Insaniyat N°59 | 2013| Famille : pratiques et enjeux sociétaux | p. 63-74 | Texte intégral
The impact of legal pluralism on the status of women and on their emergence to citizenship Abstract: The focus in this article is a juridical approach on the social relationships between both sexes, in the framework of a dual legal system inherited from the colonial regime. The fact of maintaining a particular right, law of 1984, to govern the family affairs, has led to an inequality between two people different in culture to a disparity between women and men, making the family’s law a right of inequality, in a legal system fundamentally based on equality. This duality of the legal field exhibits clearly the complexity of the debate on the status of the family and the place of women in its midst and society. Women appear as objects defined by the duty of obedience to rules of conduct established by a code legitimized by religion, while being informally recognized as citizens in the same way in the Constitution like men.Keywords : legal duality, inequality, duty, obedience, equality, citizenship, Algeria |
Ghania GRABA: Faculté de Droit, Université Alger 1, 16000, Algérie.
Le 5 juillet 1830, une convention est signée entre le Dey d'Alger et le Général en chef de l'armée française par laquelle la France s'engage à respecter la propriété et la religion des autochtones[1], et donc à maintenir la famille algérienne dans le droit musulman.[2] En effet, alors que la francisation du droit s'est rapidement étendue à tous les secteurs de la vie économique et sociale permettant l'accaparement des terres par la colonisation, le statut juridique des femmes, relevant du droit religieux, n'est pas dans un premier temps concerné. Toutefois, progressivement, l’intervention de la doctrine, du législateur et du juge Français, a eu pour résultat une réification scripturaire des systèmes de droit (droit musulman et coutumes kabyles) qui a figé des règles et des pratiques caractérisées par leur souplesse et leur caractère pragmatique. En effet, le droit musulman est désormais « réduit dans sa base théorique et limité dans sa portée » et la codification des coutumes kabyles, ainsi « solidifiées » va parachever l'œuvre de formalisation à la française du droit autochtone[3]. Le pluralisme juridique inégalitaire était, alors, profondément inscrit dans le champ juridique algérien d’avant l’indépendance. Les traces de ce pluralisme, dans l'Algérie post coloniale, étaient donc inévitables. Les difficultés que pose le passage de la période coloniale à la période de l'indépendance ont été certes formellement réglées par la Loi de transition du 31 décembre 1962 qui reconduit la législation en vigueur, mais n’ont pas été, en fait, levées.
En effet, si la reconduction du droit existant a fait gagner du temps, ce temps n'a pas permis de poser autrement la question du droit applicable à la famille et d'en mesurer les conséquences sur la citoyenneté des femmes. Lieu de repli identitaire d'une population dépossédée de ses droits par l'administration coloniale qui n'a d'ailleurs pas hésité à maintenir cette particularité, refusant l'intégration égalitaire, l'option pour un maintien d'un droit particulier, en 1984 (on pourrait même dire d’un système juridique particulier), pour régir la famille, substitue à une inégalité entre deux populations de culture différente, une inégalité entre femmes et hommes, faisant du droit de la famille un droit de l'inégalité dans un système juridique basé fondamentalement sur l'égalité .
La promulgation de ce code marque alors une rupture brutale par rapport au système juridique global construit depuis 1962 et réintroduit un dualisme juridique, que l’évolution de l’Algérie ne laissait pas présager. On comprend alors pourquoi la Loi du 9 juin 1984 « portant Code de la famille », intervenue pour mettre fin à ce qu'on a appelé « le vide juridique », a déclenché aussitôt des réactions très fortes de femmes qui se sont senties trahies par un texte qui remettait en cause le statut qu'une partie d'entre elles avaient acquis concrètement et que l'ensemble du droit, Constitutions comprises, avait conforté : l'égalité en droit.
La dualité du champ juridique montre bien la complexité du débat sur le statut de la famille[4] et la place de la femme en son sein et dans la société. Les femmes apparaissent comme des objets définis par le devoir d'obéissance à des règles de conduite fixées par un code légitimé par la religion, tout en étant formellement reconnues comme citoyennes au même titre que les hommes dans la Constitution.[5] L'impact de ce dualisme sur la capacité d'évolution du droit de la famille vers l'égalité ne freine-t-il pas la possibilité des femmes à accéder à une citoyenneté réelle?
Il s'agit donc dans ce texte de voir, dans un premier temps, quelle est la place du Code de la famille dans l'ordonnancement juridique algérien, et sur quels fondements constitutionnels est basée la justification de cette dichotomie, et dans un deuxième temps, de montrer comment le statut familial des femmes ralentit leur participation à l'exercice de leur droit constitutionnel à la citoyenneté.
Le Code de la famille, une loi à côté du système juridique : coexistence ou dualité
En 1984, 22 ans après l'indépendance de l'Algérie, un Code de la famille a été promulgué. La particularité de ce texte, au niveau formel, réside dans sa clôture. Il s'agit d'abord des visas de la loi lapidaires[6], ils ne visent, en fait, que les aspects concernant la répartition des compétences au sein des institutions étatiques ; l'organisation de la famille relève, en effet, de la compétence du Parlement. Il faut rappeler que le Code de la famille est adopté en 1984, dans le cadre de la constitution de 1976. La constitution de 1976 est présentée comme l'Etat de la révolution[7]. Né d'une révolution, se démarquant du libéralisme, l'État algérien se veut une révolution institutionnelle et juridique. Cette révolution procède par accumulation[8], elle n'envisage pas le dépérissement de l'État ni du droit, mais au contraire leur renforcement. Elle veut transformer la société par sa juridicisation. L’État assure donc des fonctions diversifiées d'un pouvoir unique incarné au sommet de l’État par le Président, secrétaire général du parti. La référence dans les visas de la loi à la compétence du Parlement, ne présente aucun intérêt, compte tenu du fait que l'assemblée nationale n'exerce qu'une fonction législative, sous l'autorité du Président. Par contre, aucune autre loi n'est visée, pas même le Code civil alors qu'il est de tradition, dans la pratique parlementaire algérienne, d'intégrer dans les visas des lois l'ensemble des textes qui ont un rapport même éloigné avec la matière objet de la législation. Les visas sont en général examinés de façon tatillonne par le secrétariat général du gouvernement qui n'hésite pas à rappeler à l'ordre les promoteurs du projet[9].
La réforme du Code de la famille, en 2005, a rectifié en partie cet « oubli »[10] en y intégrant une référence au Code civil et à la loi sur l'état civil. L'absence de référence au système juridique algérien, mis en place depuis l'indépendance du pays, relève bien d'une volonté de particulariser ce texte. Le législateur est allé plus loin et de façon plus explicite dans le dernier article de la Loi[11]. Cet article interdit toute incursion du juge hors de la chari'a pour combler les lacunes de la loi et clôture ainsi irrémédiablement le texte, le sortant de manière explicite du système juridique en vigueur. Les conséquences de cette clôture affectent gravement les pouvoirs d'interprétation du juge et pèsent donc sur l'évolution du droit de la famille.[12]
La Cour Suprême, organe de régulation de la jurisprudence, a fait preuve d'une vigilance sans faille, n'hésitant pas à casser les décisions des juges de première instance. En effet, la Cour Suprême, avant l'adoption du Code la famille, a déjà affirmé le principe de la primauté de la chari‘a. En effet, dans un arrêt de 1982, elle rappelle qu' « il est de jurisprudence constante qu’il est nécessaire d’appliquer en matière de statut personnel les règles de la chari‘a islamique de manière exclusive ».[13] Sa jurisprudence a pesé lourdement sur l'orientation lors de l'élaboration du Code de la famille. Cette position demeure constante y compris après l'adoption du Code de la famille. Elle réitère la primauté de la chari'a[14] chaque fois qu'elle est saisie.
Le Code de la famille apparaît donc comme un texte réellement singulier. En se référant directement dans certaines de ses dispositions à la chari'a, donc à un autre système de droit positif que celui en vigueur en Algérie, il déroge complètement à ce que les juristes appellent le droit commun. On peut dire que c'est un texte à côté ou en dehors du système juridique algérien. Ainsi au pluralisme juridique de la période coloniale qui s'est prolongé après l'indépendance, se substitue, à partir de la promulgation du Code de la famille en 1984, un dualisme juridique qui fonctionne au détriment des femmes. Ce texte unique aurait donc son propre système de référence, sa propre grille d'interprétation, ses propres modes de preuve, texte sacré, texte hors norme, assimilé complètement à la chari'a. C’est ainsi que les juges, y compris ceux de la Cour Suprême, n'hésitent pas à se référer directement à elle, sans viser une disposition précise du Code ni le Code lui-même, au mépris de toutes les règles de procédure et des dispositions du Code civil. Pourtant il s'agit d'un texte qui, bien que très fortement inspiré par le droit musulman, n'hésite pas à emprunter des catégories juridiques modernes et même à y inclure des dispositions très opportunistes, comme l'octroi automatique du logement conjugal à l'homme même quand la femme a la garde des enfants.[15] Cette clôture empêche, comme il a été constaté lors de la dernière révision, toute modernisation du droit de la famille, malgré les prétentions affichées dans l'exposé des motifs de l'ordonnance de 2005[16]. La réforme se caractérise, en effet, par une certaine incohérence directement liée à l'éclectisme du texte et à des détournements de certaines catégories juridiques.[17]
Les fondements constitutionnels de l'autonomisation du droit de la famille?
La question à laquelle on va essayer de répondre ici est : comment cette autonomie, conférée à une loi, est-elle justifiée par l’État lui-même et intégrée y compris par ceux qui lui sont hostiles ? L'autonomisation du Code de la famille y compris vis-à-vis de la constitution serait, nous dit-on, la conséquence de l’article 2 de la constitution qui fait de l’Islam la religion de l’État. Le principe de religion d'État entraînerait donc l’obligation de légiférer en chari'a dans le domaine du statut familial. Pourtant, si l'article 2 est présent dans toutes les constitutions algériennes depuis l’indépendance, aucune n’a fait de la chari'a une source directe du droit algérien, comme cela a été fait dans certains États arabes et musulmans, même si la référence aux valeurs de l’Islam est présente. D'ailleurs, l’article 6 de la constitution de 1976 (en vigueur en 1984) stipule que « la Charte nationale est la source fondamentale de la politique de la nation et des Lois de l’État. Elle est la source de référence idéologique et politique pour les institutions du Parti et de l’État à tous les niveaux ». « La Charte nationale est également un instrument de référence fondamental pour toute interprétation des dispositions de la Constitution »[18], c’est donc dans la Charte nationale et dans la Constitution que le législateur doit puiser le contenu des lois qu’il propose.
La Charte Nationale fait une analyse approfondie de la condition de la femme. S'agissant de la condition des femmes avant l'indépendance du pays, le texte dresse un tableau très sévère : la position d'infériorité de la femme algérienne dans la société est mise sur le compte de l'éthique féodaliste dont les conséquences sont la restriction des droits des femmes, les attitudes discriminatoires à son égard, l'ignorance dans laquelle elle est confinée, la pénibilité des tâches qu'elle exécute. Tout en relevant l'amélioration de sa condition depuis l'indépendance, la Charte conclut que le chemin à parcourir reste long si on veut mettre en œuvre l'impératif d'équité et de justice et assurer son statut de citoyenne à part entière. Ainsi, la Charte nationale pose comme principe la nécessité d'action qui vise à transformer « une sorte d'environnement mental négatif et parfois préjudiciable à l'exercice de ses droits reconnus d'épouse et de mère et à sa sécurité matérielle et morale. L'État qui lui a reconnu tous les droits politiques s'engage ainsi en vue de l'éducation et de la promotion de la femme algérienne. »
L Par ailleurs, une lecture attentive des constitutions nous montre que la conséquence principale qui découle concrètement de l'article 2 est l’obligation qui est faite au Président de la République d’être de confession musulmane par ce qu’il « incarne l’État »,[19] et qu'il lui est fait obligation de prêter serment, sur le Coran. La Constitution de 1976, dans le chapitre révolution culturelle[20], parle de style de vie en harmonie avec la morale islamiste et des principes de la révolution socialiste qui se démarque ainsi du socialisme marxiste. La Constitution de 1989-96 interdit aux institutions de l'État d'avoir des pratiques contraires à la morale islamique et aux principes de la révolution de novembre[21], mais ne fait à aucun moment référence au droit positif musulman. La constitution auprès du Président de la République d'un Haut Conseil Islamique composé de quinze membres, ayant des compétences dans les différentes sciences, permet à l'État d'obtenir plus un consensus éthique et moral avant de légiférer, dans certains domaines, qu'un contrôle de conformité du droit à la chari'a.[22]
Par ailleurs, l'article 1er du Code civil est présenté, en général, comme le texte qui énonce les sources du droit algérien, du moins les sources du droit privé. Cet article est rédigé en 1975, date butoir de l'algérianisation de la législation coloniale reconduite par la Loi de transition de 1962, en l'absence d'un droit de la famille, à l'exception de dispositions éparses[23] (notamment la Loi Khemisti de 1963 sur l'âge légal au mariage), le juge est autorisé à se prononcer selon les principes du droit musulman, à défaut selon la coutume et le cas échéant selon le droit naturel et les règles d'équité. Ces sources subsidiaires, bien que hiérarchisées, offrent comme nous pouvons le constater un large éventail au juge, supprimé par l'article 122 du Code de la famille qui oblige le juge à ne recourir qu'à la chari'a quand il ne trouve pas la solution, exclusivement dans le Code de la famille.
En effet, la question des droits des femmes et de leur statut dans la famille est directement tributaire du rapport de conjoncture entre le droit et la politique. Les législateurs des pays du Maghreb après les indépendances ont choisi de codifier le droit musulman de la famille. L'acte de codification n'est pas innocent, il est présenté comme un acte de maintien de l'unité nationale au Maroc, de modernisation du droit de la famille en Tunisie. Cette codification est intervenue très tardivement en Algérie, 22 ans après l'indépendance. Il est intéressant de rappeler la complexité de la colonisation et de la décolonisation de l'Algérie. En effet, la configuration du droit ou plus précisément des droits applicables au domaine de la famille durant la période coloniale se présente comme un ensemble pluraliste mais très fortement hiérarchisé : il s’agit, au-delà des intentions affichées, de fixer des identités biologiques et de travailler à une politique des races au profit de la domination coloniale. Après l'indépendance, plusieurs projets (66-79-81) ont été élaborés, coincés entre l'interprétation française du droit musulman, au gré de la législation coloniale, et des décisions judiciaires et le retour au fiqh classique. Le compromis politique, après des luttes très fortes, s'est effectué en 1984 au détriment des femmes.
La Citoyenneté des femmes otages de leur statut dans la famille
La question "féminine" a été posée dès les premières années de l'indépendance dans le cadre du développement et de la transformation générale de la société. Les discours étatiques, polysémiques et contradictoires sont toutefois dominés par l'idée que la « promotion de la femme » est une « donnée objective », qu'elle est « inéluctable », que c'est en tout état de cause une promotion « nécessaire ». L'émancipation de la femme serait donc le résultat inévitable du développement économique conduit par l'État. Cela ne saurait occulter le fait que des discours politiques d’exclusion des femmes s’appuient encore très largement dans notre société sur un discours biologique, religieux et patriarcal. Cette situation paradoxale a fait de la femme une citoyenne dans la sphère publique puisqu'elle peut accéder à toutes les fonctions aussi bien électives qu'administratives, qu'elle est maîtresse de son patrimoine et de sa gestion, mais que ceci ne l'empêche pas de se retrouver en situation d'infériorité grave dans le droit de la famille, ce qui fait dire que la femme peut être Président de la République mais qu'elle doit être assistée juridiquement par son père pour se marier. En effet, il a été décidé que tout ce qui concerne la famille relevait du droit musulman, faisant ainsi d'une loi votée par le même Parlement que celui qui a produit l'ensemble de la législation algérienne, un texte complètement indépendant de l'ensemble du système juridique y compris la norme fondamentale, qui est la Constitution.
Cette contradiction fondamentale, qui clive les femmes en citoyennes d'un côté et musulmanes obéissantes de l'autre, peut être parfaitement illustrée par les péripéties de ses droits politiques, pourtant constitutionnels, à travers le droit de vote. En effet, toutes les lois électorales adoptées depuis l’indépendance reconnaissent à tout Algérien et à toute Algérienne la qualité d’électeur et d’électrice à condition de répondre aux critères légaux[24]. Il est important de souligner que l’idée de l’égalité des sexes, au plan politique, a fait l'objet d'un débat dans le mouvement national et a été admise comme une résultante logique de la lutte pour l'émancipation des Algériens. Il devenait alors impensable de remettre en cause des droits politiques acquis par les Algériennes, quelques années seulement avant l'indépendance de l'Algérie[25] et plus tardivement que les Algériens[26].
Le choix de l'État algérien du modèle socialiste de développement qui postule la suppression des inégalités, y compris entre les femmes et les hommes, ne pouvait que déboucher sur la concrétisation de la citoyenneté des femmes. Pourtant, les Algériennes seront majoritairement appelées à jouer le rôle d’électrices passives. Les femmes votent dans des bureaux séparés et pourtant, les bureaux de vote « féminins » ont été envahis, à certaines périodes, par des hommes, voire même par des adolescents munis de plusieurs cartes électorales, venus voter aux lieu et place de leurs parentes.
Certains commentateurs se sont en effet demandé si « l’institution du Walî[27] en matière matrimoniale n’est pas transposée dans le domaine politique. Le Walî chargé de conclure le mariage de la femme placée sous sa tutelle, est du coup, habilité à élire ses représentants. Dans la réalité sociale, « la séparation privé/public n’est pas clairement tranchée, la médiation du Walî est opérante en matière matrimoniale comme en matière politique et le choix des femmes peut être confisqué dans les deux domaines »[28]. Une Loi de 1989[29], concomitante à la révision constitutionnelle, apporte des restrictions au vote familial en exigeant que le mandataire soit muni d’une procuration établie selon la procédure habituelle, en limitant à cinq le nombre de procurations et en restreignant le cercle familial au sein duquel est obligatoirement choisi le mandataire. Elle permet, toutefois, encore le vote conjugal sans procuration qui conforte la subordination de l'épouse à l'époux, incluse dans un article du Code de la famille familièrement appelé l'article de la honte.[30] Les associations féminines qui militent pour les droits des femmes, vont porter une vive attention aux singulières dispositions de la loi électorale, posant ainsi la question du statut des femmes dans la sphère politique. En effet, le droit électoral notamment, lors de la transition vers le pluralisme politique, doit faire l'objet d'un accord minimal entre les différents protagonistes de la vie politique.
La Loi 1991[31] a certes supprimé le vote familial et réglementé la technique de la procuration pour lui restituer son contenu et son sens réels, sans toutefois l'appliquer aux « conjoints ». C’est finalement, le Conseil constitutionnel, saisi par le président de la République sur proposition du Chef du Gouvernement[32], qui abroge la possibilité donnée au conjoint masculin de voter pour le compte de son épouse. Il a estimé que l’article incriminé institue « la faculté d’un vote conjugal commutatif dérogeant au principe de personnalisation de l’exercice de ce droit essentiellement politique qui, à l’extrême limite des conditions légales, ne peut être conciliable qu’avec le caractère exceptionnel de la procuration ». Le Conseil constitutionnel s’est fondé sur un argumentaire juridique procédant d’une conception de la citoyenneté opposée à l’unanimisme des partisans du vote conjugal. La décision du Conseil constitutionnel a fait jurisprudence car la Loi électorale du 6 mars 1997 a réitéré le principe selon lequel « le vote est personnel et secret »[33]; elle a restitué à la procuration son caractère exceptionnel et l’a réglementée de manière rigoureuse. Les scrutins antérieurs ou postérieurs à l’adoption de cette loi ont montré, de toute évidence, que les femmes se rendent aux urnes même si les traditions continuent de fonctionner dans des îlots de résistance. La loi doit-elle les conforter ou, au contraire, contribuer à les remettre en cause ?
Conclusion
L’indépendance du pays s’avérait prometteuse pour les Algériennes qui, au cours de la guerre de libération nationale, ont investi des espaces jusque là interdits aux femmes. L’Assemblée Nationale Constituante a, à travers une composante féminine diversifiée[34], créé l’illusion d’une inclusion des femmes dans le champ politique. Cependant, comme partout ailleurs, les Algériennes vont réintégrer le foyer après la dissipation de l’euphorie de la libération du pays[35]. La politique électorale par l'intermédiaire de la loi organise le compromis entre des normes constitutionnelles consacrant le droit de vote et des normes sociales commandant le confinement de la majorité des femmes dans la sphère privée. Pendant longtemps, la présence des femmes dans l'espace politique oscille entre un principe général d'égalité, constitutionnel, et un principe de complémentarité hiérarchisé dans la sphère de la famille. Cela se traduit par une représentation féminine paradoxale générant une élite politique féminine très minoritaire et sans efficacité. La constitution algérienne a pourtant fait l'obligation aux institutions de l'État d'assurer l'égalité des citoyennes et des citoyens et de « supprimer les obstacles » qui empêchent leur « participation effective » à la vie politique, économique, sociale et culturelle. La réforme de la Constitution en 2008[36] est venue renforcer cette obligation en décidant d'augmenter les chances des femmes pour qu'elles puissent accéder à la représentation politique. Le petit coup de pouce de l'État va-t-il induire une dynamique de changement qualitatif compte tenu des potentialités des femmes, mieux instruites (60% des universitaires), mieux armées, ou va-t-il se noyer dans les pesanteurs sociales et les crispations identitaires? La citoyenne va-t-elle l'emporter sur la femme soumise?
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Notes
[1] « L'exercice de la religion mahométane restera libre. La liberté des habitants de toutes les classes, leur religion, leur propriété, leur commerce et leur industrie ne resservant aucune atteinte. Leurs femmes seront respectées. Le général en chef en prend l'engagement sur l'honneur ». Extrait de la convention du 5 juillet 1930.
[2] Une série de textes a suivi: les décrets de 1866 et 1886, celui de 1889 sur l'organisation de la justice musulmane en Algérie.
[3] Graba, G. (2003), « La dualité du système juridique algérien et le Code de la famille, éléments pour une problématique », in Quaderni di Oriento Moderno (Algérie. Le désastre et la mémoire), n° 4, p. 95-102.
[4] L’article 2 de la Loi du 9 juin 1984 portant Code de la famille définit la famille comme « la cellule de base de la société ».
[5] Graba, G., Haddab, Z. (2007), « Femmes-objets ou femmes-sujets : les enjeux du Code de la famille en Algérie. Genre, inégalités et religion », in Actes du premier colloque inter-Réseaux du programme thématique Aspects de l'État de Droit et Démocratie, Paris, Éditions des Archives Contemporaines/AUF, p. 37-48.
[6] « Vu la constitution, notamment ses articles 151-2° et 154 ». Il s'agit de la constitution de 1976.
[7] « La révolution se propose d'abolir la séparation de la société civile et de la société politique ; elle se propose d'abolir la séparation des pouvoirs ».
[8] Le thème des acquis est très présent dans le discours politique des dirigeants.
[9] La quasi-totalité des projets de lois sont rédigées par les ministères, sous l'autorité du Président avant 1989 et du chef du gouvernement par la suite.
[10] Le Président de la République,
- Vu la Constitution, notamment ses articles 122-2 et 124 ;
- Vu l’ordonnance n° 66-154 du 8 juin 1966, modifiée et complétée, portant Code de procédure civile,
- Vu l'ordonnance n° 70-20 du 19 février 1970 relative à l’état civil ;
- Vu l’ordonnance n° 75-58 du 26 septembre 1975 modifiée et complétée, portant Code civil;
- Vu la Loi n° 84-11 du 9 juin 1984 portant Code de la famille ;
- Vu la Loi n° 88-27 du 12 juillet 1988 portant organisation du notariat ;
- Le Conseil des ministres entendus ;
- Promulgue l’ordonnance dont la teneur suit :
[11] Art. 222 du code de la famille « En l'absence d'une disposition dans la présente loi, il est fait référence aux dispositions de la « chari’â ».
[12] Salah Bey, M. (1997), « Le droit de la famille et le dualisme juridique », in RASJEP, Vol. XXXV, n° 3, p. 920 sq.
[13] Salah Bey, M., op. cit., p. 924.
[14] En 1986 et dans plusieurs arrêts par la suite, la cour suprême décide qu' « il est établi qu’en fiqh et en droit qu’en ce qui concerne les affaires de statut personnel, il est nécessaire de faire application de la chari‘a ».
[15] En effet, la garde est presque systématiquement accordée à la mère ; le logement, bien rare en Algérie, est accordé de droit à l'homme, quelles que soient les conditions du divorce.
Art 52 du code : « Si le juge constate que le mari aura abusivement usé de sa faculté de divorce, il accorde à l'épouse le droit aux dommages et intérêts pour le préjudice qu'elle a subi. -Si le droit de garde lui est dévolu et qu'elle n'a pas de tuteur, qui accepte de l'accueillir, il lui est assuré, ainsi qu'à ses enfants, le droit au logement selon les possibilités du mari. -Est exclu de la décision, le domicile conjugal s'il est unique. Toutefois, la femme divorcée perd ce droit, une fois remariée ou convaincue de faute immorale dûment établie ».
[16] L'exposé des motifs de l'ordonnance affirme, en effet, que la réforme mettait en conformité avec les conventions internationales, la Loi algérienne, réalisant l'égalité des hommes et des femmes dans la famille.
[17] Maintien d'institution illégale (répudiation par trois fois), problème de la tutelle sur l'enfant en cas de divorce, droit du travail de la femme soumis à négociation…
[18] La Charte Nationale, constitution matérielle, ou pacte social a été adoptée par référendum après une large discussion populaire, elle a précédé la constitution de 1976.
[19] Il prête serment « en jurant, par Dieu Tout Puissant, de respecter et de glorifier la religion islamique, de respecter et de défendre la Charte nationale, la Constitution et toutes les Lois de la République ».
[20] Article 19 de la constitution de 1976.
[21] Article 9 de la constitution de 1989-1996.
[22] Ce conseil est d'ailleurs très peu sollicité et ne peut s'auto saisir.
[23] Aucun consensus n’a été trouvé depuis l'indépendance à propos de la législation sur la famille.
[24] Article 50 de la constitution de 1989/96 : « Tout citoyen remplissant les conditions légales est électeur et éligible ».
[25] La Loi cadre du 5 février 1958 ; l’article 2 de la loi dispose : « La République garantit en Algérie, à tous les citoyens et citoyennes sans distinction de race, de religion ou d’origine, l’égale jouissance de toutes les libertés et de tous les droits politiques économiques et sociaux attachés à la qualité de citoyen français, ils sont soumis aux obligations qui en découlent ».
[26] Loi n° 46-940 du 07 mai 1946 tendant à proclamer citoyens tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer, dite Loi Lamine Gueye (JOA n° 45 du 04 juin 1946 p. 520). Elle comporte un seul article qui dispose : « A partir du 1er juin 1946, tous les ressortissants des territoires d’Outre-mer (Algérie comprise), ont la qualité de citoyen au même titre que les nationaux français de la métropole ou des territoires d’Outre-mer. Des lois particulières établiront les conditions dans lesquelles ils exerceront leurs droits de citoyens ».
[27] Le Walî est un tuteur matrimonial, obligatoire pour le mariage des filles.
[28] Sai, F.-Z. (2007), Le statut politique et le statut familial des femmes en Algérie, thèse de doctorat d'État.
[29] Loi n° 89-13 du 7 août 1989 portant Loi électorale (JO n° 32, 7 août 1989, p. 848-862).
[30] L’ensemble de l’institution du mariage est soumise à des dispositions qui fragilisent le lien matrimonial en organisant la minorisation de l’épouse comme le montre de façon indécente, l’article stipule : « L’épouse est tenue :1) D’obéir à son mari et de lui accorder des égards en sa qualité de chef de famille
2) D’allaiter sa progéniture si elle est en mesure de le faire
3) De respecter les parents de son mari et ses proches ».
[31] Loi n° 91-06 du 2 avril 1991 modifiant et complétant la Loi n° 89-13 du 7 août 1989 portant Loi électorale (JO n° 14, 3 avril 1991, pp. 464-467). Le vote par procuration est permis aux citoyens résidant à l’étranger, aux membres de l’ANP et des corps de sécurité, aux malades hospitalisés ou soignés à domicile et aux grands invalides et infirmes.
[32] Décision du 28 octobre 1991 (JO n° 53, 30 octobre 1991, p. 1728).
[33] Article 35 Ordonnance n°97-07 du 6 mars 1997 portant Loi organique relative au régime électoral.
[34] Voir infra.
[35] Cela s’est produit dans d’autres pays. Voir : Femmes et politique autour de la Méditerranée, Paris, l’Harmattan, 1980.
[36] Un article 31 bis est venu renforcer l'article 31 qui stipule que « les institutions ont pour finalité d'assurer l'égalité en droit de tous les citoyens et citoyennes en supprimant les obstacles qui entravent l'épanouissement de la personne humaine et empêchent la participation effective de tous à la vie politique, économique, sociale et culturelle ».
L'article 31 bis déclare que « l'État œuvre à la promotion des droits politiques de la femme en augmentant ses chances d'accès à la représentation dans les assemblées élues ».