Sélectionnez votre langue

L’anthropologie du Maghreb. Les apports de Berque, Bourdieu, Geertz et Gellner, Paris, Awal/Ibis Press, 2003 (sous la dir. de Lahouari Addi), 212 pages.

Cet ouvrage rassemble les Actes du colloque organisé à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon en 2001 sous la direction de L. Addi. Il est intéressant à tout point de vue et, notamment, par l’importance des auteurs auxquels il est consacré, ainsi que par ses objectifs explicités : 1) tenter de faire le bilan des apports théoriques et méthodologiques des auteurs retenus, évaluer l’impact de leurs travaux sur la connaissance socio-anthropologique et politique du Maghreb et 2) inaugurer «une étape post-bourdieusienne, post-geertzienne, post-gellnerienne et post-berquienne pour penser les sociétés maghrébines dans leur historicité et leurs contradictions» (p. 12).

Concernant le premier objectif, on peut dire que les différentes contributions y répondent plutôt bien. Les œuvres des quatre auteurs sont lues, et appréciées les unes relativement aux autres, au travers des principaux concepts, théories ou méthodologies qui leur sont propres. Ainsi en est-il du modèle segmentaire chez Gellner (G. Albergoni: «Anti anti-segmentarisme: pour un modèle rectifié»; H. Roberts : «Gellner et la segmentarité au Maghreb – à propos de l’analyse des champs politiques maghrébins»; Z. Ould Ahmed Salem: «Une segmentarité d’Etat? Tribus et politiques en Mauritanie à partir de l’approche de Gellner»). De la mise en parallèle postulée entre deux courants religieux (M. Larroye: «Réformisme musulman et Protestantisme chez Gellner: intérêt et limites d’une comparaison»). Des oppositions théoriques et épistémologiques entre deux des auteurs discutés (H. Rachik: «Chose et sens: réflexion sur le débat entre Gellner et Geertz»). De l’«approche miniaturiste» développée par Geertz (B. Salhi: «L’approche du sacré et du changement religieux chez Geertz: quelle pertinence pour le cas algérien?»), comme de son orientation interprétative (G. Bohman: «L’islamisme radical au Maghreb: entre anthropologie interprétative [Geertz] et anthropologie réflexive [Bourdieu]»). Des notions de «capital social» (L. Addi: «P. Bourdieu revisité: la notion de capital social»), d’«habitus» (H. Iliahane: «La mobilité sociale des Haratines dans le Sud marocain: de la pertinence du concept de l’habitus de Bourdieu», et de «domination symbolique» (T. Yacine: «Du prolétariat et de la paysannerie en Algérie: pour une archéologie de la domination symbolique»). De l’intérêt pour le rural, les villes et l’urbain maghrébin et musulman chez Berque, «l’homme des deux rives», de même que ses vues théoriques sur les «changements sociaux» et les «résistances aux changements» dans le Monde musulman actuel (M. Kerrou: «J. Berque, les villes et l’urbain au Maghreb et en Islam»).

Soulignons, après cette énumération complète des contributions, l’effort remarquable des participants pour confronter concepts, théories ou méthodologies des «maîtres» aux données empiriques du terrain qu’ils connaissent eux-mêmes pour l’avoir pratiqué. Cette référence à la réalité des faits fonde solidement leurs lectures critiques.

Reste l’autre objectif du colloque, nettement plus ambitieux, où il s’agit d’ouvrir une ère nouvelle dans les études sociologiques et anthropologiques relatives au Maghreb, et d’amorcer ainsi un dépassement épistémologique par rapport aux travaux des quatre auteurs en cause. Or, force est de le constater, de ce point de vue, l’ouvrage n’est pas aussi convaincant que le voudrait L. Addi. Hormis «l’incapacité de l’université maghrébine à se constituer en un lieu autonome de production de savoirs» (p. 13), il n’explique pas comment l’on pourrait entreprendre cette nouvelle étape de recherches censées aller au-delà des travaux des auteurs occidentaux. Néanmoins, c’est dans les deux textes signés par lui qu’on peut déceler, comme en filigrane, une voie de réflexion certainement heuristique.

Reprenant à son compte l’idée de C. Geertz selon laquelle la «préoccupation cachée» des anthropologues du XXè siècle (C. Lévi-Strauss, E. Evans-Pritchard, Malinowski, etc.) est surtout «de montrer l’universalité de l’Occident et la supériorité de leur civilisation sur tout le globe» (p. 9), ajoutant, à propos de Bourdieu, qu’il fait, lui aussi, partie de ces «anthropologues qui sont allés dans les régions exotiques découvrir la vérité sur leurs sociétés» (p. 156), L. Addi semble hésiter à pousser plus loin sa réflexion et à tirer la conclusion qui s’impose: si tant d’éminents chercheurs (parmi lesquels C. Geertz lui-même, à travers la méthodologie «interprétative» qu’il a initiée!) n’ont utilisé l’anthropologie que pour répondre aux questions de leur «civilisation occidentale», c’est peut-être parce que cette anthropologie-là n’est au fond conçue que pour cette visée précise. Il serait donc incorrect de penser que tous ces anthropologues se sont «trompés» pour ce qui est de leur saisie des «autres» sociétés et cultures.

En revanche, les chercheurs issus de ces «autres» sociétés, en l’occurrence des sociétés maghrébines (et, le fait mérite d’être souligné, la majorité des auteurs de ce livre est manifestement d’origine maghrébine), qui se mettent à leur tour à jouer le «jeu anthropologique», pour reprendre l’expression de C. Lévi-Strauss, donc ces chercheurs «indigènes», eux, pourraient bien être dans l’erreur en croyant qu’ils vont faire «mieux» que leurs devanciers et collègues occidentaux, c’est-à-dire réussir à dire la «vérité» sur leurs propres sociétés en empruntant la même anthropologie. De toute évidence, ils ont mieux à faire que de reproduire le discours anthropologique en place: reprendre à ses fondements épistémologiques et socioculturels ce même discours qui s’est érigé, le fait est dit et prouvé, en l’absence des «autres»; le reprendre moins pour le critiquer (car, cela revient à enfoncer des portes ouvertes!) que pour y concrétiser d’autres positions épistémologiques inspirées par d’autres modes d’être et de penser, les leurs précisément.

Tout bien pesé, l’intérêt de cet ouvrage collectif va au-delà des auteurs qu’il met en question; il réside dans sa tentative de mise en place des conditions d’un remaniement épistémologique fondamental concernant l’anthropologie sociale et culturelle (ou l’ethno-anthropologie, expression aujourd'hui courante en France) dans laquelle se pense la modernité (dans toutes dimensions, y compris le religieux et le politique) qui affecte aujourd’hui toutes les sociétés, à des degrés divers. Par exemple, on apprend dans l’ouvrage que cette discipline est de «retour» dans les universités algériennes où elle avait était bannie durant des décennies sous le prétexte d’être une «science coloniale». On ne peut évidemment que saluer un tel événement. Mais si c’est pour rivaliser avec les ethno-anthropologues occidentaux, copier leurs rôles et répéter à la lettre leurs démarches dans leurs propres sociétés prises comme «objet d’étude», les chercheurs algériens ne feront que perpétuer l’illusion de connaissance soulignée par L. Addi. Assurément, il leur faudra faire œuvre originale en mettant à profit leur indépendance intellectuelle ainsi que leurs spécificités socioculturelles mêmes, comme l’entrevoyait déjà M. Panoff dans Ethnologie: le deuxième souffle (Paris, Payot, 1977, p. 72-73): «C’est vraisemblablement aux peuples hier colonisés que reviendra la tâche d’inventer dans quelques décennies un mode de pensée qui reconnaîtra la différence et posera l’Autre comme autre sans engendrer un mouvement de rejet. D’avoir été successivement des deux côtés de la barricade en si peu de temps et alors que le maître à penser occidental piétinait dans son autocritique, ils devraient tirer la force de réussir là où nous avons échoué.» (C’est l’auteur qui souligne).

Il ne s’agit pas de s’isoler, de se mettre hors de l’ethno-anthropologie établie pour autant; car nous, d’«ici» ou de «là-bas», sommes du même monde.

auteur

Nadia Mohia

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche