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Les premières grands-mères de l'expérience migratoire amazigh en Ariège

Insaniyat N°72-73| 2016 | Les personnes âgées entre les deux rives de la Méditerranée: quels devenirs ?| p. 65-78| Texte intégral


First grandmothers of Amazigh migratory experience in Ariège, France

This article aims to study the situation of grandmothers in a small Berber community in Ariège, France. Migrant grandmothers were heavily marginalized; few or no studies granted them anyhow interest. Our study, through close observations, on the intimate space (in everyday life as in periods of feasts) shows the central place these grandmothers monopolize in family relationships, pillars of the home in which the offspring meet, but also, in instants of celebrations, in rituals of passage in particular. When old enough, they had to learn to reinvent, adapt the rituals imprinting the life of the community, make births, weddings and mourning ceremonies, meeting spaces, in which migrant families tighten and reinforce their attachments. In the fields of cult or custom, they are those who endeavored to interpret and transmit to the youth generations the gestures and words that perform the rituals.

Keywords: old age - migration - women - transmission - memory.


Balladine VIALLE, Université Toulouse Jean Jaurès, 31100, Toulouse, France.


 

Vieillir au loin.... Vieillir la

tête remplie de souvenirs de
là-bas, mémoire dans l'ici d'un

vécu du passé, qui n'est plus...

Ni d'un côté, ni de l'autre de la Méditerranée.

 

Introduction

Dans le contexte migratoire, à l'âge de la vieillesse, se pose intensément la question de ce que l'on va transmettre aux générations suivantes et de quelle manière cette transmission opérera. C'est à partir de cette problématique que j'ai pu m'interroger sur la place des primo-migrants d'origine berbère, venus en France dans leur jeunesse, et devenus retraités, vivant d'un côté de la méditerranée, et séjournant, pour les vacances, avec leurs enfants et petits-enfants, de l'autre côté, celui de leur pays d'origine : le Maroc[1].

Les premiers migrants berbères qui s’installèrent en Ariège furent les pères, venus dans les années 1970, pour travailler comme bûcherons. La plupart d'entre eux vivaient dans les zones rurales du Moyen-Atlas, comme bergers et agriculteurs. Ils quittèrent le Maroc âgés de vingt à trente ans.

Les anciens des campagnes berbères ont ainsi vu une importante vague migratoire scinder la jeunesse masculine en deux groupes dont les destins seraient à tout jamais bouleversés : ceux qui partaient tenter leur chance en France et ceux qui restaient au pays afin de continuer à travailler les terres familiales.

Comment ces femmes qui ont laissé derrière elles leur village, leurs traditions et leurs groupes de références et soutiens (tant sociaux qu’affectifs) vont-elles se comporter, s’organiser ou se renfermer ? Quels rôles vont-elles jouer auprès de leur progéniture et de leur communauté ? Comment vont-elles assurer la ou les transmissions nécessaires au maintien des traditions ou à leur renouvellement ?

Sur le plan méthodologique

Notre recherche s’est déroulée auprès de familles migrantes en mouvement entre ici et là-bas : C'est donc à partir d'un terrain qui s’est déroulé sur trois espaces : à Foix, dans le sud de la France, au cœur d'une petite cité HLM (cité du Courbet), dans laquelle se sont installées de nombreuses familles d'origine berbère. Du côté du Maroc, notre terrain se situait au Moyen-Atlas marocain, dans la ville de M’rirt et dans les zones rurales environnantes, lieux de départ et lieux de retour lors des vacances estivales. C’est à travers mes observations en pleine immersion dans ces familles partageant leurs fêtes, leurs cérémonies et une partie de leur quotidien que j'ai pu appréhender les relations étroites et les échanges constants qui se tissent entre les familles migrantes.

Quand les hommes se taisent, les femmes prennent la parole

Aujourd'hui, ces migrants ont tous entre soixante et quatre-vingt ans. Ils aiment à se rappeler combien il leur fallu de courage durant toutes ces années. Ils content à leurs enfants, comment ils ont réussi à vaincre leur exil, isolés de tous, alors qu'ils avaient grandi dans des villages berbères dans lesquels le groupe primait sur l'individu, où la solitude semblait être un mal terrible, et où tout se partageait. Au bout des mots, le silence s'installe car la mémoire tait ce qu'elle se doit de garder pour elle seule[2].

 Ce sont alors les mères qui prennent le relais pour dépeindre les méandres de leur vie d'exil...

Après avoir travaillé et vécu dans les forêts pendant des années, coupés du monde extérieur, vivant à plusieurs dans des caravanes positionnées à proximité des zones de coupes de bois, ces derniers ont fait venir leurs femmes et leurs premiers enfants dans les années 1990. C’est à ce moment-là que les familles se sont installées en ville et, petit à petit, se sont regroupées dans la cité du Courbet (à Foix, Sud de la France), formant, par leur voisinage, ainsi que par leurs liens amicaux et familiaux, une communauté de vie dans laquelle les coutumes et les normes du pays se sont réinventées, parfois durcies, oubliées ou transformées. Les femmes et les enfants ont modifié la vie dans l'exil, en ancrant, un peu plus, les destinées familiales dans l'espace migratoire. Et c’est à ces femmes de la première génération de migrants, que je me suis intéressée afin de percevoir comment se vit et se dit la vieillesse dans une telle trajectoire.

Ces femmes sont arrivées, âgées de vingt à trente-cinq ans[3], souvent déjà mères d'un ou de deux enfants. Elles furent mariées très jeunes par décision familiale, alors que leurs époux revenaient au pays pour passer leurs congés, forts de cette aura de réussite qu'ils transportaient avec eux. Ils étaient alors ceux qui ramenaient de l'argent de France et faisaient vivre toute la famille au pays[4]. Ces noces signifiaient la volonté, pour les anciens, d'unir ceux qui vivaient au loin avec celles qui restaient ici, donnant un ancrage à l'exil, tissant un fil entre les deux rives de la méditerranée[5].

Durant les années qui ont précédé leur départ pour la France, ces jeunes femmes ont vécu au pays sous la coupe de leurs belles-mères. Suivant la coutume, elles emménageaient, dès la noce, chez leurs beaux-parents et vivaient toute l'année dans l'attente du retour de leur époux.

Vêtues de leurs capes blanches (tharnast), tissée à la main par leurs mères, elles étaient menées à dos de mulet, ou bien de cheval, de la demeure de leurs parents jusqu'à leur nouvelle demeure, où elles allaient évoluer et faire grandir leurs premiers enfants.

Aujourd'hui, elles conservent précieusement ce tissage dans leurs armoires, symbole, à la fois de l'attachement à la mère, mais aussi du jour de leur départ vers leur nouveau foyer et leur nouvelle vie. En France, ces femmes migrantes devenues grands-mères, posent leurs yeux avec tendresse sur cet objet marqueur de passage à l'âge adulte, évocation d'une étape clé dans leurs parcours de vie. La mémoire se réveille et s'émeut alors face aux souvenirs forts de leurs premiers pas de femmes mariées. Alors que la cape a légèrement jaunie, que le visage des migrantes s'est marqué des premiers signes de la vieillesse, l'anamnèse déclenchée par cet objet porteur de sens semble annihiler le temps qui s'est écoulé entre la vie d'hier et celle d'aujourd'hui.

Au pays, dans ces maisons dans lesquelles cohabitait toute une famille élargie : grands-parents, parents, enfants, mais aussi belles-filles, ces jeunes épouses ont été formées au sens imposé par les rapports intergénérationnels et à la coopération nécessaire entre les femmes de la maisonnée, sous l'autorité de celle qui a acquis son pouvoir au travers des naissances de ses fils et des mariages de ceux-ci, lui conférant le statut tout puissant de belle-mère[6]. Des liens forts, faits de tendresse, de soutien, mais aussi de conflits, sont nés de ce vivre ensemble. Ils ont marqué ces femmes dans ce qu'elles souhaitent perpétuer ou espèrent changer pour leurs enfants dans ces codifications de la vie collective.

Les premiers enfants, à naître de ces unions entre migrants et filles du pays, furent souvent mis au monde avec l'aide de leurs grands-mères paternelles, puis, bercés affectueusement par les contes de ces dernières. Les anciennes, les grands-mères du Maroc, avaient une place centrale dans la vie de famille et en particulier en ce qui concerne le maternage des petits de la maisonnée.

Tisser des liens pour vivre ensemble les ruptures de l'exil

Le temps du départ vers la France est vécu comme une déchirure par la mère et par les jeunes enfants habitués à vivre auprès de leurs cousins et cousines, grands-parents, oncles et tantes du pays. Forcément, ce basculement donne lieu à un ensemble de réadaptations de la vie familiale et des représentations qui s'y attachent. Venir en France signifiait, à la fois, partir vers l'inconnu, mais aussi, emporter avec soi une idée du rôle de la femme à travers les âges.

Habituées à effectuer les tâches quotidiennes en coopération avec les autres femmes de la famille au pays, arrivées en France, elles ont dû réapprendre à organiser le travail quotidien, la vie de couple et de famille, mais aussi les rapports de voisinage. C'est, en somme, leur place dans la communauté qui a été en partie repensée en fonction du contexte de vie.

Et c'est à partir de là que les liens de voisinage entre femmes migrantes de la même génération se sont resserrés. La voisine, venue de la même localité, devient alors la partenaire pour confectionner les gâteaux et les mets de fête, la confidente et la conseillère pour l'éducation des enfants, l'amie avec qui on partage les repas ; on murmure les tristesses et les joies, dans la langue maternelle. Ce réseau de relations étroites, sera maillé de proximités et de conflits, mais toujours érigé en nécessité dans le pays de l'exil, pour faire revivre les gestes et les mots du pays.

A la vieillesse : les grands-mères passeuses entre les deux rives 

L’âge de la vieillesse, ces amitiés se perpétuent et font perdurer une certaine idée de ce qui est à garder en mémoire, à rappeler à la génération primo-migrante, et à enseigner aux plus jeunes. Les femmes âgées font alors de leurs moments de partages des espaces de reformulation de « la tradition »[7].

C'est en particulier autour des moments de confection des mets de fête que les anciennes vont à la fois réactiver les gestes d'antan afin de donner une saveur « authentique » aux célébrations, mais aussi de faire resurgir les gestes de solidarité entre femmes appris au pays et transmis par ce biais aux jeunes filles qui les assistent. Au moment de réaliser les gâteaux, par exemple, les femmes se retrouveront entre elles, par petits groupes d'affinité, pour mettre en œuvre une collaboration adaptée au nouveau contexte de vie : le choix des recettes, l'achat des ingrédients et la fabrication des petites douceurs se prolongeront par l'utilisation de celles-ci devenues objets de décorations placés à côté des mariés lors de la noce, puis de dons aux invités qui les savoureront et en emporteront chez eux pour donner à ceux qui n'ont pas pu participer à la fête, et qui rappelleront alors cette nécessité du partage et de l'entraide. Cette idée sera répétée à l'envie aux plus jeunes qui observent et se font initier au travers de ces gestes : « Rappelle-toi, ma fille, que ceux que tu aides aujourd'hui pour leur noce, seront ceux qui cuisineront et feront le service pour la tienne »[8].  

Souvent désignées avec respect par le terme de « hadjja »[9], les anciennes migrantes ne sont pas mises à l'écart ni encore considérées comme des poids pour la jeunesse. Au contraire, elles semblent s'être couvertes d'un « voile de respect » en entrant dans la vieillesse[10]. Elles deviennent les premières grand-mères de l'expérience migratoire amazigh en France : celles qui ont vécu leur jeunesse au Maroc, dans le Moyen-Atlas berbère, leur vie d'épouse et celle de mère en France, et les retours, chaque été, au pays. À l'âge d'être grand-mères, elles sont les seules à pouvoir donner en partage aux jeunes nés et grandissant en France, les savoirs et savoir-faire issus de leurs parcours si particulier, de leurs circulations et de leurs expériences entre les deux rives de la Méditerranée. Ceux-ci ne vivent le pays d'origine que lors des vacances estivales, organisées autour de rencontres familiales spécifiques à ces temps de retrouvailles. C'est le règne de la mise en scène, de l'exacerbation de la réussite en France, ou encore des célébrations. Cette effervescence jalonne les vacances d'apprentissages particulièrement auprès des femmes, qu'elles soient tantes, cousines ou grands-mères du pays.

Une fois de retour en France, les grands-mères migrantes sont l'incarnation de « racines » imaginées, ou voulues en lien avec le pays d'origine. Dans les représentations de leurs enfants et petits-enfants, elles restent « celles qui savent », les porteuses d'une mémoire pensée comme socle collectif, base commune d'une identité amazigh perpétuée par-delà la migration. Elles sont celles qui reviennent sur les vacances passées là-bas, en mettant des mots sur ce qui a été vu, entendu ou ressenti. Et c'est dans les espaces et dans des temps qu'elles partagent avec les plus jeunes[11] que les anciennes créent des occasions pour transmettre et pour initier le dialogue.

Bien souvent, après leurs mariages, les enfants de migrants s'installent en couple dans la même ville que leurs parents, ou dans une ville proche, afin de pouvoir rendre visite à leur famille régulièrement. Les mères, d'origine amazigh, confient volontiers leurs enfants, dès leur petite enfance, à leurs mères, devenues grands-mères. En faisant cela, les jeunes parents créent un lien fort qui se tisse par la rencontre répétée et une possibilité de faire la jonction entre les générations.

Accompagner et transmettre aux nouvelles générations

Avec bienveillance, les grand-mères lèguent à ces jeunes enfants de la troisième génération ce que les parents n'ont pas le temps ou la capacité de transmettre. Au travers de cette constante de l'acte de confier ses enfants aux grands-parents, dans les temps de travail, mais aussi tout simplement dans les temps de fête ou autre, on peut lire en filigrane le souci d'envoyer les petits se « former » auprès des anciennes, de celles qui ont déjà prouvé leurs valeurs de mères et qui excellent dans leurs rapports affectueux de grands-mères.

Le ressenti d'un sentiment de perte dû à l'exil, conduit les parents à tenter de « sauver » ce qui doit être transmis, en confiant à celles qu'ils perçoivent comme les tenantes d'une mémoire précieuse, une partie non négligeable de l'éducation de leurs enfants. Comme cela se faisait au pays, la grand-mère est ainsi le relais de la mère, un pilier incontournable dans les parcours des jeunes enfants jusqu'à l'âge adulte.

Par les séjours réguliers chez celle-ci, les enfants pourront alors savourer les plats confectionnés à la manière du pays d'origine, évoquer les choses et les émotions dans la langue de l'aïeule, être apaisés par des berceuses et par des contes berbères, mais aussi se faire les récepteurs des prières et talismans, des formules magico-religieuses élaborées ou répétées par les anciennes pour les protéger du mauvais œil (du regard envieux), d'un cauchemar ou encore des différents maux de l'enfance. La langue thamazigh est alors au centre de ces transmissions, complétant la passation par le geste. Car ce sont bien les mots des grand-mères qui résonneront longtemps dans les jeunes mémoires qui les ont côtoyées.

Tout un ensemble de représentations sur les « valeurs » de la famille, l'attachement au pays d'origine ou encore à la communauté migrante, est véhiculé au travers de ces temps passés entre petits-enfants et grands-mères. Par le biais des rapports de sociabilités quotidiennes, qu'échangent les anciennes entre elles, les petits-enfants deviennent les témoins des liens entre celles-ci, des modalités de coopération dans la confection des aliments qui vont unir et réunir les membres de la communauté migrante, ou tout simplement les membres de la famille, mais aussi les récepteurs de leurs soins, conseils, gestes et paroles affectives. Les voisines ou amies de la grand-mère s'attachent aussi aux jeunes, qu'elles voient grandir, les nourrissant et les formant comme leurs propres petits enfants.

La maison ou l'appartement des grands-parents est également le lieu de rencontre entre les petits-enfants de toute la famille. C'est un espace organisé autour des retrouvailles familiales, alimentées par les saveurs et les odeurs des plats du pays, confectionnés par la grand-mère. Ces moments de rencontre, colorés par les attentions de l'ancienne, structurent une image des attaches familiales et de l'importance du partage. Alors que le grand-père installé dans un coin du salon est souvent absorbé par la télévision, à la sieste, ou sorti voir des amis, la grand-mère occupe l'espace intérieur et veille à en faire un cocon accueillant, un espace de retour et d'ancrage pour la famille élargie. Les cousins et cousines jouent ensemble, tandis que les jeunes parents conversent, de tout et de rien, en sirotant un verre de thé à la menthe, sous le regard bienveillant du patriarche. Ces petites rencontres quotidiennes vont venir compléter les grands moments d'entraide et de partage entre les différentes générations de la cité, lorsque sera venu l'heure d'une nouvelle célébration. À ce moment-là, ce seront les anciennes qui seront mobilisées pour faire renaître les gestes et les mots qui conduisent au rituel, sous l'œil plus ou moins attentif des enfants, qui baignent dans cette effervescence et s'en imprègnent.

Le temps de la noce : un moment de consolidation de l'identité amazigh

Au moment de la noce, dans l'espace migratoire, pour que le rite se déroule « comme il se doit », qu'il soit pensé et agi en adéquation avec une identité amazigh, et qu'il s'affiche au moment des retrouvailles rituelles, les jeunes font appel aux anciennes, à celles qui disent avoir les pieds en France, le cœur au pays, celles qui comblent la douleur de l'éloignement en tentant de faire revivre ce qu'elles ont gardé comme « l'essentiel » des coutumes amazigh[12]. Elles sont celles qui portent en elles, les manières de faire et les manières de dire l'identité dans l'exil. Elles initient ces processus de passations des chants, les faisant circuler au travers de l'idiome d'origine, le dialecte « thamazigh »[13]. Ce sont ces chants qui sont au centre des différents temps qui jalonnent la noce dans l'espace migratoire. Mais au moment des célébrations collectives, ceux-ci sont souvent écorchés, oubliés, ou tronqués par les jeunes. Pour que le rituel soit ordonné selon la coutume, il faut que ressurgissent les mots du pays, tels qu'ils ont été entendus et entonnés dans la jeunesse des primo-migrants. Les anciennes sont alors celles qui traduisent, recomposent et soufflent les « bonnes paroles ». Grâce à ces dernières, les mots reprennent vie et sont scandés toute la soirée pour faire communion et ramener des connivences musicales entre les participants de la noce.

À travers les gestuelles incorporées, les rythmes appris et les paroles mémorisées et répétées comme un écho de ce qui se fait au pays, les anciennes font vibrer les corps et les cœurs de France, mettant les jeunes au pas, incitant hommes et femmes à entrer dans la cadence pour partager la joie d'être ensemble.

Ce sont dans ces temps de transmission, sous forme d'apprentissages directs ou indirects, de moqueries, ou de conseils, que les anciennes développent de fortes complicités avec les plus jeunes. C'est par là qu'elles ouvrent le dialogue et font passer, par le geste et par la parole, des éléments de référence, des clés de compréhension pour créer des ponts avec les pratiques du pays d'origine telles qu'elles les ont laissées au moment de leur départ pour la France.

Les hommes, plus âgés, s'effacent davantage, avec pudeur, et accentuent leurs écarts avec les enfants et les petits-enfants. Plus taciturnes devant les femmes et les jeunes, leur parole reste censurée, ponctuée de silences et emplie de non-dits. Leurs homologues féminins s'emparent de cet espace de passation et libèrent une parole qui révèle ce que ces derniers taisent.

Elles vont également initier, recadrer, agrémenter, en somme ritualiser la noce à partir de ce qu'elles ont reconstruit des coutumes du pays. Elles sont les seules à détenir la mémoire de ce qui se faisait du temps où elles y ont grandi, temps perçu en France par les jeunes générations, comme celui d'un monde de traditions « pures », « vraies », loin des métissages issus de l'expérience migratoire. C'est cette image mythifiée d'un temps d'avant porteur de « vérités », qui fera des anciennes les gardiennes d'une mémoire « sacrée », dans laquelle on peut puiser des éléments d'authenticité, réutilisables au besoin lors des célébrations. Ces éléments permettront à certains d'ériger des gestes et des paroles en allégorie d'une identité migrante revendiquée. Les paroles des anciennes sont ainsi saupoudrées d'un ensemble de références et symboles, prélevés, au besoin, par les jeunes pour en faire des emblèmes, des signes reconnus par tous ceux qui font partie de cette génération partagée entre leurs attaches des deux côtés de la Méditerranée.

Alors que leurs mains usées font résonner la peau des tambourins (alloun ou adjoun), ramenés du Moyen-Atlas marocain, que leurs bouches accusant les premiers outrages de la vieillesse, scandent les izlan (chants) amazigh, que leur mémoire a retenus précieusement, leurs corps se meuvent encore et encore pour montrer comment danser dans l'exil. Loin des petits maux du quotidien, de la fatigue due à leur âge, une nouvelle énergie s'empare des anciennes à chaque noce. Elles s'attachent à mettre en lumière leurs savoir-faire pour entourer de leurs attentions ceux qui posent les premières pierres à l'édifice que sera la nouvelle génération d'origine immigrée en France.

Même celles qui ont fait le pèlerinage à la Mecque et qui éviteront de danser dans la salle des fêtes, ou bien de chanter devant tout le monde comme elles le faisaient avant leur entrée dans le rôle de hadja, utiliseront des interstices dans lesquels elles sont seules avec leurs filles, leurs nièces et voisines, pour chanter à voix basse ce que les jeunes générations pourront reprendre à voix haute durant les phases clés des cérémonies de mariage.

En effet, si les anciennes de la cité ariègeoise ont fait le choix d'effectuer leur pèlerinage au même moment que leurs époux, elles se sont retrouvées, à l'aube de leur vieillesse, sous la contrainte des règles attenantes à ce statut particulier de hadja, c'est à dire de celles qui se sont lavées de leurs pêchés par le parcours religieux prôné par l'islam. Cette nouvelle position leur impose un rapport particulier à la musique et aux danses, mais aussi quant à leurs tenues du corps, leurs vêtements, leurs paroles échangées ou encore leurs fréquentations. Les premières grands-mères imazighen de France se doivent alors d'être des modèles de vertu, plus proches de l'idéal de conduite féminine défini par l'islam. Toutefois, dans cet effort de comportement, visiblement sans faux pas, les unes et les autres s'accordent des espaces et des temps de marge, des adaptations entre leur rôle coutumier et leurs exigences religieuses.

Alors, dans l'intimité des appartements, entre femmes, elles danseront et feront découvrir aux jeunes des mouvements anciens, connus seulement de leur génération et disparus à la fois en France et au pays. Ici, elles révèleront ce que, même leurs homologues du Maroc n'ont pas transmis aux jeunes générations, alors témoins d'un élément dont elles feront un emblème de cette « culture amazigh », dont ils veulent pouvoir se revendiquer en France. Elles évoqueront, aussi, loin des chants « convenus » à l'extérieur, les paroles grivoises, les messages implicites, les moqueries ou les chants d'amour qui se faisaient les canaux d'une expression des sentiments contenus au pays[14]. Elles mettront ainsi en lumière ce qui ne se dit pas, mais qui transforme l'image lisse des coutumes amazigh, devenant à la fois instigatrices des règles et complices de leur détournement.

Dans ce jeu de savoir et d'autorité conféré par l'âge, certaines femmes se placent au-dessus des autres. Celles qui ont beaucoup d'enfants, qui ont eu de nombreux petits-enfants restés proches de la communauté migrante, des enfants « bien mariés » (dans le sens d'une union contractée avec un conjoint également d'origine amazigh) et surtout intéressés par la transmission d'une culture amazigh à leurs futurs enfants. Ceux-là seront ceux qui ont été « correctement éduqués ». Leurs mères et leurs grands-mères seront appréciées, valorisées comme des femmes réputées savoir transmettre ce qui fait consensus dans le groupe. C'est alors à l'aune de l'enseignement donné que les femmes, arrivées à l'âge de la vieillesse, sont distinguées. La problématique de la transmission est donc pensée comme éminemment attachée à la figure féminine, comme un rôle naturalisé, en fonction duquel elles peuvent se placer dans les hiérarchies propres au monde des femmes.

Fortes de cette perception symbolique de la vieillesse, conférant aux anciennes un réel pouvoir, ces dernières vont être au centre des choix quant à la forme que prendra la noce de leurs enfants. L'ancienne peut alors faire montre d'une grande autorité, en particulier celle de la menace de ne pas assister à la noce, affront suprême pour les jeunes mariés qui ne peuvent se passer de la bénédiction et de la présence des mères et des grands-mères. Dans ce cas, le mariage sera repoussé tant que le compromis n'aura pas été trouvé. Les interactions verticales entre les jeunes et les anciens colorent ainsi les noces à venir autour de l'idée de maintenir le fil qui relie les générations. La dialectique entre volonté de reproduction et de transformation passe et se rejoue au travers de ces échanges.

Conclusion 

On dit que le paradis se trouve « sous le talons des mères »[15].Celles qui ont su transposer et transformer les pratiques du pays seront perçues comme celles qui permettent d'établir un langage commun avec le pays d'origine, le « bled » souvent mythifié. « Femmes-mémoire », « femmes-passeuses »...Elles pratiquent les vas-et-viens avec le Maroc, plus régulièrement que lorsqu'elles avaient des enfants en bas âge et un mari salarié. Désormais, elles sont libres d'y aller au moment des vacances d'été avec les autres familles, avec leurs enfants ou amis, mais aussi à différents moments de l'année, pour partager la tristesse d'un décès, la joie d'un mariage ou encore d'une naissance. C'est, là encore, qu'elles vont accompagner ces événements marquants de leurs prières, soins, offrandes et déplacements.

Là-bas, dans le pays d'origine, elles sont à la fois les bénéficiaires de l'aura de respect dû à leur âge, mais aussi un certain pouvoir inhérent à leur statut de migrantes. Elles sont, en effet, pourvoyeuses d'argent, de présents, de médicaments, mais également de nouvelles modes venues de l'ailleurs. Mais, ici aussi, elles seront jugées, en fonction de ce qu'elles ont su, ou non, communiquer à leurs enfants ayant grandi en France. Leur autorité émane alors, en partie, de ce que les plus jeunes se montreront en conformité à l'idée de ce qu'il « faudrait garder » des traditions, y compris dans l'exil.

Tandis que les grands-pères, les « chibanis » comme on les a souvent désignés, ont dressé des barrières de pudeur entre les jeunes générations et eux, se plaçant dans la sphère du religieux, loin des rituels de fêtes, les grand-mères, elles, ont continué à tisser des passerelles entre les genres et les générations afin de transmettre l'art d'orchestrer les étapes de la vie. Passeuses à travers les âges et le temps, fileuses de destinées, les mères d'hier, grands-mères d'aujourd'hui, escortent chacun et chacune, pour passer d'un statut à l'autre, donnant du sens à l'existence. .

On peut alors poser l'hypothèse que cette position de femmes âgées, place entre les mains de ces primo-migrantes le pouvoir de réinventer, à partir de ce qu'elles ont reçu au pays, mais aussi du contexte de vie en France, une nouvelle caractérisation de leur statut. La force de ces « gardiennes de mémoire » réside sans doute dans cette dialectique dont elles sont porteuses, à la fois maîtresses de la coutume, et initiatrices de ses changements.

Dans ces vécus particuliers, dans l'intime du quotidien ou dans les moments de célébrations, ces femmes sont rendues visibles et revêtent un rôle de meneuses et de passeuses, dans cette danse dans laquelle chaque génération prend place par rapport à la précédente. Elles soufflent aux uns, rappellent aux autres, montrent, corrigent, fortes de cette aura de la vieillesse qui en font les détentrices de « vérités » que l'on pense perdues à jamais si elles ne sont pas enseignées, pour que le rite se déroule
et s'enroule autour des parcours de chacun.

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Yacine, T. (2006), Si tu m'aimes guéris-moi. Études d'ethnologie des affects en Kabylie, Paris, éd. La Maison des Sciences de l'Homme.

 


Notes

[1] Vialle, B. (2013), Culture de l’exil, manière de faire et de dire le lien à la berbérité entre France et Maroc, Doctorat en anthropologie sociale et historique, Université Toulouse le Mirail.

[2] Ici, on pourra faire référence à l'article de Salem Maaroufi (2013) sur la question du « silence » des immigrés, des pères aux fils, analysé du côté psycho-éducatif : « Le silence d'une génération à une autre : une étude psycho-éducative sur les immigrés et leurs enfants en France », Insaniyat, N° 59, p. 145-147. Le mécanisme du silence sera présenté comme moyen de défense face à une société de vie différente, opposé aux paroles prolixes des femmes, transmettant la culture d'origine. Il faut également souligner l'aspect sélectif de la parole des pères, associée davantage à des thématiques particulières : récit sur les premiers temps de la migration, enseignement sur le religieux, description des savoir-faire masculins coutumiers (sacrifice des animaux destinés à la consommation familiale, agriculture....).

[3] Mariées très jeunes, (il faut rappeler que ces femmes venaient du Moyen-Atlas marocain, région très conservatrice), ces femmes âgées entre cinquante et soixante-dix ans sont ce qu’on appelle de « jeunes grands-mères ».

[4] Au sujet de la problématique de la place du migrant entre le pays d'accueil et celui de vie, on se référera bien sûr aux travaux de Sayad A. (1999), La double absence. Des illusions de l'émigré aux souffrances de l'immigré, Paris, Seuil. 

[5] Comme l'ont décrit Tillion, G. (2000/1996), Le harem et les cousins, Paris, Éd. Seuil, Yacine T. (2006), Si tu m'aimes guéris-moi. Études d'ethnologie des affects en Kabylie, Paris, Éd. La Maison des Sciences de l'Homme ou encore Lacoste Dujardin C, (1990), Des mères contre les femmes, Alger, Bouchène. Dans ces sociétés patriarcales, berbères
et maghrébines, les mariages étaient souvent arrangés au profit d'une union préférentielle entre cousins du côté paternel. Ce système endogamique permettant d'organiser et de resserrer les unions à l'intérieur du groupe familial.

[6] Je renvoie ici aux travaux de Lacoste Dujardin C. (1990), sur les rapports entre
belle-mère et belle-fille et la place des premières dans les processus de transmission des codifications des hiérarchies propres au monde des femmes. L’on peut également citer le travail très récent de Moutassem-Mimouni, B. sur « les séniors dans la h’ouana », communication présentée à la journée internationale sur les personnes âgées, CRASC, novembre, 2016.

[7] J'emploie le terme de tradition avec toutes les marges que peut contenir l'acception. À la fois représentation de la règle qui formule la vie du groupe, mais aussi ensemble de codifications, sans cesse réajustées et réinterprétées. Je renvoie ici aux travaux de G. Lenclud, (1987), « La tradition n'est plus ce qu'elle était... Sur la notion de « tradition »
et de « société traditionnelle » en ethnologie », in Terrain, N° 9, « Habiter la maison »,
p. 110-123, et de J. Pouillon (1991), « Tradition », in Bonte, P. et Izard, M. (dir.), Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, PUF, p. 710-712.

[8] Barka, O., grand-mère de la première génération de migrants amazigh de Foix, (60 ans).

[9] Terme qui signifie : celle qui a effectué son pèlerinage à la Mecque, l'un des cinq piliers de l'islam.

[10] Dans l'étude de Rabain-Jamin, J. (2003), « Enfance, âge et développement chez les Wolof du Sénégal », in L'Homme, 167-168, p. 49-65, l'auteur nous rappelle que dans les sociétés occidentales développées, « le culte de la jeunesse » repousse le troisième âge aux marges des préoccupations culturelles et sociales. « La vieillesse est bel et bien un objet d'évitement alors que, dans d'autres cultures, ou en d'autres temps, l'homme âgé ou la femme ménopausée accède de fait à des privilèges familiaux ou sociaux, à des honneurs qui compensent les deuils ou les inconforts qui accompagnent cette phase de l'existence ».

[11] En particulier avec les filles et petites filles qui occupent les mêmes espaces.

[12] Comme le souligne Temime, E. (2001), dans son article Vieillir en immigration, éd. REMI, (17)1, p. 37-54, la pratique des rites anciens est au centre de la dialectique entre ancrage et distance avec le pays de vie : « (...) permettant de vivre sa vieillesse en dehors de la société qui vous entoure, et dont, finalement on fait partie ». p. 39.

[13] Il est si particulier qu'il ne s'apprend ni à l'école (au pays comme en France. Au Maroc, le berbère enseigné à l'école ne correspond pas à l'idiome parlé par les familles à la maison), ni dans les livres ou sur internet.

[14] Ici, on retrouve les mêmes processus de libération des sentiments et des pensées retenus au quotidien, délivrés par la poésie ou les chants, comme modalité d'énonciation indirecte des ressentis de chacun, que chez les Kabyles d'Algérie étudiés par Yacine, T. (2006), Si tu m'aimes guéris-moi. Études d'ethnologie des affects en Kabylie, Paris, éd. La Maison des Sciences de l'Homme ; Ainsi que Tillion, G. (1962), Le harem et les cousins, Paris, éd. Seuil.

[15] Ce Hadith est rapporté par Imam Ahmed et repris régulièrement dans tout le Maghreb et en France. De la même manière, dans le Coran, on retrouvera ce passage sur les parents à l'âge de la vieillesse : « Ton Seigneur [...] Il a prescrit de la bonté à l'égard de vos père et mère. Si l'un d'entre eux ou bien tous les deux ont atteint la vieillesse prés de toi, ne leur dis pas "fi". Ne les repousse pas, adresse-leur des paroles généreuses. Incline vers eux, avec bonté, l'aile de la tendresse [...] » Coran 17/23-24. Mesdali, F. (2011), « Le vieillissement des femmes maghrébines immigrées en France », in Écarts d'identité,
N° 118-2011, souligne également cette notion de respect dû aux anciennes, issue à la fois de la tradition et du religieux.

 

 

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