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In memoriam : Germaine TILLION (1907-2008) De l’ethnologie du sauvage à l’anthropologie

Insaniyat N°44-45 | 2009 | Alger : une métropole en devenir | p. 11-14 | Texte intégral


 

Nous avons pensé qu’une grande Dame comme Germaine Tillion a sa place dans une revue aussi ouverte sur la Méditerranée que Insaniyat.

Cent un ans ! C’est le témoin d’un siècle d’histoire, ô combien chargé de changements, d’événements et de guerres mortelles, qui s’éteint tout en laissant ses traces dans des ouvrages édifiants. G. Tillion est née à Allègre (France) le 30 mai 1907 et décédée à Saint-Mandé le 19 avril 2008. Malgré les adversités, malgré la détention dans le camp de concentration, son âge, tout comme son œuvre démontrent une résilience physique et psychique remarquables.

G. Tillion a détonné et détonne encore dans le champ de l’anthropologie. Dès son retour des geôles nazies, elle va reprendre ses activités de recherche, de réflexion et d’action. Elle a apporté beaucoup à l’anthropologie moderne sur le plan théorique et méthodologique. Elle va changer le regard de l’anthropologue en se démarquant définitivement des prises de positions des ethnologues de la colonisation et présenter ses positions, sa compréhension de l’ethnologie qu’elle définit « comme science humaine et science humaniste qui vise l’inter-connaissance des peuples, une place parallèle à celle que joue le dialogue au niveau des individus : un aller-et-retour incessant de la pensée, incessamment rectifié » (Le Harem et les cousins, 1966, p. 1) et non des objets d’étude chosifiés et classés dans des typologies rigides fixistes comme des papillons de naturalistes. Lors de la journée d’étude qui lui a été consacrée par l’Association ‘France Algérie’ en novembre 2008, des intervenants soulignent son caractère atypique.

Ses apports peuvent être regroupés en trois niveaux

Sur le plan méthodologique l’apport de Germaine Tillion est très important puisqu’elle va sortir des sentiers battus de l’ethnologie traditionnelle fixée sur l’observation directe qui est essentielle mais insuffisante. Elle va consacrer l’interdisciplinarité comme moyen de connaissance d’un ou de peuples, en accordant une place de choix à l’histoire, la religion, la psychanalyse, la littérature, le folklore. Son ouvrage ‘Le harem et les cousins’ est un chef-d’œuvre exprimant le souci du détail du chercheur, la fantaisie de l’artiste et le goût de l’écrivain. Certains de mes étudiants, de l’École doctorale en anthropologie, ont eu du mal à saisir la finesse et la poésie d’un tel ouvrage, ils étaient déconcertés devant une telle ouverture d’esprit et une telle culture aussi variée, convoquant des discipline aussi diverses que la psychanalyse et l’archéologie en passant par le folklore. C’est un ouvrage didactique pour ‘déniaiser’ des chercheurs en herbes qui se focalisent sur la scientificité basée sur « le terrain !». Notion qu’elle a transformée en introduisant toutes ces disciplines qui élargissent le champ des interprétations du hic et nunc d’un terrain restreint.

Introduction d’un nouvel espace de recherche : les terrains de ses prédécesseurs étaient vastes : l’Asie, l’Afrique, les Amériques ; G. Tillion va inscrire un nouvel espace de recherche celui de la Méditerranée, elle démontre que ce terrain est spécifique de par son histoire, ses interactions et ses traditions et qu’il regroupe un grand nombre de pays qui divergent par leur religion tout en se partageant bon nombre de coutumes, règles et pratiques culturelles.

Au niveau de la praxis : elle a montré que l’ethnologue ne peut se contenter d’observer passivement ce qui se passe autour de lui, mais qu’il est possible qu’il agisse, exprime ses conceptions, ses idées et tente de militer et d’agir en faveur des populations et personnes fragilisées, malmenées par des systèmes idéologiques et politiques iniques. Dans ce contexte, G. Tillion peut être considérée comme le précurseur d’une nouvelle anthropologie active, engagée, militante et non une anthropologie assujettie au politique et au militaire ou se contentant d’observations’ neutres’.

Elle a fait du terrain dans les Aurès, en Kabylie et chez les Touaregs, et elle a fait le terrain dont aucun autre anthropologue ne pourrait rêver : Ravensbrück où, prisonnière pendant trois ans, elle était en immersion totale dans ce camp de concentration. Elle va sublimer sa souffrance dans l’étude de ce terrain où la sauvagerie n’aura d’égale que la stupidité des hommes. Elle a continué à faire son travail d’ethnologue en observant, notant, et allant jusqu’à écrire une pièce de théâtre au nez et à la barbe des tortionnaires.

Modèle de résilience, elle sort grandie, plus humaine que jamais de cette expérience ô combien éprouvante ! Elle a décrit avec une grande rigueur l’espace carcéral de Ravensbrück.

Elle va remettre en question le rôle même de l’ethnologue observateur passif et souvent normatif. Elle remet en question ce qu’on lui a appris à chercher chez « l’autre ce sauvage arriéré, les preuves exotiques de sa sauvagerie », elle dira dans "Le Harem et les cousins" (parlant des Aurès où elle a effectué quatre missions entre 1934 et 1940) « Je m'attendais à trouver des sauvages, donc des gens sublimes, et je retrouve… la France paysanne. Il n'y a guère que les parlers qui étaient différents »*.

A la fin de la guerre et après sa libération, elle se servira de son expérience dans les camps pour combattre le totalitarisme à différents niveaux. Elle va changer le rôle de l’anthropologue et la vision de l’anthropologie, bien qu’elle n’ait pas toujours été suivie. En effet, trop frileux parfois, les anthropologues se sont souvent cachés la face en reprenant leur position d’observateur passif. On peut considérer             G. Tillion comme l’initiatrice de l’anthropologie appliquée et agissante, lorsqu’elle tentera d’amadouer Soustelle commandant de l’Algérie pour qu’il autorise la création de centres de santé pour les populations algériennes « clochardisées », cantonnées dans des camps de concentration dénommés pudiquement « villages de regroupement » par les dirigeants du ‘tout sécuritaire’, et des ‘pouvoirs spéciaux’ accordés à l’armée par le gouvernement de l’époque.

En sortant de Ravensbrück, elle ne pouvait plus se permettre de se taire devant toutes exaction, persécution, humiliation : elle était capable de voir et de retrouver dans les yeux hagards des populations martyrisées le visage hideux de la chose que ce soit le nazisme avec ses camps de concentration, la colonisation avec ses villages de regroupement, le stalinisme avec ses goulags et autre appellations, les violences dans les prisons françaises ; ce qui lui fera dire « L’asservissement ne dégrade pas seulement l’être qui en est victime, mais celui qui en bénéficie », (in Le Harem et les cousins). Elle va jusqu’à s’impliquer personnellement pour atténuer en quelque sorte les « mécanismes écraseurs », comme elle les appelle, mis en œuvre par la machine de guerre coloniale en Algérie, elle va tout faire pour la création des centres sociaux dès 1955. Dès 1957, elle militera contre la torture en Algérie et plus tard, elle tentera de faire reconnaître ‘officiellement’ l’utilisation à grande échelle de cette torture en Algérie.

Elle va démontrer que la démocratie et le développement n’empêchent nullement des espaces de non-droit et introduira l’enseignement dans les prisons françaises qui sont loin d’être des modèles d’humanité. Elle affirmera dans son livre ‘Le Harem et les cousins’ que « l’avilissement » des femmes n’est pas le fait de l’islam mais émane de l’ensemble des civilisations du Bassin méditerranéen (et même au-delà) toutes confessions confondues ; elle démontrera que les coutumes sont  souvent plus fortes que la religion au point de la tordre et de la transformer pour lui faire dire ce qui les arrange. Par ce fait, G. Tillion va tordre le cou aux croyances erronées, racistes et islamophobes.

Elle va présider l'association France-Algérie (1986-1987).

Elle a pris conscience que le sauvage est en nous et non chez les autres, ce qui lui fera dire « Si l’ethnographie devait nous apprendre quelque chose c’est apprendre à vivre ensemble ».

Badra MOUTASSEM-MIMOUNI

Bibliographie

Publications de G. Tillion

Tillion, G., Le harem et les cousins, Paris, Maspéro, 1964.

Tillion, G., Ravensbruck, Paris, Seuil, 1973.

Tillion, G., Il était une fois l’ethnographie, Paris, Seuil, 2000.

Tillion, G., l’Algérie en (1957),

Tillion, G., l’Afrique bascule vers l’avenir (1959),

Tillion, G., Ennemi complémentaire (1960),

Tillion, G., La traversée du mal, entretien avec Jean Lacouture (1997).

Quelques références bibliographiques sur G. Tillion

Colloque international, Germaine Tillion, anthropologue, lecture d’une œuvre au passé, présent et avenir ; organisé par l’Association France-Algérie (AFA) le 1er décembre 2008 au Sénat à Paris.

Moutassem-Mimouni, Badra, « Le harem et les cousins 60 ans après », in Colloque international : Germaine, Tillion, anthropologue, lecture d’une œuvre au passé, présent et avenir ; organisé par l’Association France Algérie (AFA) le 1er décembre 2008 au Sénat à Paris.

Gaillard, Gérald, Dictionnaire des ethnologues et des anthropologues, Paris, Editions Armand Colin, Masson, 1997.

Bonte, Pierre et Izard, Michel (dir.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Presses Universitaires de France, 1991.

Benkada, Saddek, La socio-anthropologie en devenir, note de lecture « le Maghreb dans les débats anthropologiques », Oran, Insaniyat, n° 27, CRASC, janvier-mars 2005, p. 123 à 129.

http://www.mondeberbere.com/culture/tillion/tillion.htm, (consulté en octobre 2008).


notes

* Racontera-t-elle soixante-dix ans plus tard au philosophe Jacques Derrida et à l'écrivain Hélène Cixous, lors d'une émission sur la chaîne de radio France-Culture. http://www.mondeberbere.com/culture/tillion/tillion.htm, (consulté en octobre 2008).

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