Pendant plusieurs jours, je me suis demandé où j’allais trouver la force pour parler ce soir de Jacques Derrida, parler de lui publiquement comme n’étant plus de ce monde, alors même que le monde dans lequel j’ai appris à penser était marqué par sa présence, sa parole, sa pensée. Pourtant, j’ai ardemment souhaité ce moment ici, à l’Institut du Monde Arabe, et quand Maati Kabbal s’est ouvert à moi de cette possibilité, j’ai éprouvé de la gratitude, que depuis ce lieu qui porte le nom «Arabe», puisse être porté comme sien, le deuil de Jacques Derrida.
Nous cherchions des mots pour donner un nom à ce moment, un nom digne de notre amitié et de notre admiration, quand tout à coup, ouvrant l’un de ses livres, surgit: «plus d’un salut», ce sont là, ses mots à lui, c’était à lui qu’il fallait commencer par donner la parole, c’était donc de lui que l’on pouvait trouver la force pour s’arracher à la tristesse infinie. Pour autant, l’immensité de cette parole, l’ampleur de son œuvre ne se laissent pas reprendre, tant elles résonnent pour moi de tous côtés. Depuis quelle question, quel problème ou quels enchaînements éblouissants, enchaîner, et trouver le premier mouvement d’un geste de salut? De ce désarroi de dire et de ne pas dire, il y a peine quelques nuits, deux rêves de Jacques Derrida m’ont, en quelque sorte, donné la possibilité de sortir et de commencer à parler pour Jacques Derrida.
Dans le premier, je devais entrer dans ce qui ressemble à une chambre mortuaire où je devais prononcer quelques mots, mais en y entrant je m’aperçois tout à coup que la feuille que je tenais à la main était blanche et que je n’avais rien préparé, je ne savais pas quoi dire, pas un mot ne venait. Le rêve s’interrompt sur cette aphasie. Puis, un second rêve où nous sommes ensemble autour d’une table de travail avec d’autre amis; tout d’un coup Jacques s’évanouit sous mes yeux ahuris; le temps de me retourner vers les autres comme pour les interroger sur cette disparition, et le voilà qui revient avec un sourire et une intensité lumineuse autour de lui, comparable à celle qui illumine un tableau ou une icône. Fin du rêve, ou plus exactement réveil sur le don du rêve, d’un rêve de lui, pour parler de lui comme revenant, ou de ce que j’appellerai dans un moment, en lui empruntant le mot, la revenance de Jacques Derrida.
Souvent, j’ai rêvé de Jacques Derrida, sans doute bien plus que d’aucuns de mes maîtres et amis. Ces rêves ne survenaient jamais lorsque de longues périodes passaient sans que je le voie ou l’entende, mais paradoxalement, toujours, quand nous nous rencontrions, lors d’une conférence, d’un séminaire ou d’un voyage ensemble. Chaque fois qu’il y a eu rêve, c’est le soir même ou le lendemain de ces rencontres, Jacques s’y présente parfois en restant silencieux, et ce sont les rêves les plus longs; à d’autres occasions, il me disait quelque chose rapidement; plus rarement il y a un échange, dont en général je ne garde que quelques bribes. Je ne me souviens pas que ces rêves aient contenu un message particulier ou particulièrement important. Cependant, ce qui les marque tous, c’est la tonalité énigmatique de sa présence, chaleureuse et pressante à la fois, son regard interrogateur, non sans un léger sourire (qui oubliera le sourire de Jacques Derrida?) et surtout, surtout cette impression d’une intense lucidité que je ressens, si intense que le rêve en est interrompu, plus d’une fois.
Cela s’est produit dès la première rencontre, exactement le 21 mai 1986, jour où je l’ai entendu parler, au cours d’un colloque organisé par le Collège International de Philosophie, où il disait un texte qui sera repris par la suite sous le titre : Le monolinguisme de l’autre dont une grande partie était consacrée à un dialogue avec Amour bilingue d’Abdelkébir Khatibi, ici présent. Déjà dans cette rencontre avec celui qui n’était pour moi à l’époque qu’un nom, se produisit l’inoubliable émotion, cette énergie de pensée et de parole, cette présence qui recelait en elle le regrédient du rêve, selon la formule de Freud, pour désigner ce qui dans la perception même revient hanter l’activité onirique. Qu’est-ce donc ces rêves d’une présence qui vient doubler la rencontre réelle au moment même où elle a lieu, comme s’il s’agissait de ressaisir un rapport à un excèdent, à un surcroît, à un plus que Jacques Derrida de la réalité, pour me mettre en relation avec un Jacques Derrida du rêve?
Pendant toutes ces années, je n’ai pas cherché à interpréter ces rêves au-delà de l’idée de l’amour d’amitié qui donne un tel renchérissement de la présence pour celui qu’on aime, qu’il provoque un manque dont le rêve veut venir à bout par une présence intensifiée. Mais aujourd’hui que Jacques Derrida me manquera radicalement, maintenant que je ne le rencontrerai plus jamais que sous le mode du revenant et de l’image,— du revenant, du spectre et du fantôme déjà présent dans l’image, comme il nous a tant appris à le penser—, voici que la privation de l’ami vient créer cette obligation puissante, propre à la puissance endeuillante, de déchiffrer ce qui nous est arrivé par le don de son amitié et de son œuvre sans mesure. Il me semble que cet excédent, ce surcroît, ce plus de Jacques vivant, cette revenance qui émanait de sa présence réelle, autant que de sa parole et de son écriture, c’est ce que je pourrai nommer la grâce de Jacques Derrida.
La Gratia, ce mot si chargé du sens du don, c’est de lui d’une certaine façon, que nous avons appris à lui donner consistance et à le conjuguer avec l’acte de penser et de dire la pensée. Actes de reconnaissance et d’accueil avec ferveur de l’autre, crédit, agrément, beauté et élégance, bienveillance et bonté, sursis et pardon, prière, supplication, requête, inspiration, remerciements, on ne peut parler de Jacques Derrida sans le situer dans cette constellation des signifiances de la grâce. Longtemps ses amis et ceux qui l’ont approché se souviendront de ce qui a rendu cet homme si intimement capable de salut, de saluer les autres et de leur rendre grâce. De bout en bout, le travail de Jacques Derrida a été, bien plus qu’une lecture incessante d’auteurs et d’œuvres qui ont marqué au passé et au présent ce qui s’appelle «penser et écrire», une action de grâce ininterrompue à la fois rendue à eux et reçue d’eux.
Dans la langue arabe, les mots qui désignent la grâce et à commencer par le terme «fadhl», disent tous le surcroît, l’excédent, la surabondance, le surpassement, et en même temps le reste, le résidu et le reliquat, autrement dit à la fois «le plus de» et «le moins que». N’est-ce pas entre ces deux bords que Jacques Derrida s’est tenu et a cherché, chaque fois de façon singulière, à recueillir auprès de l’autre, la chance et la possibilité de penser? Je ne pourrais pas et je ne voudrais même pas tenter de mesurer à ces quelques mots l’œuvre immense de Jacques Derrida. Mais la simple expérience qui consiste à ouvrir n’importe lequel de ses textes, disons pour aller vite, de «l’origine de la géométrie» (1962) et la voix et le phénomène (1967), jusqu’à «Chaque fois unique, la fin du monde», nous met immédiatement avec Jacques Derrida lisant, je ne dirai pas la logique, mais les logias de «le plus de» et «le moins que», où la grâce vient par le supplément et la supplémentation de la présence, de la conscience et de l’origine, vient donc défaire la maîtrise, en tant que le supplément est plus originaire que toute origine. La préséance du supplément est cette altération à la source, ce défaut qui la précède, d’où vient le salut, qui est donc toujours salut de l’autre, grâce donnée et rendue, sans savoir qui donne et qui rend. Tout au plus, tout au moins, s’agit-il de se faire passeur de l’antécédence de la grâce, et c’est le travail de Jacques Derrida.
Plus d’un salut à Jacques Derrida et de Jacques Derrida, et surtout à travers lui, dirais-je, car «le plus», «le plus d’un», traverse sans cesse tous ses dits et écrits: les déclinaisons du «plus d’un» sont innombrables (et l’une des signification de la grâce en langue arabe est aussi l’innombrable et le remarquable et l’incalculable); ils parsèment ses textes : «plus d’un salut», «plus d’une chance», «plus d’un monde», «plus d’un dieu», «plus d’un lieu», etc., jusqu’à la seule définition que Jacques Derrida s’est risqué à donner de la déconstruction, comme il le dit lui-même: la déconstruction, plus d’une langue.
Il le dit et le répète et y revient, par exemple dans ce texte que nous avons publié dans les Cahiers Intersignes en 1998, qui s’intitule: «Fidélité à plus d’un». Jacques Derrida y a rassemblé les interventions qu’il a faites lors d’une rencontre à Rabat, à la suite d’une série de conférences données par des chercheurs du monde arabe, où après chaque conférence, il entrait en discussion avec chacun d’entre eux.
S’adressant à Hachem Foda, ici présent, il lui dit:
«Vous avez commencé au pluriel, si je puis dire. Nous sommes partis de plus d’un lieu, et ce fut bien.
La «déconstruction», s’il y en a, et même si elle reste l’épreuve de l’impossible, il n’y en a pas une. «S’il y en a», comme je crois qu’il faut toujours dire, et selon l’irréductible modalité du «peut-être», du «peut-être possible-impossible», il y en a plus d’une, et elle parle plus d’une langue. Par vocation».
Et quelques phrases plus loin, il dit s’adressant à tous:
«Grâce à vous et d’abord en vue de rendre grâce à votre hospitalité, je suis venu ici, en premier lieu, et je le rappelle encore, pour écouter. Je voudrais essayer d’accéder, et toujours grâce à vous, à ces problématiques indissociablement liées à l’idiome».
Il n’y a pas une et il y a plus d’une, c’est là où il n’y a pas, qu’il y a peut-être, qu’il y a une chance pour que cela arrive, et continue à arriver, si l’un est toujours précédé, entamé par le «plus», lequel «plus» est un moins, creusant toujours déjà la présence dite originaire de l’un. Ce mouvement hallucinant de la supplémentation constitue la force de la grâce, force qui renonce à la force absolue, une force du défaut de force, et non de la contre force. Et c’est le deuil.
Sans doute, est-ce la raison pour laquelle, recevant dans ce texte la question de l’héritage de l’islam ou d’hériter des islams, comme une question de responsabilité renvoyé aux héritiers eux-mêmes, Jacques Derrida a-t-il choisi comme sous-titre à «Fidélité à plus d’un», toute une phrase: «Mériter d’hériter où la généalogie fait défaut». Non pas le défaut de généalogie, mais là où la généalogie est marquée d’un défaut, d’une interruption déjà là, avant même la constitution de tout «genos». De là donc, arrive le plus de la dignité de l’héritage.
De même, le survenant, le spectre, le fantôme, la survenance n’est pas seulement ce qui vient après la mort, mais le manque qui creuse depuis toujours la présence même du vivant de son vivant, le fait mort d’avance, lui donne cet effet fictif, d’où vient ce surcroît qui est la grâce.
Or, cela est ce qui ne se laisse pas circonvenir, suspend ou retarde la fermeture du cercle et de la circonférence, le reconnaître par la grâce de Jacques Derrida, est le salut que je voudrais lui adresser.
Fethi BENSLAMA*
Biographie succincte de Jacques Derrida
Jacques Derrida est né le 15 juillet 1930 à El Biar, Alger, Algérie.
En 1949, il a migré en France afin de continuer ses études.
Scolarité
1943-1951: Lycée à Alger puis Khâgne à Paris
1951-1957: Etudes à l’Ecole normale supérieure de Paris (Rue d’ULM): agrégé en Philosophie.
Enseignement
1959-1960: a enseigné au lycée de Mans, Professeur de Lettres Supérieures
1960-1964: a enseigné à la Sorbonne comme assistant de Philosophie Générale
1965-1984: a enseigné l’histoire de la philosophie comme maître assistant en philosophie à l’Ecole Normale Supérieure à Paris
A été ensuite, Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris
Postes occupés
Plusieurs séjours dans des Universités en Europe et en Amérique. Incluant:
1986: Professeur de philosophie et de Littérature Comparative à l’Université de Californie à Irvine.
Bibliographie de Jacques Derrida
Jacques Derrida est l’auteur de plus de 80 ouvrages. Figurent ici ses écrits les plus connus ou ceux qui éclairent le mieux sa pensée.
Essais et mémoires
Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl
Livres
De la grammatologie, Editions de Minuit, 1967.
Position, Editions de Minuit, 1972.
La dissémination, Seuil, 1972.
La Voix et le phénomène, Presse Universitaires de France, 1972.
L’écriture et la différence, Seuil, 1979.
La faculté de juger, Editions de Minuit, 1985.
Heidegger et la question, Flammarion, 1990.
De l’esprit, Galilée, 1990.
Du droit à la philosophie, Galilée, 1990.
L’Ethique du don, Métaillé, 1992.
Donner la mort, Galilée, 1992.
Passions, Galilée, 1993.
Spectres de Marx, Galilée, 1993.
Politiques de l’amitié, Galilée, 1994.
Apories, Galilée, 1996.
Résistances de la psychanalyse, Galilée, 1997.
Adieu à Emmanuel Lévinas, Galilée, 1997.
Cosmopolites de tous les pays encore un effort, Galilée, 1997.
Marx en jeu (avec Marc Guillaume), Descartes et Cie, 1997.
De l’hospitalité (avec Anne Dufourmantelle), Calmann-Lévy, 1997.
Demeure, Maurice Blanchot, Galilée, 1998.
Voiles (avec Hélène Cixous), Galilée, 1998.
Mémoire d’aveugle, Réunion des musés nationaux, 1999.
Feu la cendre, Editions des femmes, 1999.
Sur paroles, Editions de l’Aube, transcriptions de plusieurs entretiens donnés sur France Culture, 1999.
Le concept du 11 septembre, dialogues à New York avec Giovanna Borradori, Jacques Derrida et Jürgen Habermas, 2002.
De quoi demain…, entretiens de Jacques Derrida et Elisabeth Roudinesco, 2003.
Chaque fois unique, la fin du monde, Galilée, 2003.
Films
Jacques Derrida a fait des apparitions dans deux films:
Ghost Dance de Ken Mc Mullen, en 1982.
Disturbance de Gary Hill, en 1987.
Deux films lui sont consacrés:
D’ailleurs Derrida de Safaa Fathy, en 2000.
Derrida de Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, en 2002.