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La formation des ingénieurs : transformations et conséquences sur l’entreprise

Insaniyat N°60-61 | 2013 | L’école: enjeux institutionnels et sociaux| p. 251-264 | Texte intégral


Oumelkhir TOUATI: Université de Montréal, Canada / EHESS, Paris, France.


Introduction

Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, le bilan en personnel technique était plutôt maigre : 28 ingénieurs et assimilés (Ageron, 1999). Cet effectif ne pouvait assurer la relève des cadres français dans les quelques industries laissées par les colons ou dans l’infrastructure technique du pays. Il pouvait encore moins prendre en charge l’ambitieux projet de développement que l’État allait mettre en œuvre. Pour faire face à la situation, le choix a été d’opter pour une formation de masse afin de préparer les ingénieurs capables d’opérer et de diriger les installations industrielles. Trois types d’institutions ont été retenus : d’abord l’université algérienne qui a développé ses structures et qui a été réformée dans le sens d’une plus grande ouverture aux matières scientifiques. Ensuite, des instituts technologiques ont été créés et dédiés à la formation technique en lien avec les besoins des différents secteurs économiques. Ces instituts étaient sous la responsabilité des ministères industriels qui assuraient leur financement et qui ont mobilisé les entreprises de leur secteur pour des stages pratiques. Enfin, la troisième voie a été la formation dans les écoles d’ingénieurs et universités étrangères. Le secteur industriel y a participé par le recrutement des bacheliers, le financement de leurs études et leur intégration dans ses entreprises à leur retour. Ce dispositif qui a fonctionné jusqu’au début des années 80 a vu ensuite un tarissement de la formation à l’étranger et la fermeture des instituts technologiques.

Dans cet article, nous nous proposons de saisir l’impact de ces changements ainsi que le peu de réactivité qu’a montré la formation d’ingénieur sur le fonctionnement de l’entreprise en prenant pour cas d’étude la Société Nationale de Transport et de Commercialisation des Hydrocarbures (SONATRACH). Pour cela, nous examinons tout d’abord la configuration universitaire des ingénieurs et son évolution au cours du temps, puis nous analysons la conséquence des modifications en comparant particulièrement les pratiques pédagogiques des institutions de formation. Enfin nous relevons quelques éléments plaidant en faveur du peu d’adaptabilité aux besoins du secteur utilisateur.

1. Configuration universitaire : une évolution vers le modèle unique

Notre étude porte sur l’entreprise SONATRACH qui compte, parmi les sociétés pétrolières, le premier rang en Afrique et le douzième dans le monde et participe pour 97% des rentrées en devises de l’Algérie. Son secteur gazier dans lequel nous avons domicilié notre recherche contribue pour 30% des ressources financières générées par les hydrocarbures et sa mission porte sur l’exploitation des complexes industriels de liquéfaction de gaz naturel. Les données y ont été récoltées en mars 2004 et l’effectif employé à cette date était de 5338 personnes dont 438 ingénieurs diplômés. Notre démarche méthodologique a allié méthode qualitative ciblant 60 ingénieurs dans le cadre d’entretiens approfondis et méthode quantitative à travers un questionnaire renseigné par 405 ingénieurs dont 16,5% sont des femmes.

Au niveau de l’origine universitaire, l’exploitation des données révèle que notre population est issue de trois types d’institutions : l’université algérienne, les instituts technologiques et les établissements étrangers. Cependant, la configuration diffère selon les générations. En considérant deux cohortes d’ingénieur, les anciens qui ont intégré l’entreprise avant 1990, année charnière marquant le début de recrutements massifs[1] après un arrêt de plusieurs années, et les plus jeunes qui ont été engagés après cette date. Nous constatons que ceux formés à l’étranger sont presque tous présents parmi les anciens et nous observons un net recul des effectifs issus des instituts au profit de ceux sortant de l’université algérienne (tableau 1).

Tableau 1 : Distribution des ingénieurs  selon la génération et l'institution universitaire (%)

  N=405

Source : Enquête de l’auteure, 2004.

Ainsi, ceux formés hors du pays sont quasiment inexistants parmi les jeunes alors qu’ils représentent 16,5% des anciens. En Algérie, la formation à l’étranger a été amorcée bien avant l’indépendance par le mouvement de libération nationale à travers l’Union Générale des Étudiants Musulmans Algériens (UGEMA) créée en juillet 1955 et qui s’est consacrée à l’envoi et à l’encadrement des étudiants en formation dans les pays de l’Europe de l’Est et de l’Ouest (hors France) ainsi que dans les pays arabes. Par cet effort, à l’indépendance, en juillet 1962, l’effectif formé était 2092 étudiants dont 264 ingénieurs (Khelfaoui, 2000). Cette option a été également retenue par l’État indépendant pour former les cadres dont avait besoin le pays. Cependant, l’une des questions importantes posée par la formation à l’étranger est le taux de retour des diplômés. Nombre d’entre eux n’ont pas réintégré le pays après l’obtention de leur diplôme. D’autres sont revenus mais ont vite pris le chemin de retour vers les pays de leur formation, aux premières difficultés d’intégration dans la société et dans l’entreprise. Aussi, les chiffres relevés à SONATRACH ne reflètent en rien les effectifs d’ingénieurs réellement formés à l’étranger[2].

Ce processus de formation à l’étranger, qui a couvert les premières années de l’indépendance jusqu’au début des années 80, s’est ensuite ralenti avec la montée en cadence des universités algériennes. La décision prise alors a été de privilégier la formation à l’intérieur du pays contrairement au Maroc, par exemple, qui continue encore aujourd’hui à former les ingénieurs, élites du pays, dans les écoles étrangères et notamment françaises (Karvar : 2004). En Algérie, l’objectif n’était pas tant de former une élite que de répondre aux besoins d’exploitation des installations industrielles, c’est pour cela que les pouvoirs politiques ont misé sur une démocratisation de l’enseignement et non une sélection. Cependant, les premiers ingénieurs, formés à l’étranger, se sont trouvés dans la haute administration, parmi eux les industrialistes qui ont participé à la conception et à la mise en œuvre de la politique d’industrialisation. D’autres ont été mis à la tête des sociétés nationales qui constituaient le secteur public. La restriction voire la fermeture de la formation à l’étranger est aussi une des incidences de la récession économique qui touche le pays depuis le milieu des années 80.

Si la formation à l’étranger a décliné, les instituts technologiques ont aussi connu une baisse de régime. Un décret du 16 décembre 1979 les intègre à la fonction publique sous la tutelle du Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Leur rattachement final intervient en avril 1998 signant ainsi la fin de « l’aventure des instituts technologiques » (Khelfaoui, 2000). La conséquence de cette décision a été la déconnexion du seul lien qui existait entre l’industrie et la formation des ingénieurs, laquelle se trouve ainsi privée du soutien financier du secteur économique et de l’accès aux entreprises pour les stages pratiques. Intégrée au système universitaire, cette formation s’est alignée sur les normes d’évaluation de celui-ci et de sa pédagogie dominée par les contenus théoriques où peu de place est faite aux travaux pratiques. Le peu de moyens qui caractérise l’université, la qualité des enseignants qui ignorent souvent la réalité de l’industrie et le peu de réactivité et d’adaptabilité à l’environnement ont grandement appauvri la formation et affecté sa qualité, une préoccupation que l’on retrouve dans les propos des ingénieurs et que nous abordons plus loin. De plus, l’orientation introduite au niveau de l’université, dans le milieu des années 1990, incitant les meilleurs bacheliers à se diriger vers les filières médicales ou d’architecture fait de l’ingéniorat une option de second ordre.

Au sein de SONATRACH, la jeune génération provient à 86% des universités contre seulement 12,2% sortis des instituts technologiques. A l’inverse, chez les anciens 66,9% ont étudié dans les instituts contre 16,5% issus de l’université algérienne (tableau 1). La majorité des femmes a suivi son cursus de formation à l’université, seulement 11,9% proviennent d’un institut et aucune n’a poursuivi des études à l’étranger (tableau 2). Tout comme les hommes, les premières ingénieures de SONATRACH ont été formées dans les instituts qui ont fourni 63,6% des anciennes[3] alors que la quasi majorité des jeunes femmes a fréquenté les universités. L’accès des femmes à l’éducation puis à la formation supérieure a été une des conséquences heureuses de la démocratisation de l’enseignement. Elles ont investi les formations d’ingénieur dans les années 70, plus tardivement que les filières à vocation féminine comme la médecine ou l’enseignement, et à un rythme plus lent. Pour l’année 1999, le nombre d’étudiantes en médecine a franchi le cap des 50% alors qu’elles ne sont que 26% dans les sciences appliquées[4]. Le taux de femmes ingénieures est cependant en progression : de 7% en 1987, il atteint 24% dix ans plus tard (Benguerine, 2004). On estime actuellement leur proportion au quart de la population d’ingénieur, plus présentes cependant chez les jeunes générations où elles en  représentent le tiers (Hammouda, 2004).

Tableau 2 : Distribution des ingénieurs selon la génération, l’institution universitaire et le sexe

Source : Enquête de l’auteure, 2004.

Ainsi, les ingénieurs de SONATRACH qui avaient une origine universitaire plus diversifiée sont dorénavant de plus en plus issus de l’université algérienne. Nous saisissons les implications de ce changement en comparant les pratiques pédagogiques au sein de l’université et des instituts.

2. Pratiques pédagogiques et impact sur l’entreprise

La formation d’ingénieur tant au niveau de l’université que des instituts dure cinq années et elle est organisée en deux  périodes : le tronc commun, qui transmet les matières de base, et la spécialisation. Mais, les instituts ont offert des disciplines en lien avec les métiers du secteur industriel et ont favorisé une dimension appliquée. Les universités se sont orientées vers des formations plus généralistes et plus théoriques. À SONATRACH et dans son secteur gazier, la spécialité à la base du métier de l’entreprise est le génie chimique où sont concentrés 27,4% des ingénieurs. Elle est cependant fortement portée par les plus anciens : 54,3% pour 15,1% chez les jeunes. Les premiers ingénieurs spécialisés dans la liquéfaction de gaz ont été formés au sein de l’Institut Algérien du Pétrole (IAP). L’université ne dispense qu’un cursus plus généraliste sous le titre de chimie industrielle qui ne semble pas satisfaire les besoins de l’entreprise comme l’exprime ce directeur :

« Avec les jeunes qui ont suivi les cursus au niveau des universités, il y a un problème. Avant dans l’entreprise, on recrutait les ingénieurs de l’IAP et INH (Institut National des Hydrocarbures) qui avaient les qualifications. Maintenant on ramène des chimistes de l’université qui ne connaissent pas le procédé. Leur profil ne coïncide pas avec les besoins nécessaires pour gérer les installations. SONATRACH a toujours vécu grâce à l’IAP, des ingénieurs qui avaient de bonnes prédispositions, les seuls capables de faire du bon travail ».

Ainsi la fermeture des instituts prive l’entreprise de sa « spécialité noble » qui prépare au métier de processman (l’homme du procédé). C’est ce profil qui pourvoie les positions d’ingénieurs chargés de la résolution des problèmes liés au procédé. Il alimente aussi les postes d’encadrement dans les départements clés, tels la production ou le technique, ainsi que les positions de direction : 66,7% des directeurs sont spécialistes en génie chimique.

Au-delà des spécialités, les institutions se sont également différenciées par leurs pratiques pédagogiques. La mise en avant d’une dimension théorique, développée au détriment d’un côté pratique, se retrouve dans le propos de 52,6% des ingénieurs dont 85,4% fréquentaient l’université. Ce point de vue est exprimé par cet ingénieur métallurgiste :

« J’ai fait 2 ans de tronc commun et 3 ans de spécialité en métallurgie, mais je m’aperçois que franchement, la formation  n’était pas très riche. On a fait trop de théorie et pas assez de pratique. Celle-ci est très importante surtout pour des spécialités techniques parce qu’on a besoin de toucher, de pratiquer. Quand on arrive dans une société comme SONATRACH, il faut avoir des bagages, au moins un minimum, mais cela n’a pas été le cas. Je trouve que la qualité de l’enseignement n’était pas fameuse : ni du côté du contenu ni du côté de la documentation. J’étais dans la deuxième promotion de métallurgie, on n’avait pas de laboratoire, pas de bouquins ». 

Le manque de travaux pratiques au niveau de l’université est mis sur le compte de moyens pédagogiques insuffisants comme le signale l’un des ingénieurs :

« A l’université, nous avons fait plus de théorie que de pratique. La théorie toute seule est insuffisante si on n’assiste pas à une expérience ou à des essais pratiques. Le problème de pratique à l’université est un problème de moyens pédagogiques. Dans le domaine informatique, par exemple, on a fait  la programmation en fortran en théorie, mais on n’avait pas d’ordinateur pour la mettre en pratique ».

Le discours est tout autre s’agissant des instituts technologiques. Un ingénieur de l’IAP décrit la dimension pratique de sa formation :

« Les stages durant toute la scolarité nous ont permis d’intégrer la famille industrielle et d’appliquer la théorie. On a commencé à toucher aux équipements, à savoir ce que c’est une pompe, une turbine, une colonne, des ballons ».

Ce sont donc ces stages pratiques, présents dans la formation tout au long de la scolarité, qui donnent l’avantage aux instituts comparativement à l’université dans la préparation des profils mieux adaptés aux besoins de l’entreprise et plus rapidement mobilisables au sein de celle-ci. À ce sujet, un  « IAPiste » dit : 

« Par rapport à l’USTO (Université des sciences et technologie d’Oran), on peut dire que les ingénieurs de l’IAP sont plus qualifiés, avant même de rentrer dans le monde du travail. Ils ont eu beaucoup de stages durant les 5 années d’études. Par contre les gens de l’USTO ne font que très peu ou pas de stages, ils ne savent même pas ce qu’est un échangeur, du côté pratique ».

Des critiques sont également adressées au corps enseignant. Globalement, 30% des ingénieurs considèrent que les professeurs ignoraient la réalité de l'industrie. Parmi eux, 44,2% ont fréquenté l’université, 6,7% sont issus des instituts et aucun ne vient des universités étrangères. Ainsi dit cette informaticienne formée au niveau de l’université :

« Dans notre formation, nous avons eu comme professeurs des ingénieurs qui enseignaient à des ingénieurs, alors qu’ils étaient sortis de l’université à peine 3 ans avant nous. Ils viennent nous enseigner ce qu’ils ont appris. Ils viennent reproduire quelque chose qu’eux même n’ont pas toujours compris. La plupart des professeurs n’étaient pas au top ».

Ainsi, les ingénieurs qui alimentent le secteur industriel, sortant dorénavant de l’université, ont des profils et des qualifications qui ne satisfont pas entièrement les exigences des entreprises. Pour compenser les carences du système éducatif, SONATRACH a procédé à la création d’une université d’entreprise (Corporate University) pour le perfectionnement dans ses métiers. Elle a mis en place une procédure d’intégration qui s’étale sur une année. Ce processus est coûteux affirment certains directeurs mais il serait incontournable face à un système éducatif défaillant et constitue le prix à payer pour continuer à recruter et à fonctionner.

Aujourd’hui, les exigences adressées aux ingénieurs dépassent la seule qualification technique et requièrent des profils aptes à diriger des équipes, à concevoir des stratégies et à gérer des unités économiques. Une recherche menée au CREAD[5], analysant 70 offres d’emploi parus dans quatre quotidiens nationaux entre janvier et mars 2005, indique que les tâches demandées aux ingénieurs sont essentiellement technico-administratives dans 71% des cas, les missions purement techniques ne représentent que 39% de l’ensemble (El Watan du 17 mai 2005). Parmi les autres compétences requises, on relève la maîtrise des langues : 80 % des annonces exigent un bon, voire un très bon niveau en français, 42% souhaitent qu’un bon niveau d’anglais s’y ajoutent et seulement 7% demandent un bon niveau en langue arabe. Mais les formations d’ingénieur en Algérie n’intègrent dans leurs cursus ni des thèmes se rapportant à la gestion et plus globalement aux sciences sociales, ni l’apprentissage des langues étrangères.

3. La formation d’ingénieur : le peu d’adaptabilité au contexte

La formation d’ingénieur, telle qu’elle fut dispensée dans les instituts technologiques ou encore actuellement au niveau de l’université, porte exclusivement sur des contenus à forte teneur technique comme le confirment l’ensemble des ingénieurs. Les savoirs liés au management, aux sciences de gestion et d’organisation n’ont fait l’objet d’aucune attention. Ainsi, 61% des ingénieurs de SONATRACH évoquent une absence de matières relatives au management dans leur formation académique alors que 46,4% situent ce manque dans le domaine de l’organisation et 32,6% dans des thèmes de gestion. L’inexistence de modules en sciences sociales n’a à priori rien de particulier au contexte algérien puisque les programmes de formation d’ingénieur, dans d’autres pays et pendant longtemps, n’incluaient pas de matières en sciences humaines ou administratives. Mais des évolutions, depuis déjà quelques années, sont enregistrées, revigorées par le contexte de la mondialisation qui rend nécessaire l’intégration de cursus de gestion, de communication et d’apprentissage de langues. En France, c’est le cas notamment de l’École des Mines de Paris qui crée en 1967 le Centre de gestion scientifique, de l’École Polytechnique qui fonde le Centre de recherche en gestion en 1972 ou encore le Conservatoire national des arts et métiers qui se dote, en 1970, de chaires d’organisation du travail et de l’entreprise et de théorie et système d’organisation. Aux États-Unis, ce sont les masters en Business Administration (MBA) que les ingénieurs empruntent pour compléter leur formation en gestion et administration. Ces dispositions ne sont même pas envisagées par les institutions algériennes qui pourtant évoluent, elles aussi,  dans un contexte balayé par la mondialisation et gagné par l’ouverture à l’économie de marché.

Si ailleurs de plus en plus d’ingénieurs, une fois le diplôme obtenu, s’investissent dans des formations complémentaires dans le secteur commercial ou administratif, cela n’est pas le cas des ingénieurs algériens. Malgré les carences qu’ils signalent, seulement 3,5% de notre population disposent d’un diplôme de 3ème cycle et 7,4% d’une post-graduation spécialisée, obtenus presque toujours durant la carrière professionnelle dans l’entreprise, qui renforcent une spécialisation dans un domaine particulier et n’ont aucun impact quant à l’acquisition ou au développement des compétences en gestion et en management. En France, selon l’enquête du Conseil National des Ingénieurs et des Scientifiques (CNISF, 2003), 16,7% des ingénieurs possèdent un diplôme de gestion et 8,6% détiennent une thèse d’ingénieur.

En ce qui concerne les langues, les institutions de formation d’ingénieurs, dans de nombreux pays, favorisent l’apprentissage de langues étrangères et dans ce but l’échange d’étudiants est encouragé entre les institutions et entre les pays. L’anglais, parce que dominant dans les relations inter-nations et dans l’innovation et la créativité scientifique et technique, occupe une place de choix. En Algérie, les quelques initiatives d’apprentissage de l’anglais et d’enseignement dans cette langue dans les formations d’ingénieur ont été le fait des Instituts, comme le cas de l’IAP, avec ses spécialités dans le domaine du gaz et des plastiques. Le reste du temps, les cours ont été dispensées en français, langue qui a été plus ou moins bien maîtrisée par les enseignants[6] et par les étudiants qui, parmi la jeune génération, ont suivi une scolarité dans le primaire et le secondaire entièrement arabisée. C’est le cas de 34,6% de notre groupe essentiellement parmi les plus jeunes puisque 74,3% des arabophones ont moins de 35 ans. Cette population se trouve, au niveau de l’enseignement universitaire, soumise à un double défi, celui d’apprendre la langue et la discipline, ce qui a immanquablement marqué sa formation comme l’exprime cet ingénieur :

« J’étais un scientifique arabisé et tout ce que j’ai étudié jusque là c’était en arabe et maintenant (à l’université) il fallait commencer à étudier en français. J’ai dû doubler des efforts, ce que faisaient les autres (francophones), je le faisais en deux fois. On nous donnait par exemple un problème de mathématique ou de  physique. Moi je le traduisais en arabe, je le solutionnais et je le retraduisais en français. La langue a été un handicap pour ma formation ».

Ces difficultés liées à la langue ne se sont pas entièrement résorbées au niveau de l’université et se perpétuent au sein de l’entreprise où des séquelles sont encore perceptibles, comme le constate cet ingénieur de 55 ans s’exprimant au sujet des plus jeunes :

« Ici dans l’entreprise, nous travaillons en français  et les jeunes ingénieurs ont un niveau faible aussi bien dans l’expression que dans la compréhension des mots. Je les vois en réunion, ils ont des difficultés et des fois on est obligé de répéter pour être sûr qu’ils ont bien compris. Ils parlent bien l’arabe, mais il nous est très difficile de nous exprimer en arabe en parlant  technique. Ils font du bon travail technique, mais quand il écrivent une lettre, on peut avoir du mal à les comprendre ».

Dans le domaine technique, la langue de travail et d’expression dans l’entreprise est le français. Mais les plus jeunes ont recours à la langue arabe, même si les termes techniques sont toujours désignés en français ou quelques fois en anglais. Un usage systématisé de l’arabe dans la communication sur le lieu de travail est constaté aussi bien chez les filles que chez les garçons et dénote bien d’un effet de génération attribuable au système scolaire. Ceux parmi les jeunes qui maîtrisent la langue française le doivent souvent à un environnement extra-scolaire et le milieu familial joue un rôle de tout premier ordre comme l’explique cette jeune ingénieure : « je maîtrise le français parce je le parle à la maison avec ma mère et mes sœurs ».

Cet écart entre la place qu’occupe la langue arabe dans la scolarité et la réalité des entreprises et plus globalement du marché du travail va se creuser davantage avec le contexte de la mondialisation. Mais en Algérie le débat linguistique est un débat politique et idéologique situé à l’origine dans la suite du combat pour l’indépendance et le recouvrement de la souveraineté nationale. Il a vite dépassé le cadre d’affirmation identitaire pour faire l’objet d’affrontement entre deux projets de société, les tenants d’une option scientifique qui préconisent le maintien de la langue française comme langue d’enseignement et véhicule de la science et de la création, et les arabisants qui défendent une généralisation de l’arabe dans l’enseignement et dans les différentes sphères de la vie publique. Le lieu de la confrontation s’est trouvé être l’Éducation. Ainsi,  la gestion de la question linguistique n’a pas toujours tenu compte ni des composantes identitaires des Algériens, ni de la réalité historique de la société et encore moins de la réalité économique et de sa transformation. Mais le contexte de mondialisation est en train de bouleverser l’univers linguistique. Au delà des cadres institutionnels, une dynamique informelle s’installe : de plus en plus de jeunes, pour se donner un avantage sur un marché de travail de plus en plus concurrentiel, s’investissent dans l’apprentissage des langues dans les écoles privées qui fleurissent à la faveur des lois de libéralisation qui ont touché aussi le secteur éducatif.

Ainsi, la formation des ingénieurs qui avait pour objectif de former un corps technique capable d’opérer les installations industrielles est en train de s’éloigner des secteurs pour lequel elle a été créée et des besoins qu’elle est censée satisfaire. Ce décalage entre formation et réalité professionnelle est de plus en plus ressenti par les ingénieurs. Si 63% des anciens considèrent que les études donnent une bonne préparation pour exercer le métier[7], ils ne sont que 39,2% chez les jeunes. 

Conclusion

En Algérie, la formation d’ingénieur avait pour but la constitution d’un corps technique capable de prendre en charge l’exploitation des installations industrielles. A l’origine, elle était dispensée dans trois types d’institutions : les instituts technologiques liés au secteur industriel, les écoles et universités étrangères et enfin l’université algérienne. Et c’est cette configuration universitaire que l’on retrouve au sein de l’entreprise parmi les anciens. Mais, avec le déclin de la formation à l’étranger et suite à des décisions politiques visant la fermeture des instituts technologiques, la formation d’ingénieur a été totalement confiée à l’université. La première conséquence de ce changement a été sa déconnection du secteur industriel, se retrouvant ainsi privée du soutien financier de celui-ci et de l’accès à ses entreprises pour les stages pratiques. L’université, en prise avec des moyens insuffisants, une qualité de ses enseignants qui ignorent souvent la réalité de l’industrie, une pédagogie dominée par les contenus théoriques où peu de place est faite aux travaux pratiques, a livré une formation généraliste peu orientée vers les besoins spécifiques des secteurs qu’elle est censée satisfaire. Ces conditions ont contribué à appauvrir la formation et à affecter sa qualité, une préoccupation que nous retrouvons dans les propos des ingénieurs, notamment les plus jeunes qui signalent des lacunes dans leur préparation à affronter le monde de travail, qu’ils situent dans le manque de stages pratiques, dans les méthodes pédagogiques inadaptées et dans la qualité des enseignants. Ils évoquent également des difficultés dans la maîtrise de la langue d’enseignement, le français, qu’ils attribuent à leur scolarité primaire et secondaire entièrement arabisée, ce qui les a contraints, au niveau de l’université, à un double défi : apprendre la langue et la discipline. 

L’université, face aux exigences du nouveau contexte économique et au passage à l’économie du marché, s’est montrée peu réactive, tant sur le plan des contenus scientifiques et des méthodes pédagogiques qu’en termes d’ouverture sur les sciences de gestion, de management et d’apprentissage des langues étrangères. Cette incapacité à s’adapter aux mutations en cours dans la société a dégradé davantage la formation et procédé à son éloignement des préoccupations du secteur économique qu’elle devait alimenter. A cet égard, l’insatisfaction est grandissante chez les ingénieurs. Pour les entreprises, les contraintes sont de plus en plus pesantes les mettant dans l’obligation de pallier aux insuffisances du système éducatif par la mise en place d’un processus d’intégration qui s’avère dispendieux. 

Bibliographie

Ageron, C.- R. (1999), Histoire de l’Algérie contemporaine, 1830-1999, Paris, Presses Universitaires de France, 11ème édition corrigée (1ère édition, 1964), 127p.

Benguerine, S. (2003/2004), « Quelle insertion professionnelle pour les femmes ingénieurs », in Benguerna, M. (dir.), Ingénieurs et marché du travail : parcours et trajectoires d’insertion professionnelle, Alger, Les cahiers du Cread, n° 66/67 – 4e trim. & 1er trim.

Bettahar, Y. (2003), « Évolutions du modèle familial archétypique et ‘‘démocratisation’’ de l’accès aux études supérieures : quelles incidences pour les jeunes Algériennes? », in Actes du colloque international de Rabat, Marché du travail et Genre Maghreb – Europe, Rabat, Éditions du DULBEA.

CNISF, (2003), Situation socio-économique des ingénieurs : 15ème enquête - France métropolitaine, Paris, CNISF (Conseil National des Ingénieurs et des Scientifiques de France).

DERSA, (1991), L’Algérie en débat : luttes et développement, Paris, Maspero, , 286p.

Hammouda, N.- E. (2004), « Les ingénieurs algériens : une élite économique et sociale ? Étude de leurs comportements d’activité et de leurs conditions de vie », in GOBE, Eric (dir.), L’ingénieur moderne au Maghreb XIXe–XXe siècles, Paris, Maisonneuve & Larose.

Karvar, A. (2004), « La trajectoire des polytechniciens dans l’espace franco-maghrébin : des indépendances à l’instauration du nouvel ordre économique », in Bouffartigue, P., et Grelon, A., (dir.), Les cadres d’Europe du Sud et du monde méditerranéen, Les cahiers du GDR.

Khelfaoui, H. (2000), Les ingénieurs dans le système éducatif. L’aventure des instituts technologiques algériens, Éditions Publisud, Paris, 218p.

Le quotidien El Watan du 17 mai 2005.


Notes

[1] Cette décision de recrutement été prise suite à un bilan sur les ressources humaines, effectué en 1989, qui a montré un vieillissement de la population et décelé un manque en personnel de relève dans les différents postes et notamment ceux de responsabilités. Cette opération visait ainsi la hausse du niveau de qualification de l’encadrement mais aussi l’admission de compétences techniques pour prendre en charge les nouvelles technologies introduites dans le cadre du programme de modernisation des installations concrétisé entre 1992 et 1995.

[2] Quand on sait que par exemple que « en 1976, sur les 2000 ingénieurs et techniciens en cours de formation aux États-Unis, la moitié était en contrat avec la SONATRACH » (Dersa, 1981 : 209).

[3] Cependant, de nombreuses femmes ingénieures, même formées antérieurement dans les instituts, ont choisi la voie de l’enseignement ou de la recherche dans les laboratoires affiliés à SONATRACH, comme ce fut le cas de celles issues de l’Institut Algérien du Pétrole ou de l’Institut National des Hydrocarbures. L’algérianisation du corps enseignant de ces instituts s’est faite à partir de leurs étudiants et les femmes y ont joué un rôle important.

[4] Selon un bilan statistique du Ministère de l’Enseignement supérieur algérien, cité par Bettahar (2003 : 108).

[5] CREAD, Centre de Recherche en Économie Appliquée pour le Développement, domicilié à Alger.

[6] Ainsi, par exemple, dans les instituts comme l’INH, on a signalé des difficultés de maîtrise de la langue française par les Russes qui enseignaient en masse dans cette institution. Les mêmes problèmes se sont posés au niveau des universités notamment pour des enseignants de l’Europe de l’Est.

[7] En termes d’institution universitaire, ceux venant de l’étranger sont 73,1% à considérer que leur formation les prépare au métier pour 64,7% qui sont issus des instituts et 35,8% proviennent des universités algériennes.

 

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