements profonds et des dynamiques qui se sont opérés en milieu montagnard littoral.

Pour la conduite de l’enquête, la démarche aléatoire a été retenue pour le choix des individus. La seule instruction donnée a été de toucher toutes les catégories d’âge. Aucune indication n’a été donnée sur l’appartenance à une catégorie socio-professionnelle, le niveau d’instruction ou l’état-civil. Tel qu’il a été retenu, l’échantillon est représentatif de la population montagnarde mobile.

Enfin, pour l’analyse, nous avons comparé nos données à l’étude réalisée par le CENEAP[2] sur les zones rurales algériennes sur la base d’une enquête qui a touché un échantillon de 10 606 femmes et 11 197 hommes représentatif de la population rurale algérienne.

Prédominance des jeunes adultes  

La population mobile est une population plutôt jeune adulte. En effet, les personnes âgées de 50 ans et plus ne représentent que 17,8% du total (tableau 1). Ce qui tendrait à signifier que le paramètre âge avancé est une contrainte réelle pour le déplacement, notamment en montagne où les difficultés de la topographie (pente, tracés sinueux, traversées de cols et d’oueds etc.) et l’état des routes, fréquemment déplorable, le rendent naturellement difficile ou pénible. La population très jeune (enfants et adolescents) est également peu mobile. En plus de l’effet scolarisation locale assez répandu pour les cycles primaire et moyen, la pénibilité du déplacement est une contrainte, notamment pour les plus petits.

Tableau 1 : structure par âge de l’échantillon

Age

Population mobile

Population rurale*

Moins de 20 ans

6,3

41,6

21 à 29 ans

40,0

24,8

30 à 49 ans

35,9

19,3

50 ans et plus

17,8

14,3

TOTAL

100

100

           Source : CENEAP 

L’âge semble donc intervenir comme un facteur discriminatoire dans l’accès à la mobilité.

Finalement, la population la plus mobile se compose de jeunes adultes, âgés de 20 à 50 ans. Elle est la plus résistante, la plus apte physiquement à se déplacer et, bien évidemment, la plus active.

La part importante des femmes

Certes, les hommes sont plus nombreux à être mobiles, ce qui correspond aux traditions de montagne, dans lesquelles l’homme se déplace plus souvent et plus longtemps que la femme. Cependant, la part des femmes est importante (45,9%). La mobilité féminine est un élément nouveau et réel, qui sera confirmée par d’autres paramètres du questionnaire. Du fait de son niveau d’instruction et de son activité professionnelle, la femme rurale se déplace plus qu’avant en milieu montagnard.

La prééminence des célibataires 

La répartition des individus composant l’échantillon révèle la prééminence des célibataires (60,2%), la part limitée des mariés et celle résiduelle des veufs et des divorcés. L’analyse par sexe montre une différence certaine entre les hommes et les femmes. Les femmes sont très majoritairement célibataires et les hommes majoritairement mariés. Les chiffres sont amplifiés par rapport à la réalité rurale nationale. La part des femmes célibataires est incontestablement plus élevée parmi les femmes mobiles. De même d’ailleurs que celle des hommes célibataires. Ce célibat est en lui-même un facteur explicatif de l’accès à la mobilité. C’est un élément nouveau alors même que le statut traditionnel de la femme rurale montagnarde implique plutôt le mariage et la fixation.

Un niveau d’instruction élevé 

Une confirmation de ces nouvelles règles est donnée par le niveau d’instruction. Il y apparaît en effet que le niveau d’instruction des femmes ayant accès à la mobilité est plus élevé que celui des hommes. Cette situation semble être un élément explicatif de l’accès à la mobilité pour le sexe féminin, de même qu’elle justifie le taux élevé de célibataires évoqué précédemment, lié sans doute en partie à l’allongement de la durée des études. Contrairement à des idées reçues, le milieu rural montagnard a toujours eu un niveau d’ouverture sur son environnement, limité certes mais réel, malgré l’isolement et l’enclavement. En Algérie, la mobilité en dehors du terroir était davantage l’apanage des hommes (aller au souk par exemple), auxquels était dispensé en priorité le savoir (dans les zaouias ou les écoles coraniques). Il est remarquable de noter aujourd’hui que dans ce type de milieu, 37,8% des femmes mobiles ont eu accès à l’université. Ce fait, qui semblait être une caractéristique des villes trouve donc un prolongement certain en zone rurale, y compris en montagne berceau du conservatisme et de la tradition[3].

  1. Analyse de la mobilité

Trois niveaux de mobilité

Pour l’analyse de la mobilité, trois niveaux de déplacement ont été retenus après des observations faites dans le cadre d’un autre projet de recherche ainsi que dans le cadre des travaux préliminaires à l’élaboration du questionnaire et à la conduite de l’enquête. Ces niveaux sont les suivants :

 

Il s’agit d’une hiérarchie territoriale qui correspond à un schéma de mobilité très courant, qui tient compte de la fonction de commandement et d’organisation des agglomérations suivant leur taille démographique et marchande. Bien entendu, il arrive que les citoyens se déplacent directement de la mechta à la petite ville sans passer par le chef-lieu. Certains citoyens rejoignent par exemple directement la route pour prendre un transport public, cela étant plus commode et représentant un gain de temps et de distance. Cependant, la hiérarchie retenue est très souvent opérationnelle et correspond à une réalité du terrain très forte.

Sur l’ensemble de la population mobile, 82,5% des personnes résident dans la commune d’enquête (Texenna ou Djimla) et 17,5% en dehors d’elle, soit dans d’autres communes de la wilaya de Jijel soit dans une autre wilaya. Une partie de la population travaille en dehors de la commune de résidence, dont un tiers de femmes. Dans ce cas, le déplacement est généralement court et s’effectue vers une commune voisine ou proche. Mais il arrive qu’il soit assez lointain et se fasse entre wilayas. Ainsi, si les habitants de Texenna et Djimla concernés se déplacent pour la plupart vers d’autres communes de Jijel (75%), une partie non négligeable d’entre eux (25%) se dirige vers des wilayas comme Constantine, Sétif, Alger ou Ouargla. Ce qui implique une fréquence plutôt hebdomadaire ou mensuelle.

Les déplacements ou la primauté du territoire au quotidien

Le tableau suivant, qui donne la fréquence des déplacements par niveau de mobilité met en valeur plusieurs faits. Le niveau 1 est celui de la mobilité quotidienne essentiellement ou de l’absence de mobilité. En effet, pour diverses raisons les habitants se déplacent d’abord sur une courte distance, celle qui relie la mechta au chef-lieu de commune ou encore celle du territoire au quotidien.

Tableau 2 : fréquence des déplacements par niveau de mobilité

Fréquence

Niveau 1

Niveau 2

Niveau 3

Aucun

35,1

5,9

24,1

Quotidien

52,7

33,7

7,2

Hebdomadaire

5,9

25,7

2,9

Mensuel

5,1

23,7

14,6

Occasionnel

1,2

11,0

51,2

Total

100

100 

100

 La population immobile correspond en fait à celle qui réside dans le chef-lieu lui-même et qui n’a donc pas besoin de se déplacer sur le niveau 1. Inversement, le niveau 3 est celui de la mobilité la moins fréquente. L’ouverture du monde rural se fait essentiellement à l’intérieur de territoires familiers et va très peu au-delà de la petite ou moyenne ville, c’est-à-dire sur une distance temps excédant rarement la demi-heure. Cette réalité géographique est confirmée par la mobilité de niveau 2, dans laquelle les déplacements fréquents (quotidiens et hebdomadaires) sont importants. Même si la petite ou moyenne ville reste relativement peu accessible à la population mobile (déplacement mensuel ou occasionnel).

La primauté du transport collectif léger

Les usagers utilisent le plus souvent un seul moyen de transport. Mais il arrive qu’ils en utilisent deux ou plus (15 à 17% des usagers suivant les niveaux). L’offre diversifiée du système de transport est un facteur d’encouragement à l’ouverture et à la mobilité, à laquelle correspond une demande non négligeable.

Sur le niveau 2, qui correspond souvent à un chemin de wilaya ou à une route nationale, le « jinèf »[4] est le véhicule de transport roi (79,5% des usagers). Sa « souplesse », sa vitesse, la fréquence de ses rotations, son prix en font le préféré des distances-temps moyennes. Il constitue le moyen de transport qui fait sortir l’habitant des zones rurales de montagne de son terroir pour lui offrir des horizons plus vastes. D’ailleurs, sur le niveau 1, il est également, par sa robustesse et sa capacité à aller sur les chemins communaux et même les pistes, le principal moyen de transport qui fait sortir les ruraux de leurs mechtas (42,6%). Sur ce même niveau, près du tiers des habitants se déplacent à pied pour rejoindre le chef-lieu de commune ou un arrêt. Cette proportion relativement élevée témoigne de la difficulté, permanente en certains endroits, à circuler en montagne du fait de l’absence ou de l’état déplorable des voies. Comme elle peut être significative de la nécessité pour les habitants de limiter les frais de transport. L’absence de déplacement avec une traction animale est un fait révélateur d’une évolution qualitative du niveau de vie en montagne. Vers la grande ville, le bus est le moyen dominant (59%), secondé par le taxi régulier ou clandestin.

Tableau 3 : répartition des moyens de déplacement par niveau de mobilité

Moyens

Niveau 1

Niveau 2

Niveau 3

A pied

29,0

0,4

0

Animal

0

0

0

2 roues

2,7

0,2

0

Vehicule perso

10,1

6,4

7,2

Taxi ou fraude

14,1

8,9

29,6

Col leger (jinef)

42,6

79,5

4,2

Bus

1,6

4,6

59,0

Total

100

100

100

Motivations : l’importance de la famille

A la question sur les raisons les plus fréquentes motivant la mobilité, les réponses ont été multiples le plus souvent. Cependant, on peut dégager les tendances suivantes :

- la famille est une motivation présente à tous les niveaux et elle est bien affirmée quand il s’agit d’un déplacement lointain (niveau 3) ;

- contrairement à ce que l’on pouvait attendre, le travail n’est pas une motivation majeure, de même d’ailleurs que les études ;

- la chalandise et les services restent une motivation caractéristique des territoires au quotidien ou familiers. De même que le souk, qui est attractif d’abord comme lieu d’échanges ou de rencontre traditionnel. La grande ville est peu « sollicitée » et peu motivante pour ce type de prestations ;

- par contre, elle reste une destination essentielle pour les loisirs ou le sport, derrière la famille, ce qui est normal compte tenu de la qualité et de la quantité de services et équipements qu’elle peut offrir en comparaison avec les autres niveaux d’agglomérations.

Le coût du transport, un obstacle potentiel à la mobilité

Le coût du transport est un facteur qui peut affecter le niveau d’accès à la mobilité. En montagne, il est dépendant de l’offre de transport et des conditions spécifiques liées à la topographie difficile, à l’état généralement dégradé des routes. Son prix moyen reste plus élevé qu’en plaine. Néanmoins, la libéralisation du marché du transport, la multiplication des transporteurs privés, y compris dans le cadre des crédits accordés aux jeunes, a entraîné une augmentation de l’offre de transport et maintenu les prix dans des limites raisonnables qui n’ont pas compromis la mobilité rurale. Bien au contraire, le « jinèf » est devenu le moyen d’ouverture privilégié du monde rural.

La charge est jugée lourde ou insupportable pour 49,4% des femmes et 53,6% des hommes.

Tableau 4 : appréciation du coût du transport

Charge

Fém

Masc

Acceptable

42,6

41

Lourde

34

13,5

Insupportable

15,4

40,1

Nsp

1,1

3,6

Indéterminé

6,9

1,8

Total

100

100

                            

Même si plus de 40% des hommes et des femmes la jugent acceptable, elle constitue tout de même un réel problème. Certes, elle n’entrave pas la mobilité mais elle peut jouer comme un facteur qui la limite, notamment en en privant la tranche de population la plus démunie. A ce titre, le coût du transport peut être considéré comme une cause d’inégalité d’accès à la mobilité.

Apports humain et immatériel de la mobilité 

A propos des effets de la mobilité sur l’individu, nous avons privilégié trois types d’apports : humain (contacts, échanges, ouverture sur les autres), matériel (profit) et immatériel (connaissances, informations, culture). Le traitement montre que l’apport humain est avancé en premier et assez largement (43%) par la population mobile, devant les apports immatériels (27,6) et matériels (17,9). La mobilité permet d’accéder à d’autres formes de richesse que la richesse matérielle, malgré la pénibilité des conditions de vie et la pauvreté des terroirs de montagne. Cela témoigne de l’attachement de la société rurale à des valeurs traditionnelles (« la connaissance des hommes » évoquée par un vieil homme), mais également de son ouverture sur la modernité symbolisée par les apports immatériels.

Par ailleurs, il est permis de s’interroger sur le rôle joué par les contraintes sécuritaires pendant près d’une décennie, par la crise économique depuis une vingtaine d’années, par l’évolution vers une économie de plus en plus marchande et par les ouvertures imposées par la technologie, notamment la télévision satellitaire et le téléphone cellulaire. Autant de facteurs qui ont certainement contribué aux transformations de la société rurale.

Biens et équipements d’ouverture

L’enquête comporte un volet logement dont l’objectif est d’établir un lien éventuel entre la mobilité et l’habitat, à la fois par le type et par les équipements. Il s'agit d’analyser le niveau de possession des biens et équipements contribuant à assurer diverses formes d’ouverture, lesquelles alimentent la mobilité de la population. Le tableau 5 récapitule ce niveau de possession.

Tableau 5 : taux de possession des biens et équipements domestiques

 

Tv

Tel. Mob

Tel. Fixe

Vehic.

Ordinat

2 Roues

NET

Oui

98,7

89,0

40,8

33,0

17,3

8,3

1

Non

1,3

11,0

59,2

77,0

82,7

91,7

99

 

La possession de la télévision n’est plus vraiment une nouveauté, tant au plan local qu’au plan national ; celle de la télévision satellitaire l’est beaucoup plus, celle-ci étant très largement répandue et contribuant certainement, en partie, aux évolutions du monde rural. Le taux de pénétration du téléphone cellulaire parmi la population mobile est beaucoup plus impressionnant, du fait de son développement très récent (cinq dernières années). Il a besoin d’être comparé au taux de pénétration calculé sur la base de toute la population. En effet, 89% des personnes enquêtées déclarent posséder au moins un téléphone dans la famille, la moyenne étant supérieure à deux (2,4 exactement). Cet outil symbolise par excellence une forme d’ouverture et de mobilité non physique. La faculté d’essaimage qu’autorise sa technologie lui a permis de s’introduire largement en milieu rural, notamment en montagne. Les changements qu’il est en train d’introduire dans la société locale restent à évaluer.

Les autres biens et équipements sont largement en retrait. A commencer par le téléphone fixe, dont le taux de pénétration est faible (quatre familles sur dix, contre moins de deux au plan national) et qui n’a jamais contribué réellement au désenclavement de la montagne. Un tiers des familles pratiquant la mobilité possède un véhicule. Ce taux, supérieur à la moyenne nationale rurale dégagée dans l’enquête CENEAP (24,7%), reflète le niveau d’équipement très satisfaisant de la population mobile. Niveau confirmé par la possession d’un ordinateur, bien plus élevé parmi elle que parmi la population rurale en général. L’accès au réseau internet reste par contre quasiment inexistant.

Conclusion

La mobilité introduit bien « une rupture dans les conditions d’appropriation de l’espace au quotidien » comme elle impose de changer de logique et de passer d’une logique de découpage, « un territoire et son chef-lieu », à une logique de polarisation, « un pôle et son attractivité »[5]. A ce titre, il est possible de proposer le schéma suivant.

Dans ce schéma, trois territoires de la mobilité sont organisés suivant une hiérarchie à laquelle correspondent logiquement des fréquences de déplacements, des motivations et des modes de transport adaptés. Cette organisation est structurée à la base par les agglomérations micro urbaines qui aspirent la mobilité rurale locale avant de la distribuer sur les autres niveaux.

Ces agglomérations occupent une place essentielle dans l’armature urbaine. Quand bien même elles n’ont pas le statut d’agglomérations urbaines (suivant les critères quantitatifs et qualitatifs de l’office national des statistiques) elles remplissent une fonction de « sous-traitance urbaine », si quelquefois elles sont court-circuitées. Elles assurent la desserte, réduisant les inégalités d’accès aux services, elles polarisent et servent de plaque tournante, rendant l’environnement proche et lointain accessible, faisant en sorte que les habitants se déplacent de plus en plus. Elles ont une fonction de proximité et aident le montagnard à s’urbaniser tout en restant chez lui. Elles participent à un mouvement d’urbanisation qui stimule la mobilité et encourage la fixation des populations.

Elles émergent effectivement comme des acteurs majeurs dans la structuration du territoire, éloignant (ou rapprochant) l’attraction des grandes villes, introduisant de nouvelles dynamiques territoriales, économiques et sociales, construisant une montagne où « ville et campagne ne sont (plus) réellement séparées » (K. Marx).

Mais les enjeux réels qui sous-tendent le confortement des infrastructures, le développement des moyens de transports et l’incitation à la mobilité restent éminemment politiques et sécuritaires. L’affaiblissement de la société et des territoires conduit à une recomposition et une reconstruction dont l’objectif reste la stabilisation des territoires de montagne et la réaffirmation de la présence de l’Etat unitaire.

                                                            

Localisation du terrain d’enquête

  

Bibliographie

Mathieu, N. ; Morel-Brochet, A., « Essai de l’habiter : le rural à l’épreuve de la mobilité ». Actes du colloque « Dynamique rurale, environnement et stratégies spatiales », CNRS-Université, 2001.

Pinson, D., « Habitat et transformation des territoires », Cahiers de la métropolisation, n°8, 2004.

Office National de la Statistique (O.N.S., Algérie), 1998, Armature urbaine, Alger, Publication de l’O.N.S. sur le recensement de 1998.

Benoît, J.-M ; Benoît, Philippe et Pucci, Daniel, La France à 20 minutes. La révolution de la proximité, Paris, Edit. Belin, 2002.

Kayser, B., La renaissance rurale, Paris, Edit. A. Colin, 1990.

Khellil, A., La société montagnarde en question, Alger, Edit. ANEP, 2000.

Raffestin, C., Pour une géographie du pouvoir, Paris, Edit. LITEC, 1980.


 NOTES

[1] Benoit, J-M ; Benoit, Ph. et Pucci, D. : La France à 20 minutes, la révolution de la proximité, Paris, Ed. Belin, 2002, 270 p.

[2] CNEAP (centre national d’études et d’analyse en population et développement) : Développement humain et pauvreté en zone rurale. Etude réalisée pour le compte du ministère délégué chargé du développement rural, mars 2004.

[3] Brunet, R., Les mots de la géographie, dictionnaire critique, Montpellier, Ed GIP-RECLUS, La Documentation française, 1993, 918 p.

[4] Appellation, dérivée d’une grande marque automobile et d‘un véhicule qui domine par sa présence au point de devenir un symbole, que nous proposons pour qualifier le transport collectif léger, de 10 à 20 personnes généralement (Karsan J 9).

[5] Benoit, JM ; Benoit, Ph. et Pucci, D. : La France à 20 minutes, la révolution de la proximité, Paris, Ed. Belin, 2002.

 

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