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Rencontre intitulée « Pour un manuel d’Histoire maghrébine sans frontières » (du 8 au 11 avril 2009, Tanger, Maroc)

Sous le haut patronage du Roi du Maroc Mohammed VI a eu lieu à Tanger la 5e édition des Rendez-vous de l'Histoire, consacrée au sujet de La Frontière. Organisée par l'Association pour la Promotion de l'Histoire et par le Ministère marocain de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur, de la Formation des Cadres et de la Recherche Scientifique, la rencontre fut inaugurée par Mme Latifa El-Abida, secrétaire d'Etat au Ministère de l'Education, en présence de personnalités de la Ville de Tanger et de la Région Tanger-Tétouan. Les langues pratiquées étaient l'arabe et le français, avec traduction simultanée.

50 intervenant(e)s étaient présent(e)s. Leur provenance se composait comme suit: le Maroc formait avec 23 scientifiques le plus grand groupe, mais laissait place à une majorité d'étrangers, signe manifeste de la volonté d'ouverture du pays. La forte présence française avec14 intervenant(e)s n'est pas étonnante, vu l'influence culturelle vivace de ce pays au Maroc. Les Tunisiens  témoignaient par leur nombre ((5 représentants) des bonnes relations entre la Tunisie et le Maroc ; les autres intervenants étaient venus des pays suivants: Algérie, Egypte, Sénégal, Palestine, Jordanie, Allemagne, Pays-Bas et Etats-Unis d'Amérique. Les femmes formaient une minorité numérique: 4 Marocaines, 3 Françaises, 1 Tunisienne. L'absence des Espagnols fut remarquée; elle étonne face à la conception historique de la thématique, puisque l'Espagne en tant qu'ancienne puissance coloniale a joué un rôle important en Afrique du Nord et est toujours présente sur le territoire marocain par ses enclaves de Ceuta et Melilla.

Le programme du colloque comportait trois conférences et neuf tables rondes qui ont traité le sujet des problématiques tant historiques qu'actuelles, comme "Frontières et territorialité", "Les frontières subsahariennes du XVe au XXIe siècle", "Les frontières dans les Mondes musulman et chrétien au Moyen-Age", "Frontières au Maghreb: espace et identité", "Entre Etat et Umma: la question des frontières dans le Monde musulman", "la manipulation des frontières et les crises au Moyen Orient", "Frontières et colonisation: le cas du Maroc", "Frontières et globalisation", "Droits humains: quelles frontières?", "Pour un manuel d'histoire maghrébine sans frontières?", "Le corps dans la guerre de l'Antiquité à la dernière guerre". Il était inévitable que le conflit des frontières et la question du Sahara occidental soient évoqués de manière directe ou indirecte par plusieurs contributions et soient en fait l'objet de controverses, notamment dans les débats qui ont suivi les exposés des tables rondes. Certaines prises de parole en arabe au sein d'un nombreux public, composé d'enseignant(e)s, d'inspecteurs de l'enseignement et de scolaires, étaient particulièrement engagées à ce sujet et ne cachaient pas leur émotion. Elles commençaient par l'invocation d'Allah, ce qui a quelque peu étonné l'auteur de ces lignes, habitué à un discours purement sécularisé et laïc lors de rencontres scientifiques. C'est l'éventail thématique très large, allant de l'Antiquité et passant par le Moyen-Age jusqu'à nos jours et englobant tous les continents, qui a permis aux modérateurs de désamorcer l'acuité du débat en replaçant à plusieurs reprises le problème des frontières actuelles dans son contexte historique.

Pour résumer quelques idées-force qui ont marqué les trois journées de travaux de la rencontre, on peut dire que les frontières étaient considérées moins comme un fait naturel que comme un fait politique, de pouvoir: les conditions géographiques, les configurations géologiques pouvant faciliter ou au contraire rendre plus difficile la circulation des hommes et des biens; pour autant, elles n'ont jamais constitué un obstacle absolu à travers les temps. Hannibal a traversé les Alpes avec une armée comprenant même des éléphants, passant par des régions de neige éternelle; à l'opposé, les plus grandes distances des déserts d'Afrique et d'Asie, redoutables pour l'homme et l'animal, ont constamment été parcourues au cours de l'histoire. La conquête des mers, la découverte des voies maritimes ont constitué un défi permanent que l'homme lançait à lui-même et aux éléments; elles étaient fonction de l'accumulation des expériences,  de l'évolution des techniques de navigation et d'orientation dans l'espace marin. Le caractère de la frontière a changé au cours des temps, laissant coexister plusieurs types de frontière. Ainsi, la conception linéaire de la frontière, appliquée d'abord par les Romains, cohabitait ailleurs avec la conception de la zone frontière, les marches ou marges, espaces plus ou moins larges où l'influence est parfois disputée entre puissances, mais qui favorise les contacts humains et les interpénétrations des civilisations. Même la frontière linéaire, le limes, peut être lieu d'intenses échanges; elle permet aussi de développer le sentiment d'appartenance, la conscience de soi et des autres. Le limes de l'Empire romain en Germanie, peu ou pas évoqué durant la rencontre, a pu exercer, avant de périr sous les assauts des grandes migrations de peuplades germaniques, une influence durable sur les civilisations de part et d'autre de la démarcation, puisque, encore un millénaire plus tard, la Réforme luthérienne a pu se répandre dans ceux des territoires du Saint Empire qui étaient restés en dehors du limes, alors que la partie de la Germanie soumise de bonne heure à l'influence latine, était restée fermement catholique. La frontière linéaire, inconnue à l'intérieur du Monde musulman, est réintroduite par les puissances colonisatrices européennes qui découpent les territoires, et souvent taillent dans le vif de civilisations antérieures, suivant leurs intérêts propres. La question de savoir dans quelle mesure les conflits de frontières qui caractérisent encore aujourd'hui la situation en Afrique et au Proche Orient sont à imputer au seul colonialisme ou résultent aussi de problèmes endogènes, a fait débat au cours de la rencontre, débat qui a permis de clarifier certaines positions et de rectifier des idées parfois trop simplistes. Considérées dans la longue durée, les frontières sont tout sauf immuables. Ainsi, la carte politique dessinée au sortir de la Seconde guerre mondiale et restée stable durant toute la guerre froide, se met brusquement à fondre comme neige au  soleil, entraînant l'effondrement du bloc soviétique, la désagrégation d'entités comme la Yougoslavie ou la chute du Mur de Berlin et aboutissant à la redéfinition des frontières. Voilà quelques-uns des aspects, évoqués ici peut-être de manière un peu arbitraire et sans prétendre à l'exhaustivité, des travaux très riches et toujours présentés par des spécialistes compétents, qui font de ce colloque un événement scientifique majeur pour lequel il faut féliciter les organisateurs et dont les contributions méritent d'être publiées intégralement.

Une des Tables rondes, dont il convient de rendre compte ici plus spécialement, était consacrée à lancer un projet de Manuel d'histoire maghrébine sans frontières. Elle était placée sous la direction de Mostafa Hassani Idrissi, professeur de didactique de l'histoire à la Faculté des Sciences de l'Education à Rabat, qui a conçu l'idée de ce manuel et à qui revient l'initiative du projet. Hassani Idrissi est bien qualifié pour ce projet, pour deux raisons notamment. Professeur d'histoire dans le secondaire au début de sa carrière d'enseignant-chercheur, il dispose d'une solide expérience d'enseignant, expérience qu'il a su faire fructifier pour mener à bien une remarquable thèse d'Etat intitulée "Pensée historienne et apprentissage de l'histoire" soutenue à Rabat et publiée à Paris, chez L'Harmattan, en 2005. Cette thèse qui est en fait un traité de didactique pour la formation des enseignants en histoire au Maroc, a été distinguée par le Prix René Devic de l'Instruction publique à Montpellier en 2007. La deuxième raison en est que Hassani Idrissi coordonne actuellement une Histoire du Maroc qui sera prochainement publiée par l'Institut royal pour la recherche sur l'histoire du Maroc.

Le projet d'un Manuel d'histoire maghrébine a pour but de réaliser un livre de référence à l'intention des auteurs de programmes et de manuels scolaires d'histoire, des inspecteurs, des formateurs d'enseignants ainsi que des enseignant(e)s du secondaire dans les Etats du Maghreb. Il vise à l'élaboration d'une histoire du Grand Maghreb qui comprend les cinq pays: la Libye, la Tunisie, l'Algérie, le Maroc et la Mauritanie. Il s'inscrit ainsi dans la vision d'avenir consignée dans les Constitutions des dits Etats, mais non encore réalisée dans les faits. Le concepteur du projet a donné la préférence au terme de "Grand Maghreb" sur celui, officiel, d'"Union du Maghreb arabe" qui a suscité la critique notamment dans le monde berbérophone. Il s'agira d'écrire une synthèse qui mette en évidence les ressemblances culturelles et les particularités nationales des pays maghrébins et qui n'occulte pas les sujets qui divisent, comme les problèmes de frontières par exemple. De cette façon, le livre projeté devra contribuer à la prise de conscience de la communauté maghrébine qui est considérée comme une condition essentielle d'un rapprochement entre les peuples du Maghreb afin de relever ensemble les défis lancés par la mondialisation, défis que les Etats nationaux sont de moins en moins capables d'affronter seuls.

Il est prévu que le projet fédére des collaborateurs venus de tous les pays maghrébins. La rencontre de Tanger cependant n'a rassemblé qu'un intervenant de chacun des trois pays que sont la Tunisie, l'Algérie et le Maroc, en attendant que des collègues de Libye et de Mauritanie les rejoignent. Béchir Yazidi, de l'Institut supérieur d'histoire du mouvement national La Manouba, Tunis; Hassan Remaoun, de la Faculté des sciences sociales de l’université d’Oran et chercheur au Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle (CRASC – Oran), et Chakir Akki, Inspecteur coordinateur national en sciences sociales au Ministère de l'Education à Rabat, donnaient un bref aperçu des contenus d'histoire maghrébine dans les programmes et dans les manuels scolaires actuels des trois pays,  mettant en évidence le fait que ces contenus restent plus ou moins fragmentaires, victimes des histoires nationales respectives qui informent le récit et qui ne permettent pas de faire apparaître une réalité maghrébine dans sa continuité et dans son changement. Vu sous cet angle, le projet du Manuel comblera effectivement une lacune. Ensuite, les intervenants ont esquissé à grands traits ce qu'ils entendaient par une Histoire du Maghreb et comment celle-ci devrait être écrite. Ils étaient tous d'accord pour appeler de leurs voeux une histoire de la Civilisation maghrébine, de préférence à une histoire politique des Etats du Maghreb; que cette histoire soit  critique et réflexive et non pas une entreprise de légitimation politique, et que la diversité des perspectives et des convictions, produites par les spécificités nationales, soit  prise en compte et dûment documentée dans le livre. Le collègue algérien notamment soulignait avec force la nécessité de se dégager des traditionnelles façons nationales de voir l'histoire quand il s'agit de donner sa chance à l'utopie d'un Maghreb uni. Enfin, les intervenants ont abordé la question de savoir comment réaliser une telle œuvre. Là encore, ils étaient unanimes pour envisager une coopération de scientifiques compétents pouvant agir en toute liberté, mais sur la base de conventions de coopération contractées entre les institutions auxquelles ils appartiennent. Le soutien des instances de l'Etat a été jugé indispensable. Du côté marocain, Hassani Idrissi a pu annoncer que l'Institut royal pour l'histoire du Maroc serait prêt à mettre des moyens financiers à disposition pour la coordination des travaux.

Pour démontrer que ce projet ambitieux, qui vise à la coopération transnationale dans le domaine scolaire, n'est pas forcément une entreprise impossible, Hassani Idrissi avait décidé de placer au début de la Table ronde la présentation du manuel scolaire d'histoire franco-allemand (MHFA), avec une réflexion sur les conditions politiques et scientifiques (historiques et didactiques) de sa réalisation[1]. Etaient invités du côté français Guillaume Le Quintrec, l'un des directeurs du MHFA qui s'est désisté à la derniére minute et du côté allemand, l'auteur du présent compte rendu, membre du Comité de pilotage du projet. J'ai démontré que ce projet qui émanait de la société civile était néanmoins impensable s'il n'avait bénéficié du feu vert de la politique et que le politique, en revanche, s'est abstenu de toute ingérence dans la conception du projet et dans la réalisation du manuel. Que les problèmes lors de l'élaboration du projet étaient moins du domaine de la science de référence, l'histoire, que du domaine de la rédaction du manuel à cause des traditions pédagogiques assez dissemblables en Allemagne et en France. Et c'est dans la manière de résoudre ces problèmes que réside la plus-value spécifique du MHFA, plus-value que les autres manuels qui rivalisent avec lui sur le marché scolaire ne possèdent pas.

Lors des débats qui ont suivi les exposés, le projet du manuel maghrébin a rencontré un écho très favorable, il y avait aussi des commentaires sceptiques. Ainsi, la disposition de coopération de la Libye et de la Mauritanie a été jugée faible. Ensuite, on craint la tentative du politique d'infléchir les travaux des scientifiques dès le début. En tout état de cause, on proposait de faire connaître à un large public maghrébin le MHFA comme exemplaire et d'expliciter les expériences faites au cours de la mise en oeuvre de ce projet. La Table ronde faisait apparaître la différence de nature de la coopération entre la France et l'Allemagne d'une part et entre les pays du Maghreb d'autre part. Dans le premier cas, on a réalisé un manuel scolaire commun pour les apprenants de deux pays longtemps antagonistes, mais devenus partenaires; dans l'autre cas, on prévoit un manuel pour les enseignants maghrébins. Et même cela c’est déjà beaucoup dans les circonstances actuelles. Il est permis de suivre le cours du projet avec la plus grande attention!

notes

[1] Voir Rainer Riemenschneider: Les conditions politiques et scientifiques - tant historiques que didactiques - qui ont rendu possible l'élaboration d'un manuel d'histoire franco-allemand (MHFA). Intervention dans le cadre de la table ronde N° 8 sur Pour un manuel d'histoire maghrébine sans frontières.

auteur

Rainer RIEMENSCHNEIDER

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