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Constantine : histoire urbaine et historiographie.A propos d'une nouvelle thèse.

Insaniyat N°8 | 1999 | Mouvements sociaux, Mouvements associatifs | p.179-184 | Texte intégral


Omar Carlier


1- A première vue, la thèse présentée par Isabelle Grangaud[1] sous le beau titre, Constantine, la ville imprenable, paraît ressortir, en matière d'histoire urbaine, au genre classique de la monographie, suggéré par le sous-titre, Histoire sociale de Constantine au XVIII ème siècle. Cela suffit à retenir l'attention du lecteur, et du chercheur. Les études d'histoire urbaine au Maghreb restent en effet assez rares, notamment pour ce qui concerne l'Algérie, a fortiori pour l'Algérie ottomane. Presque inexistantes jusqu'au début des années 1990, à l'exception d'un ouvrage classique d'André Raymond, portant sur l'ensemble des villes arabes ottomanes. Il faut remonter aux années 1930 et à René Lespès pour disposer de grosses monographies relatives à Alger et à Oran, ou à 1957 pour retrouver la thèse de géographie humaine de Pelletier sur Alger. Mais il s'agit en l'occurrence de travaux centrés sur la période coloniale, ou consacrés exclusivement à elle[2]. Peu de choses ont changé après 1962, en dépit des efforts de M. Belhamissi, L. Merrouche, M. Saidouni, A. Temimi, pour donner plus d'importance aux Régences, aux archives algériennes de la période ottomane et aux archives turques.

Il faut sans doute chercher la raison générale de cette absence dans le discrédit qui, un temps, a frappé la période coloniale, perçue avant tout sous le signe de la domination étrangère, avant qu'elle ne soit réappropriée dans une envolée nationaliste plus soucieuse de surenchère patriotique que de rigueur épistémologique. On se souvient de la férule qu'un ministre autodidacte prétendait exercer en la matière sur l'Université. Il faut en chercher aussi la raison spécifique dans la nature même de l'objet urbain, encore trop peu pratiqué par le corps professoral maghrébin ou maghrébisant, ainsi que dans la minceur de la réflexion consacrée aux concepts et à la méthode.

Pour se lancer dans l'aventure, il fallait donc à la fois être curieux et courageux, non seulement pour la formation à acquérir, devenir turquisant[3] et/ou arabisant, sinon épigraphiste, compte tenu de la langue des documents, mais aussi pour la patience et l'abnégation nécessaires à l'étude d'archives austères, dispersées et en cours de classement. Isabelle Grangaud a réuni toutes ces qualités préalables. D'autres chercheurs ont su tirer parti des archives d'Alger et d’Istanbul, mais pour étudier très classiquement la diplomatie et les questions militaires. Khiari et Tal Shuval ont apporté, quant à eux, une contribution intéressante à l'économie de la Régence et à la sociologie même d'Alger, mais à partir d'une méthodologie elle aussi très classique. En tout état de cause, Constantine, la plus ancienne ville d'Algérie, jadis capitale de Massinissa et naguère fief du Cheikh Ben Badis, métropole régionale sans discontinuer depuis deux mille ans, manquait toujours à l'appel. Comme Tlemcen, d'ailleurs La thèse d'Isabelle Grangaud, préparée sous la direction de Lucette Valensi, et soutenue le 23 mai 1998, à l'EHESS, vient donc combler un vide, près d'un siècle après la synthèse proposée par Mercier sur la cité depuis ses origines! A vrai dire, cette innovation heureuse n'arrive pas seule. Fatma-Zohra Guechi a tout récemment en effet soutenu à Tunis, sous la direction de Mohamed Hédi Chérif, une thèse d'Etat portant sur la même ville, quasiment à la même époque, consacrée à un projet presque similaire et construite selon une démarche sur plusieurs points très voisine, sinon sur des modes d'investigation, d'exposition et de lectures identiques[4]. Nous aurons bientôt le bonheur de tenir ensemble deux thèses jumelles, dirigées par deux maîtres de l'histoire maghrébine et soutenues par deux historiennes algériennes, qui savent parler en femmes de l'histoire des hommes, et mieux que ces derniers, de l'histoire des femmes.

La thèse d'Isabelle Grangaud a donc quelque chose d'inaugural, et doit être saluée comme telle. Son intérêt et son importance ne résident pas tant dans le choix de la ville de Salah Bey que dans la manière de l'aborder. Ils ressortissent à la problématique et à la méthode, à la formulation des questions et à la saisie des documents, bref, à la manière de faire l'histoire.

2- On ne nous propose pas un tableau des classes sociales à la fin du XVIII ème siècle, mais une manière d'être de la ville et dans la ville ; non pas une hiérarchie des métiers et des communautés, mais une société complexe très différenciée où chacun sait défendre son nom et sa maison, opposer la solidarité primordialiste de la famille à la sociabilité du voisinage, le partage d'une même identité fondée sur la profondeur historique des ancrages collectifs. La ville a précisément cette aptitude à naturaliser les apports extérieurs qui la nourrissent. Voilà une histoire sociale de Constantine inspirée par les travaux novateurs de Christiane klapisch, Simona Cerruti. Robert llbert. C'est ce que montrent d'emblée les présupposés et les répondants de la démonstration: table des matières, bibliographie, sources et introduction. Celle-ci souligne l'évolution de la recherche, le passage d'une interrogation sur la domination de l'Etat à l'échelle régionale à une réflexion sur les rapports entre le Prince et sa ville.

Finalement, c'est la ville elle même, érigée en personnage historique, saisi aussi bien au niveau du rapport social ordinaire qu'à travers la puissance des grandes familles et leur capacité à canaliser et représenter la force collective, qui apparaît comme le sujet-acteur placé au centre de l'analyse. Mais la force de ce travail doit aussi beaucoup à son extrême intelligence de la source, qui ordonne et construit tout le reste. Certes des travaux récents consacrés à l'Alger des deys ont sollicité eux aussi des archives internes: inventaires après décès, constitution de habus. Autant de documents qui ont permis de renouveler, comme pour le Moyen-Orient ottoman, la connaissance des ressources et des statuts des différents groupes urbains. Il reste que ces travaux qui apportent un surplus de données très appréciables dans un ensemble cognitif encore très clairsemé, ne sortent pas suffisamment des cadres les plus classiques de l'histoire sociale. Ils projettent en outre sur les groupes sociaux étudiés: militaires, commerçants, ulémas etc., -par trop uniformisés et assignés aux conditions économiques, sociales, politiques et religieuses de la domination- une taxinomie externe trop dépendante de la grille sociologique intériorisée par l'observateur, fut-il originaire du pays.

Jacques Berque avait montré la voie du vrai renouvellement il y a trente ans, en accordant une extrême attention aux sources locales les plus anodines (les nawazil de Mazouna), à la pugnacité des acteurs sociaux les plus modestes, au rôle régulateur de cadi et de l'instance juridique, aux discours explicites et implicites que les sociétés et les groupes tiennent sur eux mêmes dans des conditions de temps et de lieux déterminées. Isabelle Grangaud s'inscrit dans cette veine, prolongée et développée récemment par Abdelahad Sebti et Houari Touati. Mais elle tente de pousser encore plus loin la problématique internaliste, en adaptant à son objet les arguments et les atouts de l'individualisme méthodologique, en pistant systématiquement le faire et le dire d'individus nommés, situés dans des réseaux de relations sociales et des trajectoires de groupe. Des individus appréhendés comme des sujets conscients, réagissant à leurs conditions de vie et procédant à des choix en situation d'expérience. On est ici en résonance avec le pouvoir au village de Giovani Levi, transposé et repensé dans l'ordre de la cité. Isabelle Grangaud nous explique à la fois comment on devient « Turc » dans la Régence et comment on cesse de l'être à Constantine. Le meilleur de la thèse se trouve peut-être dans les chapitres qui mettent au jour la « solidarité de voisinage » (p. 111/113), ou objectivent la pratique du habus comme projection stratégique de soi dans le temps et dans l'espace, et surtout dans la section consacrée aux «femmes qui vont devant le qadi », un véritable petit chef-d’œuvre d'analyse. Jouant de séries systématiques, sans perdre le fil des plongées individualisées, Isabelle Grangaud est sans doute la première dix-huitiémiste à développer l'approche de la micro-storia italienne. Elle ne dit pas toute la ville, ou plutôt, elle ne dit pas tout de la ville. Le principal mérite de la thèse est là: les hommes font la ville, mais précisément, on ne dira que ce qu’ils y font et en font. L'opération historiographique se distingue en l'occurrence par son audace. Car, Isabelle Grangaud conserve son orientation et sa méthode jusqu'au bout. Tournant complètement le dos à la monographie classique, elle s'en tient à ce que lui disent les sources, à partir de leur structure même, en les suivant au plus près, à la fois dans leur globalité et pièce par pièce, nom par nom, situation par situation, comme autant de leviers permettant d'avancer, sans combler les vides par des considérations généralisantes superficielles ou par des constructions imaginées artificielles. C'est ce qui explique le plan même de la thèse, son mode d'exposition, au plus près de son mode d'investigation, le caractère délibérément et éclaté de la démonstration, mais aussi son effort pour trouver un biais permettant de restituer la ville comme totalité.

Le plan, puissant et harmonieux, agence efficacement investigation et exposition en trois niveaux d'analyse: les gens ordinaires, la carrière et le projet de Salah Bey, la mémoire collective de la ville et de son prince. Et il s'ordonne en chapitres et paragraphes incisifs et inventifs, fourmillant de formules heureuses agrémentées de trouvailles conceptuelles (le habus comme « programme»). Mais chaque partie est déterminée par un type de source et un seul.

3- Les déclarations de décès donnent une partie des clés du vivre et mourir en ville (1ère partie). Le document, qui met en œuvre pour les besoins de l'ordre colonial naissant un savoir social nouveau sur la mort, permet de mettre au jour nombre des pratiques sociales constitutives de la citadinité constantinoise au début du XIXème siècle. A partir d'informations « objectives » portant sur 2000 personnes, soit le dixième de la population, et à l'issue d'un repérage très fin de leurs noms, identités, et signes distinctifs, on voit se dessiner des réseaux jusque là invisibles et des pratiques pour certaines imprévues, fondés sur une gamme très différenciée de rapports de voisinage, de parenté, de travail. On découvre des modes d'habitat non segmentaires, un groupe social oublié comme celui des affranchis, et plus encore, cette étonnante polyandrie différée -par manages et remariages successifs- qui sert en quelque sorte de réponse féminine à la polygamie masculine.

D'autres surprises nous attendent. Prenant appui sur un registre de cadi pour montrer comment le droit est à fois le lieu, le langage et l'enjeu de pratiques sociales, Mme Grangaud fait ressortir non seulement la fonction médiatice du juge mais aussi la capacité d'initiative du justiciable. Entre contrôle politique et autorégulation sociale, la justice du cadi est moins répressive qu'ordonnatrice. Elle assure l'intégration de tous à la cité. Surtout, elle est largement accessible aux femmes, le plus souvent absentes des approches traditionnelles (2ème partie). On trouve encore du neuf avec les déclarations de habus, qui informent sur l'ordre des familles, les stratégies de conservation du bien et du rang, et l'ancrage des allogènes dans la ville (3ème partie). Quant aux récits et chroniques, éclairés par tout ce qui précède, et éclairant à leur tour habus et un projet princiers, ils restituent les conditions de l'affrontement entre le bey et sa ville, quand le premier propose à la seconde, au delà d'une entreprise réformatrice de promotion sociale et rénovation urbaine, de risquer la grande aventure de l'autonomisation d'avec Alger. Ce qui conduira le bey bien aimé à sa perte (4ème partie). Les mêmes récits permettent de cerner non seulement les contours d'une identité et d'une mémoire collectives, mais la vision de l'histoire des mémorialistes de la « ville imprenable », qui survit au traumatisme de sa prise et au premier choc de la colonisation (5ème partie). En entrant à Constantine avec les ulémas dirigeant la délégation des vaincus de 1837, et en sortant de la ville avec ces mêmes lettrés qui tentent d'en maîtriser l'histoire, Isabelle Grangaud rétablit le lien entre politique et social, entre pouvoir et savoir, et retrouve à travers ces catégories incarnées l'unité de la diversité, une identité collective, une manière d'être de Constantine, au crépuscule de l'histoire ottomane et à l'aube de l'histoire coloniale.

La réussite est évidente. Isabelle Grangaud témoigne d'un beau tempérament d'historien, d'une vraie pugnacité de chercheur, par son intelligence de la source, sa capacité d'empathie avec son objet et ses personnages, sa maîtrise des travaux de référence, sa compréhension de la complexité inhérente à toute construction sociale de la réalité, sa lucidité et son retour sur soi.

4- Restent un certain nombre de problèmes qui appellent le débat plus que la critique.

S'agissant des registres de décès, source si méticuleusement pistée par l'auteur, et de la solidarité de voisinage qu'elle met au jour, réglée sur une cohabitation dérogeant à la solidarité familiale et communautaire, je me demande si cette sociabilité remarquable peut-être placée au niveau proposé par l'auteur, compte tenu de ce qui est dit par ailleurs de l'idéologie lignagère et de sa puissance (parties 3 et 4). Le code de conduite entre locataires, caractéristique d'une véritable culture citadine, a-t-il des prolongements aussi décisifs en matière de rapports économiques et de relations matrimoniales ? S'agissant des rapports cité et pouvoir, famille et patrimoine, l'auteur cède parfois à une vision déterministe récusée par ailleurs, quand il est dit que la cohésion du lignage « s'impose à toute alternative» (p.424). En ce qui concerne le projet politique du prince, le moment Salah Bey, et le profil même du couple de protagonistes que le bey forme avec les grandes familles locales, on peut regretter qu'Isabelle Grangaud, pour une fois moins audacieuse n'ait pas examiné davantage sa dimension politique spatio-temporelle, qu'il s'agisse de la triangulation algérienne, maghrébine et ottomane, d'une part, et de l'expérience tunisienne antérieures (l'autonomisation des beys mouradites) d'autre part, sinon des tentatives ultérieures de réformes au Caire et à Tunis. Il est vrai qu'un tel travail comparatif aurait exigé de nouvelles recherches, hors de proportion avec une thèse de doctorat. On peut s'interroger sur la focalisation quasi exclusive de la recherche sur les Ulémas, qui laisse dans l'ombre, ou en creux, la question des liens confrériques et du rôle des zaouias. On regrette enfin que la relation ville-campagne reste à peine ébauchée. Il est vrai que la restriction est là encore délibérée. Mme Grangaud reste à l'intérieur de sa ville, non par souci doctrinaire de valoriser l'intra-muros, mais par la volonté méthodologique assumée de coller à sa source. Il n'est pas sûr toutefois que le primat en lui même fécond du laboratoire internaliste constitué à partir des catégories mêmes du document soit incompatible avec d'autres approches moins raides, ou d'autres sources, moins précises. Et puis, la micro-storia italienne, qui permet

ici à l'auteur d'ouvrir de nouvelles perspectives sur le statut de l'individu, ou sur les stratégies matrimoniales, n'interdit pas la rencontre entre l'ascèse méthodologie et l’imagination historique.

Quels que soient les regrets, absence de cartographie et d'illustration, retenue envers le comparatisme, restrictions envers d'autres échelles, il reste que cette thèse au delà de son incontestable réussite, fait date dans l'historiographie moderniste du Maghreb, et marque un tournant dans l'historiographie de la ville au Maghreb. Perchée sur son rocher, la ville était réputée imprenable par assaut extérieur. Encadrée par de vieilles et puissantes familles patriciennes, elle se refusait tout autant à être prise de l'intérieur par quelque janissaire, fût-ce pour un projet dynastique initiée par le plus grand de ses beys. Finalement, c'est l'histoire même de la ville qui paraissait inaccessible compte tenu de la précarité de ses sources. Or Isabelle Grangaud a réussi un siège victorieux. Nous attendons avec impatience celui qu'a livré Fatma-Zohra Guechi. Avec la perspective d'un assaut duettiste conduit par deux fines lames, la ville ottomane maghrébine toute entière est désormais à la merci de la nouvelle escrime historienne. Il ne pouvait rien arriver de mieux à la discipline.


Notes

[1] - Grangaud, Isabelle.- La ville imprenable. Histoire sociale de Constantine au XVIIIe siècle.- Thèse, Paris, E.H.E.S.S., mai 1998. 2 vol.

[2] - cf. in Insaniyat, n° 5, mai-août 1998, consacré aux Villes algériennes: Alger: perception de soi, regards de l’autre.

[3] - Il fallait devenir en fait ottomanisant.

[4] Guechi, Fatma-Zohra.- Constantine, ville et société (fin du XVIII° - milieu du XIX° siècle).- Thèse de doctorat en histoire, Université de Tunis I, février 1999, (en arabe)

 

 

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