Insaniyat N° 71 | 2016 | Varia | p. 37-62 | Texte intégral
The stranger in the city, between real figure and figure fantasy: theoretical considerations and back to investigation(s) Abstract:This article focuses on the figure of the “stranger” in the city of Mostaganem. Our aim is evidently centered on the discourses of the interviewed speakers (the words) and the contents of these discourses (representations) with the intention of examining some theoretical positions on the subject. Reading of the results of various conducted surveys points to the persistence of this designation at the level of discourses while emphasizing a necessarily (more) complex social reality than simple nominative process. Keywords : Stranger - new - stigmatization - exclusion - urbanization. |
Abdelnour BENAZZOUZ:Université de Mostaganem, Département de français, 27 000, Mostaganem, Algérie.
Introduction
Une figure aussi emblématique sinon (tout autant) problématique que celle de l’« étranger »[1] dans la ville, ne peut que susciter (encore aujourd’hui) des questionnements et des remises en question, tant sur le plan théorique que sur celui du terrain de recherche. En effet, cette figure de l’étranger, de l’Autre, a largement été décrite et analysée dans toute la complexité de ses manifestations sociales par la sociologie moderne occidentale (« the Other », en tradition anglo-saxonne). Notre propos dans le cadre de cet article vise d’abord à confronter certaines postures théoriques sur la figure de l’« étranger » avec quelques résultats du terrain d’investigation en essayant, naturellement, d’observer ce qui peut se recouper entre les aspects théoriques et ceux de notre terrain d’enquête. Plus spécifiquement, la problématique qui nous interpelle ici cherche à noter l’évolution de cette figure dans un cas de contexte algérien de la post-colonisation (la ville de Mostaganem), tant au niveau des mots mobilisés par les enquêtés interrogés (les discours) que les représentations y afférentes (les contenus des discours).
L’étranger dans la ville : quelques éléments de théorie[2]
Cette figure de l’étranger reprise par les sociologues américains[3] renvoie directement et explicitement à celle du « marginal man »[4], qui n’est intégré ou n’arrive pas à s’intégrer à la communauté sociale au sein de laquelle il vit. A ce titre, l’« étranger » ne devient plus celui qui est venu en visite dans une ville, d’un autre espace, où il ne connaît personne, et où personne ne le connait, mais bel et bien un habitant du même espace dont il se voit rejeté et exclu.
Dans notre souci de présentation théorique de cette figure sociologique, nous faisons essentiellement référence à quatre réalités historiques signalées et analysées par un certain nombre de sociologues reconnus que nous faisons le choix de citer ici. Ces réalités retracent, pour nous (nécessairement), l’évolution de perception de cette figure à travers tout le 20ème siècle, cela dans différentes aires géographiques. Notre propos n’est nullement d’en faire un état exhaustif, les limites de cet article ne le permettent pas. il s’agit de souligner les moments marquants dans l’histoire de cette figure importante de la stigmatisation sociale en vue d’en faire voir la progressive évolution : d’abord, en contexte européen (dans différentes villes d’Europe), l’imaginaire de l’« étranger » a été associé à l’image du « commerçant », puis à celle du « juge de passage », pour ensuite référer plus explicitement à une composante/minorité sociale en Europe, en l’occurrence la communauté juive. Au milieu du siècle, l’étranger devient « l’immigrant » en contexte américain, c'est-à-dire désignant plus globalement toute cette masse sociale issue de l’immigration depuis le début du siècle. Plus tardivement, cette figure incarnera celle de l’« outsider » en Angleterre. En contexte algérien et plus largement maghrébin, elle se concentre, jusqu’au jour d’aujourd’hui, autour de vocables comme « brawiyya/beraniyya ».
Nous revenons plus en détail ici sur ces différentes catégorisations :
- Nous retrouvons donc, au tout début du siècle, les célèbres catégorisations de Georg Simmel (1908) qui place, au centre de ses études, la ville européenne, et distingue trois catégories en lien avec l’étranger : 1-Le commerçant, incarné par la mobilité, qui traverse les villes. 2-Le juge qui vient d’ailleurs pour garantir leur objectivité et leur neutralité par rapport aux affaires de la ville. 3-Le juif qui, en vivant dans la ville, est « exemplifié par le mode de taxation particulière imposé aux juifs…constitué d’un impôt…et traitant donc les individus appartenant à la catégorie « juif »[5] une façon qui se rapportait généralement et abstraitement à la catégorie, indépendamment de leurs particularités individuelles »6. Ainsi, ressort déjà un caractère essentiellement hétérogène qui s’attache à cette désignation en apparence homogène.
B- Un autre sociologue américain, Schutz (1944), identifie la catégorie de l’étranger, sous les traits de l’« immigrant » qui «incarne une posture interprétative vis-à-vis du groupe d’accueil, en adoptant un regard d’observateur extérieur »7. La référence est également faite à l’École de Chicago et les catégories du marginal-man « dont les propriétés, contrairement à celles identifiées par Simmel, sont plutôt marquées par les contradictions et les fractures identitaires »8. A retenir ici le fait que l’étranger incarne tout ce qui n’est pas soi, c'est-à-dire l’habitant arrivant d’un autre milieu sociogéographique.
C- Le célèbre sociologue Norbert Elias (1963) signale également cette figure de l’« étranger » dans son livre Logique de l’exclusion quand il entreprit son enquête dans une petite ville d’Angleterre (Winston Parva) entre 1959 et 1960. Il attire l’attention sur cette fracture sociale, entre d’un côté, ce qu’il nomme les « établis » (les established), et de l’autre les « marginaux » (les outsiders). Cette étude devait expliquer les mécanismes de l’exclusion pratiquée par les « anciens » habitants du quartier contre les « nouveaux ». Ces problèmes d’exclusion, l’auteur les qualifie de « racisme sans race, ou d’exclusion sans fracture économique »9. Elias nous décrit cette communauté des « nouveaux » qui se voit victime de ségrégation et de discrimination sans raison en soulignant au passage un paradoxe révélateur : la communauté des nouveaux venus qui devient objet de rejet et de ségrégation ne diffère nullement de celle qui les refuse, c'est-à-dire que les deux communautés, nous dit l’auteur, sont toutes deux ouvrières ou d’origine ouvrière.
La raison qui justifie un tel comportement social est à attribuer (encore une fois, selon l’auteur) à l’impact des préjugés que construit le groupe dominant sur le groupe dominé, et qui sont « façonnés non pas à partir d’une expérience vécue de l’altérité, mais à partir d’une structure de personnalité, elle-même mise en place dans la prime enfance, l’éducation, la famille, en-dehors du rapport concret avec ceux qu’ils décrivent »10. Nous retrouvons, pour cette troisième catégorisation, une dualité sociale entre « ancien » habitant et « nouvel » habitant dont le premier exclut le second, non pas sur un arrière-plan géographique, mais davantage sur une somme de préjugés nécessairement subjectifs et donc totalement infondés.
D- Plus spécifiquement en contexte algérien, la sociologue algérienne Nassima Driss (2009) aborde la catégorie de l’étranger dans la ville d’Alger, catégorie qu’elle envisage d’ailleurs au pluriel « brawiiya/ berraniya ». L’arrivée des « étrangers » dans la ville d’Alger est perçue très négativement par les habitants, dans le sens où ils tenus pour responsables de la dégradation de l’image de la ville :
« Pour beaucoup d’Algérois, l’arrivée depuis des décennies des ruraux dans la ville est à l’origine de sa dégradation spectaculaire ainsi que de l’altération du mode de vie citadin. Les « barrâniya » (étrangers) ou encore « nass barra » (les gens du dehors) ont envahi la ville et leur présence est considérée comme un sacrilège »11.
Cela souligne (encore une fois) un profond paradoxe qui marque un rapport conflictuel aux origines puisque l’auteure signale que la majorité des habitants d’Alger sont d’origine rurale qu’elle soit éloignée ou bien récente dans le temps. Là aussi on retrouve des critères ultra-subjectifs dans la catégorisation de l’habitant perçu comme étranger dans la mesure où ce dernier ne diffère en rien de l’habitant qui se représente (lui-même) comme natif ou bien ancien dans le lieu de vie.
Enquête(s) de terrain
Notre corpus d’étude12 concerne trois enquêtes de terrain réalisées à différentes périodes. La première et la seconde sur un échantillon de public adulte (40 ans et plus) ; la dernière sur un échantillon de public plus jeune (18/25ans). A travers l’exercice de l’interview, nous cherchons, dans un premier temps, à relever au niveau des discours des enquêtés les mots et/ou expressions (les discours) relatifs à la catégorie de l’étranger (ou perçus comme tel). Dans un second temps, nous nous intéresserons aux critères (nécessairement subjectifs) qui définissent un « étranger » dans la ville (les contenus des discours).
Enquête 1 et 2
Le corpus A revient sur les données des deux premières enquêtes. La première a été menée entre 2009 et 2010. Elle a touché une tranche adulte (70 personnes interviewées) dans un quartier résidentiel de la ville de Mostaganem (le quartier de la Pépinière). La seconde, réalisée en 2015, a également touché un public adulte (250 personnes interviewées) plus large, à travers toute la ville de Mostaganem. La question posée au premier public était la suivante : « Que pensez-vous des habitants du quartier ? Pouvez-vous nous en parler ?». Pour la seconde enquête : « Que pensez-vous des habitants de la ville ? Pouvez-vous nous en parler ? »13.
En systématisant les réponses des deux enquêtes (initiales), et en isolant nécessairement la/les désignations qui peuvent référer à l’« étranger », nous avons noté quelques recoupements au niveau de l’emploi de certains vocables/adjectifs pour désigner une certaine catégorie sociale dans le quartier et la ville de Mostaganem. Nous faisons ici le relevé des vocables qui sont le plus souvent revenus au niveau des discours : « Les nouveaux », « l εruubiiya », « l brawiyya », « les arrivistes »,« des gens qui n’étaient pas natifs, mais qui y ont vécu seulement depuis 62 », « des paysans », « des étrangers », « des campagnards »,« des gens qui se baladent avec des claquettes », « pas de vrais mostaganémois », « les voisins qui sont venus y a pas longtemps » « les pas connus ». Il faut noter ici que les désignations utilisées par les différents enquêtés au sujet de la catégorie sociale de l’étranger se formulent le plus souvent au pluriel.
Par ailleurs, on souligne également comment ces différentes désignations (catégorisations sociales, en réalité) obéissent à un découpage historique très précis séparant systématiquement les habitants (dans la représentation des enquêtés interviewés) qui ont occupé le quartier et la ville avant 1962, date de l’indépendance nationale de l’Algérie (habitants représentés natifs), et ceux venus après (habitants représentés nouveaux). Ce découpage particulier pourrait se comprendre en le liant directement à la période et à l’imaginaire colonial qui, faut-il le rappeler, ont considérablement impacté la mémoire collective des Algériens. Se détache également de ces différentes désignations une vision très clichée et largement stéréotypée ; celle de la dévalorisation qui entache nécessairement l’image de l’habitant identifié/représenté comme nouveau (donc étranger) dont on ne connaît finalement pas ou peu les origines, et à qui on associe tout ce qui ne va pas bien dans son milieu de vie14. La venue de ces nouveaux occupants de l’espace (déjà occupé à l’origine) est donc vécue comme une intrusion, une forme d’agression territoriale. On notera enfin le caractère volontairement blessant derrière le processus de catégorisation sociale (les arrivistes, les brawiyya…).
Enquête 3
Le corpus B est une enquête récente, effectuée en 2016, auprès d’une population jeune de la ville (200 personnes). Le prélèvement sur corpus a indiqué la persistance de ces formulations : « ceux qui habitent en dehors de la ville », « celui qui est brut dans ses manières », « celui qui n’est pas civilisé », « celui qui ne connaît pas les codes de la ville, la mentalité de la ville ». Ce second corpus pointe aussi un certain nombre de remarques: 1-Sur un plan littéral : que l’habitant identifié comme « étranger » est toujours celui dont on stigmatise le comportement, le niveau d’éducation, l’ignorance ainsi que l’origine géographique. 2- Par contre, nous retrouvons aussi chez ce public de jeunes, et c’est là une différence avec le premier public adulte, une « identification à la personne », c'est-à-dire que cette tranche jeune interviewée de la population se « représente » l’image de l’étranger davantage comme une personne (individu) et pas nécessairement comme un groupe ou bien une communauté qu’elle isole à part entière.
Aussi, en s’intéressant de près aux contenus des discours recueillis lors des trois enquêtes effectuées, nous avons relevé trois critères majeurs (semble-il) mis en avant dans l’identification de l’habitant que l’on se représente comme « étranger » :
1- Un critère historique : les habitants nouveaux c’est des arrivistes15c'est-à-dire qu’ils sont vus comme une entité intruse et mal venue justement parce qu’ils sont venus en dernier, et cette arrivée est bien située historiquement au passage (après 1962) ; ce qui ne leur accorde pas de fait de légitimité historique de présence : « c’est des arrivistes… ils sont venus il n’y a pas longtemps » (enquêté), « les autres, nos voisins…c’est après l’indépendance qu’ils sont venus » (enquêté 1).
2- Un critère spatial : ces nouveaux venus arrivent dans un espace déjà occupé, ce qui connote qu’ils n’ont pas le droit d’habiter le quartier ou bien la ville puisque cet espace est déjà investi et revendiqué comme sien par d’autres habitants, ce qui souligne une seconde non-légitimité de sol. Ils sont, par ailleurs, bien situés géographiquement dans l’espace de la ville par le biais de certains localisateurs spatiaux (du côté, l’environnement) : « du côté ici, c’est des nouveaux… l’environnement…ceux-là » (enquêté 2).
3- Un critère socio-linguistique : l’étranger est (nécessairement) vu comme une personne qui ne parle pas comme les gens de la ville (les brawiyya à Mostaganem, les berraniyya à Alger), avec aussi des manières d’agir différentes ; jugées le plus souvent inadéquates avec celles de la ville (d’accueil) : « ils ne parlent pas comme nous…ils ne font pas comme nous » (enquêté 3).
Quelques commentaires sur la désignation de « étranger » à Mostaganem
Cette désignation de l’étranger réfère en réalité à deux catégories sociales en contexte mostaganémois assez distinctes socialement (du point de vue des enquêtés interrogés, encore une fois), mais comparables au niveau de la charge stigmatisante dont on les taxe :
L’Etranger : (el berrani)
« L berrani » est en arabe dialectal le synonyme direct (en français) d’« étranger ». L berrani est celui qui vient de « berra » (dehors), c'est-à-dire du dehors de la ville (le village, la campagne) ; mais ici, d’après nos observations de terrain, le sens accordé par les différents enquêtés diffère au niveau de la localisation géographique et semble désigner (exclusivement) en fait celui de « arrivant d’une autre ville ». Les discours recueillis pointent explicitement une composante sociale identifiée comme originaire d’une ou d’autres villes, selon le principe de l’inter-connaissance/inter-reconnaissance entre habitants du même espace.
L’Arriviste : (aadâxiil)
Un second terme qui revient en force dans les discours des enquêtés, celui d’« arriviste(s) » (employé le plus souvent au pluriel).Ce vocable est aussi très connoté péjorativement par ceux qui l’emploient (qui découle de : arrivant, avec une suffixation parasitaire qui souligne toute la charge négative du mot) et désigne littéralement (dans la bouche des enquêtés interrogés) tous les habitants issus de la campagne qui viennent s’installer en ville. Une autre remarque sur le mot « arriviste » : en français standard de France, ce vocable a un sens péjoratif (celui qui se hisse au-dessus de son niveau social par tous les moyens) et jamais le sens de « nouveau arrivant », si ce n’est au sens figuré (c'est-à-dire de « nouveau dans la classe sociale »). Le sens « algérien » (mostaganémois) semble beaucoup plus correspondre au mot « duxxâla » en arabe égyptien16, qui veut dire les « entrants, les nouveaux venus » mais qui conserve toujours une légère connotation péjorative (nouveaux donc pas légitimes).
Croisements théoriques et essai de lecture
Pour résumer, les représentations qui se sont profilées au travers des discours recueillis confirment et rejoignent un certain nombre de remarques formulées par certains chercheurs dans le domaine ; à commencer par la constatation que celui qui vient de la campagne pour habiter la ville est considéré comme un non-citadin17. Sur un autre plan, les différents discours s’appuient essentiellement, dans leur majorité, sur l’opposition migrant/citadin18; le migrant étant toujours vu comme un habitant qui vient « nécessairement de la campagne », et en plus, récemment installé en ville, c'est-à-dire entre modèle rural et modèle citadin19; ou encore entre modèle traditionnel et modèle occidentalisé20. Il y aurait aussi cette idée qui appréhende la société (arabe) en termes de « choc » ou de compétition entre les modèles sociaux21 ; c'est-à-dire entre une identité citadine par opposition à une autre rurale. Un autre point intéressant à souligner : les croyances individuelles qui restent toujours influencées par les pressions et les visions d’une communauté ou des communautés sociales en présence22.
Un autre point intéressant mis en relief par les résultats : la constatation que les vocables utilisés par les différents enquêtés interrogés pour désigner la communauté des habitants représentés étrangers se formulent beaucoup plus au pluriel, c'est-à-dire que l’identification concerne non pas un individu mais une communauté, ce qui nous fait penser que l’habitant étranger serait à considérer, dans le cas de cette étude, davantage comme une catégorie opératoire qui agit activement en condensant un imaginaire collectif du dénigrement social faisant de l’étranger non pas/plus une « exception » mais davantage un groupe ou une communauté sociale (à stigmatiser au passage ou contre laquelle se dirige nécessairement le processus délibéré de la stigmatisation sociale). Il s’agirait (peut-être) ici d’un phénomène sociologique, et à ce moment il importe (rait) d’en rechercher les bases discriminantes à caractère communautaire (visiblement) dans l’histoire profonde de la société mostaganémoise. Ou peut-être que l’explication de cette attitude sociale serait une réaction (passagère) au processus effréné d’une urbanisation (l’exode des populations rurales vers les villes au début des années 1970) encore mal assumée sur le plan social par les petites et moyennes agglomérations algériennes.
En se plaçant sur un plan historique, nous pensons donc que la persistance de ce genre de désignation (catégorisation) est à rechercher dans le passé en posant, qu’il s’agit là d’une confusion sémantique, historiquement parlant, dans les rapports et les perceptions entre les deux notions de « citadinité » et d’« urbanité » en contexte arabe plus largement. A ce propos, Louis-Jean Calvet revient sur les deux étymons de « citadin » et de « urbain » en reprenant la différence déjà établie par Cicéron en affirmant que tout ce qui touchait à la citadinité (cité : civitas) c’est tout ce qui est social et se ramène à la collectivité ou le peuple (Benveniste), et que de l’autre côté, tout ce qui se rapporte à l’urbanité (urbain : urbs), concernerait plutôt tout ce qui est « architectural et urbanistique », c'est-à-dire l’habitat23. Ainsi, en se plaçant dans cette posture, l’on pourrait penser (comme autre scénario explicatif) que dans la culture des habitants/locuteurs algériens, l’adjectif « urbain », n’ayant pas au préalable d’existence sociale ; ces derniers n’ont retenu que celui de « citadin », vocable qui vient donc directement s’opposer à étranger (berrani) et/ou à arriviste (dâxiil). Cela d’autant plus que le vocable de « urbain » n’a pas de correspondant sémantique en arabe dialectal, langue de la plupart des locuteurs algériens.
Sur un plan psychologique, s’agissant de la ruralité et du comportement rural (en ville), on se poserait la question de savoir s’ils constituent réellement un vécu urbain (de tous les jours, s’entend) ou bien alimentent-ils tout simplement cet éternel mythe (fantasme) du différent (de soi), de l’autre qui continue (visiblement aussi) à nourrir des attentes pour une certaine catégorie d’habitants de la ville (de Mostaganem). Partant de là, les différentes réponses recueillies ne seraient (finalement) qu’une question de représentations désuètes et nécessairement subjectives…A partir de là, la dimension péjorative, voire le stéréotype blessant, peuvent-ils toujours être d’actualité sinon produisent-ils encore l’effet attendu (combien même cet effet persisterait encore aujourd’hui ) ?
Au final, la question demeure visiblement toujours posée à savoir si la stigmatisation concerne(rait) (légitimement) l’habitant géographiquement, socialement et culturellement étranger à la ville ou bien, celui reproduisant un certain type de comportements perçus comme étrangers et donc inacceptables !!!
Si Gervais Lambony (2001) posait la question (à juste titre d’ailleurs) d’« à partir de quel moment, en effet, devient-on citadin ou acquiert-on les qualités de citadin ? Quels sont les critères pertinents pour définir ce moment ?»24. Nous nous poserons naturellement, de notre côté, la question inverse en disant à partir de quel moment devient-on nécessairement « étranger » ou reconnait-on un individu comme étranger dans l’espace de la ville ? Une partie de la réponse à cette question consisterait aussi à dire, de notre point de vue, qu’à côté, de la désignation de « citadin », celle de « étranger » continue visiblement à alimenter les fantasmes des uns et des autres en ce sens qu’elle constitue néanmoins une réalité sociale, mais sans cesse atypique parce qu’elle résiste toujours, suivant les aires géographiques considérées, dans leur diversité, à tout projet de catégorisation (ou du moins de lecture) qui serait systématique…
Bibliographie
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Chikaoui-Berry, I. (2002-2005), « Les notions de citadinité et d’urbanité dans l’analyse des villes du monde arabe », in Dorier-Apprill, E et Gervais-Lambony, Ph. (dir.), « Urbanités et vies citadines », (2007).
Elias, N. (2001), Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard.
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Miller, C. (2005), Questions de contact, questions d’identité. Pour une sociolinguistique du monde arabophone. Les dynamiques linguistiques urbaines de la vallée du Nil, Soudan et Égypte. Dossier présenté en vue de l’habilitation à diriger des recherches, Université de Provence, 2004-2005 (source Internet : tel-00150391, version 1 - 30 May 2007).
Mondada, L. (2002), « La ville n’est pas peuplée d’êtres anonymes : Processus de catégorisation et espace urbain », in Marges Linguistiques, n° 3, Mai, France.
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in Citadins, villes, urbanisation dans le Monde arabe aujourd’hui. Algérie, Émirats du Golfe, Liban, Maroc, Syrie, Tunisie, Tours », URBAMA, n° hors-série des Fascicules de Recherches.
Naciri, M. (1982), « La médina de Fès : trame urbaine en impasses et impasse de la planification urbaine. Présent et avenir des médinas (de Marrakech à Alep) », Tours, URBAMA, Université de Tours, Fascicule de recherches n° 10-11.
Navez-Bouchanine, F. (1991), « Modèle d’habiter et crise de l’urbain :
la situation vue à partir du Maroc », in Espaces et Sociétés, n° 65.
Notes
[1] Le vocable en question s’appréhende dans cette étude doublement dans le sens d’une catégorie sociale et socio-discursive.
[2] N’ayant pas l’ambition de retracer tout l’historique de la figure de l’« étranger » dans la ville, nous nous contenterons juste d’en énumérer quelques exemples historiques marquants à notre sens.
[3] Mondada, L. (2002), « La ville n’est pas peuplée d’êtres anonymes : processus de catégorisation et espace urbain », in Marges Linguistiques, n° 3, Mai, p. 73.
[4] Traduite en français par : « l’homme/l’habitant marginal » ou bien « le marginal-homme ».
[5] D’où la naissance de la (désormais) célèbre expression : « comme un juif errant ».
6 Mondada, L. (2002), « La ville n’est pas peuplée d’êtres anonymes : Processus de catégorisation et espace urbain », Université de Lyon 2, France, in Marges Linguistiques, n° 3, Mai 2002, p. 74.
7 Ibidem.
8 Ibidem.
9 Elias, N. (2001), Logiques de l’exclusion, Paris, Fayard, p. 14.
10 Ibid., p .15.
11 Driss, N. (2009), « Citadinités et codes culturels dans le centre d’Alger : les ambivalences d’un espace public », in www/sociologiealgerie.com., p. 15.
12 Il est ainsi nommé Corpus A (pour la première et seconde enquête) et Corpus B (pour la troisième enquête).
13 Le principe étant toujours le même, c'est-à-dire une seule question centrale (directe) sur laquelle l’enquêté doit produire un maximum de discours.
14 « (…) c'est-à-dire puisque c’est des arrivistes (…) des paysans comme on dit nous, les choses quand ils sont venus habiter le quartier, on dit nous, la pagaille, la bagarre, comme on dit nous, c'est-à-dire la méchanceté » nous a dit un enquêté.
15 Avec suffixation parasitaire contrairement à arrivant (celui à qui l’on souhaite la bienvenue).
16 Miller, C. (2005), Questions de contact, questions d’identité. Pour une sociolinguistique du monde arabophone. Les dynamiques linguistiques urbaines de la vallée du Nil, Soudan et Égypte, Synthèse et orientation de recherches, Dossier présenté en vue de l’habilitation à diriger des recherches, Université de Provence, 2004-2005 (source Internet : tel-00150391, version 1 - 30 May 2007).
17 Berry-Chikhaoui, I., Deboulet, A. (2002), « Les compétences des citadins : enjeux et illustrations à propos du monde arabe », in L’Homme et la société, Paris, l’Harmattan, p. 66-67.
18 Lambony, Ph.-G. (2001), Vocabulaire de la ville, Paris, Nathan, p. 105.
19 Navez-Bouchanine, F. (1991), « Modèle d’habiter et crise de l’urbain : la situation vue à partir du Maroc », in Espaces et Sociétés, n° 65, p. 85-108.
20 Ibidem.
21 Berry-Chikhaoui, I., Deboulet, A., op.cit., p. 66-67.
22 Elias, N. (2001), op.cit., p 14-15.
23 Calvet, L.-J. (2005), « Les voix de la ville revisitées. Sociolinguistique urbaine ou linguistique de la ville », in Revue de l’Université de Moncton, Vol. 36, n° 1, p. 15.
24 Gervais Lambony, Ph. (2001), Vocabulaire de la ville, Paris, Nathan, p. 105.