N°47-48 | 2010 | Communautés, Identités et Histoire | p. 143-158 | Texte intégral
Algiers : Miguel de Cervantes’ literary source and place of inspiration for his writing Abstract: In this article we try to show and to underline the importance of Algiers at the Cervantes‘ period. Mediterranean capital and cosmopolitan town, Algiers occupied a preponderant place where all sorts of people lived and practiced several languages, mainly French (lingua franca). Among the thousands of Christian slaves living in the prisons, Miguel de Cervantes w as a ransomable prisoner for five years. His long stay in Algiers enabled him to experience a certainly painful and hard imprisonment, but also a determining one for developing his personality and character to such a degree that Algiers reflects his almost entire literary work. Cervantes continually remembers his captivity to transmit many socio cultural aspects and to make us relive a historical reality of our city, and this with an exemplary humanism making Algiers his true literary source and place of inspiration. Keywords : Algiers - Cervantes - cosmopolitanism - captivity - mental impression. |
Ahmed ABI-AYAD : Enseignant Université d’Oran, département d’Espagnol, Faculté des Lettres, Langues et Arts, 31 000, Oran, Algérie.
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
Lors d´une de mes communications sur Miguel de Cervantès, donnée à Madrid voilà plus de 15 ans déjà, j´avais dit textuellement au sujet de ce génie littéraire espagnol la phrase suivante: « Notre romancier et dramaturge est à la fois Morisque, Espagnol, Italien, Algérois, Maghrébin et profondément Méditerranéen »1.
Cette remarquable trajectoire identitaire reflète clairement, par ailleurs, non seulement l´infinie et considérable variété thématique de l´auteur, mais aussi les nombreuses sources littéraires, lieux de paroles et d´écriture, qu´il connaissait parfaitement et dont il se ressourçait constamment.
Le Colloque "Lieux de paroles / Lieux d´écriture" organisé par l’Université d’Oran2, mettait bien en évidence dans sa problématique, cet aspect fondamental qui relie l’écrivain á son espace littéraire. En effet, il est dit que le lieu d´écriture constitue l´endroit de prédilection et de projection où se réfugie l´auteur pour retrouver sa liberté à travers la parole, engager une sérieuse réflexion sur la société, les conflits humains stériles, la tolérance, la liberté du culte religieux, etc. Il est évident pour nous, que toutes ces affirmations correspondent, on ne peut mieux, á la merveilleuse aventure romanesque de Miguel de Cervantès, qui, captif á Alger et privé de liberté, méditait justement sur de nombreuses questions de l’heure qui relevaient de la tragédie humaine.
Alger et Miguel de Cervantès
Tous ces espaces imaginaires et réels ou irréels et vrais, retrouvés par le romancier, représentent la toile de fond où se développe l´histoire de la fiction, où se déroulent les actions des personnages et où se jouent les différentes scènes et séquences dans un pèle-mêle de notions d´histoire, de linguistique, de cultures, de psychologie, c´est-à-dire, autant d´éléments utiles et nécessaires à la création littéraire.
Dans ce propre contexte, Miguel de Cervantès, incarne et traduit merveilleusement ce désir que chaque écrivain porte en soi d´évoquer ce lieu historique et géographique, imaginaire mais aussi réel, lieu de mémoire et d´ inoubliables souvenirs personnels gravés dans son oeuvre féconde et fantastique avec Alger comme unique et principal espace de référence.
Cervantès et Alger sont la révélation de cet important et significatif binôme qui vit en osmose par de là même les différences et les difficultés, tel un couple amoureux mais vivant aussi des scènes de ménage.
Notre qualité d´hispanisant, nous mène á nous intéresser davantage á cet illustre écrivain espagnol, Miguel de Cervantès, dont le génie littéraire, la formation, la thématique et l´expression ont beaucoup de liens avec notre culture, notre terre et notamment avec Alger, qu´il connaissait parfaitement, grâce au long et fructueux séjour, largement raconté et illustré dans une littérature prolifique et révélatrice d´un grand nombre de valeurs sociales et historiques de notre capitale.
Son précieux et riche témoignage sur les villes et sociétés algériennes de l´époque, nous permet, aujourd´hui, de mieux appréhender et analyser son oeuvre pour mettre en exergue l´importance inestimable d´Alger et son impact sur l´auteur et sa production littéraire.
La présentation de quelques étapes fondamentales de sa biographie révèle clairement l´influence qu´exerça la ville sur Cervantès et comment celle-ci devint une source littéraire et lieu d´écriture, capital et gratifiant, puisqu´il en profita pour raconter et dramatiser tous les exploits, péripéties et souvenirs personnels, des faits réels et imaginaires, vécus et connus en terre algérienne.
Pourquoi donc Alger, est le thème central d´une grande partie de son œuvre ?
Que faisait Cervantès là-bas et quels souvenirs cette ville allait-elle laisser dans sa vie ?
La réponse à toutes ces interrogations exige de nous le recours indispensable à la transdisciplinarité, en faisant appel à l´histoire des relations hispano-algériennes pour élucider cet aspect de notre approche.
Cependant pour éviter une longue digression, je dirai simplement et brièvement qu´en septembre 1575, Cervantès s´embarqua á Naples, á bord de la galère Sol, pour se rendre en Espagne. Quelques jours après, Miguel de Cervantès et son frère Rodrigue furent attaqués en mer et devinrent captifs de Dali Mami, qui les ramena á Alger3.
Ainsi, commença la captivité de Cervantès en 1575 et durera jusqu´en septembre de l´année 1580. Il est évident, que dans cette situation d´espérance et d´attente d´une libération qui tardait à aboutir, le désir de Cervantès de s´échapper de cette détention, constituait sa seule préoccupation. Quatre tentatives d´évasion furent entreprises vainement.
En 1576, il prépara sa fuite avec d´autres compagnons en direction d´Oran, mais aussitôt abandonnés et perdus, ils furent obligés de regagner Alger.
En 1577, une seconde évasion échoua, et Cervantès et d´autres captifs furent découverts dans la grotte qui immortalise á ce jour son nom á Alger4.
Cet échec le fit conduire devant le gouverneur Hassan Pacha, qui, convaincu de son importance et audace, décida de le racheter, pour 500 écus d´or á Dali Mami, pour le garder dans un endroit sûr, car pensait il intérieurement que, « si je détiens ce chrétien sous mes ordres, Alger sera sauve » selon les propos du Père Haedo, grand chroniqueur de l´époque qui avait suivi de prés la captivité de Cervantès 5 .
Captif de Hassan Pacha, Cervantès ne se découragea point et renouvela son évasion en 1578. Il parvint á envoyer une lettre au gouverneur d´Oran, Martín de Córdoba, lui demandant de lui envoyer quelques espions éclaireurs pour lui faciliter la fuite. Sa lettre fut interceptée et il fut condamné á deux milles coups de bâton, châtiment qui, heureusement, lui fut épargné grâce á l´intervention de personnes importantes d´Alger, comme il nous le confirme lui même dans les chapitres XXXIX, XL et XLI de la première partie de Don Quichotte.
La quatrième et dernière tentative eut lieu en 1579. Lorsque tout était parfaitement préparé, les deux renégats Blanco de Paz et Cayban le dénoncèrent. Présenté devant le Cadi, Cervantès ne voulait compromettre personne et se déclara seul responsable de cette action. Cette attitude noble et téméraire, rehaussa encore davantage sa personnalité et entraîna certainement sa grâce. Finalement, après quelques démarches familiales menées par l´intermédiaire de 2 religieux, les Frères Juan Gil et Antonio de la Bella, Miguel de Cervantès fut enfin libéré et quitta définitivement le bateau qui devait le conduire avec son maître Hassan Pacha á Constantinople, le 19 septembre 1580. Toutes ces courageuses actions de Cervantès á Alger, représentaient un "héroïsme remarquable", qui en terre algérienne amplifiait celui de Lépante6.
Telles sont les étapes les plus importantes et significatives qui lient la vie de Cervantès à l´Algérie. Toutefois, son long séjour á Alger, confirma sa personnalité, forma son esprit et enrichit son expérience au contact d´une culture et civilisation musulmanes déjà connues dans son propre pays.
Alger: Espace d´écriture et Source littéraire pour Miguel de Cervantès
Cette inoubliable et dure captivité de Cervantès, parsemée, sans aucun doute, de privilèges, d´amour et d´amitiés, le marqua profondément.
Toutes ces péripéties et évènements évocateurs de sa période algérienne imprègnent considérablement son œuvre et le rattachent fortement á cette terre. Ces références littéraires constituent pour nous une information précieuse et intéressante sur sa captivité á Alger, tout comme un témoignage personnel de Cervantès sur la vie quotidienne et l´état des choses dans la capitale. Ainsi donc, Alger représentera dans son œuvre romanesque, un espace d´écriture et une source littéraire réelle et historique qui lui permettra d´étaler tous ses souvenirs et prouesses personnelles. C´est aussi le reflet de quelques éléments biographiques déterminants développés dans ce lieu urbain et évoqués dans les récits de sa narrative et comédie.
En effet, depuis la correspondance « Epístola a Mateo Vázquez », écrite dans les bagnes d´Alger en 1577, jusqu´aux Trabajos de Persiles y Sigismunda, la ville d´Alger devient le scénario de toute la captivité, où les exploits et les références personnelles sont racontés fréquemment.
Il est évident, que compte tenu de l´emprise profonde exercée sur lui, le thème de la captivité représente le leitmotiv littéraire récurrent et indissociable d´Alger, source et lieu d´écriture fondamental de l´œuvre cervantine.
De son abondante et fructueuse production littéraire, Cervantès nous a laissé deux comédies en souvenir de son étape algéroise : Le Traitement d´Alger, Les Bagnes d´Alger, ainsi que la nouvelle " l´histoire du captif " incorporée dans Don Quichotte, sans oublier les nombreuses et évidentes allusions qu´on retrouve dans les autres nouvelles, telles que La Española Inglesa, El Amante Liberal , et celle du Persiles y Sigismunda7.
Dans toutes ces oeuvres, apparaissent clairement les indices de tout ce que Cervantès a vécu et fait en Algérie. Dans un des épisodes du Persiles, nous lisons : « je ne veux pas que vous alliez á votre maison,- dit le maire en s´adressant aux coquins étudiants - mais plutôt á la mienne où je veux vous donner une leçon des choses d´Alger, de manière que dorénavant, personne ne les prenne en mauvais latin, quant á leur histoire imaginée ».
Dans tous ses ouvrages, les éléments topographiques et onomastiques sont abondants et dénotent de la remarquable connaissance de Cervantès des noms et villes algériennes. Le premier texte auquel nous nous référons est tiré de « La Epistola a Mateo Vázquez », écrit aux bagnes et que pour des raisons de sécurité, Alger n´est pas mentionnée, mais toutefois, les allusions personnelles á sa capture et captivité sont évidentes. Le passage qui nous intéresse est le suivant : « nous avons montré au début courage et fermeté, mais après, avec l´expérience amère, nous avons connu du délire. J´ai senti le grand poids du joug d´autrui et dans les maudites mains sacrilèges, voilà déjà deux années que ma douleur continue »8.
Cervantès amplifie l´importance d´Alger et aborde de nouveau le même thème, avec insistance cette fois- ci, dans son théâtre où l´on voit apparaître Alger dans les titres même de ses comédies. Dans Le Traitement d´Alger, écrit en 1586, nous nous trouvons avec un personnage appelé comme lui, Saavedra. Dans cette pièce, Cervantès dramatise une situation assez compliquée. Sur un fond historique et réel, se tissent des intrigues d´amours croisés: une musulmane tombe amoureuse d’un captif chrétien et un musulman s’amourache d’une captive chrétienne.
Il considère qu’en amour il n’y pas de frontière et il illustre bel et bien cette situation dans sa nouvelle La Gran Sultana où une chrétienne est mariée à un roi ottoman.
Des souvenirs et références personnels de Cervantès ressurgissent abondamment, aussi bien pour évoquer sa capture et évasion que pour aborder son rachat où de nombreuses réflexions et interrogations nous interpellent face á ce genre de situation.
Dans le premier acte, Leonardo dit :
Mon ami Saavedra.
Le dur destin le priva de liberté
de Malaga á Barcelone ;
Mami le captura, redoutable corsaire.
Dans son attitude, il paraît droit,
mais expérimenté
dans le dur travail de Bellone9.
Notons au passage l’allusion admirative de Cervantès à l’égard de Dali Mami qui l’a sans doute bien traité, lors de sa captivité.
Saavedra répond et nous esquisse, brièvement, une ébauche de la ville d´Alger :
Lorsque j´arrivai et découvris cette terre
tellement réputée dans le monde, qui en son sein,
couvre, accueille et enferme tant de pirates,
je ne pus mettre un frein á mes pleurs.
La rivière s´offrit á mes yeux
le mont où le grand Charles eut
dressé dans le ciel le drapeau,
et la mer que tant d´efforts n´ont pu soutenir,
parce que jaloux de sa gloire,
irrité plus que jamais il ne le fut.
Le retour de ces choses dans ma mémoire,
me donnèrent les larmes aux yeux.
On constate bien que sa peine est immense et grande sa douleur face á l´échec de l´expédition militaire de Charles V, menée contre Alger en 1541 sans que le bombardement de la capitale par l´Armada espagnole n’eût aucun effet.
D´autres informations topographiques sur l´Algérie sont introduites, évoquant ainsi ses préoccupations de fuites et sa connaissance du terrain. Il nomme certaines villes, fleuves et monts importants en direction d´Oran:
Car il y a d´ici à Oran soixante lieues,
et je sais que je dois d´abord traverser
deux rivières, l’une appelée Bates,
rivière de Azafran qui est juste là,
l´autre, plus loin, celle de Hiqueznaque,
proche de Mostaganen, et á la main droite
est dressée une grande côte,
qu´on appelle la grande montagne,
et au dessus on découvre
face à face, un mont ou plateau
qui, sur Oran dresse la tête10.
L´expérience de ses 5 années de captivité à Alger lui permit d´acquérir beaucoup de connaissances relatives aux us et coutumes algériennes et de situer des lieux géographiques qu’il met en valeur dans ses écrits littéraires.
Après ces quelques allusions implicites, concernant sa tentative d´évasion vers Oran11, et du sévère châtiment plus ou moins encouru, Cervantès nous parle des rédempteurs et du remarquable travail qu´ils ont accompli pour le racheter et lui faire retrouver sa liberté. Ce souvenir historique, personnel et émouvant, constitue un évènement heureux et évocateur de reconnaissance et d´affection profonde vis-á-vis de ces religieux courageux et dévoués à la cause humaine. Par delà ces belles actions, on sait, par ailleurs, que ces représentants de l’Eglise avaient également un rôle d’informateurs au service de la cour d’Espagne.
Ses éloges envers ses libérateurs s´adressent d´abord á Juan Gil:
Il est arrivé
un navire d´Espagne et tous disent
que c´en est pour la charité,
il y conduit un Frère trinitaire très chrétien,
ami du bien et connu,
rachetant des chrétiens, et exemplaire
de beaucoup de dévotion et de prudence.
Il s´appelle Frère Juan Gil12.
Puis il évoque Jorge de Oliva avec la même émotion et gratitude:
Regarde, ce n´est pas
le Frère Jorge de Oliva de l´ordre
de la Grâce, qui était déjà venu aussi,
et dont la bonté et le bon cœur débordent13.
Dans la deuxième comédie, Les Bagnes d´Alger, réapparaît le thème des captifs. Cervantès utilise littéralement les mêmes trucs et techniques des amours croisés: un couple de jeunes captifs chrétiens amoureux, rentre en compétition avec la séduction du couple musulman qui les emploie, tout comme dans Le Traitement d´Alger. Les maîtres tombent amoureux de leurs serviteurs; lui de sa servante chrétienne et sa dame du captif chrétien. Ces intrigues d´amour croisé se trouvent également dans El Amante liberal, et où seuls les noms des personnages changent.
Toutes les actions se déroulent á Alger, et reflètent, justement, ces inoubliables souvenirs personnels de Cervantès, qui non seulement l´inspirent pour dramatiser ces thèmes mais aussi mettre en exergue son héroïsme ainsi que celui de beaucoup d´Espagnols. Dans cette œuvre, la distance géographique, temporelle et sentimentale est frappante. Des événements réels et personnages historiques viennent étayer ces comédies dont la thématique commune porte sur les captifs espagnols dans les bagnes d´Alger.
Alger : Ville Tolérante, Cosmopolite et Exotique
Dans cette ville cosmopolite, toutes les communautés cohabitaient et pratiquaient leur confession. On permettait aux chrétiens, même esclaves de pratiquer librement leur culte et célébrer la messe le dimanche ainsi que les fêtes religieuses tout comme on autorisait les juifs à ne pas travailler le jour de Sabbat. Cette tolérance remarquable, vertu islamique répandue et connue dans toute l´Espagne musulmane, provoqua vivement l´admiration de Cervantès, qui savait que de l´autre côté de la Méditerranée, les musulmans morisques étaient expulsés de leur terre natale et durement châtiés par le tribunal de l´Inquisition qui leur interdisait toute pratique culturelle et religieuse en Espagne.
Ces paroles qu’il fait dire à l’un de ses personnages expriment tout haut ce sentiment humain de grande tolérance que Cervantès avait tant admiré á Alger :
Alger, est selon tout pressentiment,
Arche de Noé réduit.
Ici, il y a toutes sortes de gens.
Et autre chose, si tu as remarqué,
qui est digne de grande admiration,
c´est que ces chiens sans foi,
nous laissent, comme on voit,
garder notre religion,
et qu´on dise notre messe,
ils nous laissent même secrètement14.
Il est intéressant de noter que l’expression « chiens » que les musulmans emploient couramment pour injurier et insulter quelqu’un a été retenue par Cervantès qui l’utilise à son tour envers eux.
Sur ce registre religieux, la professeure Evangelia Rodríguez ne relève en lui aucune hostilité vis-á-vis la religion musulmane. Selon elle, Cervantès distingue avec lucidité, entre religion et ceux qui la pratiquent. Les relations entre musulmans et chrétiens se caractérisent ici par un ton humain et courtois et où sont absents les dégradants concepts propagandistes des autres auteurs contemporains, tel que le Dr. Antonio de Sosa.
C´est précisément, cet Alger tolérant et cosmopolite, attractif et rebelle que Miguel de Cervantès évoque tout au long de sa production littéraire pour perpétuer cet espace romanesque, ce lieu de mémoire vivant, forgé de paroles et d´écriture où nous devons tous plonger pour redécouvrir, certainement, des indices anthropologiques et identitaires et appréhender certains aspects de la société algérienne à travers la création littéraire.
Le cosmopolitisme d´Alger, où il y a « toutes sortes de gens » comme il le signale lui même, se retrouve décrit dans ses œuvres, et où la ville d´Alger apparaît comme une Arche de Noé accueillant et aux parlers multiples et différents, et c´est á partir de ce monde de variété et de différence, que Cervantès pouvait redécouvrir, sentir et vivre pleinement la culture du monde musulman. Dans cette ambiance culturelle diverse et riche linguistiquement, il apprit à pratiquer beaucoup de langues et d´expressions. A part l´Arabe, l´Osmanli et le Berbère qui se parlaient fréquemment, la langue franche (Lingua franca) attira son attention pour être employée par tous, telle qu´il nous la décrit dans son « histoire du captif » incorporée dans Don Quichotte :
« Et ainsi j´ai décidé d´aller au jardin de Zoraida, et voir si je pouvais lui parler, et la première personne que je rencontrai fut son père, qui me parla dans une langue qui se pratique dans toute la Kabylie et même á Constantinople, entre captifs et arabes et qui n´est ni morisque, ni castillane, ni d´aucune autre nation, sinon un mélange de toutes les langues que nous comprenons... » 15.
Dans la nouvelle La Gran Sultana, il l´exprime de cette façon :
Et tous nous nous comprenons
dans une langue mélangée,
que nous ignorons et que nous savons16.
Partout apparaissent, de manière évidente, les indices de tout ce qu´avait expérimenté et vécu Cervantès sur cette terre. Des éléments topographiques et onomastiques abondent et démontrent sa parfaite connaissance des villes algériennes comme Cherchel, Mostaganem, Oran, Tlemcen, Bougie, etc., citées au milieu de noms arabes tels que Fatima, Zahra, Zoraida, Ahmed, etc.
Lors de sa captivité, Cervantès qui jouissait d´une certaine liberté, ne vivait pas le dos tourné au monde et à l’ambiance qui l´entouraient. Bien au contraire, sa perspicacité et son sens de l´observation lui permirent de comprendre, d´analyser et de décrire beaucoup de traits et comportements de la société algérienne. Il eut l´occasion de connaître directement les habitudes et modes de vie de l´autre culture.
C´est ainsi qu´une panoplie de types humains défilent, dans ses oeuvres avec leurs vices, défauts et vertus, leurs costumes, ornements, habits et parures. Ils furent tous évoqués et représentés par Cervantès: Algériens, Espagnols, Ottomans, Morisques, Musulmans, Juifs, Chrétiens, Renégats, etc.
Sa vision directe de l´expérience vécue et perçue dans son entourage se reflète de manière précise et rigoureuse dans ses écrits, où l´on note un ensemble divers et riche de descriptions vestimentaires, de paysages, espaces et lieux géographiques aux brillantes couleurs exotiques, entremêlés des us et coutumes locaux, de vocabulaire turco-arabe précis et de technicismes nautiques. La description de la vie sociale, de l´ambiance régnante et des coutumes répondent à la réalité connue par Cervantès lui-même. Il nous fait découvrir par l´un de ses personnages, le port des vêtements, la façon des femmes arabes de se vêtir et surtout la pudeur qui les caractérise devant les hommes. En se référant à Zoraida, fille de Hadj Mourad, il écrit: « ...et de pouvoir la voir, c´était très difficile á cause que les Arabes sont extrêmement jaloux et protègent les visages de leurs femmes de tous les hommes »17.
Outre ce juste et précis témoignage, Cervantès ne manque pas de perspicacité et évoque l’autre situation à laquelle il a été sans doute confronté avec beaucoup d’humour: « Remuant toutes ces interrogations et réponses, sortit de la maison du jardin, la belle Zoraida, et comme les femmes arabes, en aucune façon ne se gênent de se montrer aux chrétiens, ni les évitent aussi comme je l´ai déjà dit, elle n´était pas dérangée de venir où son père se trouvait avec moi » 18.
De la même manière, l´aspect vestimentaire, les ornements et les bijoux portés par les femmes attiraient son attention avec une admirable surprise: « les perles étaient en grande quantité et très belles; car le meilleur gala et accoutrement des femmes était de se parer de riches perles et bijoux, et il y avait presque plus de perles et bijoux entre arabes que toutes les autres nations; et le père de Zoraida avait réputation d´en avoir beaucoup et des meilleurs d´Alger »19.
La merveilleuse et fascinante description de Leonisa enrobée dans son costume arabe, est un enchantement féérique de couleurs, goût et aristocratie.
C´est ce que nous lisons dans la nouvelle El Amante Liberal : « en entrant dans la boutique, Leonisa portait le costume arabe; elle était vêtue d´un voile de satin vert, complètement brodé et plein de tresses d´or... le visage couvert de taffetas cramoisi, la dentelle aux pieds, ainsi qu`aux bras parsemée d´or et de beaucoup de perles... »20.
La liberté et le divertissement ne manquaient pas pour ces captifs de rachat qui jouissaient de largesse de la part de leurs maîtres en attendant leur libération.
Dans une discussion, un des interlocuteurs des Bagnes d´Alger, en fait référence:
Cher ami, où allons-nous ?
Même s´il se trouve loin d´ici,
au jardin de Hadj Mourad.
Là-bas, nous pourrons tranquillement,
danser, chanter, jouer de la musique,
et faire toutes sortes de cabrioles.
Donnons libre cours á notre passion
d´autant plus, que c´est l´intention
du Cadi que nous nous distrayons
et que les vendredi nous prenons
une convenable récréation21.
Durant leur distraction, les captifs chantent des chansons pour manifester leur joie, leur peine et surtout l´espoir qu’ils nourrissent d´une proche libération.
Mais dans leur euphorie momentanée, le magnifique paysage et les sites naturels que leur offre la ville d´Alger, semble être un des éléments libérateurs et réconfortant d´une âme triste et pleine d´espérance comme nous le montrent ces vers où la mer devient protagoniste, car c´est de là que peut parvenir la liberté et que Cervantès immortalise dans cette composition poétique que les captifs chantent en chœur leur nostalgie et l´amour de l´Espagne :
Au bord de la mer,
sa crique et ses eaux,
tantôt calme, tantôt irritée, se dressent
des murailles d´Alger la chienne,
aux yeux du désir ,
regardant leur patrie
quatre misérables captifs,
qui se reposent du travail,
et au bruit du va et vient
des vagues dans la plage,
avec des voix évanouies,
les uns pleurent, les autres chantent :
Combien il est cher de t´avoir,
Oh ! Douce Espagne ! 22
Là aussi nous retrouvons de nouveau, l´obsession de Cervantès de se libérer de cette captivité. Les allusions personnelles employées par ses personnages sont fréquentes et mettent en relief cette préoccupation quotidienne et naturelle, traduite, souvent, par des tentatives de fuite vaines mais très courageuses :
Qu´il est grand le plaisir qui enferme
la voix de la liberté.
Tu as toujours tenté de fuir,
trois fois par terre tu as fui.23
Alger: Impact littéraire sur Cervantès
Il est évident, que toutes les péripéties et moments forts vécus par Cervantès à Alger resurgissent dans son œuvre littéraire, et mettent au devant de la scène la capitale de la Régence, qui jouait, d´ailleurs de tout temps, un rôle important en Méditerranée. Dans toutes ces comédies, le scénario, les actions et personnages sont centrés principalement sur Alger, lieu privilégié de Cervantès qui en avait fait progressivement un espace et une source littéraire fondamentale de son écriture et de sa pensée.
Comme nous l´avons souligné, les mêmes arguments sont développés dans ces créations littéraires, avec de légères variantes interférées dans de nouvelles anecdotes. Sur la douloureuse expérience de la captivité, entremêlée d´informations historiques, se tissent une trame romanesque où des idées se succèdent et se relayent d´une œuvre á l´autre. D´ailleurs, l´on constate, qu´aussi bien « l´histoire du captif », le Traitement d´Alger ou Les Bagnes d´Alger, constituent une famille d’œuvres dont la thématique se ressemble avec des variantes et des détails purement circonstanciels.
Je pense qu´on a excessivement parlé du dur et pénible traitement des captifs et de la captivité de Cervantès á Alger, sans pour cela jamais mentionner ni évoquer, un tant soi peu, l´influence positive et l´énorme impact culturel qu´exerça cette terre sur lui24.
L´importance stratégique, politique et économique de la capitale algérienne en Méditerranée, avec ses composantes culturelles, sociales et humaines, fit que Cervantès, grâce en partie á son séjour en terre maghrébine, soit devenu l´écrivain renommé, dont la dimension littéraire et spirituelle sont incomparables. Si Cervantès n´avait pas choisi sa détention forcée á Alger, on ne peut nier par contre, ni sous-estimer les apports et contributions locales á sa formation et potentiel intellectuel qui nous fit mieux connaître la société et découvrir beaucoup d´autres aspects de l´époque.
Evidemment, l´exil obligatoire et sans doute fructueux de Cervantès á Alger, en face de la péninsule ibérique, á la fois si loin et tout prés de son pays, eut certainement des conséquences extrêmement positives.
Sa nouvelle rencontre avec le monde musulman l´imprégna totalement et sa production littéraire en représente la meilleure et véritable preuve. De même que l´indiscutable empreinte de la culture musulmane chez Cervantès, ne découle pas uniquement de ses années de captivité á Alger, mais également de cette même culture espagnole, véritablement hybride et métisse, dont l´ingrédient arabe constitue une forte dose et se trouve réparti dans tous les domaines de la vie sociale, économique, politique et judiciaire de la péninsule
En quittant son pays, Cervantès agrandit sa perception humaine.
Ses réflexions et méditations sur l´Espagne et le Monde arabe, á partir de la capitale algérienne, enrichirent énormément sa personnalité et expérience de nouveaux horizons et cultures. De là, il contemplait l´Espagne décrépite et hostile. Ce qui fut, d’ailleurs, bien explicité par l’écrivain, Juan Goytisolo dans son article « Cervantes, España y el Islam » en affirmant: « la sclérose de nos cultures sèches et stériles est le fond implicite de la création de Cervantès: Son drame personnel de « nouveau chrétien » dans une société intolérante, sa contigüité avec l´islam après sa captivité à Alger lui permettent de pressentir la dynamique d’un espace culturel ouvert et différent, d’un courant alimenté d’une infinité de torrents et de sources »25. Cette riche expérience acquise lors de son séjour à Alger représente certainement la source de son admiration envers ses vertus islamiques. Certes, après la captivité d´Alger, l´attendait une autre beaucoup plus dure dans son propre pays: l´exil intérieur et la prison à Séville pour de supposées fraudes financières. Et c´est précisément á travers ses oeuvres et son expérience algérienne, probablement la plus intéressante et bénéfique, que Cervantès fait la balance et tire subtilement des conclusions remarquables enrobées dans son style complexe et humoristique pour déjouer le bras de fer de la censure inquisitoriale et amener le perspicace lecteur á en profiter.
En se référant á l´impact de son expérience algérienne, la professeure Evangelina Rodriguéz, souligne cet apport extraordinaire de cette manière: « la diversité de visions et de cultures constitue la base du meilleur Cervantès. Parce qu´á Alger, il apprend á observer et á comprendre des langues et des gens »26 .
Finalement, comme on peut le constater, la rencontre de Cervantès avec la culture musulmane d´une part, et le pluralisme culturel de la capitale d´autre part, laissèrent une empreinte profonde dans son œuvre et sa pensée. Sous diverses perspectives et á travers les personnages cervantins, nous découvrons une vision réaliste de la ville, des coutumes, de la religion, de la vie et des gens de ce côté de la Méditerranée.
Cervantès et Alger formaient un couple très uni et en dépit du divorce physique, leurs relations se maintenaient et s´associaient évidemment et indéfiniment jusqu´au Monde arabe qu´il semblait tant admirer. Son théâtre représente la meilleure expression de cette imprégnation de la culture arabe comme le signale le professeur Francisco López Estrada dans une de ses interventions: « le théâtre fonctionne une fois de plus comme une vitrine des cultures, et sur la scène espagnole on aurait pu voir les intrigues amoureuses d´Arabes et de chrétiens, le mélange varié de gens de chaque bande,...et les enfants arabes qui chantent des chansons dans les rues, et la variété de Turcs et d´Arabes...les flûtes et autres musiques qui résonnent, la couleur des vêtements, les mots arabes et turcs qui colorient l´expression locale, les gestes de salut, etc »27.
Enfin, tout est là comme un cadre panoramique de l’époque bigarrée, qui recueille dans sa totalité la vie algéroise rattachée á celle des captifs, et à celle de Cervantès. C´est précisément, cet Alger cosmopolite et tolérant, attractif et rebelle que Miguel de Cervantès évoque tout au long de sa production littéraire pour perpétuer cet espace romanesque, ce lieu de mémoire vivant, forgé de paroles et d´écriture où nous devons tous plonger pour découvrir une identité ancienne et appréhender certains aspects de la société algérienne à travers la création littéraire et le génie romanesque de cet illustre écrivain qui a tant évoqué la ville d’Alger à tel point que mon professeur Morales Oliver écrivait :
Heureuse fut la terre d’Afrique pour Cervantès
Qui lui permit de forger cette page d’or.
Notes
1 Voir ABI-AYAD, Ahmed, "Argel y la Huella del cautiverio en la obra cervantina" in La Huella del cautiverio en la obra y pensamiento de Miguel de Cervantes, Ed. Fundación Madrid, Cultural Banesto, 1994, p. 77.
2 Colloque international tenu à Oran en mars 1994 et organisé par la Faculté des Lettres.
3 Les documents en sa possession lors de sa capture, révélèrent son importance et permirent éventuellement d’évaluer la forte somme pour son rachat. Il s´agissait de lettres de recommandation du Duc de Sossa et de Juan d´Autriche. Ce qui fait qu´il était classé parmi les captifs de rachat.
4 En haut du Jardin d´Essai d´Alger se trouve la grotte de Cervantès où l´Amiral en Chef et les officiers d´une escadre espagnole, de passage á Alger en 1887, lui rendirent hommage en présence du Consul Général, le Marquis González, en posant une plaque commémorative où il est écrit " ce fut la grotte refuge de l´auteur de Don Quichotte , année 1575...." traduction de l´auteur.
5 Topografia e historia general de Argel (Topographie et Historie d’Alger), Ed. Ignacio Bauer, Granada. 1612, ouvrage indispensable et bien documenté pour la connaissance d’Alger au XVI Siècle, et attribuée frauduleusement pendant très longtemps à Diego de Haedo, appartient en réalité à l’auteur Dr. Antonio de Sosa, captif et compagnon de Cervantès dans les bagnes d’Alger durant plus de 3 années. Après les affirmations des historiens Georges Camamis, Estudios sobre el cautiverio en el Siglo de Oro, Gredos, Madrid. 1977, et Emilio Sola, José F. de la Pena, Cervantes y la barbería, Ed. F.C.E. Madrid.1995, la professeure et chercheuse María Antonia Garcés de Cornell University, qui a mené de minutieuses prospections dans les archives espagnoles, italiennes et siciliennes, découvrit récemment un document important en Sicile qui atteste et octroie la véritable autorité au Docteur Antonio de Sosa. Son ouvrage paraitra en 2011: An Early Modern Dialogue with Islam: Antonio de Sosa’s Topography of Algiers (1612), Edit. Université de Notre Dame aux EEUU. http://undpress.nd.edu/book/P01451
6 La bataille de Lépante en 1571 permit à l’Armée espagnole de vaincre celle de l’Empire ottoman et où Cervantès perdit l’usage du bras droit.
7 Nous nous référons fondamentalement à ces œuvres dans notre étude.
8 Dans cette lettre qu´il remit à son frère, Cervantès envoya des messages codés et recommanda à la mission de préparer une barque qui pourrait aller les chercher dans un endroit précis lors de leur évasion.
9 Cervantès Saavedra, Miguel de, El Trato de Argel, Madrid, edit. B.A.E. 1950, pag.157. Traduction de l´auteur
10 Idem. Troisième acte, pag.222. Traduction de l´auteur
11 Oran, ville occupée par les Espagnols depuis 1509 et où Cervantès s’était rendu en visite officielle comme envoyé du Roi Philippe II une année après sa libération durant le mois de mai 1581.
12 Idem. Quatrième acte, pag. 273. Traduction de l´auteur
13 Idem. Traduction de l´auteur.
14 Idem. Los Baños de Argel, edit. de Jean Canavaggio, Taurus, Madrid, 1984, pag. 123-129. Traduction de l´auteur.
15 Idem. Don Quichotte de la Manche, 1º partie, chapitres 39, 40,41. Traduction de l´auteur.
16 La Gran. La Gran Sultana, Traduction de l´auteur.
17 Idem. El Amante liberal , Traduction de l´auteur.
18 idem.
19 Idem. Don Quichote.
20 idem. El Amante Liberal
21 Idem. Deuxième acte, pag. 101-102. Traduction de l´auteur
22 Idem. pag. 103.
23 Idem. pag. 76. traduction de l´auteur
24 Voir cet aspect de la question dans mes articles : " Alger : Source littéraire de Miguel de Cervantès ", in Yubai , Universidad Autónoma de Baja Ccalifornia , nº 2, Baja California, marzo 93, pag. 35.
«Alger et l´empreinte de la captivité dans l´oeuvre de Cervantes " in La Huella del cautiverio en el pensamiento y en la obra de Miguel de Cervantes, Fundación Cultural Banesto, Madrid, 94, pag. 77. "Vision d´Alger á travers les oeuvres de Cervantès á l´époque ottomane"in Revue Cahiers Maghrébins d´Histoire, nº 7, Université d´Oran, Juin, 90, pag. 61.
25 Le 17 avril 1985, le Jury européen du Prix littéraire Europalia 85 a décidé de primer l‘œuvre de Juan Goytisolo, romancier né à Barcelone en 1931, considérant cet écrivain comme un exemple d’indépendance intellectuelle, morale et culturelle et un représentant de la modernité hispanique, et voyant dans son œuvre une recherche persévérante et audacieuse de la réalité conflictuellepour de son pays . in Juan Goytisolo, Europalia 85- España.
26 Rodriguéz, Evangelia, "Cervantes perdedor: el Maghreb también desde el margen." in La Huella del cautiverio en el pensamiento y obra de Miguel de Cervantes, fundación cultural Banesto, Madrid,94, pag. 31.
27 Lopez Estrada, Francisco, " la Comicidad como medio testimonial del mundo árabe en el teatro de Cervantes ", in La Huella del cautiverio en el pensamiento y obra de Miguel de Cervantes. ob.,cit. pag. 58. traduction de l´auteur.