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« 1962, un monde », hypothèses révolutionnaires

Année du cinquantenaire de la révolution, 2012 a été l’occasion de l’organisation de nombreuses rencontres – colloques, séminaires, journées d’étude et autres manifestations culturelles et/ou académiques – autour de l’indépendance et de la guerre de libération. De taille et de qualité variables, en Algérie, en France, en Angleterre ou encore aux Etats-Unis, ces rendez-vous ont principalement rassemblé historiens, politistes et littéraires. Si l’histoire post-1962 a très peu été discutée, la guerre en tant qu’« événement » aux facettes multiples, seuil liminal et presque indépassable, a incontestablement été la thématique la plus investie, avec, en contre-champ, un regard attentif au foisonnement des questions mémorielles et aux défis qu’elles posent à l’écriture du récit historique.

Dans ce paysage, le colloque international et transdisciplinaire organisé en octobre (14-16) au Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC) d’Oran, en partenariat avec le Centre d’Etudes Maghrébines en Algérie (CEMA) et l’Institut d’Histoire du Temps Présent (IHTP), et avec le soutien d’institutions prestigieuses du monde universitaire français et états-unien[1], a été un événement particulièrement marquant. Interpellant la forteresse 1962, lieu d’une histoire repliée sur elle-même, « 1962, un monde » a souhaité renouveler les cadres habituels d’appréhension de l’histoire coloniale et postcoloniale. L’ambition des organisateurs a été de penser 1962 – indubitablement un des chronotopes majeurs du « siècle des extrêmes » – comme un événement matriciel, un système de significations non seulement plurielles et antagonistes mais également anachroniques et rhyzomatiques, au-delà de l’espace fractal franco-algérien. L’ambition a été, autrement dit, de décloisonner ce moment-mémoire de l’outrance de sa célébration, pour lui restituer sa dimension émancipatrice tant en Algérie qu’ailleurs. Faisant de 1962 un monde à explorer, cartographier, discuter, sinon même penser, le colloque a voulu reconnaître la portée hétérotopique de son élan créateur, trop souvent enseveli par les querelles historiques et les verrouillages mémoriels. Ainsi, l’appel à communication a-t-il invité des chercheurs internationaux, d’horizons disciplinaires différents, à tracer les généalogies – historique, politique, culturelle – de 1962 et à se pencher sur ses scènes différées et ses empreintes. Les trois axes de réflexion suggérés : « 1962, pour une généalogie du savoir » ; « 1962, l’invention de la révolution » ; « 1962, imaginaires postcoloniaux », ont soulevé un faisceau de questionnements sur l’étendue et les impasses de l’événement 1962, sa temporalité, son héritage, son actualité ainsi que sa résonnance à l’extérieur du couple franco-algérien.

Les soixante communications retenues, parmi les plus de cent cinquante propositions reçues, ont relevé le défi et se sont attachées à déconstruire, interroger et reconstruire avec finesse ce moment de bascule historique et anthropologique, soulignant sa richesse et sa fragilité. Les circulations et les emprunts de « l’expérience 1962 », les dialogues et les contrastes au sein de contextes géographiques et politiques éloignées ont été débattus par des chercheurs souhaitant réfléchir sur cette hypothèse 1962 : une hypothèse non seulement politique mais également théorique. La remarquable séance introductive animée par Trinh T. Minh ha, de l’université de Berkeley, et Ali Haroun, ancien dirigent du FLN, a donné le ton des trois jours d’échanges. L’espérance 1962 a été mise en perspective à la longue marche de l’émancipation des peuples en condition d’étrangeté, avec une attention particulière à leurs points de contact et de friction. La lecture inédite de la chronologie et de la temporalité révolutionnaires a inauguré un espace tiers, loin des mainmises politiques, pour travailler, des marges, la diffraction de 1962. Les présentations de Najat Rahman, de l’université de Montréal, et de Hassan Remaoun, de l’université d’Oran et du CRASC, en clôture de l’entreprise, ont réaffirmé l’esprit transdisciplinaire de la manifestation et le besoin de croiser approches et regards.     

Le pari de décentrer le chronotope 1962 a été tenu par l’ensemble des intervenant.e.s qui, avec une posture critique, en ont exploré la réception, les lectures et les usages au sein et en dehors de la guerre d’indépendance algérienne. Loin de rassembler à une entreprise nostalgique et commémorative, les séances plénières et parallèles ont permis d’aborder avec justesse la situation révolutionnaire, ses pratiques et ses techniques, ses disséminations et ses enracinements aussi bien en Algérie, que dans d’autres contextes : au Sénégal, en Argentine, au Mexique, en Europe de l’Est et encore à la Réunion, en Nouvelle-Calédonie ou au Vietnam pour ne citer que quelques exemples. Les communications ont évoqué les impacts de 1962 dans les utopies minoritaires, les mouvements tiers-mondistes et les idéologies panafricanistes en relevant comment ces pensées se situent, et en actualisent l’héritage, dans un dialogue complexe avec la lutte anticoloniale menée en Algérie. La discussion engagée s’est également attachée à identifier les zones d’ombre du récit révolutionnaire, en sortant de l’inconfort et de l’ostracisme ces figures impensées, voire bannies, qui en ont assuré, et continuent de le faire, la légitimité héroïque.

Parallèlement à la reconstruction généalogique de 1962, à l’identification de ses topoï, à l’exploration de son devenir contemporain et à l’interrogation de ses legs, le colloque « 1962, un monde » s’est penché sur les jaillissements identitaires, linguistiques et artistiques de la révolution. Une place importante a été accordée aux interventions portant sur la manière, ou mieux les manières, dont la littérature, les arts plastiques, la photographie, le cinéma, la télévision, la musique se sont emparés de cet événement, contribuant non seulement à le transmettre et à le diffuser, mais aussi à le créer.

Au nom de la vocation transdisciplinaire défendue par les organisateurs, les trois jours ont été marqués par la rencontre d’universitaires et d’artistes. Le vernissage de l’exposition du triptyque de toiles brodées par Christine Peyret, inspirées de photographies du peuple algérien en liesse au lendemain de l’indépendance, et la performance de Laura Chakravarty Box, « The Wretched : a collage of voices frome Algeria across time[2] », ont été deux moments centraux de la manifestation, car ils en ont restitué l’esprit et l’ambition. Le cycle de projections, proposé par Habiba Djahnine et diffusé à la cinémathèque d’Oran, a contribué à alimenter les débats et à décloisonner les regards sur 1962. 

Pour conclure, force est de constater que le colloque « 1962, un monde » a eu le mérite de sortir du face-à-face franco-algérien et de prendre les distances des discours hypertrophiés de la révolution. Il a su croiser les interrogations sur les frontières historiques, politiques, imaginaires de cet événement liminal du XXème siècle ainsi que sur ses représentations. Il a favorisé le dialogue et les échanges entre chercheurs, surtout, mais surtout mis en place une synergie intellectuelle, dont l’acquis le plus important réside dans l’ouverture de nouvelles pistes, susceptibles à court terme de s’attaquer aux impensés de 1962.

Giulia FABBIANO


Notes

[1] Le colloque a été réalisé avec la participation de John Hopkins University, la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme (FMSH), l’Institut National d’Histoire de l’Art (INHA), le Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologique (CADIS), l’Université Paris 13, Béjaia Doc. Le comité d’organisation était composé par : Giulia Fabbiano, CADIS-EHESS – Paris / IDEMEC – Université Aix-Marseille ; Garmia Hachemi, Centre National de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle (CRASC) Oran ; Mustapha Medjahdi, (CRASC) Oran ; Amar Mohand Amer, (CRASC) ; Abderahmen Moumen, CRHiSM–Université de Perpignan ; Karim Ouaras, Centre d’Études Maghrébines en Algérie (CEMA Oran) ; Robert P. Parks, (CEMA – Oran) ; Malika Rahal, Institut d’Histoire du Temps Présent/CNRS – Paris ; Todd Shepard, Johns Hopkins (University – Baltimore).

[2] « Les Damnés : des voix algériennes à travers les décennies » est un collage de textes, sous le mode du documentaire, qui parlent de la guerre d’indépendance et de la décennie noire.

 

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