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Aziz Chouaki : entre héritage et dispersion. Le contemporain métis

Insaniyat N° 32-33 | 2006 | Métissages maghrébins | p.141-154 | Texte intégral


Between heritage and dispersion. The modern crossbreed

Abstract : This article looks at Azziz Chouaki’s literary work, in the light of crossbreeding, so of heterogenity and dispersal and not a watered -down and exotic use of the term. The writer invents his language in the mastered chaos of a constant linguistic « Vessel ». What literary language does he invent ? Our contribution brings to light certain dominant and innovatory values of his romantic creation, then considers the picture produced by the theatrical production of languages.

Keywords : creativity - creolization - heterogenity - hybridity - crossbreeding.


Christiane CHAULET-ACHOUR : Université de Cergy-Pontoise.


Un passage de l’argumentaire de ce numéro oriente le propos qui sera le nôtre ici à partir de la présentation du travail littéraire d’Aziz Chouaki. Mourad Yelles écrit en effet:

«De tout temps et en tout lieu, le métissage est sujet tabou. D’abord parce qu’il a parti lié avec le sang et le sol. Sang de la tribu dont il faut préserver l’entité et le lignage, mais aussi fantasme du viol et de l’étranger – nous touchons là à un paradigme central des sociétés méditerranéennes: l’honneur tribal et la norme endogamique (…) Si le métissage s’égare dans le biologique, il ne prend sens que dans la langue travaillée par l’imaginaire (…) A la différence du scribe, le métis est un conteur qui sauve la mémoire de son peuple parce qu’il en préserve les multiples métaphores».

A qui mieux qu’à Aziz Chouaki une telle définition du conteur pourrait-elle s’appliquer dans la littérature algérienne? Car, véritablement, tout se joue dans la langue non comme exercice de style mais comme manifestation d’un être-au-monde qui, partant de «racines» stérilisantes parce que définies dans l’étroitesse et l’obligation, s’en échappe pour s’inventer dans le chaos maîtrisé d’un «chaloupage» linguistique constant. Et en s’inventant, ce chaos maîtrisé s’extirpe de l’assignation à «résidence» pour prendre une dimension qui échappe aux définitions étroites de la nation. En 2003, Marie Virolle présentait l’auteur de L’Etoile d’Alger – avec juste raison – comme «l’auteur le plus surprenant et le plus novateur de la littérature algérienne des vingt dernières années»[1].

Aziz Chouaki est né en Algérie en 1951, à Tizi Rached en Kabylie. Sa famille a dû fuir la région pendant la guerre (54-62) et il a donc grandi à El Harrach, une banlieue populaire d’Alger. «Je suis rentré à l’école primaire en 1957 où j’ai reçu la formation type du «pied noir deuxième génération»… Il fait ses études supérieures en anglais à l’Université d’Alger. Il a été journaliste. Il a été et est toujours, écrivain, nouvelliste, et musicien de jazz. Il s’est installé en France en 1991[2]. En Algérie, il avait publié un recueil mixte (nouvelles et poèmes) Argo[3]. En 1989, il publiait chez Laphomic, Baya, un récit tout à fait étonnant, plusieurs fois adapté au théâtre depuis sa parution. Cette même année 1989, il publie vingt-cinq nouvelles dans L’Hebdo libéré, nouvelles qu’il présente aujourd’hui sous le titre collectif, Le Bazar. Ces textes lui ont assuré une belle notoriété en Algérie. Remarquons qu’avec l’éditeur Laphomic et l’hebdomadaire où il publie, Aziz Chouaki se glisse immédiatement dans les créneaux ouverts par la levée du monopole d’Etat dans l’édition et dans la presse.

Lorsqu’il arrive en France, il écrit beaucoup pour le théâtre, théâtre radiophonique puis théâtre tout simplement ! En 1997, il édite L’Etoile d’Alger dans la revue-collection Algérie Littérature/Action (Marsa éditions) et ce roman est un beau succès. Réédité sous différentes formes en recueil collectif ou en format de poche, en France et en Algérie, les droits en ont été cédés à Balland qui le publie en septembre 2002, donnant au roman une nouvelle vie chez un éditeur plus prestigieux. En 1998, Aziz Chouaki a fait paraître aux éditions Mille et une nuits, Les Oranges[4]. Ce récit a été porté au théâtre avec un succès constant dans six mises en scènes différentes. En 2000, son second roman, Aigle, paraît aux éditions Gallimard, dans la collection "Frontières". Sa pièce de théâtre, El Maestro, est publiée aux Editions théâtrales en 2001 ainsi qu’une nouvelle, "Confitures et bobos" dans Une enfance outre-mer[5]. Cette même année 2001, il fait paraître Avoir vingt ans à Alger, aux éditions Alternatives, avec des photos de Bruno Hadjih, Il s’agit, dit l’écrivain «de rendre compte du quotidien des jeunes Algérois, en évitant le jugement, le commentaire, le pathos. En essayant d’éviter surtout la dictature de l’histoire, le poids des événements.» En 2003, il publie un nouveau roman, Arobase, et une pièce de théâtre, Une virée.

Dans un texte, plus essayiste que narratif peut être, "Le Tag et le royaume", l’écrivain réfléchit à son rapport à Albert Camus:

«Dans ce grand concert des écritures du soleil, c’est la figure de Camus le tatouage, la matrice, le tag. A la fois aval et amont, en tout cas toujours transversal, ce tag n’est jamais qu’une présence, agile à taire le secret de son chiffre.

(…) Oui, j’ai envie de dire avec lui, oui, Camus, l’Algérie n’est pas que arabe, ni que française, ni que berbère, ni que quoi que ce soit de correctement exclusif d’ailleurs.

Il y a simplement autant d’Algéries qu’on peut en concevoir.

(…) j’ai corrigé l’angle de saveur par rapport à lui quand j’ai perdu la nation (au sens où l’on dit: j’ai perdu la foi). Quand me sont poussées, tout d’un coup, ces lianes vivantes qui font de moi réseau, à présent».[6]

Par rapport à l’héritage, revendiqué ou mis à distance, assumé ou rejeté, tout écrivain fait un choix d’expression qui l’oblige et oblige son lecteur à «changer de route», du moins à se poser autrement les questions de son origine, de son présent et de son futur. Dans un entretien récent, A. Chouaki expliquait:

«Je crois que toute écriture suit une biographie. En l’occurrence, mon écriture me ressemble, si l’on veut. Elle est arabe, berbère, anglo-saxonne, française. De par ma culture musicale, elle est jazz, funk, contemporaine, plastique. Maintenant, l’écriture dramatique resserre la parole, parce qu’il n’est question que de ça, dans une pièce. Des comédiens parlent. C’est la parole qui construit le drame. Or, dans le roman, il y a une distance, dans la mesure où il y a plus d’amplitude. Le temps du roman est horizontal, celui du théâtre vertical. En ce qui concerne mon travail, je travaille beaucoup le signifiant, j’essaye de trouver du goût au-delà du sens, travailler sur les sons, les correspondances».[7]

On voit ici que l’histoire de l’individu, de ses acquis artistiques et culturels, s’ouvre sur une recherche incessante de créativité quand il s’agit de transformer le matériau entendu, dit, observé, en oeuvre d’art.

Qu’est-ce qu’écrire si ce n’est inventer sa langue?[8]

Présentant, en 2000, son roman Aigle, Aziz Chouaki affirmait:

«J’écris en français, certes, histoire oblige, mais à bien tendre l’oreille,

ce sont d’autres langues qui se parlent en moi, elles s’échangent des saveurs,

se passent des programmes télé, se fendent la poire.

Il y a au moins, et surtout, le kabyle, l’arabe des rues et le français.

Voisines de palier, ces langues font tout de suite

dans l’hétérogène, l’arlequin, le créole.

On avait ça dans Les Oranges, ce côté patché, rhapsodie –

au sens étymologique des coutures.

Il y a aussi écrire le monde, «le technocosme» (comme dirait Jeff)

qui moule notre perception, s’emparer de ses codes.

Ecrire avec et non contre les médias et les technologies.

C’est en tout cas l’enjeu majeur dans Aigle,

revendiquer l’hybride et le contemporain.

Je suis un Oriental, avec tout le jasmin et la vase,

mais aussi un parfait clone de la colonisation.

Gosse, j’ai pleuré Blandine dans nos vieux livres jaunes à gravures ;

à l’école communale j’admirais Bayard, sans peur et sans reproche,

parmi les fumets de chorba du ramadan. Aujourd’hui l’histoire, le drame,

l’exil.

Et l’écrire toujours là, à adoucir les mœurs…».[9]

Réfléchissant sur son désir d’écrire et de faire écrire, dans les ateliers d’écriture en banlieue parisienne, il déclare, quelques mois après:

«Ecrire, c’est bien moins prendre sa plume et se faire face page-blanche, que saisir ces innombrables sensations du quotidien, ces archipels de petits moments tout simples. Qui n’a pas, en même temps, fait réchauffer du café, en chantonnant un bout de chanson, l’oreille vers les messages du répondeur, tout en sentant les odeurs de la pizzeria d’en bas? On peut même rajouter un coup d’œil froncé sur une facture, penser à son chef au boulot, à ses bégonias, à changer de chemise, d’amant(e), etc.

Pour moi, c’est cet en même temps qui fait matériau d’écriture. Ecrire, c’est restituer le simple acte de vivre.

(…) A finir, dans les ateliers d’écriture, j’essaye de trouver l’exact endroit à bonne équidistance entre les particularismes et les différences.

Toute histoire démarre là».[10]

A Ariel Kenig, pour Zone littéraire, il affirmait :

«Les jeunes algérois chantent en arabe mais avec un son complètement américain. Ils sont déchiquetés entre les images formatées du monde occidental et le vide de leur cité. Leur identité culturelle n’est pas définie, surtout à cause de cet état de schizophrénie linguistique: à l’école, comme à la télé, on utilise un arabe qui ne se parle pas du tout. Les gens passent leur temps à décoder. Tout le monde joue au théâtre par rapport à la langue officielle.

Les jeunes n’ont pas d’image valorisante à laquelle s’accrocher, à part un peu en musique. Des groupes algériens comme Micro Brise le Silence, renforcent admirablement le mythe en tournant en France ou en signant avec Virgin, mais les gens s’identifient davantage à Michael Jackson ou aux fast-food. Moussa Massy [héros de L’Etoile d’Alger], c’est l’exemple parfait du creuset des débris de mythologie occidentale. Il fait le ramadan pour se bourrer la gueule deux secondes après. Un aller-retour continuel et quasiment primitif, mais qu’il assume».[11]

La langue métisse des narrations

Avec L’Etoile d’Alger, roman qui lui a donné une reconnaissance littéraire certaine, Aziz Chouaki n’est pas le premier romancier algérien à mettre en fiction un jeune Algérois des quartiers populaires[12]. La comparaison aidant à mettre en lumière les particularités stylistiques et linguistiques, un extrait de l’ouverture d’un roman d’Abderrahmane Lounès[13], Le draguerillero sur la place d’Alger édité en 1984, par Laphomic, comme Baya de Chouaki, permettra de pointer convergences et divergences.

Bien qu’il s’en défende, le héros-narrateur s’inspire du personnage du film de Merzak Allouache, Omar Gatlato, autre grand succès populaire du début des années 1980. Dans cet extrait, le protagoniste fait son autoportrait ; sur le plan de la langue, nous lisons un français tout à fait normé, parsemé d’expressions populaires de l’arabe parlé. Ces incrustations de l’arabe sont soit des proverbes, soit des mots ou expressions connus, soit des mots inventés effectivement dans le parler des jeunes Algérois. L’écrivain facilite la lecture en mettant en note la traduction en français de tous les termes qu’il utilise. Cette langue tout à fait codifiée n’est pas exempte d’un humour léger et d’allusion à des formules connues en français, détournées. La langue est savoureuse, parfois triviale mais le dépaysement qu’elle introduit est décodé par le guide sûr qu’est l’écrivain. On reste donc dans un certain classicisme, même si l’injection lexicale arabe produit ses effets de langue familière chez le lecteur algérien francophone ou bilingue.

« (…) J’ai cette grâce et ce charme algérois qu’on ne sait comment définir: à la fois une façon de se conduire et une manière de s’habiller, de marcher et de parler avec un accent «cassé» et une couleur locale impossibles à imiter. Ma démarche, mes gestes et les intonations de ma voix me donnent l’air d’être toujours en représentation.

(…) les gatlathoum sont les seuls hommes que je reconnais comme mes égaux. Je mets mon point d’honneur à marquer mon appartenance à cette caste. Mais où sont nos redjla d’antan, fleurant bon la gomina? Je ne me donne pour ainsi dire jamais en représentation sauf pour emm… le monde (…) La redjla ingurgitée avec le lait maternel m’en préserve. Il n’y a que le fumier qui s’extasie d’orgueil. Nous sommes tous des enfants de neuf mois, n’est-ce-pas? C’est les tripes qui parlent. Les choses ont bien changé: il n’y a plus d’hommes véritables comme antan. «La redjla est dans le c… de la perdrix» disent les pseudo Hozzia, souteneurs, tenanciers, de dancing-lupanar, de missâte qimâr, trafiquants de stupéfiants (chira, kif, neffa, opium, cocaïne, etc.), aç’hab el business. L’homme, comme la redjla, n’a plus la cote: tout à fait passés de mode».[14]

Ouverture maintenant, de L’Etoile d’Alger: si le référent n’est pas fondamentalement différent, la langue, elle, est totalement autre:

«Noir et ample, un voile couvre la face du ciel, masque sévère sur les yeux du soleil, les atours d’Alger ont disparu. Nuages gonflés fiel, crachin ocre, temps de tremblement de terre.

L’horizon aussi a disparu.

Cité Mer et Soleil, la voiture de Djelloul s’arrête devant le bâtiment C; Moussa descend en bâillant. Il claque et reclaque la portière, puis ils se séparent d’un simple geste. (…)

Cloaque boueux devant l’entrée du bâtiment, Moussa soulève les pans de son pantalon, slalom souple entre les flaques, hop. Il en rate une, les beaux souliers vernis, 750 dinars, plongent. En maugréant, il sort un petit mouchoir blanc, crache dessus et nettoie les taches.

(…) Cage 9, escalier F, 5e étage, palier A, n°35. Ereinté, Moussa cherche sa clef, il ouvre doucement, en redoutant l’accueil.

Mal de crâne, quelle soirée!

La fête s’est bien passée, en gros, bonne organisation, bien payé en tout cas, 20 000 balles dont 8000 pour bibi. Normal: la vedette. Ce n’est pas rien de chanter pendant plus de cinq heures avec juste un petit entracte. Répertoire type de mariages: tu mets un peu d’algérois au début, pour détendre, puis tu attaques direct au bas ventre, le plat de résistance, la chanson kabyle moderne, la spécialité du chef. Il y avait même un journaliste d’Algérie Actualité, grosses moustaches, on a pris rendez-vous, peut-être une interview?

Faut dire que je me suis défoncé, tout le monde a dansé jusqu’à l’aube. Le violoniste a fait quelques fausses notes mais ça va. Ensuite, on a veillé avec les copains, l’orchestre, jusqu’à l’aube, trente-six cafés au lait, sandwich, au Terminus. Clientèle de petit jour, musiciens, danseuses de cabaret. Puis, vers 7 heures, retour à la cité avec Djelloul, le chauffeur du groupe.

Je fais exprès de rentrer au petit matin. Comme ça c’est mieux, comme ça tu tombes de fatigue direct, comme ça tu vois un peu moins.

Quatorze personnes dans trois pièces (…)

Moussa se déshabille à tâtons, puis se jette sur son matelas mousse à même le sol et sombre dans le sommeil».[15]

On voit, avec le second roman, que la thématique et le protagoniste «populaire» ont une plus grande tendance à contaminer la langue d’écriture. Il y a recherche d’une symbiose entre le personnage et la voix du narrateur comme s’il était impossible d’évoquer un milieu sans adopter totalement son style au sens linguistique du terme: style et thème sont intimement liés, intrinsèquement du même rythme.

La difficulté qu’affrontent ces deux romanciers est semblable: ce milieu-là parle l’arabe dialectal ou le kabyle, émaillé de français et il faut renverser le dosage linguistique sans trahir le milieu mis en scène.

Ce travail sur la langue est véritablement constant chez Aziz Chouaki et l’exemple de l’ouverture des Oranges peut nous en convaincre:

«- De loin ça fait comme un ruban blanc, cerné de bleu en bas, avec des touffes de vert en haut. Et puis c’est poivré, menthe fraîche et jasmin. C’est ça Alger. Brune lascive aux yeux olive, étalant sa blanche langueur au lécher du soleil.

Et moi j’aime ça, oh oui. Petit matin, au balcon, prendre un bol de soleil direct. Hum.

Cris d’enfants, la rue bruisse, le petit Krimo, qu’est-ce qu’il joue bien, regarde, regarde comme il te dribble ça, hop, hop, et toc, la boîte de conserves entre les jambes du goal, ilié!! Petit pont, pauvre goal, c’est Hamdane le fils de Moussa le boucher, quinze ans, déjà quatre-vingt kilos…

C’est quoi, ça ? Cette odeur, oui, qui soudain gifle, heureuses, mes narines?! C’est la mer, que je vois en bas du ciel, entre le café du Chihab et le kiosque à journaux. La mer, bien sûr».[16]

Il ne fait pas de doute que l’écriture d’Aziz Chouaki est nouvelle, déconcertante pour beaucoup de lecteurs, plus à la lecture qu’à l’écoute d’ailleurs. Ce constat pointe sa première caractéristique qui est sa manière de mimer l’oral à l’écrit. Les phrases nominales sont privilégiées ainsi que les ruptures, parfois les coqs-à-l’âne et souvent les jeux de mots (dont A. Lounès est friand aussi). Cette liberté et, en même temps, cette recherche linguistique sont parties prenantes de la complexité et du désordre d’une situation car manifestement pour le personnage principal des Oranges ainsi que pour Moussa Massy, rien ne peut être simple au pays «où l’indépendance est arrivée»! Pourquoi la langue serait-elle domestiquée? Par la langue du texte, l’histoire est interpellée et n’entre plus dans les créneaux déjà dessinés par les écrits antérieurs qu’ils soient algériens, français ou autres.

Un autre exemple peut être pris: celui de la scène type de romans, films ou sketches algériens: le difficile vécu de l’amour qui pèse autant sur les jeunes filles que sur les garçons, même souvent moins jeunes. Ou: des amours contrariées de Moussa Massy[17]… On remarquera cette ressemblance entre la langue du personnage et celle du narrateur. Lorsque le narrateur reprend la parole, on lit:

Deux heures plus tard, ils quittent le salon de thé et se baladent dans les bois des Arcades, unique espace de liberté pour les amoureux d’Alger, tendresse trabendo.

Ryadh El Feth, réplique tiers mondiste du forum des Halles de Paris. Massive structure de béton sur trois niveaux, boutiques chics, salles de cinéma, galeries d’art, restaurants haut de gamme, salles d’aérobic, de danse, le centre des arts, le bois des Arcades. Tout ça autour de l’imposant monument aux morts, trois gigantesques feuilles de béton entrelacées ouvrant vers le ciel. Symbole des trois révolutions: industrielle, agraire, culturelle.

Esthétique uniforme des démocraties populaires, fascisme littéral, entre képi et turban[18].

Mais cette ressemblance se situe plus au niveau lexical (registre familier) – «se balader» «tendresse trabendo» – qu’au niveau véritablement syntaxique, excepté pour quelques ruptures de construction ou phrases nominales. La proximité avec le français populaire de son héros qui doit mimer son arabe algérois est dans le choix délibéré d’une langue réaliste et simple. Il répond ainsi à une certaine loi de lisibilité. Ces passages où l’on passe d’une focalisation interne à une focalisation externe sont comme des zones de repos et d’engrangement de l’information que Moussa Massy livre de manière moins construite.

En règle générale la langue d’Aziz Chouaki se manifeste par l’usage d’onomatopées, d’une ponctuation abondante qui s’explique aussi par le discours direct du personnage, par un lexique particulier (qui mériterait toute une étude), par une élimination quasi systématique du premier terme de la négation. Tout cela est fortement construit et concerté pour «représenter» le jeune du quartier, pour essayer de transmettre ce qu’on pourrait appeler la «culture houmiste» et réussir à le faire.

Le théâtre des langues

Si le lien était déjà très clairement fait entre les jeunes Algérois et les jeunes des banlieues, il est presque systématiquement présent à l’esprit du lecteur qui voit jouer ou qui lit Une virée[19]. Inutile d’insister sur le fait que, comme toute pièce de théâtre, il vaut mieux la voir que la lire, ou la lire seulement après l’avoir vue. En effet, la mise en scène de Jean-Louis Martinelli, proposée au Théâtre des Amandiers de Nanterre en 2004, a soutenu de façon magistrale le texte par le décor, la musique et le jeu époustouflant des trois acteurs. On peut dire, une fois encore que la langue d’Aziz Chouaki dépasse le mimétisme et est véritablement une langue de création. Travail concerté d’un écrivain qui ne prétend pas refléter une langue mais créer sa propre langue, en adéquation avec un sujet:

«Il s’agit moins de dénoncer que de donner à voir, on est toujours dans l’espace du théâtre, la convention. La langue que pratiquent les personnages est inventée, c’est une langue alternative, forme et contenu se perlent en défiant les règles de la parole normée. Ils sautent de l’arabe à l’anglais, au français, sans se poser de question. C’est presque une langue d’aéroport, cosmopolite. En fait, ils utilisent là, inconsciemment, la matrice de l’occident, sa technologie domestique, les médias, la télé, le cinéma. Donc d’un point de vue esthétique, c’est une richesse savoureuse».[20]

La quatrième de couverture la présente en quelques mots: «Trois larrons en bordée, une plongée dans l’interzone des bas-fonds d’Alger.

Ça pourrait se passer dans le Bronx ou n’importe où ailleurs».

Sur scène trois jeunes hittistes, dans l’Alger des années 90. Ils sont à la dérive, sans travail, sans domicile, sans femmes et observent un monde en plein chaos, frôlant sans cesse la mort ou l’intégrisme et vivant dans la détresse. Pour y échapper, il y a l’alcool, la drogue et les amphétamines, premiers bagages d’une «virée» qui finit en tragédie.

D’un «bar pourri d’Alger» (premier panneau), les trois amis, Mokhtar, Lakhdar et Rachid, passent à un autre lieu, «devant une espèce de mur au bas duquel un soupirail grillagé. C’est Tabessrassek, clando d’alcool» (deuxième panneau) puis, quand le bar ferme, «Front de mer, baie d’Alger (…) Alger-Vegas (…) les trois larrons sont dans une voiture» (troisième panneau) pour finir (quatrième panneau) au grand air: «Plage, rochers, lune, étoiles, mer. Les trois larrons sont calés contre des rochers, un post-cassette diffuse Boney M. Chacun devant son bouzelouf, ils mangent, s’ouvrent des bouteilles». Echange d’informations, de ragots, de désespérances et de rêves, bagarres, tout est amorce et espace de violence. Au passage, l’un après l’autre raconte son histoire, histoire de malchance, d’abandon et de malvie sur fond de musique chaâbi. Au fur et à mesure de la soirée, les trois amis sont de plus en plus shootés. La dérision, sous l’effet conjugué de la drogue et de l’alcool, atteint son sommet autour des têtes de mouton qu’ils dégustent. La tension monte, ils ne sont plus maîtres d’eux-mêmes: Mokhtar et Rachid se disputent: tout tourne au drame, latent depuis le début de la pièce. C’est Rachid qui est tué.

Cette trame narrative est perceptible à la représentation mais ne se reconstitue vraiment qu’à la lecture. Car, au moment du jeu, le premier rôle est tenu par la langue: langue du patchwork et du mélange perpétuel faite de télescopages incongrus et savoureux, elle mobilise l’attention et s’impose; langue rythmée par des mots récurrents dont celui de «niquer» qui est le mot-vedette des conversations des «trois larrons», invention, en quelque sorte, d’un nouveau degré zéro de l’expression qui serait sa dégradation faite des bribes linguistiques enregistrées à tout instant et qui font sens par leur tricotage et juxtaposition. A son propos, Aziz Chouaki explique:

«Les personnages d’Une Virée ne fonctionnent qu’avec «deux neurones», c’était une de mes contraintes de départ, je voulais explorer cette zone des «deux neurones». Dans Les Oranges, les personnages sont érudits, brillants, ils ont une pensée, un projet de destin. Dans Une virée, c’est le point mort de trois destins. De la langue ils ne possèdent que des débris. Alors ils ne sont que dans la digression, la violence, le sexe: celui qui a raison, il nique l’autre, pour résumer comme eux».[21]

On peut en donner un exemple lorsque Mokhtar apprend que Djaffar Clinton, un musicien du groupe, est «tombé FIS»:

«Putain, Djaffar Clinton, la prière? L’écume des bars d’Alger, fils des frites et du vin. Tout de suite te vend le vent pour how much, oualou. C’est bon, mec, rideau. Belcourt de nos pieds nus de gosses à dribbler miettes d’oiseaux, une deux, hop amorti pied gauche et reprise de volée droite, but, en plein cœur l’arc-en-ciel, le soleil. Et les vagues, la paresse, rochers léchés salaces, retours de plage en stop, ouais Djaffar, du côté de Zéralda».[22]

Chouaki parvient à faire de ces « débris » de langue un véritable festival linguistique. Pourtant, il n’y a pas que cela. Ce trio de larrons ne peut pas ne pas rappeler à tout lecteur de la littérature algérienne, l’œuvre matrice qu’est Nedjma de Kateb Yacine où quatre jeunes gens – Lakhdar, Mourad, Mustapha, Rachid -, entrecroisent leurs histoires et leurs destins, sur fond de décolonisation et à la recherche de l’Algérie. Les allusions à l’œuvre antérieure sont nombreuses et appuyées et déviées de son sens initial comme pour mieux souligner filiation et inaccomplissement du destin du pays. Ainsi, au début du «troisième panneau», alors qu’ils sont dans la voiture sur le front de mer et que Mokhtar leur fait admirer les étoiles où il voit scintiller des dollars, Lakhdar, en aparté, enchaîne:

«Ouais, mais il en manque une. Celle qu’il a perdue, Mokhtar. (Il entonne Wandering star) Il a perdu l’étoile, la verte, Nedjma au couteau. Brune giroflée, Nedjma, l’Italie en noir et blanc. Niqué, depuis, Mokhtar, niqué total plombé. Parce qu’elle l’a largué, Nedjma au couteau, Mokhtar. Au fer rouge, schsch, son cœur, le sceau de l’étoile. Pour un gros con d’émigré, carte de séjour on sait jamais s’est dit la belle, quitter le radeau. Ça fait trois mois, le pauvre…».[23]

La langue et la référence ne sont pas simples clins d’œil complices mais ont un sens qu’il faudrait chercher du côté du naufrage du radeau «Algérie».

Autre référence, autre œuvre matrice de la littérature algérienne, L’Etranger d’Albert Camus: cette fois, ce n’est plus un «Meursault» qui tue, sous l’effet du soleil, un Arabe mais un jeune Algérois qui en tue un autre de la même communauté, par accident, sous l’effet de l’alcool, de la déveine et de la drogue, à la clarté de la lune: «Finito football, l’Algérie» (p. 29).

Avec la langue d’Aziz Chouaki, nous sommes vraiment dans la créolisation linguistique telle que l’entend Edouard Glissant, c’est-à-dire face à une langue nouvelle et imprévisible. Plus encore qu’à E. Glissant, on se référera au métissage tel que le définit Alexis Nouss avec deux composantes liées, l’hétérogène et l’ambiguïté: «Ambivalence: à la fois noir et blanc; ambiguïté: noir puis blanc, s’ouvrant à l’alternance: noir puis blanc puis noir puis blanc, ad libitum. Echiquier du devenir métis qui pose un territoire pour en défaire les limites»[24].

Un des personnages des Oranges déclarait déjà «la guerre» au chiffre «Un» mis à l’honneur depuis l’indépendance de l’Algérie, le chiffre «du fascisme absolu. UN parti, UNE langue, UNE religion»[25] et ajoutait:

«Un jour, j’ai pris un mètre cube de terre d’Algérie, et je l’ai analysée avec Djaffar, un copain chimiste, qui a un ordinateur. On a déduit que dans un mètre cube de terre d’Algérie il y a du sang phénicien, berbère, carthaginois, romain, vandale, arabe, turc, français, maltais, espagnol, juif, italien yougoslave, cubain, corse, vietnamien, angolais, russe, pied-noir, harki, beur. Voilà, c’est ça la grande famille des oranges.

Donc quoi! Donc c’est faux: UN. Etoile en fracture, autant d’éclats de miroir où chacun s’intercepte et se traque en même temps».

La réponse de l’écrivain est sans ambiguïté:

«Quand on écrit dans une langue, on fait appel à toutes les langues du monde. Refuser l’identique c’est respecter le divers. Et forcément quand une langue domine, il y a résistance, et là où ça résiste, il y a du sens, c’est justement revenir à l’âge pré-Babélien, celui du pluriel. Pour moi, faire dans l’hybride du langage, c’est contrer l’homogène du discours, et, partant, le subverti».[26]

Cette proposition de l’écrivain rencontre celle du philosophe qui affirme l’inexistence de l’homogénéité linguistique: «Pas de noyau pur, de centre intact. Une langue est hétérogène et produit de l’hétérogène. Structurellement, elle fonctionne grâce à un système de paliers d’articulation interdépendants. Sémantiquement, les mots ne prennent sens que dans la variabilité infinie des emplois et des contextes et ne créent des significations que dans l’alliance: syntagmes, propositions, phrases, textes»[27].

En suivant A. Nouss, on peut dire qu’Aziz Chouaki se situe dans la grande lignée des Joyce ou Beckett, « dans une logique de l’hétérogénéité métisse». Il ne se fige pas dans une position d’exilé; il fait de cette position un positionnement – qu’on peut éclairer par son parcours personnel -, «un espace médian (…) où se déploie un imaginaire sans frontières, sans limites, pouvant à ce titre accueillir toutes les appartenances »[28].

Multilinguisme et créolisation sont les «armes miraculeuses» de cette création toujours en devenir.

Bibliographie

Chaulet-Achour, Christiane, "Portrait – Aziz Chouaki : humour et poésie, Paris, Marsa Editions, Littérature/Action, n°12-13, juin-septembre 1997, pp. 255-260.

Chouaki, Aziz, Argo. Alger, Editions de l’Unité, 1982 (Préface Christiane Achour) / Les Oranges. Paris, Mille et une nuits, 1998 (avec une postface de Christiane Chaulet-Achour et Benjamin Stora) / "Confitures et bobos" in Une Enfance outre-mer (Collectif). Paris, Seuil, 2001 / "Entretien", http://www.ville-sevran.fr/Culture/residence2.htm / Une virée, Paris, Balland, Théâtre, 2003 / "Le Tag et le royaume" dans Albert Camus et les écritures algériennes – Quelles traces ? Les Rencontres méditerranéennes Albert Camus, Edisud, "Les Ecritures du Sud", 2004

Houdart-Mérot, Violaine, "Variations algéroises: Une Virée de Aziz Chouaki. Présentation et entretien avec l’auteur", dans Ecritures babéliennes, séminaire annuel du CRTH de l’Université de Cergy-Pontoise, 2004-2005. (A paraître en 2006).

Kenig, Ariel, "Rencontre avec Aziz Chouaki", http://www.zone-litteraire.com/entretiens.php?art_id=483

Lounès, Abderrahmane, Poèmes à coups de poing et à coups de pied. Alger, SNED, 1981 / Chronique d’un couple ou la Birmandreissienne. Alger, SNED, 1982.

Nouss, Alexis, "Deux pas de danse pour aider à penser le métissage", in Laurier Turgeon (s. /dir), Regards croisés sur le métissage. Laval, Les Presses Universitaires de Laval, coll. "Intercultures", 2002, p. 96.

Virolle, Marie, "Aziz Chouaki: Portrait dialogué" dans «L’Algérie et ses littératures», Les dossiers Page des Libraires – Les Belles Etrangères, Paris, novembre 2003, pp. 24 et 25.


Notes

[1] Marie, Virolle, "Aziz Chouaki: Portrait dialogué", dans «L’Algérie et ses littératures», Les dossiers. Page des Libraires – Les Belles Etrangères, Paris, novembre 2003, pp. 24 et 25.

[2] Cf. Chaulet-Achour, Christiane, "Portrait – Aziz Chouaki : humour et poésie". Paris, Marsa éditions, Littérature/Action, n°12-13, juin-septembre 1997, pp. 255-260.

[3] Alger, Editions de l’Unité, 1982 (Préface Christiane Achour).

[4] Numéro 184 de la collection (avec une postface de Christiane Chaulet-Achour et Benjamin Stora).

[5] Collectif, Seuil.

[6] Chouaki, Aziz, "Le Tag et le royaume" dans Albert Camus et les écritures algériennes – Quelles traces ?, Les Rencontres méditerranéennes Albert Camus, Edisud, Les Ecritures du Sud, 2004, pp. 35-40. Tout ce texte est à lire pour le propos qui nous réunit dans ce numéro.

[7] Violaine, Houdart-Mérot, "Variations algéroises: Une Virée de Aziz Chouaki. Présentation et entretien avec l’auteur", dans Ecritures babéliennes, séminaire annuel du CRTH de l’Université de Cergy-Pontoise, 2004-2005. (A paraître en 2006).

[8] Celle d’Aziz Chouaki est impossible à «résumer», si jamais une langue de création peut l’être! Mais la sienne, brisant résolument les conventions syntaxiques et lexicales, oblige à la citer… Ce qui explique que notre article cède souvent la place à la parole ou l’écriture de l’écrivain.

[9] Fiche de présentation de la maison d’édition accompagnant le service de presse de Gallimard.

[10] http://www.ville-sevran.fr/Culture/residence2.htm.

[11] "Rencontre avec Aziz Chouaki",

http://www.zone litteraire.com/entretiens.php?art_id=483.

[12] Quel lien avec Meursault, jeune Algérois des années 1930 du quartier de Belcourt…?

[13] Né le 31 juillet 1952 dans la basse Casbah à Alger. Son recueil de poèmes, Poèmes à coups de poing et à coups de pied (Alger, SNED, 1981) a été un grand succès de librairie. En 1982, il a publié Chronique d’un couple ou la Birmandreissienne (Alger, SNED).

[14] pp. 10 et 11. Tous les mots en italiques sont traduits en note: redjla: machisme dans son acception algéroise, populaire – Hozzia: pluriel de hozzi, dur des durs – Missâte qimâr: tripots clandestins – Aç’hab el business: contrebandiers en tous genres.

[15] pp. 11-13.

[16] pp. 7-8.

[17] pp. 49-52.

[18] p. 51.

[19] Chouaki, Aziz, Une virée, Paris, Balland, Théâtre, 2003, 79 p.

[20] Cf. Violaine Houdart-Mérot, "Variations algéroises: Une Virée de Aziz Chouaki…", op. cit.

[21] Idem

[22] p. 17.

[23] pp. 42-43.

[24] Alexis, Nouss, "Deux pas de danse pour aider à penser le métissage", in Laurier Turgeon (s. / dir.), Regards croisés sur le métissage. Laval, Les Presses Universitaires de Laval, coll. "Intercultures", 2002, p. 96.

[25] Les Oranges. Paris, Mille et une nuits, 1998, pp. 40 et 48.

[26] Cf. Violaine, Houdart-Mérot, "Variations algéroises : Une Virée de Aziz Chouaki…", op. cit.

[27] A. Nouss, art. cit., p. 106.

[28] A. Nouss, art. cit., pp.108 et 109.

 

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