Cette fiction narrative, qui situe l’histoire et l’action de ses personnages essentiellement dans la ville d’Alger, se veut être le témoignage d’une réalité quotidienne dans d’une cité entièrement repliée sur elle-même en raison de la terreur omniprésente des extrémistes religieux et politiques qui la rongent et saccagent son patrimoine culturel et mobilier dont la valeur anthropologique et scientifique est inestimable. Ce que souligne d’ailleurs, Leila Sebbar en affirmant: « le pillage systématique du patrimoine culturel, muséal, va de pair avec le trafic de médicaments et de voitures...Rien d’absurde, tout est rationnel, tout marche bien du côté de la destruction du corps et de l’âme d’une ville, au profit des marchands et des puissants. Le lecteur assiste ainsi au désastre calculé, ordonné, d’une ville, Alger, mise en coupe réglée, l’ordre des rapaces règne dans le désordre des ordures et de la ville, devenue elle-même une ordure. Alger subit les sévices de criminels organisés d’un côté et de l’autre, ceux qui se servent de d'Etat et ceux qui utilisent Dieu.»
Toutes ces aventures, images et scènes inimaginables sont vécues et rapportées par le narrateur H’sissen qui, durant tout le récit nous tient en haleine grâce à l’histoire rocambolesque de son hôte espagnol, Vazquez de Cervantes de Almeria, journaliste venu à Alger pour remémorer et retrouver les traces de son aïeul, Miguel de Cervantes, captif dans les bagnes d’Alger de 1575 à 1580.
Seulement la présence de cet étranger à Alger, avec un passeport sans aucune mention de sa date d’entrée au pays, à une période où les européens sont tous sommés de le quitter plonge H’sissen, fonctionnaire du ministère de la Culture, chargé des relations hispano-algériennes, dans une mésaventure périlleuse où le danger les guette à chaque instant et recoin de la capitale.
La visite programmée des lieux et sites rappelant le passage de l’auteur de Don Quichote de la Manche sur notre terre, entraîne Vazquez de Cervantes de Almeria et son guide H’sissen dans une promenade pleine de découvertes surprenantes et inespérées qui bouleversent profondément nos personnages tellement le désastre et dépérissement de la ville est immense et tragique à la fois, au vu et au su des autorités et représentants de l’Etat insensibles et corrompus.
Amoureux et passionné par notre belle capitale qui illustre toute l’histoire et la mémoire algérienne grâce à la richesse et variété de ses monuments, l’exubérance de sa végétation exotique et les hauts lieux symboliques, révélateurs de la présence de tant de personnalités littéraires, artistiques, qui l’ont jalousement gravée et évoquée dans leurs œuvres, H’sissen se sent offusqué et bouleversé par l’ampleur des dégâts culturels et moraux qui sévissent dans notre société en pleine crise politique.
Le narrateur, toujours selon Leïla Sebbar, raconte avec humour, un humour noir et cinglant, le sinistre de sa ville. Une ville qu’il aime, qu’il a aimée et qu’il ne sait plus rêver comme sa grand’ mère l’Andalousie qui, aveugle, peut croire encore à la ville chérie d’autrefois. Tout semble basculer vers l’horreur et l’anéantissement de tout un riche patrimoine.
Aujourd’hui, un présent aveugle est entrain d’effacer et d’assombrir un passé glorieux de notre histoire. La mémoire du peuple est piétinée et avilie par «les banikelboun», assoiffés de richesses, qui ont enseveli la culture et ruiné le pays .
Ce sont là aussi les réflexions et observations du journaliste espagnol, Vazquez de Cervantes de Almeria, qui devant ces scènes horribles et les comportements odieux de responsables complices et insensibles à la dévastation des biens publics et historiques, reste stupéfait. Tout est absurde. Il est difficile, voire impossible, de comprendre une situation aussi complexe qui entraîne toute la ville vers une dérive périlleuse et fatale.
L’enjeux est énorme et le dilemme fracassant. L’angoisse est présente durant tout le récit.
Dès le début de la narration, la peur s’empare de tous les personnages pour envahir aussi vite le lecteur, tant préoccupé par le narrateur qui, terrorisé, a perdu le «sens et la parole».
Seul le don de l’écriture lui est resté pour pouvoir sauver sa peau et transmettre ce qu’il ne peut pas dire. “C’est une longue histoire que je m’interdis de raconter, non pas par peur de perdre mon travail au Ministère de la Culture comme conseiller chargé des relations hispano-algériennes, puisque c’est déjà fait, mais tout simplement par peur d’être tué ou kidnappé dans des conditions que personne ne pourrait déterminer. Et pourtant, Dieu seul sait que j’ai toujours essayé d’être un citoyen modèle, c’est-à-dire sans histoire, mais je n’ai pu y parvenir. Raconter, pour moi, aujourd’hui, c’est me dégager de cette lourdeur qui m’emplit le cœur et la mémoire. Quelque chose me brûle les lèvres (puisque j’ai perdu l’usage de la langue), me fait très mal au cœur. Il faut que je raconte, en vous laissant le soin de compléter ce que je ne peux raconter. Je me propose au moins de vous parler de l’histoire de Don Quichote, en évitant de fourrer mon nez dans ce qui ne me concerne pas, c’est-à-dire de parler de la famille des Verts qui est tabou. (La famille des Verts fait partie de la grande famille des Pieuvres. Elle possède des milliers de tentacules. Une tentacule est capable de parler avec vous en même temps que d’en écouter un autre qui se trouve à des milliers de kilomètres, au moment même où une autre tentacule fait un travail de criminel qui ne sait qu’étrangler les gens ou les égorger, et qu’une troisième tient un discours aux Nations-Unies sur les droits de l’Homme... C’est compliqué. Je veux en dire plus, mais quelque chose m’interdit de le faire.) Je vous en prie, ne me coupez pas, laissez-moi d’abord en terminer avec ce silence imposé: vomir toute cette vermine qui me ronge comme un vieux saule et cette gangrène qui se propage en moi tel un feu estival difficile à cerner.”
Ce long et audacieux témoignage de H’sissen sur le comportement odieux de certains personnages immoraux, à travers un simple récit de l’histoire du journaliste espagnol, Vazquez de Cervantes de Almeria en visite à Alger en 1995 sur les traces de son aïeul, Miguel de Cervantes, en dit davantage sur plusieurs facteurs politiques, sociaux, culturels qui démolissent actuellement notre ville et société. La dénonciation et la mise à nue de certains individus responsables de cette crise multiple n’épargne personne. Pour le narrateur, «Les Bani-Kalboun, ont une manière extraordinaire de se reproduire et de se régénérer, comme l’hydre. S’ils ne sortent par la fenêtre, tout petits, humiliés, lézardés, il faut les attendre de l’autre côté parce qu’ils ne tarderont pas à revenir par la grande porte lavés de tout soupçon.»
C’est à travers une simple fiction picaresque, que Wacini Larej, nous plonge dans l’histoire et la mémoire d’une ville aussi prestigieuse qu’Alger. Le récit de l’aventure de ses protagonistes et l’analyse historique de la capitale permettent de nous sensibiliser davantage sur la valeur inestimable de son patrimoine public et culturel qu’il faut à tout prix sauver de ces prédateurs immoraux à l’affût de tout ce qui peut se monnayer et les enrichir.
Passionnante et passionnée, cette œuvre dramatique et poignante a le mérite de crier haut et fort ce que tout le monde pense et ressent durant toute cette décennie noire qui perdure malheureusement.
notes
* Enseignant à l’Institut des Langues, Département d’Espagnol, Université d’Oran - Chercheur associé au CRASC .