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Aménageurs et aménagés en Algérie. Héritages des années Boumediène et Chadli. Abed BENDJELID, Jean Claude BRÛLÉ et Jacques FONTAINE, Paris, Université d’Oran, Université de Franche-Comté, Université de Tours, éditions L’Harmattan, 2004, 419 p.

Cet ouvrage qui regroupe 45 interventions d’universitaires et de praticiens est en fait, le produit du colloque ‘Aménagement du territoire et réorganisation wilayale en Algérie’ tenu à Oran au début de la décennie 1990. Voulu comme un ouvrage utile, il a été retravaillé par une équipe d’enseignants chercheurs spécialistes de l’Algérie qui ont trié, ordonné, classé les contributions et rédigé les compléments indispensables (introductions, conclusions, synthèses). Un des objectifs recherchés visait à donner la parole aux aménagés par l’analyse de leurs réactions aux actions de développement entreprises par l’Etat, approche bien singulière car seuls les points de vue des acteurs publics étaient à l’époque abordés. 

Si la présentation semble fragmentée, c’est qu’elle est utilement, volontairement détaillée et, naviguer dans les dédales de l’ouvrage, en révèle toute la richesse. Celui-ci comprend cinq parties, divisées en quatre à six sections, partagées chacune en thèmes (ou axes) au sein desquels s’inscrivent les textes des communications. Le travail de relecture des textes a permis à Jean-Claude Brûlé et Abed Bendjelid d’élaborer une synthèse dense d’une trentaine de pages (pp. 32-68) qui décrypte la complexité de la réalité algérienne, voire anticipe sur des questions posées aujourd’hui -par le développement national- à la société algérienne et, dont rendent compte les intitulés des parties de la synthèse élaborées : ‘L’imaginaire mythique, inspirateur de l’aménagement’, ‘L’appropriation foncière, enjeu de stratégies contradictoires’, ‘La reformulation d’anciennes solidarités sociétales’, ‘L’ampleur des dysfonctionnements urbains et périurbains’, ‘Résistances à l’application du modèle d’aménagement’, ‘Trois remodelages administratifs (1963, 1975, 1985) : trois logiques différentes’.

Certes, certains textes sont composés d’une à trois pages ; cela peut paraître insuffisant pour traiter d’un sujet ; mais ils n’empêchent pas l’ouvrage d’être d’un intérêt majeur. Par le contexte d’abord ; en effet, le colloque à l’origine de la publication s’est tenu à une date marquée par la fin des années de ‘socialisme’ et le début des années de ‘libéralisme’. Il donne une image forte du pays avant le basculement dans une crise grave, multidimensionnelle. Cette période de transition est très bien représentée par l’année 1990, laquelle a vu la promulgation de lois traduisant excellemment sa nature, notamment la loi d’orientation foncière qui ‘annule’ la ‘Révolution agraire’, reconnaît la propriété privée et libère les transactions sur la terre ainsi que les lois portant  sur la wilaya et la commune, qui enlèvent aux collectivités territoriales toute forme d’intervention dans le domaine de l’économie.

Traduisant cette transition, l’ouvrage contribue pertinemment au bilan de trois décennies de développement et d’aménagement. Son sous-titre comporte, à juste titre, le mot ‘héritages’. Les auteurs assument le choix de privilégier les ‘études de cas’ et les contributions de ‘praticiens’ (60% des interventions). Mais, faire appel aux acteurs aménageurs aurait dû s’accompagner de l’appel aux acteurs aménagés, absents de l’ouvrage, représentés tout de même par les travaux des universitaires. En ‘opposant’ les aménageurs aux aménagés, ils délimitent les rôles des uns et des autres dans le façonnement du territoire et le déploiement des actions de développement. C’est ainsi qu’ils qualifient les acteurs publics de ‘dirigistes’, agissant avec un ‘volontarisme exacerbé’ et ‘sans concertation’, et les confrontent à des acteurs privés en situation d’opposition, d’indifférence, de détournement ou d’acceptation par rapport à l’action publique. Les auteurs se donnent pour objectif de faire ressortir ‘les interactions entre les stratégies d’acteurs’ ainsi que les ‘variétés des stratégies individuelles ou de groupes’. Pour cela, ils font le tour d’expériences multiples touchant toutes les régions et toutes les composantes du territoire algérien. D’ailleurs, ils s’inscrivent dans une démarche multi échelles qui va ‘du local à l’international’ ; de même qu’ils présentent les différentes politiques publiques, industrielle, agraire, urbaine ou  territoriale.

En s’inscrivant dans une démarche moderne, actuellement centrée sur le jeu des acteurs, les auteurs font le constat d’une ‘crise participative des sociétés’ et suggèrent l’ouverture du débat sur les nouvelles approches participatives de l’aménagement ou sur la citoyenneté, tout en reconnaissant que les ‘fractures de la société progressent au détriment de (cette) citoyenneté : communautarisme, corporatisme, etc.’

Les enseignements qu’ils tirent sont plutôt optimistes : ‘les réactions négatives’ (des aménagés) sont ‘non majoritaires’ et les ‘réactions positives’ sont les ‘plus nombreuses’. A ce titre, l’analyse des textes proposés est instructive, notamment par les expériences d’aménagement et de développement local qui se sont soldées par des échecs, tant sur le plan des réalisations que de celui des impacts sur les populations. Ces expériences négatives reflètent, à notre avis, un échec plus global que le pays traîne encore aujourd’hui : pour l’espace rural (aménagement imposé… contesté, non coordination… réalisations déficientes, inefficacité des aménagements initiés d’en haut, bilan global mitigé… espoirs déçus, une paysannerie déménagée sans ménagement, fragilisation de la population, un barrage qui se retourne contre les paysans, un aménagement sans effet, un aménagement détourné, un aménagement refusé, un projet mené dans une vision purement technique, mythe de l’aménagement, réappropriation de l’aménagement, gommage d’un aménagement, détournement de l’action d’aménagement, incompréhension des aménagés…, inexpériences des aménageurs, l’échec des aménagements), pour l’espace urbain (non respect des règlements, non cohérence entre des pratiques publiques, contestation des aménageurs par les usagers, échec d’une opération de relogement, réaction des habitants, conflit des rationalités, des aménagés spectateurs, une population indécise, conflits autour d’un réseau de transport, insuffisance et lacune des plans) et pour l’espace administratif (irruption de l’Etat, litiges intercommunaux, conflits de compétences, un aménagement volontariste non assumé, échec de la promotion de Naâma comme chef-lieu de wilaya, le SNAT : un outil sans moyens, des outils d’aménagement inadaptés, une politique de développement sans la région, l’espace instrumentalisé, tensions sur l’espace).

Les auteurs mettent le découpage administratif au centre de tout. Ils en décrivent les fondements, les logiques, mettant l’accent sur un discours officiel moderniste, qui oppose la ’volonté d’occultation’ à la réalité de la vitalité des structures sociales communautaires’. A ce titre, ils auraient pu davantage mettre en valeur les rapports des sociétés au territoire et montrer dans quelle mesure « détruire ou effacer les limites anciennes c’est désorganiser la territorialité, mettre en question l’existence quotidienne des populations » (Cl. Raffestin). Comme ils auraient pu mieux analyser le « jeu géométrique des limites » mené par le pouvoir, ses enjeux et la démarche avec laquelle ce pouvoir combine les composantes du territoire pour les manipuler en vue d’organiser (ou désorganiser) la territorialité.

Dans l’ensemble, cet ouvrage est d’un intérêt fondamental pour tous ceux que l’Algérie intéresse et s’impose comme une référence incontournable pour comprendre ce pays. Sa sortie tardive et décalée s’avère être une bénédiction. En effet, l’ouvrage fait le bilan des héritages et apporte un éclairage inattendu qui permet de mieux déchiffrer les évolutions récentes et regarder différemment l’Algérie d’aujourd’hui.

Hosni BOUKERZAZA

 

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