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Identité et modernité, les voyageurs égyptiens au Japon (XIXe-XXe siècles), ROUSSILLON Alain, Paris, Actes Sud, 2005, 249 pages.

C’est la victoire remportée sur les troupes de la Russie en mai 1905, qui éveille l’intérêt de nombreux pays musulmans pour le pays du Soleil Levant. Au-delà des enjeux de politique impériale des puissances en compétition, c’est l’expérience de modernisation du Japon du Meiji qui interpelle les promoteurs des Tanzimat/ réformes lancées par les Ottomans. Le parallèle avec les réformes initiées par Muhammad Ali en Egypte est tout aussi évident.

Au début du XXe siècle, la presse égyptienne a commenté la victoire japonaise dans de nombreux articles. Des Egyptiens ont aussi entrepris le voyage au Japon et ont consigné leurs observations dans des textes, comme le cheikh Ali Ahmad al Jarjawi, le prince Muhammad Ali frère du khédive Abbas Hilmi II ou le professeur Thâbit. Ces relations de voyage ou Rihla sont ici considérées pour leur effet de miroir: elles donnent à voir une représentation du monde de l’autre et en même temps elles servent de support à un perpétuel questionnement sur soi.

Ces relations de voyage sont complétées par un dernier corpus de textes, émanant de personnalités égyptiennes telles Mustafa Kamil pionnier du nationalisme égyptien et d’Ahmed Fadli officier et auteur d’un kitab sirr taqaddum al-Yaban (il choisira de s’exiler au Japon). Tous deux fournissent une somme de réflexions sur la réussite du Japon à s’approprier les bienfaits du progrès et à se constituer en nation forte en mesure de s’opposer aux menaces extérieures, à l’inverse l’échec de l’Egypte. On constate que dans ce face à face, Egypte - Japon, ce sont donc les modalités de la mise en place de réformes/ Islah ou Nahda qui sont passées en revue. Autrement dit, comment maîtriser la modernité sans perdre son âme? Sans perdre son identité?

La question obsédante du patrimoine/ turâth, entendre la place de l’Islam est capitale dans cette réflexion. Si le référent identitaire et l’inscription dans le cadre de l’umma islamique n’est pas négociable, les élites égyptiennes s’interrogent sur les termes de la réception de la modernisation occidentale, et plus particulièrement sur les possibilités de jeter les fondements d’un nouveau pacte socio- politique.

Enfin, la prise de conscience nationale, fortement affirmée au Japon, offre une autre source d’inspiration aux pionniers du nationalisme arabe ou turc. Du coup le modèle d’organisation occidental perd de sa suprématie et les débats au sein des mouvements Jeune Turc ou Jeune Egyptien n’en sont que plus féconds. En fait, la lecture de ces textes devient le prétexte à introduire le débat sur nationalisme et réformisme en Egypte, à analyser leurs relations dans une configuration précisément impériale comme le Japon en offrait l’exemple.

L’auteur apporte des appréciations sur des définitions possibles du nationalisme et réformisme en restant attentif aux effets endogènes et au travail de l’imagination propre à la société concernée. Il rejoint ainsi les positions défendues par les Subaltern Studies qui invitent à explorer les processus de mises en œuvre du lien social autrement qu’à travers le prisme des seuls effets induits par le transfert des modèles occidentaux abordés par l’école anglo saxonne (Ernest Gellner et Benedict Andersen).

Le détour par le voyage au Japon offre à l’analyse des perspectives particulièrement pertinentes pour expliquer l’articulation entre les projets de réformes et d’édification nationale, dans un contexte dominé par la représentation impériale. Alain Roussillon résume les deux tâches de la construction nationaliste et de l’idée de réformes sous deux formules: «faire l’histoire» (projet nationaliste) et «faire la société» (projet réformiste) insistant sur les rapports dialectiques qui unissent le projet politique et la mobilisation des ressources identitaires.

L’étude d’Alain Roussillon se poursuit au lendemain de la Seconde guerre mondiale et aborde la reconstruction du Japon et le miracle de sa réussite au delà de l’échec de son nationalisme. Pour l’Egypte aussi, les données ont changé. Le pays est indépendant et a fait sa révolution… La fascination que le Japon exerce sur la seconde génération de visiteurs égyptiens est toujours aussi vive. Anis Mansour (journaliste), Mamduh Abd al-Raziq ( bénéficiaire d’une bourse d’études au Japon), Yusuf Idriss (écrivain), Anouar Abdel-Malek (sociologue) Ra’uf Abbas (historien), et bien d’autres feront des séjours plus ou moins longs au Japon et ont laissé de nombreux témoignages. Comment concilier les objectifs dictés par la modernisation inéluctable et préserver son identité et la cohésion sociale ? Cette préoccupation ne cesse de hanter ces représentants de l’intelligentsia égyptienne dont le mérite essentiel est de poser les jalons pour une réflexion théorique sur la « question d’Orient » non plus vue du point de vue du centre (L’Occident) mais de la périphérie.

Pour Alain Roussillon, attentif à l’évolution socio politique de l’Egypte du temps présent, l’expérience japonaise est l’occasion de scruter les modalités de l’échec de la modernisation et de la crise éclatée entre les multiples référents possibles.

A travers le voyage en Orient, entrepris par des Egyptiens tout le long du XXe siècle, le principal enseignement de ce bel ouvrage que nous donne à lire Alain Roussillon, réside dans l’appropriation réflexive de la connaissance comme moyen possible de surmonter le désenchantement qui frappe de nombreux pays du Tiers monde.

auteur

Ouanassa SIARI-TENGOUR

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