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L’œuvre algérienne d’Isabelle Eberhardt, une écriture à revisiter

Il n’a pas fallu attendre le troisième millénaire et les événements du 11 septembre 2001 pour assister au choc et à la scission entre musulmans et chrétiens et à l’accroissement du sentiment d’arabophobie qui en a découlé. De la nuit des temps, des Croisades aux épurations ethniques qui ont secoué les Balkans et provoqué l’éclatement de l’ex Yougoslavie, l’histoire retient les nombreux « affrontements » entre les deux espaces arabo-musulman et chrétien et leurs cortèges macabres de massacres, de tortures et de persécutions de tous genres.

Cette réalité civilisationnelle et culturelle, la littérature se l’est bien évidemment accaparée et a fait du regard sur l’Autre une condition sine qua non à la connaissance1, voire à la reconnaissance de soi et de ce qu’on se dissimule à soi-même. Entraînée dans les débats de son époque et constamment à l’écoute de l’ « ambiance » de la communauté générale qui en oriente l’appréciation, la littérature n’a jamais caché sa vocation et son engagement vis-à-vis de cette réalité. Les écrits orientalistes et autres récits de voyages du XIXe siècle font partie de cette littérature qui marque bien la nature de ses engagements et la force de ses idéaux.  

Parmi les hommes et les femmes de Lettres qui ont contribué à ces échanges entre nations et religions que tout oppose et qui ont travaillé à leur rapprochement et leur réconciliation, il y a Isabelle Eberhardt. Femme d’une seule vision, cette jeune écrivaine qui a pris l’Algérie pour terre d’adoption n’a cessé de décrier les excès de la colonisation et de l’indifférence de la Métropole, tout en travaillant sous une forme directe à l’Union de l’Orient et de l’Occident, des musulmans et des chrétiens, de la société du nord de l’Afrique avec la civilisation française.

On ne compte plus désormais les nombreux livres et autres articles suscités par le météore que fut cette jeune femme hors du commun qui renonce très jeune aux privilèges inhérents à son rang pour aller au devant d’une aventure qui marquera le tournant du siècle au Maghreb. Cependant, telles des couches de peinture sur des fresques de maître, la plupart de ces études ne font que se copier leurs clichés ou leurs erreurs les unes des autres ou emprunter aux textes d’Isabelle Eberhardt, textes qui sont pour la plupart tronqués et remaniés après le décès de l’auteure.

Née le 17 février 1877 à Genève, Isabelle est la cadette d’une famille russe de quatre enfants. Rien ne prédestinait cette jeune femme à abandonner les privilèges inhérents à son rang pour aller au devant d’une aventure qui fera d’elle une espèce de mythe, si ce n’est une enfance bercée par de nombreux récits d’aventures.

Son premier contact avec l’Algérie, Isabelle Eberhardt l’effectuera en mai 1897. Arrivée en compagnie de sa mère, Isabelle Eberhardt s’installe à Bône, découvre l’islam et se convertit sous le prénom masculin de Mahmoud Saadi. La jeune femme maîtrise parfaitement l’arabe et parle couramment le kabyle. Elle décèdera, en 1904, dans la crue de l’oued d’Ain Sefra. Elle n’a alors que 27 ans.

L’attachement viscéral d’Isabelle Eberhardt à l’Algérie et son engagement en faveur des populations locales vont transformer sa vie et nourrir son écriture. En un français parfait, c’est une inlassable noria d’articles, de romans, de nouvelles, de témoignages et de récits presque tous centrés sur l’islam. A son corps défendant, l’écrivaine invente le reportage de société, devançant en cela Cendrars et Kessel. Elle excelle dans les socio-reportages et devient une figure incontournable de la littérature de voyage du début du XXe siècle.

Notre intérêt pour l’œuvre d’Isabelle Eberhardt, nous l’expliquons de diverses manières. Il y a d’abord un désir de démystifier la légende qui entoure le nom de cette jeune femme. Contrairement à ceux qui ont un peu rapidement eu tendance à voir en elle le porte-voix des indigènes au droit à la liberté, nous pensons, en effet, que ses écrits et ses préoccupations personnelles prouvent le contraire. Ensuite, il y a la volonté de faire la part des choses dans tout ce qui a été dit et écrit à son sujet. Isabelle Eberhardt a été le sujet de certaines préoccupations critiques, parfois un peu trop fantaisistes à notre goût, mais nous regrettons, peut-être parce qu’elle est restée un temps méconnue du public chercheur, que cet intérêt soit resté superficiel. L’œuvre d’Isabelle Eberhardt est riche et se prête à différentes lectures : sociologique, anthropologique,  psychanalytique[1], etc.      

Isabelle Eberhardt a produit une œuvre considérable et de qualité sur l’Algérie. Le Maroc  et la Tunisie, deux pays qu’elle connaissait aussi à la perfection, servent aussi de toile de fond à certains de ses écrits. Pour compléter l’œuvre, un journal intime et une série de correspondances qui ne manquent pas de détails et d’impressions sur les différents séjours de l’auteure dans le sud algérien. Ce qui est indéniable lorsque l’on parcourt ces écrits, c’est qu’Isabelle Eberhardt a participé à l’édifice d’un travail d’érudition sur l’Orient et l’Islam et au renouvellement et à l’élargissement de connaissances séculaires. D’un ensemble de connaissances tout aussi diverses qu’utiles, son œuvre s’est transformée au fil des années en document accessible aux lecteurs européens désireux de connaître l’essentiel sur le fonctionnement de la société algérienne. En effet, ce qui  caractérise  l’approche eberhardtienne de celle de Louis Bertrand ou de Pierre Loti, c’est la véracité. Contrairement à beaucoup de ces prédécesseurs ou contemporains, Isabelle Eberhardt a fait ce qu’aucun d’entre eux n’a été en mesure de faire : se procurer des informations authentiques et exactes sur une société réputée fermée et pudique. A leurs différences, elle a su s’immerger au milieu des indigènes, au péril de sa vie parfois, vivre avec eux et se conformer à leurs us en se gardant « d’exciter, chez eux, aucun soupçon qu’elle était une personne qui n’avait pas le droit de se mêler à eux »[2].

La particularité de l’écriture d’Isabelle Eberhardt réside, selon nous, dans l’atemporalité du message qu’elle véhicule. Aujourd’hui plus que jamais, compte tenu des nouvelles donnes et enjeux de la mondialisation, l’œuvre d’Isabelle Eberhardt acquiert une importance renouvelée. Il ne s’agit plus de la lire comme l’écriture de la dénonciation de la politique coloniale à l’égard des indigènes, une littérature dite « indigénophile », mais bien plutôt comme une thèse à caractère social, voire existentiel, une thèse plus que jamais d’actualité : l’impossible coexistence de l’Orient musulman et de l’Occident chrétien. Alors que certains de ses pairs s’évertuent à pérenniser la suprématie coloniale et le bien fondé de l’occupation, que d’autres se délèguent le droit d’observer et de juger les indigènes, Isabelle Eberhardt s’engage par le biais d’un discours et d’une pensée projectifs dans les âpres débats de son époque. Brisant les lois établies par le genre et sans égard pour les interdits, la jeune femme tente de sortir certains de ses contemporains de l’immobilisme dans lequel ils se complaisent afin de les amener vers cette réalité  incontournable : la rencontre de deux cultures, donc de deux discours différents, est impossible.

Nous concédons à Isabelle Eberhardt, contrairement à ceux qui voient en elle une expérience avortée de l’écriture, l’exclusivité de la réflexion sur les relations « passionnelles » qui unissent la France et sa colonie. Etait-elle visionnaire ? Pas plus que Tocqueville qui, quelques années après la conquête de l’Algérie, avertissait déjà : « Ceux qui ont été en Afrique savent que la société musulmane et la société chrétienne n’ont malheureusement aucun lien, qu’elles forment deux corps juxtaposés, mais complètement séparés… La fusion de ces deux populations est une chimère »[3]. Croyait-elle, comme Napoléon III, qu’il suffisait de lever les frontières pour instaurer des relations basées sur le respect mutuel des différences culturelles et raciales ? Nous n’en sommes pas convaincues. Le seul mérite d’Isabelle Eberhardt est probablement de s’être attardée un peu plus que quiconque sur la question et d’avoir perçu la caducité d’une telle croyance.

Il nous suffit de lire la nouvelle Yasmina[4] pour être convaincue du bien fondé de notre hypothèse. Ecrite entre 1899 et 1900, Yasmina est sans doute l’un de ces textes, pour ne pas dire le seul qui exprime parfaitement la conception eberhardtienne sur la coexistence des français et des algériens, des musulmans et des chrétiens. Ironie de l’histoire : c’est à cette époque que l’auteure fait la rencontre de Slimène Ehnni, ce jeune spahi qu’elle épousera. Yasmina a pour thème central l’amour entre un officier de l’armée française et une jeune bédouine. Le récit évoque, par ailleurs, la vie des musulmans au contact de la colonisation et aborde la question du sort des femmes indigènes contraintes par amour à la prostitution[5]. Les principales caractéristiques de la nouvelle restent dans la façon dont l’écriture prend en charge la narration de l’échec. Et à ce niveau, voilà ce que nous pouvons dire.

 D’abord, Isabelle Eberhardt ne se détache pas totalement du dire colonial et participe même, à la limite, de l’idéologème du symbole en exploitant largement toutes les valeurs opposées qui fondent le regard sur l’Autre. Yasmina est une jeune bergère, illettrée et frustre. Jacques, quant à lui, est issu d’une famille noble des Ardennes. Saint-cyrien, il est blond et a les yeux bleus. L’auteure complète sa description psychologique des personnages en insistant particulièrement sur la différence du culte, différence présentée comme rédhibitoire. Est-il nécessaire de rappeler que, dans la conception orientaliste, l’Arabe est souvent défini par son culte et que l’islam est à prendre comme partie prenante d’un dispositif d’ensemble, schématique et statique, de l’Arabe et de son comportement, de l’Orient et de l’esprit musulman de façon caricatural ? En cela, il est évident que l’attitude d’Isabelle Eberhardt ne diffère guère de celle des émules du roman colonial.

Ensuite sur le plan de la thématique, il est clair qu’au-delà de l’individuel se profile le collectif. C’est-à-dire, qu’en abordant des thèmes comme l’amour et la femme, deux thèmes considérés jusqu’alors comme au centre de la littérature, l’auteure tend à présenter le problème à l’échelle de l’homme dans son rapport à l’Autre mais aussi au monde. La relation amoureuse ne serait ici qu’un prétexte. L’amour entre Jacques et Yasmina aurait-il pu résister au temps et à la différence ? La relation aurait-elle pu continuer si Jacques s’était converti à l’islam comme le lui demande Yasmina ou si la jeune femme n’avait pas voulu changer d’existence et défier les lois ancestrales en tombant amoureuse d’un « roumi »? Toutes les interprétations sont possibles.

Il est temps de conclure cette intervention et nous le ferons en mesurant brièvement l’impact de notre auteure sur l’histoire littéraire du XIXe siècle. Commençons par aborder la question de l’engagement d’Isabelle Eberhardt. Etait-elle vraiment, comme la présente Alain Calmes[6], un auteur « indigénophile », encore qu’il faille définir avec exactitude cette notion ? Le moins que l’on puisse dire à ce sujet, c’est que la position d’Isabelle Eberhardt face au colonialisme n’est pas toujours nette. Si de nombreux passages des Journaliers et certaines nouvelles expriment un désengagement tranché vis-à-vis de la politique coloniale et de ses effets néfastes sur les populations locales, il n’en demeure pas moins qu’il arrive aussi à la jeune femme de pencher en faveur d’une colonisation profitable aux algériens. Elle rejoindrait ainsi ces saint-simoniens[7] qui ont réfléchi sur une politique indigène à mener en Algérie, et qui ont opté pour une Algérie française plutôt que sur une France algérienne qui suppose, elle, une politique de colonisation à outrance.

 

Pour ce qui est maintenant de l’impact de l’écriture eberhardtienne dans la littérature coloniale et dans la littérature orientaliste de façon plus globale, il est vrai qu’il y a dans l’acte d’écriture chez cette jeune femme une véritable volonté de renverser la donne, de démystifier l’image de l’orient et de rejeter l’idée dont Victor Hugo se faisait l’écho et selon laquelle l’orient est « une préoccupation générale »[8]. Les descriptions que fait Isabelle Eberhardt de l’Arabe et de l’islam transcendent les limites préétablies et démontrent que l’oriental est, d’abord, un être humain normal et, enfin, un oriental à nouveau. Isabelle Eberhardt balaie du revers de la main l’image de cet orient tableau vivant du bizarre et de l’étrange et encourage à une meilleure connaissance de l’autre et de l’exotique.

Ce n’est pas uniquement une relecture de l’œuvre d’Isabelle Eberhardt que nous proposons ici, c’est aussi un appel à une meilleure connaissance de la femme et de la cause qu’elle plaida réellement. C’est en formulant le vœu que l’on s’intéresse davantage à cette personnalité si riche et originale, mais surtout à son écriture, que nous offrons cette contribution.

notes

* Mémoire de magistère en littérature générale et maghrébine soutenu au mois de Novembre 2001 à l’Université d’Oran sous la direction du Professeur Sari Fewzia (Université d’Oran) et la co-direction de Lalaoui Fatima Zohra (Université d’Oran).

** Maître de conférences à l’université d’Oran, Enseignante de français aux départements d’Arts Dramatiques et de Français, Chercheure associée au C.R.A.S.C.

[1] Nous faisons ce type d’approche dans notre thèse de doctorat intitulée De l’écriture de soi à celle de l’autre. L’itinéraire d’une écriture intime. Les cas d’Isabelle Eberhardt.

[2] Nous empruntons ce passage à Edward W. Saïd dans L’orientalisme, l’Orient crée par l’Occident, Paris, Fayard, 2000, p. 186.

[3] Marseille, Jacques, France et Algérie. Journal d’une passion, Paris, Larousse, 2002.

[4] Cf. Ecrits sur le sable, Œuvre complète, Paris, Grasset, 1990, pp. 94-117.

[5] La prostitution est un thème récurrent dans les nouvelles où il est question d’amour. En effet, tous les personnages féminins eberhardtiens sont soit des prostituées soit elles le deviennent après la séparation amoureuse.

[6] Cf. Calmes, Alain, Le roman colonial avant 1914, L’harmattan, 1984.

[7] Nous pensons ici à un homme en particulier, indigénophile et saint-simonien, dont l’itinéraire et la conception de la relation franco-algérienne est similaire à celle que prônait Isabelle Eberhardt : Thomas Ismaïl Urbain.

[8] Cf. Les Orientales.

auteur

Leila-Louise HADOUCHE-DRIS**

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