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L’Epreuve de l’exil. Le cas des Algériens installés à Paris et à Montréal*

Insaniyat N° 27 | La socio-anthropologie en devenir | p.139-145 | Texte intégral


Myriam HACHIMI ALAOUI : Attachée temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Lille-III.


 

La guerre civile algérienne des années 1990 a contraint nombre d’hommes et de femmes à prendre les chemins de l’exil. La France et le Québec furent leurs deux principales destinations. C’est à l’expérience de ces exilés installés à Paris et à Montréal que je me suis intéressée dans ma recherche de doctorat. Cette recherche s’inscrit à la jonction de deux problématiques: celle de la sociologie des migrations politiques et celle de la sociologie des épreuves. Ces deux interrogations s’éclairent mutuellement, l’exil constituant la passerelle entre ces deux approches.

J’ai choisi d’étudier l’épreuve de l’exil dans une perspective comparative pour mesurer le poids que peuvent avoir, sur le destin des exilés, les projets politiques. En France, une société constituée autour de l’indivisibilité de la République et, au Canada, une société qui fait de l’immigration et de la diversité le socle de son identité collective. Cette grille de lecture sur le projet politique a été enrichie par une perspective plus attentive aux différences interindividuelles telles qu’elles ressortent lorsqu’on aborde l’exil sous l’angle de l’épreuve.

Pour mener cette étude, j’ai élaboré une définition de l’épreuve à partir de trois dimensions ‑ la rupture, la contrainte et l’indétermination ‑ qui m’ont amenée à caractériser cette notion comme une mise en question des identifications. L’exil tel que je l’envisage porte en lui toutes les caractéristiques à l’œuvre dans l’épreuve, en ce sens qu’il place les individus dans un entre-deux où se joue la question cruciale de la continuité de leurs identifications.

Mon travail a consisté à faire dialoguer une analyse axée sur les projets politiques avec une analyse axée sur l’épreuve. A partir de cette articulation, j’ai confronté les conjonctures sociales et les expériences individuelles. Mon objectif était de comprendre comment des individus vivent l’épreuve de l’exil et pourquoi certains seulement parviennent à préserver les identifications les plus cruciales à leurs yeux. C’est donc aux conditions de ce dépassement de l’épreuve que s’est intéressée mon enquête, traversée par une question simple, au premier abord: comment, en France et au Canada, les exilés algériens vivent-ils l’épreuve de l’exil?

Mon enquête s’intéresse à l’expérience d’une population bien particulière, à savoir des femmes et des hommes algériens, francophones, généralement issus de milieux sociaux et économiques privilégiés, bien insérés professionnellement en Algérie et, pour la majorité d’entre eux, très investis comme acteurs de la société algérienne. Les données empiriques de l’enquête (43 entretiens qualitatifs menés à Montréal et 40 autres à Paris) ont été analysées à partir d’une typologie des expériences vécues élaborée selon le modèle webérien. Cette typologie fut pour moi l’occasion de tester et d’affiner l’hypothèse d’une incidence des phénomènes structurels des sociétés canadienne et française sur l’expérience des individus. L’analyse du matériau de la recherche m’a permis de distinguer deux manières idéal-typiques de vivre l’exil: l’exil subi et l’exil assumé. Ces deux expériences vécues de l’exil sont tributaires de quatre dimensions : la signification du départ et le rapport à l’Algérie, l’intégration professionnelle, le rapport aux installés et le rapport à soi.

A partir de ce cadre d’analyse, plusieurs enseignements afférents à la sociologie des migrations et la sociologie des épreuves sociales peuvent être dégagés. Ma contribution à la sociologie des migrations se départage en deux points: d’une part, l’émergence d’un «quatrième âge» de l’immigration algérienne et, d’autre part, la confirmation de l’incidence forte des projets politiques des sociétés d’installation sur le cheminement des exilés. Si l’on reprend les termes des analyses d’Abdelmalek Sayad qui appréhende l’immigration algérienne au travers de trois «âges», ma recherche fait apparaître que l’exil de cette population constitue un «quatrième âge». D’abord, ces Algérien(ne)s se distinguent des âges précédents de l’immigration algérienne en raison de leur scolarisation francophone. En effet, celle-ci leur a valu un mode d’insertion spécifique dans la société: la fréquentation du monde estudiantin dans les années 1970, l’accès à des études supérieures à une époque où l’Algérie apparaissait encore auréolée de sa victorieuse guerre de libération et de son engagement dans la voie du socialisme. Au terme de leurs trajectoires dans l’enseignement supérieur, ils sont parvenus à des postes culturellement valorisants ou, du moins, impliquant de nombreux avantages.

Leur spécificité réside ensuite dans leur conception des relations sociales née d’un rapport au fait religieux bien particulier. Depuis le «francophone» qui demeure profondément croyant dans l’espace familial, jusqu'à celui qui affichera publiquement son athéisme, tous affirment une autonomie du politique par rapport à la religion musulmane. Il est bien évident qu’une telle posture les a placés dans une situation singulière, voire délicate, vis-à-vis de l’opinion «majoritaire» exprimée par les élections législatives en 1991.

Compte tenu de ces deux traits particularisants – leur trajectoire scolaire et professionnelle francophone, ainsi que leur conception séculaire de la religion –, leur cheminement, jusque-là ascendant, s’est heurté à l’évolution politique et sociale de l’Algérie. Alors qu’ils étaient pleinement engagés dans leur société, ces exilés ont subi une marginalisation progressive. Leur destin particulier a contribué à porter sur eux le discrédit, suspectés qu’ils étaient de sacrifier à des valeurs étrangères et presque ennemies. Ces Algériens furent les victimes d’un «piège historique»[1] dont l’exil fut la conséquence directe et, pour ainsi dire, la seule échappatoire.

La marginalisation de cette population tient, en second lieu, au soutien apporté à l’idéal démocrate et ce, qu’il s’accompagne ou non d’un soutien envers un Etat qui, au moins en 1988, a fait sienne la rhétorique démocratique. En effet, leur engagement démocratique fut alors interprété en lui-même, souvent au mépris de la diversité et des clivages au sein du courant des démocrates, comme l’ignorance coupable de la place grandissante de la religion dans l’espace public. Si bien que la défense de cet idéal a fini par marquer ces Algériens du sceau de l’étrangeté.

Bref, autant d’éléments qui sont venus s’ajouter les uns aux autres jusqu’à entourer ces francophones d’un soupçon d’illégitimité vis-à-vis de leur propre société – un soupçon aggravé par le rapport étroit qu’ils nourrissaient avec la France (échanges fréquents, liens culturels et nombreux voyages…). Pris en étau entre ceux qui revendiquaient l’authenticité contre l’Occident (les islamistes) et un pouvoir autoritaire (les militaires), ils ont pris les chemins de l’exil.

Au-delà des particularités afférentes à leurs modes d’insertion, l’émergence d’un «quatrième âge» découle du caractère spécifiquement politique de leur départ qui les distingue des âges précédents de l’immigration. Sans omettre la complexité des processus migratoires et, notamment, l’enchevêtrement de leurs dimensions politique et écono­mique, il apparaît clairement que la dimension politique prévaut dans l’expérience des enquêtés: même lorsque les impératifs économiques tiennent une place dans leur décision de départ, celle-ci s’avère, dans tous les cas, secondaire. C’est là une différence notable par rapport aux âges précédents de l’immigration algérienne. Pour peu que l’on veuille bien me suivre dans cette thématisation de l’exil comme «quatrième âge» de l’immigration, il serait intéressant d’analyser à quelles conditions et avec quelles réserves l’exil pourrait s’appliquer à d’autres collectivités mettant en jeu des population similaires, c’est-à-dire composées d’individus dont le statut d’élite se retourne en leur défaveur au point de motiver un rejet de la part de leur propre société.

Ma deuxième contribution à la sociologie des migrations a trait, plus particulièrement, à l’analyse des effets des projets politiques sur les parcours migratoires des exilés. Ainsi que je l’ai montré, la France, expression forte de l’Etat nation, reste très attachée au principe de la laïcité. Elle résiste, du moins officiellement, à la reconnaissance des particularismes dans la vie politique. Au Canada, en revanche, la reconnaissance de la différence comme valeur est liée au principe même de son projet politique. Depuis 1971, le multiculturalisme y recouvre le statut d’une véritable politique officielle. Ces deux projets divergents sont relayés par des mythologies nationales qui ont des répercussions sur le sentiment de légitimité que ressentent les exilés au regard de leur place dans les sociétés d’installation. Mon enquête montre que ces incidences s’affirment plus directement lorsqu’est abordée la question de la «relation aux installés». Les Algériens exilés au Canada peuvent s’appuyer sur le mythe national mettant en valeur un pays peuplé d’immigrants, mythe dans lequel ils ont l’opportunité de puiser des motifs de croire en la légitimité de leur présence. Leur inscription dans le roman national est à ce point assumé qu’elle est, tout au plus, différenciée des générations précédentes de migrants par le mode de transport emprunté. Comme l’exprime plusieurs de nos interviewés: « Eux, ils sont venus par bateau, nous, on est venu par avion.»

En France, en revanche, les discours dénotent une plus grande ambiguïté. Qu’ils soient annihilés par l’épreuve ou capables de la surmonter, ces exilés sont confrontés au poids de l’histoire, à une mémoire irrévocable qui leur apparaît sous un double visage : celle d’une France injuste qui continue de se conduire mal envers les Algériens, et celle d’une France presque sœur, avec laquelle les références partagées transcendent les frontières. Particulièrement révélatrice, la question de la réintégration dans la nationalité française témoigne de la force que conservent les traces laissées par l’histoire coloniale. Même pour ceux dont le rapport à la France est le plus favorable et le plus pacifié, l’accès à la nationalité française reste encore une démarche dont le coût identitaire est indéniablement lourd. Les «inconscients historiques» des sociétés canadienne et française continuent d’exercer une influence très forte, en un sens positif et négatif, dans les expériences des exilés, d’autant que viennent s’ajouter aux mythologies nationales les effets directs des lois qui découlent des projets politiques des deux sociétés. Le Canada autorise une installation durable aux étrangers, tandis que la France ne leur propose, pour la plupart, que des statuts de séjour précaires. Mon enquête a permis de montrer de quelle manière de tels effets se faisaient sentir sur le cheminent des exilés. L’incertitude juridique française traverse l’ensemble des dimensions de la vie des exilés; parmi celles-ci, il en est une sur laquelle je voudrai ici insister: sa conséquence la plus terrible réside dans la perception du temps qu’elle implique. En effet, l’incertitude juridique conduit à un rapport au temps problématique, en ce sens qu’elle n’autorise pas les projections dans l’avenir. Ce faisant, elle enferme les exilés dans un temps fait d’urgences immédiates. Cet emprisonnement dans le temps présent, peu propice aux retours sur soi et à l’élaboration de projets, rend difficile la maîtrise de l’épreuve. À l’inverse, cela permet de souligner combien la dimension temporelle, c’est-à-dire la possibilité de s’inscrire dans un avenir durable, est déterminante quant à la mise en œuvre de dynamiques acheminant l’individu vers une expérience proche de l’exil assumé.

C’est là un des points de jonction qui se laisse établir entre la sociologie des migrations et celle des épreuves.

On aurait pu penser que le cadre juridique et politique propre à chacune de ces deux sociétés entraînerait, comme son aboutissement logique, une expérience de l’exil qui se ramènerait à l’un ou l’autre type. Pour le dire de manière explicite, il me paraissait crédible que le projet politique français corresponde à l’exil subi tandis que l’exil assumé coïnciderait avec l’expérience vécue des exilés installés au Canada. Tel n’est pas le cas, et c’est justement dans la mise en lumière de cette complexité que réside ma contribution à la sociologie des épreuves. Ma recherche révèle ainsi que l’impact du projet politique n'est pas, en lui-même, suffisant pour rendre compte de l’expérience vécue. La situation des exilés algériens en France s'apparente, bien davantage qu'au Canada, au type de l’exil subi en raison des contraintes légales rencontrées par les exilés. Néanmoins, l’enquête dévoile la capacité de dépassement de l’exilé qui parvient, parfois, à s'affranchir des obstacles institutionnels dressés devant lui. À l'inverse, et c'est l'exemple canadien, l'absence d'obstacles institutionnels ou structurels favorisera le dépassement de l'épreuve de l'exil, sans toutefois induire mécaniquement une expérience proche de celle de l'exil assumé.

Le regard croisé sur les destins des exilés en France et au Québec souligne combien l’expérience vécue de l’exil procède du jeu combiné des facteurs structurels et de facteurs plus individuels. Ceux-ci ont trait au pouvoir d’innovation des individus que les circonstances contraignent à faire des choix de vie singuliers qui imposent une orientation à leurs trajectoires personnelles et familiales et vis-à-vis desquelles ils portent une responsabilité douloureuse.

À cet égard, l’enquête qualitative s’est attachée, par un questionnement attentif aux spécificités biographiques de chacun et respectueux de l’histoire de la personne interviewée, à dévoiler l’incidence que pouvait avoir les choix individuels sur l’expérience de l’exil. Au-delà de la communauté des itinéraires, des difficultés, des déceptions, des projets, des échecs ou des réussites, il est apparu que chacun pouvait imprimer sa marque par l’investissement d’un sens qui lui est propre, par la mise en œuvre de compétences et d’atouts qui les distinguent de tout autre, mais aussi et surtout par la capacité à préserver des identifications vécues comme les plus cruciales. C’est cette préservation des identifications qui s’avère être la véritable condition de possibilité pour assumer l’épreuve de l’exil.

Néanmoins, il serait erroné de soutenir une autonomie triomphante des individus imperméables aux structures. Car ces dernières forment l’horizon indépassable au sein duquel tout effort d’autonomie se déploie. Si nous reprenons les quatre dimensions du rapport à l’exil (la signification du départ et le rapport à l’Algérie, l’intégration professionnelle, le rapport aux installés et le rapport à soi), l’enquête montre que certaines d’entre elles prennent des formes différentes au sein d’un même type selon la société concernée. Par exemple, l’intégration professionnelle des individus proches de l’expérience de l’exil subi prend la forme d’une intégration «chaotique» en France et «précaire» au Canada. Le caractère chaotique de l’intégration professionnelle en France s’explique par le statut même des exilés qui, soumis à l’incertitude juridique, sont contraints de recourir à la logique des réseaux d’entraide et de solidarité pour trouver un travail. De sorte que ce statut s’impose comme préalable même aux tentatives individuelles pour préserver son statut professionnel. Au Québec, l’intégration professionnelle précaire s’explique, pour l’essentiel, par le fait que l’équivalence des diplômes n’est pas reconnue et que l’expérience professionnelle des exilés est peu admise.

Dans le cas de l’exil assumé, on a montré que les intégrations professionnelles les plus réussies en France correspondent à celles des exilés œuvrant dans les champs littéraires et artistiques. Pourtant, ces milieux, fonctionnant en grande partie sur la réputation, sont peu accessibles aux étrangers. Mais la proximité culturelle avec la France et les intérêts communs partagés entre les deux bords de la Méditerranée font que l’expression artistique algérienne trouve un écho auprès du public français. En revanche, au Canada, ces champs professionnels restent fermés aux Algériens. En l’absence d’un arrière-fond culturel partagé, les intégrations professionnelles les plus réussies sont celles qui font appel à des compétences techniques.

Ainsi, à l’issue d’un travail d’enquête et d’analyse qui n’était pas d’emblée destiné à s’inscrire dans la sociologie des épreuves, mes résultats ont fait apparaître que l’exil constitue un objet inédit qui vient corroborer les résultats des études menées sur les épreuves sociales: quelle que soit sa forme (chômage, maladie, incarcération, etc.), l’épreuve peut être soit dépassée, soit intériorisée comme destin malheureux. Ma recherche insiste, à son tour, sur la combinaison réciproque entre l’autonomie des individus et les contraintes structurelles. Les ressources individuelles sont tributaires d’un faisceau de contraintes qui concourt à définir, en l’élargissant ou en le restreignant, le champ des possibles. L’exil n’y fait pas exception. Cette épreuve du déracinement impose, comme nous l’avons montré, toute une série de ruptures dramatiques. Il n’en reste pas moins que, face aux mêmes contraintes structurelles, certains exilés assument cette épreuve et d’autres la subissent. Les paroles de M. Zem sont éloquentes, lorsqu’il livre sa difficulté à surmonter l’épreuve, creusant ainsi la distance avec son épouse tournée, quant à elle, vers l’avenir: « Ici, nous nous sommes retrouvés au point zéro. Il y a un certain nombre d’entre nous qui ont réussi à continuer, d’autres qui ne s’en remettent pas. Chez nous, chacun vit son exil. Ma femme a décidé de continuer, moi… je n’y arrive pas. L’Algérie, pour elle, c’est derrière, alors, à la limite, elle n’a pas la même douleur que moi. Elle-même me le dit. Elle sait que je suis un homme totalement déchiré. Moi, je ne vivais pas pour moi, mais pour ma société, donc ma douleur est différente. Ma femme a changé de relief, de géographie, elle s’est déplacée. Moi, ma tête est restée là-bas. Tu pourrais l’appeler comme ça, ta thèse: ‘Les hommes déchirés’».


Notes

[1] Schnapper, Dominique, «Préface», in Hamoumou, Mohand, et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard.

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