Insaniyat N°42 | 2008 | Territoires urbains au Maghreb | p. 65-78| Texte intégral
Zine-Eddine ZEMMOUR : Enseignant, sociologue, Université d’Oran, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie
Les réformes économiques dont il est question, ne se résument pas à la privatisation. Il s’agit d’une tentative de transfert de pouvoir de décision à de nouveaux acteurs au sein de l’entreprise et qui sont les cadres dirigeants. Il s’agit aussi de l’intention de libérer l’entreprise de l’emprise systématique de sa tutelle, et d’aller dans le sens de créer les conditions de son autonomie. L’autonomie dans l’organisation et la gestion de toutes les ressources de l’entreprise : ressources humaines et des finances des clients et des fournisseurs (commerce) et des contrats avec l’ensemble de son environnement économique et social. L’entreprise reste juridiquement un bien public.
Les réformes organisationnelles dans le fonctionnement des entreprises publiques sont source d'information quant à l'évaluation des changements -sociaux, culturels, des traditions de consommation, de production, de travail- qui ont lieu dans l'environnement économique et social et au sein de la société. On part du principe sociologique que l'entreprise est un vecteur du changement social.
Les porteurs de ce changement sont, en principe, les personnels d'encadrement qui se chargent de l'organiser afin d'assurer sa réussite. L'entreprise est appréhendée « à la fois comme organisation et institution,…(a) un rôle de producteur de règles,… (elle est) une unité de décision et d'action stratégiques,… (et est) une instance de la société globale »[1]. On entend par changement, le passage de l'entreprise algérienne à la gestion libre d'un processus d'assistanat où les subventions étatiques étaient le socle de la continuité du processus de production et non l'équilibre économique et financier de l'entreprise. Dans l'Etat-providence d'avant les réformes, l'entreprise représentait un lieu de protection sociale plus qu'un lieu de production de richesses et de valeur ajoutée. Avec les récentes réformes[2], l'entreprise se doit de produire de la valeur ajoutée si elle veut survivre dans un environnement économique libéral, global et férocement concurrentiel.
Les réformes politiques et économiques introduites depuis la fin des années quatre-vingt et le début des années quatre-vingt dix constituent un support institutionnel et juridique à une orientation nouvelle de l'ensemble de l'économie algérienne vers une économie de type libérale, et par conséquent, la soustraction de l'entreprise à la tutelle financière de l'Etat.
La suppression du système de soutien systématique par le financement publique aux entreprises et l'instauration, en principe, de la liberté d'organisation dans le fonctionnement de ces mêmes entreprises, a pour objectif la responsabilisation des gestionnaires dans la conduite des affaires économiques de celles-ci. Implicitement, il est reconnu à l'encadrement le mérite de la compétence et non seulement la reconnaissance de la qualification. Il lui est reconnu aussi la capacité et la liberté d'agir sur la politique générale de la marche de l'entreprise et non pas uniquement la capacité administrative d'exécuter des décisions élaborées au sein des hautes sphères de l'Etat et auxquelles il n’a pas participé.
L'action de l'encadrement, dans le nouveau système de direction et de gestion, suit l'orientation de la marche économique de l'entreprise, à savoir réaliser l'équilibre économique et financier de celle-ci et assurer, par la suite, la continuité de l'entreprise dans un environnement économique et social que balisent la concurrence et la compétition entre les entreprises. Cette compétition ne se limite pas à l'échelle nationale, mais va au delà pour investir des marchés et des territoires extra frontaliers. N'est-ce pas que la finalité de l'entreprise est de fournir les moyens de développement et aussi de pouvoir à la nation dont elle est issue?
L'entreprise est un vecteur de développement, et le cadre est le maître d'œuvre de l'action de l'entreprise. Nous empruntons, entre autres[3], à D. Guerrid la définition pratique de l'entreprise qualifiée d'école, « …c'est-à-dire institution d'inculcation des normes, des valeurs et des pratiques de la civilisation industrielle »[4]. Et nous précisons que le référent idéologique de notre recherche est le système libéral capitaliste car notre souci est de déceler les pratiques de gestion, de commande, de décision et d'organisation des cadres, ainsi que leurs opinions sur des aspects du capitalisme que nous soumettons à leur réflexion.
A partir de cette problématique nous comptons saisir la situation du cadre et de ses représentations quant aux nouvelles missions qui lui sont déléguées.
A travers l'étude de cette catégorie censée être à la pointe pour mener cette nouvelle orientation libérale de l'économie, nous chercherons à examiner la concordance ou les décalages qui caractérisent le discours sur l'économie libérale avec les pratiques réelles. L'examen de la position des cadres est le meilleur moyen pour mesurer à la fois les orientations réelles de l'économie et les valeurs libérales escomptées, et ainsi, il fournit un terrain d'observation idéal pour le destin du libéralisme en Algérie. Pour atténuer ces propos qui risquent de tromper sur le capitalisme en Algérie, nous mesurons bien entendu, leurs teneurs et tenons compte de la différence qui existe avec le capitalisme dans les nations où il est le mode de production depuis des siècles. « La privatisation n'a assurément pas la même signification que dans les pays capitalistes développés où le cycle privatisation-normalisation fait partie de l'alternance démocratique et où le marché est une réalité structurelle depuis des siècles »[5]. Nous avons conscience de cet aspect, mais ceci ne constitue pas une excuse quant aux comportements de gestion, de commandement et de décision des cadres pour faire valoir les modes et les principes du libéralisme. L'encadrement est censé répondre aux principes théoriques et pratiques de la conduite des affaires de l'entreprise tout en trouvant des solutions adaptées, aux problèmes posés sans prétendre nier l'absence de traditions capitalistes de gestion des entreprises. Il est illusoire de croire « …que la promulgation d'une nouvelle législation est, en soi, nécessaire et suffisante pour assurer le succès d'une réforme économique qui se voulait de surcroît radicale »[6]. Ce sont, entre autres, les cadres qui participent activement, en principe, à cette tâche de fondation du système capitaliste en Algérie, à travers la mise en place au sein des entreprises des règles de fonctionnement qui sont propres à ce système.
L’idéologie des cadres[7]
Les thèmes d'exploration de l'idéologie des cadres:
Il sera intéressant de mener cette recherche en nous appuyant sur un échantillon susceptible de rassembler différents environnements professionnels des cadres ainsi que divers catégories d'entreprises[8].
Nous tenterons d'examiner la position des cadres dans les décisions de gestion, de management des ressources humaines, des décisions financières, de la liberté de contracter des relations économiques dans l'intérêt exclusif de l'équilibre économique et financier de l'entreprise.
Nous nous intéresserons aussi à l'opinion des cadres quant aux nouvelles orientations socio-économiques de l'Algérie. L'importance de cette approche est soutenue par l'idée que « le jugement fait le comportement, au moins dans ses attendus, comme nœud des voies et cheminements menant à la décision. Aussi le jugement fait-il l'homme et son rôle comme antécédent du comportement ne pouvait échapper à l'esprit d'investigation et d'étude qui est le propre de notre culture »[9]. L'opinion détermine ainsi et entre autres paramètres, le comportement humain.
La connaissance sur l'adhésion ou la non adhésion à la politique de libéralisation et l'opinion des cadres la concernant permet de nous renseigner sur les éléments nécessaires – entre autres – et constitutifs de l'idéologie de cette catégorie d'acteur.
La gestion libérale de l'entreprise induit le conflit social. Le cadre est supposé être le délégué du capitaliste dans la gestion des affaires de l'entreprise et du conflit. L'ouvrier et le syndicat, apparaissent comme des "adversaires" de classe. Et le conflit entre les partenaires sociaux et la direction est considéré comme un conflit de classe qui oppose les intérêts de classe des exécutants face aux intérêts financiers, de rentabilité et de concurrence de l'entreprise. Quelle est l'opinion des cadres concernant le conflit social réel ou supposé? Est-ce que le cadre intègre dans ses décisions le "risque conflit social" comme il est supposé intégrer dans ses modules de gestion le "risque concurrence" ou le "risque rentabilité"; etc?
Est-ce que le cadre a apprivoisé les recettes toutes faites de la gestion libérale de l'entreprise et qui consistent à intégrer le facteur "licenciement collectif pour motif économique" dans les nouvelles méthodes de management des ressources humaines? Le cadre calcule-t-il le risque "dépôt de bilan ou liquidation économique ou judiciaire ou faillite de l'entreprise" dans la gestion des affaires de celle-ci?
Toutes ces questions nous permettent de mesurer le niveau d'intégration par les cadres concernés de l'idéologie libérale de gestion des entreprises économiques. Elles nous permettent aussi de poser avec précision les éléments du rapport sociologique entre l'orientation politique libérale de l'Etat avec la pratique libérale dans la gestion de l'entreprise et les réponses ainsi que les réactions de l'environnement immédiat de l'entreprise à cette orientation, qui en fait, engage l'ensemble de la société par le choix de ce projet capitaliste.
Quelques aspects de la recherche sur la sociologie des cadres :
Les études sur l'idéologie des cadres en Algérie ne sont pas très nombreuses, mais ont en commun l'approche catégorielle de ces personnels. Nous citons celle faite par M. Anser El Ayachi[10] qui procède par un classement des cadres selon le degré de pouvoir détenu par chaque catégorie. Selon cette étude, il y a des cadres qui détiennent le pouvoir de décision et d'autres qui en sont dépourvus; d'autres sont aux hauts postes de commande et d'autres en bas de l'échelle hiérarchique des cadres. Cette situation crée des tensions entre les différentes catégories du personnel d'encadrement au sein de l'entreprise et de la société. Le chercheur rapporte aussi que les cadres issus des universités se plaignent de la rareté des occasions de faire valoir leurs compétences et leurs connaissances.
Ce résultat nous permet de nous interroger sur la situation des cadres durant cette conjoncture déterminante dans les transformations non seulement de la nature de l'économie, mais aussi de l'ensemble de la société. Interroger le personnel d'encadrement sur les pratiques professionnelles, qui caractérisent l'une ou l'autre catégorie, revient à mettre en évidence ces différenciations, qui ont certainement des répercussions sur leurs choix idéologiques face à la mission de conduite des préceptes du libéralisme à l'échelle de l'entreprise.
Dans la recherche menée sur la Société Nationale de Sidérurgie (SNS) à propos de la culture d’entreprise, Ali El Kenz s’attarde sur l’étude des cadres et montre leur rapport avec l’entreprise. Il rapporte que cette catégorie a un rapport « plat » avec le personnel exécutant (les ouvriers), presque paternaliste et où le système de « don »[11] unilatéral fonctionne autant pour eux que pour les ouvriers. Est-ce que ce rapport est resté comme un héritage du passé précédant les réformes ? Est-ce que du « don » unilatéral (entreprise vers cadres) un rapport d’échange de croissance contre divers avantages aux cadres est-il émergeant dans les pratiques et les mentalités de l’encadrement des entreprises publiques économiques ? Ce sera là, l’objet de nos interrogations.
I. Perception des réformes libérales par les cadres
La tendance dominante qui se dégage fait apparaître une opinion critique par rapport aux réformes libérales de l’entreprise. Nous constatons deux types de référents idéologiques qui fondent cette opinion critique : le premier renvoie à la nostalgie de la période d’avant la libéralisation et le second puise ses sources dans les expériences de libéralisation connues sous d’autres cieux.
Les « nostalgiques critiques » estiment qu’il y a des contradictions dans la gestion capitaliste des entreprises. Ils jugent la forme libérale de « libéralisme sauvage » car « aucune réforme sociale ne pallie la paupérisation du peuple » (expert aux comptes). Aussi, ont-ils le sentiment que les changements dans la gestion au sein de l’entreprise ne sont pas essentiels, mais formels. La gestion capitaliste des entreprises « a permis la création des postes de cadres dirigeants, ce qui a creusé l’écart entre les cadres en terme d’avantage socioprofessionnels » (cadre technique/chimiste-Al Zinc). Ils regardent la libéralisation des Entreprises publiques économiques (EPE) comme « non choisie, mais imposée suite aux grands changements géopolitiques de la fin des années 1980 avec la fin du bloc de l’Est et le libéralisme comme choix unique et la perte des acquis, des valeurs et des aspirations de la classe ouvrière » (responsable département du personne/ Al Zinc). D’autres « ne voient pas de libéralisation et encore moins de réformes depuis 1989, mais seulement une gestion capitaliste partielle des entreprises, et aucune incidence sur leurs postes et leurs missions » (cadre technique laboratoire/Al Zinc). Cette attitude est fondée sur la conviction que l’encadrement continue d’être un personnel d’exécution de directives auxquelles il n’a pas participé et qui lui sont dictées par les hautes sphères de l’Etat : « les réformes sont une action politique pour la paix sociale ; les cadres ne sont pas des gestionnaires, ils sont passifs et les entreprises, sont gérées par des cadres qui attendent leur retraits » (cadre communication/Al Zinc). Un autre, encore plus clair dénonce le volontarisme par lequel les réformes ont été introduites sans aucune concertation avec les cadres et la société, il dit : « les réformes ont été décidées et dictées par l’Etat sans la participation des cadres et de la société en générale » (cadre service juridique/Al Zinc). Ces cadres ne se sont pas impliqués dans le processus de changement, ils se sentent en retrait par rapport à cela.
On observe aussi des attitudes contestataires. Ils associent la gestion capitaliste des EPE à des intérêts particuliers : « la gestion des EPE sert les intérêts des hauts responsables et de leurs cadres dirigeants » (cadre exploitation/Al Zinc). Nous constatons que l’encadrement est scindé en deux catégories qui se regardent en chiens de faïence : les cadres dirigeants et les autres.
Les réformes sont perçues comme responsable des distinctions récentes introduites entre les cadres dirigeants et le reste des cadres. Elles sont perçues aussi comme étant des réformes qui ne sont destinées qu’à servir des intérêts et constituer ou protéger des privilèges particuliers : « le système libéral capitaliste en Algérie est la mise au service d’une couche de privilégiés des moyens de l’Etat (banques, EPE…) et non au profit de la création de la valeur ajoutée ; mais c’est la pauvreté et la misère qui sont créées » (cadre juridique/Al Zinc).
Même lorsqu’il y a une opinion qui fonde une attitude d’adhésion à la nécessité des réformes, elle s’accompagne de conditions critiques : « oui au libéralisme ; mais protéger les acquis sociaux » ; « oui au libéralisme s’il est accompagné de réformes culturelles adéquates pour se débarrasser des anciens réflexes acquis pendant la gestion socialiste » (cadre/centre culturel).
Une autre critique fondée sur les premières manifestations sociales des réformes, dans l’entreprise et dans la société : « le libéralisme en Algérie est anarchique, et les réformes inadéquates : elles ont créé du chômage et de l’inflation ; la gestion capitaliste des EPE a provoqué une compression des effectifs » (cadre approvisionnement/Al Zinc).
L’attitude critique vis-à-vis des réformes dont le référent idéologique est et reste la période d’avant 1989, est observée aussi dans le secteur des services. Un cadre de banque formule des observations quant aux résultats du libéralisme : « le mode libéral est imposé par des facteurs exogènes, par les grandes institutions internationales » ; « l’adoption du libéralisme a été introduite d’une façon subite et irrégulière » ; « le mode libéral a engendré des dégâts collatéraux (fermeture d’entreprises ; départs volontaires de travailleurs ; chômage…). Dans leur majorité, les réformes économiques en Algérie ne répondent pas aux attentes et aspirations du peuple » (cadre de banque).
Une autre attitude critique des réformes fondées sur la conviction que celles-ci ont eu lieu dans la précipitation. Un cadre de l’administration des impôts observe que les réformes n’ont pas donné les résultats escomptés, à cause de la persistance des résidus des anciennes mentalités : « un changement ne peut pas avoir lieu avec une telle facilité. Il paraît en Algérie comme une économie de bazar car les mentalités ne sont pas préparées à ce genre de système » (cadre des impôts).
II. La place et le rôle des cadres dans le processus de transformation capitaliste dans l’entreprise
Les cadres ont en commun l’idée que les réformes sont faites sans eux et qu'elles ont créé des dissensions au sein de leurs rangs avec l’apparition de la catégorie des cadres dirigeants. Ils perçoivent cette distinction comme un privilège créé pour les uns et excluant les autres non pas sur la base de compétences mais sur la base d’autres paramètres extra professionnels.
Une autre attitude de retrait se dégage quand à la place des cadres dans la nouvelle entreprise réformée. Les cadres sont convaincus que même avec les réformes dans les modes de gestion capitaliste de l’entreprise, ils sont exclus de l’acte de décision et de toute forme d’initiative. La critique qu’ils apportent, c’est que les mêmes cadres du système de gestion socialiste des EPE demeurent des gestionnaires des EPE après les réformes. Cette situation n’est pas faite pour rassurer les cadres sur la bonne gestion capitaliste des EPE.
Là aussi, une fracture existe entre ceux qui ont bénéficié de la distinction de cadre dirigeant et de ceux qui sont restés sans distinction ; allant même jusqu’à penser que le mérite ne paie pas, et encore moins la compétence, d’autant plus qu’ils sont convaincus que rien n’a changé dans le fonctionnement et la gestion de l’entreprise qui puisse justifier cette distinction.
Nous pensons que si la réforme, avec la création des distinctions entre les cadres dirigeants et les autres est à l’origine d’une volonté de revaloriser les compétences, on constate que cela a eu un effet contraire. Les cadres se démobilisent et se démotivent et sont en position de retrait par rapport à ce qu’on est supposé attendre d’eux. « Cette catégorie du personnel (les cadres dirigeants) se sont retrouvés du jour au lendemain dans un système de management dont la majorité ignorait les règles universelles capitalistes. Cette distinction entre les cadres dirigeants et les autres cadres était en vérité basée uniquement sur le volet rémunération puisque les anciennes méthodes de gestion étaient restées toujours en vigueur. Devant cette situation des cadres non touchés par ces mesures, certains ont regagné le secteur privé, l’étranger ou se sont installés à leur propre compte » (cadre du personnel/Al Zinc).
Ils expriment aussi la difficulté à voir réellement les changements dans l’exercice de leur fonction et dans l’exécution de leur mission. Ils sont majoritaires à dire que rien n’a changé dans leurs pratiques professionnelles : ils n’ont toujours aucun pouvoir réel sur les actes de gestion et ils restent des exécutants et des procéduriers. « Les cadres dans la gestion de l’entreprise publique n’ont connu aucun changement dans leur comportement ou mode de gestion et agissent souvent sous couvert de l’assistanat » (cadre de banque).
Ils obéissent à des codes de gestion qu’ils n’ont pas produit eux-mêmes mais qui leur sont imposés à partir d’autres centres de décision. Ils déplorent l’absence de liberté dans l’accomplissement de leur mission et pour la mise en valeur de leur savoir-faire. Ce même cadre de banque dit à ce propos : « A la question de prendre des initiatives au niveau local de l’unité ou du point de vente ; c’est important, faisable, bénéfique, mais sans protection. Il y a un climat d’incertitude ».
Le retrait et le repli et la prudence sont les attitudes dominantes chez les cadres quant à leur représentation de leur mission et des conditions d’exécution de celles-ci. Très faible implication dans le travail et comportement de prudence et d’écart par rapport à toute forme d’initiative individuelle.
L'encadrement a une opinion arrêtée et déterminée sur le syndicat. Il considère le syndicat dans les EPE comme formelle et sans réel pouvoir et « ne défend guère les intérêts de l'entreprise, et donc relation d'intérêt personnel. Mène une vie en symbiose avec la direction » (cadre technique/Al Zinc).
D'autres expriment cette attitude de dénonciation par l'absence d'un réel contre-pouvoir du syndicat par le fait que les relations avec le syndicat sont caractérisées par « la soumission à l'UGTA et tenter de tenir front aux autres syndicats » (expert aux comptes). Les cadres sont les oubliés de la législation sur les relations de travail. Même avec les réformes du droit syndical[12], « le collectif des cadres déjà considéré, au temps de la gestion socialiste des entreprises, comme un allié de la direction, s'est retrouvé dans le nouveau modèle de gestion dans une impasse. Pris, d'une part, entre les autres collectifs (maîtrise et exécution) du groupe cadre, et d’autre part, les pressions et les injonctions subies par les managers de l'autre », et ce cadre lie la réussite du projet de l'entreprise avec l'établissement d'un véritable statut des cadres : « Enfin, la mise en place d'un statut propre aux cadres reste le moyen le plus approprié pour une vraie relance économique ». (Cadre du personnel/Al Zinc).
III. Les cadres et la société
Le cadre observe la société autour de lui avec un œil critique et engagé. Il se situe sur l'échelle de classes comme un petit-bourgeois qui perd sa place et qui se sent plus proche du prolétaire et de l'homme du peuple que de la bourgeoisie. Les réformes libérales que connaît l'Algérie depuis plus d'une dizaine d'années maintenant, sont une "aubaine" pour une petite minorité, et une "catastrophe" pour la majorité des composantes de la société, y compris les travailleurs que le cadre continue de désigner par le terme "d'ouvriers". « Les conditions de vie et de travail des ouvriers sont marquées par l'inégalité entre l'effort et le salaire » (cadre approvisionnement/Al Zinc). Et ce cadre souligne que « la pauvreté bat son plein dans la société ». Un autre (cadre centre culturel), beaucoup plus subtil, « craint que la pauvreté devienne misère, et fait observer que les employés et les ouvriers sont sous payés alors qu'ils sont directement impliqués² dans la production et la productivité ». Un autre cadre d'Al Zinc (communication) détaille les conditions de vie des ouvriers « qui dans la majorité des cas vivent en dessous du seuil de pauvreté. Ils ne se permettent que le minimum indispensable (pas de vacances, régime alimentaire déséquilibré…etc. ». Il lie cette situation avec les réformes qui sont le fait des orientations de la Banque Mondiale, dit-il.
« La pauvreté dans la société est le résultat des orientations de la banque mondiale, qui ne fait qu'appauvrir les pauvres et enrichir les riches. Cette pauvreté a créée des maladies sociales, qui ne font que se propager de jour en jour et de vile en ville (prostitution, vol, agression, émigration clandestine…) ».
En ce qui concerne l'emploi, le chômage et la formation, les cadres sont catégoriques et unanimes pour dénoncer non pas la création d'emplois, mais la création de nouveaux chômeurs toutes catégories confondues. « On forme pour former et ne pas payer la taxe de 0.5 % sur la masse salariale; on recrute suite à une intervention; et le chômage est l'affaire des chômeurs » (cadre communication/Al Zinc). Il ajoute à cela la définition des catégories les plus vulnérables de la société : « ce sont ceux qui croient le plus aux discours politiques ; attendent des solutions miracles ; vont aux urnes chaque fois qu'on le leur demande, et représentent la majorité de la population ».
S'agissant des autres catégories sociales et économiques dans la société, comme l'investisseur, l'industriel, le consommateur, le marché, l’homme d’affaires, qui sont et devraient être de nouvelles figures dans le paysage économique et social, les cadres ont tendance à croire que ces figures, en Algérie, n’existent pas selon le modèle capitaliste occidental. L’investisseur est confondu avec l’importateur autant que les hommes d’affaires qui ne font des affaires que dans ce qu’ils désignent par « l’import-import ». On les assimile à des figures dangereuses pour la nation : «recherche de gains facile ; ils constituent une atteinte à l’économie nationale », nous dira ce cadre de banque. Il mesure cette attitude par les résultats des exportations insignifiants hors-hydrocarbures ; par la très faible performance de l’entreprise algérienne et par le très faible niveau des investissements productifs.
Le profit rapide est l’objectif recherché avant toute autre chose. « Tout producteur est prêt à mobiliser tous les moyens de production disponibles afin de fabriquer plus de biens ou produits de service meilleurs tout en évitant de rendre leurs coût de production plus élevé. Or, en Algérie, hormis quelques entreprises, c’est la notion de profit qui prévaut » (Cadre/banque).
Ceci signifie que la création des fortunes colossales ne s’accompagne pas de la création d’emplois et de croissance économique au niveau macro économique et social ; alors que le marché n’est ni plus ni moins qu’un bazar et un souk qui ne rentre pas dans les paramètres socio-économiques du calcul économique et de régulation du développement et de la croissance. « Sur un marché donné, il y a concurrence entre les producteurs. L’offre et la demande tendent à se stabiliser autour d’un prix d’équilibre. Ce prix est celui par lequel les intentions d’achat et de vente sont égales et l’Etat n’intervenant que comme régulateur. Or, en Algérie, une certaine anarchie s’installe, hormis le marché de la téléphonie mobile, des produits laitiers et, à un degré moindre, l’agroalimentaire qui joue le jeu de la concurrence légale. Comme valeur capitaliste, ce n’est pas simplement d’accroître la production ou la productivité, c’est qu’il faut savoir ce qu’on va faire de ces résultats car la croissance implique un choix de bien être : consommer plus, disposer de plus d’équipements sociaux, courir moins de risques sociaux… » (Cadre/banque).
4. Projection des cadres dans la mondialisation
L’attitude des cadres eu égard à la mondialisation est caractérisée par la prudence et la méfiance. Ils considèrent que les réformes engagées en Algérie pour la libéralisation économique et politique sont dues, à des injonctions des instances internationales et non à des choix soutenus par une volonté populaire et étatique souveraine. « On fait la globalisation de l’économie et de la culture avec la politique du bâton interne et externe » (Cadre/service juridique/Al Zinc). Les cadres voient d’un œil méfiant cette nouvelle valeur qu’est la mondialisation. Ils s’inscrivent dans les nationalismes d’avant la fin des années quatre-vingt et même dans le contexte de la domination de l’impérialisme sur les petites nations. « Accepter la mondialisation de l’économie, c’est mettre l’économie mondiale entre les mains d’un groupe, les richesses des pays pauvres entre les mains de multinationales fortement appuyées par la politique des pays nantis, dont, par vocation, le souci reste le profit. La mondialisation appauvrit le pauvre. La mondialisation de la culture, c’est le risque de perdre son identité et ses spécificités. La mondialisation de la culture, ce n’est pas uniquement un problème de marché mais, un problème d’identité et de spécificité de chaque pays » (Cadre/banque). A côté de la reconnaissance par les uns des bienfaits de la globalisation en matière de disponibilité et de diversité des produits et services, ils soulèvent des inquiétudes quant à ses effets d’appauvrissement sur ceux qui sont déjà pauvres : « les inconvénients de la globalisation, c’est que les pauvres restent à la traîne » (Cadre technique/Al Zinc).
Une autre forme d’expression de la méfiance face à la mondialisation est justifiée par la faiblesse de l’économie algérienne qualifiée « d’économie de bazar », ainsi que la faiblesse de l’entreprise algérienne pour y faire face. « L’Entreprise Publique Economique algérienne ne peut pas avoir une place à l’étranger, il lui faut une mise à niveau sur le plan technologique et managérial » (Cadre/Communication/Al Zinc).
Les cadres ont tendance à se situer par rapport à la mondialisation à travers les coûts que celles-ci aura à faire subir aux classes moyennes et aux travailleurs tout en sachant qu’elle sera d’un apport certain pour une minorité ou une élite au pouvoir politique et d’influence qui se transformera en pouvoir ou en valeur économiques. « La globalisation de l’économie, évidemment, coûtera chère aux classes sociales les plus démunies et aux cadres moyens ; elle est profitable pour une petite minorité représentée par les grands négociateurs et hommes politiques » (Cadres/communication/Al Zinc).
Conclusion
Les réformes économiques engagées par l’Etat algérien dans le cadre de la libéralisation et qui ont, entre autres objectifs, l’introduction de nouvelles méthodes de gestion et de management des entreprises publiques économiques, n’ont pas reçu un écho favorable de la part du personnel d’encadrement afin d’assurer leur participation à la gestion de ces transformations profondes de l’entreprise publique algérienne.
Les cadres se sentent exclus du processus engagé ; ils ressentent la création du statut des cadres dirigeants comme une scission au sein de ce corps, tout en sachant qu’il n’est pas homogène[13]. Mais ils sont unanimes à voir dans les cadres dirigeants les nouveaux rentiers de l’entreprise et non pas le fer de lance du changement des méthodes de gestion.
Les cadres ne considèrent pas qu’ils sont partie prenante dans les transformations que doit connaître l’entreprise, car ils jugent qu’ils n’ont pas été associés à la fondation des idées, des méthodes et de la nouvelle politique de gestion engagées sans eux, tout en les privant de toute initiative personnelle dans les actes de gestion, qui restent, à leurs yeux, l’affaire des cadres dirigeants, et l’affaire de centre de décision dont les tenants et les aboutissants les dépassent : l’Etat central.
La tendance dominante des référents idéologiques de leurs attitudes reste la période d’avant les réformes, et l’entreprise publique socialiste. Ce n’est pas de la nostalgie, mais beaucoup plus un sentiment de déclassement dû aux changements profonds que connaît la société accompagné du sentiment qu’ils ont perdu de leur prestige et de leur statut de classe moyenne dans l’entreprise et dans la société. On peut aussi se demander si cette attitude ne s’explique pas par le réflexe de résistance qui apparaît avec toute tentative de changement ou de mise en place de nouveauté dans le cadre professionnel et que certain désignent par les résistances de type culturel. I. Wallerstein dit à ce propos, « que face à toute tentative de changement de type économique, il est nécessaire de donner autant d’importance aux normes culturelles que ces changements induisent, et ceci afin de remplacer les normes culturelles concurrentes et qui sont supposées mettre en péril les chances de réussite de ces changements »[14].
Nous avons observé que les différenciations habituelles entre cadres techniques et cadres « à pouvoir » se sont atténuées, même si elles n’ont pas disparu totalement, pour se recentrer autour d’une position d’opposition à l’encontre des nouveaux cadres promus, à savoir les cadres dirigeants.
Notes
[1] Michon, François, La grande entreprise et l'emploi: Valoriser la ressource humaine ou réduire le coût du travail, in Lamotte, Bruno et al. (ed.), Les régulations de l'emploi. Les stratégies des acteurs, Paris, l’Harmattan, 1998, pp. 307-327.
[2] Cf. Mekideche, Mustapha, Algérie entre économie de rente et économie émergente, l'essai sur la conduite des réformes économiques, Alger, éd. Dahlab, 2000.
- Benissad, Hocine, Algérie : Restructuration et réformes économiques : 1979-1993, Alger, éd. OPU, 1994.
[3] Voir les travaux de Gauffman, Peterberger, etc, (l’approche institutionnaliste du changement dans l’entreprise).
[4] Guerrid, D., Algérie : l'une et l'autre société, in Djeflat, A. (dir.), L'Algérie : des principes de novembre à l'ajustement structurel, Paris, publication CODESRIA 1999, éd. Karthala, 1999, pp. 181-208.
[5] Lalaoui, A., L'Algérie : d'une transition à une autre, in Lalaoui, A. (dir.), L'Algérie : des principes de novembre à l'ajustement structurel, Paris, Publication CODESRIA 1999 ; éd. Karthala, 1999, pp. 19-47.
[6] Tlemçani, R., Etat, bazar et globalisation: L'aventure de l'Infitah en Algérie, Alger, éd. El Hikma, 1999, p. 9.
[7] Les cadres dirigeants sont exclus de l’échantillon d’une vingtaine de cadres des entreprises industrielles et de service qui ont fait l’objet de l’enquête. Car cette catégorie constitue à elle seule un véritable objet de recherche. La différence entre ces deux catégories de cadres se résume au fait que les premiers tiennent leur pouvoir de leur tutelle et les seconds tiennent le leur de leurs cadres dirigeants.
[8] Remarques méthodologiques : Il s’agit d’un échantillon de vingt cadres, dans des entreprises publiques économiques à caractère industriel (AL ZINC ex-SNS, avec plus de 400 salariés) et d’entreprise publiques de services (la Banque Extérieure d’Algérie – BEA), de l’Administration des impôts, d’un cabinet privé d’expertise comptable ainsi que des cadres d’institution publique à caractère culturel (le centre culturel) et des cadres syndicalistes ainsi que des cadres de l’Inspection du travail. Tous sis à Ghazaouet. Nous avons procédé par des entretiens semi directifs et traité qualitativement les données collectées. Les résultats de cette recherche n’ont pas de prétentions généralisantes, mais fournissent une esquisse et des interrogations sur des changements observés chez ce groupe social. Nous rappelons que les cadres dirigeants ne font pas partie de l’échantillon car, ils nécessitent à eux seuls une étude à part, au vu les clivages que la création des ces postes a occasionné au sein des entreprises.
[9] Loiseau, Jacques, Naissance d'une culture. Essai sur la culture industrielle, Paris, éd. L'Harmattan, 1996, p. 163.
[10]Anser, El Ayachi, « Les cadres dans l'institution algérienne: identité et ambitions », Document de travail n°3/A/1999, Oran, éd. du CRASC, Document en langue arabe, févr. 1999.
[11] Cf, El Kenz, Ali et al., Industrie et société: le cas de la SNS, étude collective, Alger, avril 1978-juin 1982, pp. 1-59.
[12] La Loi 90-11 du 21 avril 1990 et la loi 90-14 régissant le droit syndical.
[13] Voir à ce propos : Merani, Hacène et autres, « Les cadres de l’industrie : les conditions de formation d’une élite moderne », les Cahiers du CRASC [Oran], N° 9-2005, éd. du CRASC, 2005.
[14] Voir Wallerstein, Immanuel, The politics of the world economy : The states, the mouvements and the civilizations, Paris, Cambridge University Press, ed Maison des Sciences de l’Homme, 1984, p. 170.