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Anissa HELIE : Maîtresses et mission coloniale en Méditerranée. Trajectoires d’institutrices européennes en Algérie coloniale (1874-1949). Emanciper les écolières ou féminiser les « fatmas ». Thèse, Doctorat, Histoire, EHESS, Paris, le 8 juin 2006.

En prenant pour objet de recherche le statut, le rôle, l’action des institutrices européennes en Algérie pendant une séquence déterminée de la période coloniale (1874-1949), Anissa Hélie était assurée de faire œuvre à la fois utile et novatrice. Encore fallait-il s’en donner les moyens, formuler des hypothèses, saisir des matériaux, et présenter des résultats à la hauteur des ambitions annoncées. La qualité des deux volumes (développement et annexes) soumis à l’appréciation de ses pairs démontre que l’objectif que s’était assignée l’impétrante a bien été rempli.

1. Neuve, la thèse l’est sans contredit, au moins à trois égards. Elle l’est par son objet concret, énoncé plus haut. Certes, l’enseignement public assuré en Algérie pendant la période coloniale a retenu l’attention du savoir académique dès le début du XXe siècle (Poulard). Il a fait l’objet de nombreux travaux universitaires depuis près de trente ans, à partir de la thèse pionnière de Fanny Colonna sur les instituteurs algériens («indigènes») formés à l’Ecole normale supérieure d’Alger (la «Bouzaréa»), prolongée par celle de Abderrahmane Sekfali, consacrée à ces mêmes instituteurs, mais resserrée sur le département de Constantine. En revanche, personne ne s’était attaché jusqu’ici, pour la période étudiée, au côté féminin de l’enseignement colonial, qu’il soit destiné aux européens ou aux autochtones. Or, à la différence du personnel masculin, le personnel féminin reste exclusivement européen jusqu’à la Deuxième guerre mondiale, les exceptions étant rarissimes. La thèse apporte ainsi, par surcroît, une contribution précieuse à la compréhension d’un monde «pied-noir» dont la culture propre a été étudiée naguère par David Prochaska, mais pas sous cet angle.

La thèse est neuve aussi par son approche en termes de genre -encore très peu pratiquée à propos du Maghreb- qui distingue et combine à la fois domination masculine et domination coloniale, à propos d’un groupe particulier de «dominées des dominants». Il ne s’agit pas en l’occurrence de sacrifier à un effet de mode venu d’Amérique, ni d’ajouter une pierre au mince édifice de l’histoire des femmes dans l’Algérie coloniale: «maquisardes» de l’ALN (Djamila Amrane), employées de maison à Alger (Caroline Brac), prostitution au Maghreb (Christelle Taraud), mais d’un parti pris cognitif qui démontre son caractère heuristique. Excellemment informée des travaux américains en la matière, Anissa Hélie fait à juste titre l’hypothèse que nombre des questions posées à son objet ne l’auraient pas été sans ce présupposé méthodologique, à tout le moins auraient été formulées avec moins d’exigence. Elle étudie un métier exercé par des femmes, défini et contrôlé par des hommes, en situation coloniale, tel qu’il est effectivement approprié par les premières, à l’intérieur et éventuellement à l’encontre de cette double contrainte. Si elle porte évidemment attention à ce qu’on dit et fait d’elles (femmes et hommes, institution scolaire et classe politique, milieu familial et social d’origine et parents d’élèves, société locale européenne et indigène), en tant qu’institutrices et en tant que femmes, Anissa Hélie s’intéresse plus encore à ce qu’elles disent et font d’elles mêmes, de leur vie personnelle, et de leur métier, replacé dans ses conditions concrètes d’exercice, sans oublier leur vision de la société coloniale. D’où l’importance accordée à l’enquête orale, afin de contourner et compenser la minceur des sources publiques écrites exprimant un discours ou restituant une pratique sur ce terrain. D’où la qualité des données et des interprétations qui, sans l’aiguillon du genre, eussent été moins précises et fécondes. L’interrogation devenue classique sur l’ambivalence des effets induits de la politique scolaire coloniale en Algérie: intériorisation de la domination coloniale et acculturation à la culture française, d’un côté, accession à une conscience critique jouant en faveur de l’émancipation politique, de l’autre, est pensée ici non seulement à la lumière des rapports entre misogynie républicaine et machisme local (colonial, méditerranéen, maghrébin) mais à l’aune des rapports, si ténus soient-ils encore, entre institutrices européennes et élèves indigènes, voire plus spécifiquement, de ceux qui pourraient s’être noués entre elles et les fillettes et femmes algériennes.

L’intérêt de ce travail tient donc à ce qu’il se situe à l’intersection de plusieurs disciplines (histoire, sociologie, voirE ethnographie) et sous-disciplines (histoire de l’enseignement, de la colonisation, du genre). Mais la thèse tire d’abord sa force de la diversité des angles de vue proposés, de la gamme des sources engagées dans l’investigation, du volume et de la qualité des données remontées de l’enquête, de la clarté d’un développement qui n’oublie pas le comparatisme, de la volonté de restituer la temporalité contrastée d’un métier dont l’exercice renvoie autant à la discontinuité incessante du contexte externe et interne qu’à la persistance très majoritaire de la bonne conscience «missionnaire». Ajoutons l’apport stimulant à une réflexion plus globale sur l’acculturation interactive en situation coloniale, et pour finir, le plaisir que l’on a à lire un texte bien construit et bien écrit, maîtrisant avec aisance l’art des transitions.

2. Le développement du travail s’organise en trois ensembles. Le premier s’attache aux modalités françaises et coloniales d’accès des femmes au travail salarié et à l’instruction par le truchement d’un métier qui se féminise à mesure que l’enseignement se démocratise et s’étend notamment aux filles, au moins pour les Européens, sur la rive sud. Le second met l’accent sur la formation des institutrices, et la correspondance, plus accentuée encore en Algérie, entre les statuts, rôles et fonctions qui leur sont assignées, et les représentations que l’institution scolaire et le monde social donnent de la vocation supposée du deuxième sexe à prendre en charge la petite enfance et l’enseignement des filles. Le troisième, sans doute le plus riche, restitue au plus près de l’expérience individuelle la pratique du métier d’institutrice en Algérie, dans la diversité de ses conditions locales d’exercice, comme dans l’évolution de ses contextes. Dans les trois cas, l’étude s’ouvre opportunément à la comparaison, non seulement entre colonie et métropole, mais également entre la situation coloniale algérienne et d’autres configurations socio-historiques: Afrique subsaharienne, notamment la Rhodésie (Doris Lessing est heureusement mise à contribution) et l’Afrique du Sud, mais aussi le Vietnam, l’Amérique Latine, le Sud des Etats-Unis.

3. Pour soutenir son investigation, nourrir son développement, étayer sa démonstration, Anissa Helie a su rassembler et croiser une large gamme de documents écrits publics: politiques et administratifs, journalistiques et littéraires, réactiver le fonds Ozouf, exhumer des rapports et des récits oubliés de ses prédécesseurs. Surtout, une longue et patiente recherche de témoignages, amorcée à partir d’un background familial favorable, lui aura fait rencontrer et interroger 22 anciennes institutrices, réparties en trois générations, dont la plus ancienne est entrée dans le métier avant la première guerre mondiale. L’enquête orale n’a pas abouti seulement à la constitution d’un corpus de 900 pages d’entretiens, elle a permis à l’impétrante de réunir des documents privés, écrits et iconographiques, d’autant plus précieux qu’ils sont contemporains de la pratique étudiée, à la différence de la mémoire sollicitée trente ou quarante ans plus tard, et restituent mieux que le rapport administratif anonyme, l’article de presse orienté, ou même «les bulletins de l’enseignement», les conditions et modalités pratiques, quotidiennes, ordinaires, de l’exercice du métier au féminin, modulées aussi bien par les divergences de sensibilité ou d’appartenance idéologique que par la diversité des contextes sociaux et spatio-temporels. Journal de bord, livrets scolaires, carnets de travail, photos de l’Ecole normale, photos de classes, ou de «sorties», récits autobiographiques antérieurs à la sollicitation du chercheur, sont opportunément mis au service de l’enquête. L’iconographie, érigée en véritable source, constitue d’ailleurs la partie la plus riche des annexes.

Avec les textes administratifs, les statistiques officielles et les rapports d’inspection, Anissa Hélie fait ressortir les particularités datées de la situation algérienne: enseignement féminin à dominante religieuse jusqu’en 1904-1905, petite guerre scolaire version algérienne entre laïcs et religieux, féminisation précoce du métier dans l’enseignement européen, dès avant 1914, mais progression très modeste du pourcentage des femmes dans l’enseignement indigène, à l’entre deux guerres. Deux préjugés auraient pu favoriser un autre cours. Le premier selon lequel il faut des hommes pour tenir en main les grandes classes, et l’indigène, ce qui laisse une porte ouverte aux femmes pour les petites classes des écoles indigènes. Le second selon lequel les institutrices pourraient forcer ou contourner plus aisément la défense indigène, à l’instar du médecin (en fait encore plus rare et moins présent au quotidien, au moins dans le monde rural), par un accès plus aisé aux mères musulmanes. En fait, l’option indigénophile du gouverneur Jonnart et du recteur Jeanmaire n’a pas survécu à la Grande guerre. La loi de 1919 accordant un peu plus de droits politiques aux indigènes n’a pas eu de prolongement scolaire. Deux clichés ethnocentristes convergents ont nourri l’argumentaire de base servant de caution au principe général de rétention drastique de l’enseignement moderne «accordé» aux indigènes. Les allochtones croient volontiers que les mères indigènes font encore plus obstacle que les hommes, par leur ignorance même, à la diffusion du progrès. Les autochtones professent volontiers que les mères sont par nature les premières garantes de la tradition et des valeurs collectives. Dans le même temps, un matériel et un éclairage nouveaux sont donnés à ce qui était bien connu : contraste et tension entre Paris et Alger, entre majorité ségrégationniste et minorité libérale, entre discours assimilationniste renvoyant la parité aux calendes et inégalité criante, tant pédagogique que budgétaire, sous couvert, le cas échéant, de respect des différences, créant un véritable gouffre entre enseignement européen et enseignement indigène. Sans oublier la fonction d’intermédiaire et de propagandiste assignée à l’instituteur indigène (F. Colonna), ni la contribution de ce dernier à l’émergence d’une petite bourgeoisie autochtone salariée promue au mérite (A. Sekfali).

Ces points acquis, l’impétrante va nettement plus loin. Avec le secours additionnel, souvent décisif, de l’enquête orale, Anissa Hélie aborde avec maîtrise un point essentiel, beaucoup plus rarement traité, et plus difficile à construire. Elle situe d’abord ce métier féminisé au regard d’un marché du travail serré, mal payé, dur à vivre, plus encore en milieu rural, dans lequel les femmes concurrencent puis remplacent les hommes à moindre capital social (espagnols, italiens), ou attirés par des activités plus rémunératrices. Un métier choisi moins par vocation féminine obligée pour la petite enfance, ou aspiration au reclassement social, que pour l’autonomie individuelle permise par une activité salariée régulière, accordée à un statut respecté, avec le soutien des mères, plus que des pères. Un métier fonctionnaire de petite main, soumis à des directives et circulaires parfois inapplicables, à un contrôle hiérarchique lointain et masculin. Surtout, elle prend ensuite la mesure d’une pratique objective et subjective fortement contrastée, suivant que l’institutrice exerce en ville ou à l’intérieur, dans l’enseignement européen (A) ou l’enseignement indigène (B), est mariée ou célibataire, est venue de France ou a été formée en Algérie etc. La description de l’exercice du métier dans les «postes du bled» est particulièrement bien venue. La maîtresse d’école n’est pas seulement, comme en métropole, ou ailleurs, cantonnée dans les petites classes, elle est confrontée, bien plus que dans la France rurale, à l’isolement social, spatial et mental. Au point que tel instituteur doit accoucher lui-même sa femme à quatre reprises. Au-delà de la solitude, souvent évoquée, il y a encore la peur diffuse de l’Autre, dont on ne peut ignorer le dénuement et l’humiliation, car la situation démographique fait de l’Européen un dominant minoritaire, habité par la crainte jamais éteinte du soulèvement indigène. De manière générale, la jeune débutante non mariée est surveillée, au plan professionnel comme au plan personnel, par sa hiérarchie, par le groupe local, par les élèves et parents d’élèves. Elle est tenue d’être irréprochable. Soumise au contrôle moral, à la pression sexuelle, elle est objet de soupçon, générateur d’angoisse. Sa liberté et son individualité reconnues ont pour condition et contre partie un strict contrôle de soi, une autocensure redoublée (verbale, gestuelle, vestimentaire etc.), à l’aune d’un type idéal d’héroïne du bled pour les Européens, et d’un contre-type spécifique de «sœur laïque» acceptable par les Algériens. Plus encore que les petites européennes, les petites algériennes sont destinées à devenir de bonnes mères et de bonnes ménagères, à l’exemple de la maîtresse elle-même. La situation matrimoniale devient alors une variable des plus importantes. Toutefois, même mariée, l’institutrice reste astreinte à une forte discipline, tant personnelle que pédagogique. Cela étant, ces lourdes servitudes sont compensées par l’amour du métier, l’expérience acquise, la conviction de travailler pour la bonne cause, la fierté des résultats obtenus au CEP, la qualité des contacts conservés avec les anciens élèves, notamment indigènes.

Ambivalence, par conséquent. D’un côté l’institutrice est surchargée, plus encore quand elle est mariée et mère de famille, cumulant ainsi trois tâches: maîtresse à l’école, femme et mère dans son foyer, aide sociale, puéricultrice et infirmière dans le village ou le quartier. De l’autre, elle est valorisée en tant que personnalité locale, surtout dans les petits centres, où elle forme une sorte de duo avec la postière. Bien plus que cette dernière, toutefois, elle jouit d’un statut exigeant mais gratifiant de médiatrice, de conseillère, même si c’est le mari, directeur d’école, qui est secrétaire de mairie. Notable au féminin, elle le devient dans l’ombre de l’époux, quand ce dernier jouit d’une position plus élevée dans le monde colonial. A l’inverse, songeons aussi à la notoriété militante, qui cette fois peut entraîner un conflit frontal avec l’administration. Ambivalence encore quant à l’exercice effectif d’un travail supposé tout d’exécution et subordonné au contrôle masculin, aux directives techniques de la hiérarchie, voire à l’idéologie politique du gouvernement, mais auxquelles ces subalternes de l’enseignement opposeront initiative et résistance. Car les femmes du groupe témoin font preuve en grande majorité d’une souplesse pédagogique inventive, adaptée aux conditions réelles de travail, et certaines d’entre elles montrent qu’elles refusent de suivre le troupeau, au temps de Vichy. Anissa Hélie a donc le grand mérite de saisir la pratique du métier de l’intérieur, de monter que ces exécutantes sont aussi actrices de leur vie personnelle et professionnelle.

Mais qu’en est-il au final des résultats de la politique «féminine» ainsi déployée sur trois générations? Au moment de conclure, l’impétrante reste plus que sceptique sur la portée réelle du projet émancipateur colonial, tant demeure faible le pourcentage des enfants algériens scolarisés, et dérisoire celui des filles, tant paraît l’emporter l’intériorisation de l’esprit de supériorité colonial, quelle que puisse être la marge de manœuvre laissée aux institutrices les plus conscientes que la domination coloniale est aussi une domination culturelle. Assurer la présence française à l’intérieur du pays, valoriser son image, conforter son assise, c’est là le volet essentiel d’une mission dont le second, émanciper les filles indigènes, influencer leur mère, ne saurait exister qu’au compte-gouttes. La bonne conscience des maîtresses d’école, une «fausse conscience», en termes marxistes, renvoie au leurre idéologique structurel produit par une société coloniale et impériale prisonnière de ses mythes et incapable de sortir du système de domination. L’ambivalence laisse place toutefois à l’ambiguïté, véritable leitmotiv de la thèse, car Anissa Hélie n’exclut pas complètement que l’enseignement républicain assuré par les femmes puisse jouer a minima non seulement en faveur du sentiment national algérien, mais, plus spécifiquement, par le biais d’une solidarité féministe diffuse, en faveur de l’éveil des femmes algériennes à une nouvelle conscience de soi.

3. Le bilan cognitif de cette thèse est donc très largement positif. Mais, pour si riche qu’il soit, ce travail n’échappe pas à la critique. Passons rapidement sur les scories et petites faiblesses: orthographe, erreurs factuelles (protectorat tunisien en 1881 et non 1888), citations de seconde main (ex.: Descloitres par Brac), argument d’autorité (renvoi non discuté à C.R. Ageron, ouF. Colonna), séries statistiques incomplètes (p. 156, tableau bienvenu mais arrêté en 1936, et non en 1949, ou 1954, du nombre des écoles et des enseignants dans le secteur «indigène»). J’ai parlé de la richesse des références anglo-saxonnes. Signalons néanmoins quelques oublis archivistiques, documentaires et bibliographiques. On aurait pu élargir le matériel d’enquête aux archives d’associations: Ligue des droits de l’homme, Ligue de l’enseignement, Syndicat national des instituteurs, au Bulletin de l’enseignement des indigènes des départements d’Oran et de Constantine, aux études du Secrétariat social d’Alger, très riches pour la fin de période coloniale, aux mémoires de quelques anciens instituteurs algériens, à tel roman de Najia Abeer, fille de directeur d’école, normalienne de la génération 1962, ayant eu elle-même pour directrice une ancienne élève «indigène» devenue institutrice avant la guerre d’indépendance. On aurait pu aussi utiliser la thèse devenue source de Lucien Paye, sur l’enseignement au Maghreb, l’ouvrage classique d’Antoine Prost sur l’enseignement en France, la thèse d’Etat de Sekfali, citée ici seulement pour son troisième cycle. Ajoutons pour finir les travaux de Paul Thompson et de Philippe Joutard pour l’histoire orale, ceux de Halbwachs à Valensi et Ricoeur, pour les rapports entre histoire et mémoire.

Les vrais problèmes sont évidemment ailleurs, qui sans retirer en rien son caractère novateur à ce beau travail, ou en affecter gravement la fécondité intrinsèque, contribuent peu ou prou, soit à en limiter la portée, soit à en amoindrir l’efficacité analytique. Les uns relèvent de la définition ou du contenu de l’objet, les autres concernent l’explicitation de la méthode, ou les rapports données et interprétation.

La première interrogation porte sur le sous-titre de la thèse, discutable par sa formulation, et surtout trop vaste par son contenu. Anissa Hélie aurait du y renoncer, puisque les femmes autochtones musulmanes restent en lisière de son travail, ce qui ne permet pas d’éclairer suffisamment la réception par elles d’un enseignement spécifique, féminin, colonial, francophone, assuré «entre femmes», dans une autre langue que la leur. Ce pourrait être, il est vrai, une autre thèse. Ce sera, on l’espère, l’objet d’un livre ultérieur, que l’impétrante est précisément la mieux placée pour mener à bien. Il n’empêche, dans les limites d’un cadrage de l’objet défini par le seul titre, l’enquête orale aurait pu intégrer à son protocole, a minima, le témoignage de quelques anciennes élèves algériennes ayant eu accès à l’école indigène dans les années 1940, comme autant d’indices suggérant des pistes pour passer d’un objet à un autre, ou réunir l’un et l’autre dans un ensemble plus vaste.

En fait, l’impétrante n’est pas allée au bout de son ambition. C’est la seconde interrogation, qui renvoie en l’occurrence à mon principal regret, et porte moins sur le découpage chronologique interne à la période retenue que sur l’extension globale de cette période, et notamment sur le terminus a quo. Il faut certes souligner cette fois la cohérence du choix. Ayant pour objet spécifique le personnel enseignant féminin colonial, Anissa Hélie a privilégié la séquence inaugurée en 1874 par la création de la première Ecole normale de filles (Miliana), et achevée en 1949 par la suppression de la séparation ségrégée entre enseignement européen (A) et enseignement indigène (B). Mais du même coup, l’enquête s’arrête au moment où la scolarisation des filles «musulmanes», de plus en plus demandée par les familles, ou de moins en moins refusée par elles, commence à devenir un fait social significatif, sinon massif encore. Ceci parallèlement à l’unification enfin advenue du système d’enseignement, et corrélativement à la progression effectivement importante des écoles et des effectifs indigènes, conformément au plan de 1944. De fait, la fraction dominante de la minorité européenne, celle qui tient les mairies, la presse, les grands secteurs économiques et le budget de la nouvelle Assemblée algérienne - tout cela avec l’aval implicite de Paris, qui n’a jamais eu le courage politique d’imposer à la colonie ses aspirations réformatrices- n’est plus en état de s’opposer à cette demande. Ni moralement, au nom du respect supposé de la soit-disant «tradition indigène»; ni politiquement, après que le mouvement de masse des Amis du Manifeste (1944) ait fait de l’éducation, y compris pour les filles, l’un de ses chevaux de bataille, et alors que le soulèvement du 8 mai 1945 a révélé et renforcé à la fois l’ampleur du fossé séparant les communautés.

La troisième question concerne le profil social de la catégorie princeps. Un écart impossible à mesurer demeure entre les caractéristiques établies à partir de l’échantillon aléatoire constitué par les 22 institutrices interviewées, efficacement construit et analysé, et celles que l’on aimerait pouvoir attribuer avec certitude au groupe «réel» des centaines de femmes ayant exercé le métier à chaque génération, peut-être près de 1500 au total, pour l’ensemble de la séquence historique retenue. Le problème méthodologique est classique. Il n’est nullement interdit à l’historien en quête de traces et d’indices de travailler sur un échantillon aléatoire, de privilégier une approche qualitative, de prendre en compte une série de cas irréductibles à l’écart-type. Anissa Hélie, consciente du danger, a donc eu raison de prendre des risques en assumant un choix méthodologique dicté par la nécessité, plutôt que de renoncer à son enquête, faute de pouvoir établir une sociologie de groupe élaborée à partir d’une statistique exhaustive, et d’un listing complet, permettant de construire un échantillon représentatif mis en vis-à-vis d’un ensemble prosopographique approchant la totalité en mouvement du groupe «réel». Deux raisons documentaires distinctes mais interdépendantes l’ont empêchée d’avancer dans ce sens. La thèse était quasiment bouclée quand une partie du paysage archivistique a changé, le fonds de l’ancien département de Constantine étant désormais intégralement classé et ouvert à la recherche aux Archives d’outre mer (Aix-en-Provence). Du côté algérien, la donne en revanche n’a pas changé. Le fonds de l’inspection académique d’Oran semble définitivement perdu, pour la période antérieure à 1945, et l’accès aux fonds homologues d’Alger et de Constantine s’avère problématique. On rêve à ce que pourrait donner dans l’avenir la combinaison des fonds de France et d’Algérie à propos de l’ancien département de Constantine, les archives de l’ancienne préfecture de l’Est ayant été les mieux préservées au moment de l’indépendance. A supposer que ce rêve d’investigation croisée régionale ait pu prendre corps, l’approche prosopographique aurait été confrontée de toute façon au butoir classique du délai légal (120 ans) opposé à la consultation des dossiers personnels, obstacle quasiment insurmontable, en tout cas pour les périodes postérieures à 1914. Il reste, néanmoins, que l’impétrante aurait dû expliciter davantage pour le lecteur les contraintes qui ont pesé sur sa recherche, et laisser du même coup plus ouverte, là est l’essentiel, la distinction entre le probable et le possible. En tout état de cause, l’impétrante aurait dû présenter et expliciter son protocole d’enquête orale, et intégrer à son volume d’annexes des extraits annotés de ses 900 pages d’entretiens.

Deux observations encore. D’une part, un certain déséquilibre chronologique et narratif demeure dans l’exposition de la recherche. Globalement, l’analyse paraît un peu trop marquée par le poids de la période antérieure à 1914, quelque peu surdimensionnée par rapport à celle postérieure à 1930, et surtout à la dernière décennie, durant laquelle, on l’a dit, beaucoup de choses importantes changent rapidement. D’autre part, le problème également classique des rapports entre données et interprétation se pose ici et là. Anissa Hélie durcit parfois inutilement le trait, oubliant les nuances et différenciations suggérées par son propre matériel, le hiatus insurmontable en l’état entre l’inconnu et le connu, ainsi que le contexte lui-même etc. On ne la suivra pas sur certains points. La comparaison avec les indiens d’Amérique du Nord manque de pertinence. Le propos sur «la quasi absence des voies de communication» (p. 270) ne résiste guère à l’examen. Surtout le thème de «l’impossibilité [pour les indigènes] de s’intégrer dans leur culture» renvoie à un cliché nationaliste très partagé mais fort peu argumenté. L’impétrante fait imprudemment sienne la formule lapidaire de Fanon suivant laquelle les autochtones seraient «vidés de leur culture,vidés de toute culture», en méconnaissance de ses conditions de production et d’énonciation. Or cette formule ne résume nullement le savoir expérimental acquis par l’admirable médecin psychiatre de Blida, et renvoie plutôt à l’engagement tiers-mondiste de l’intellectuel antillais devenu algérien dans la guerre et rendant une sentence de guerre, au plus dur du combat. Prise au pied de la lettre, elle fait en tout cas bon marché de la riche histoire culturelle algérienne du premier vingtième siècle, d’un revival que le carcan colonial a été bien incapable d’entraver, que le fil républicain, si ténu soit-il, a contribué à faire éclore. Il suffit d’évoquer la dynamique associative élitaire et populaire de ce temps, avec ses prolongements sportifs, artistiques, éducatifs, l’oeuvre spirituelle, intellectuelle et pédagogique de Ben Badis, la musique andalouse relancée et rénovée par Yafil, la miniature réinventée par Mohamed Racim, le théâtre en arabe dialectal initié par Allalou, Bachterzi et Ksentini, la chanson chaabi d’El Anka, les nouvelles littéraires de Houhou en arabe moderne, sans parler de la poésie populaire toujours vivante étudiée par Belhalfaoui, pour arguer du contraire.

Reste, pour finir, à souligner les pistes de recherche dont Anissa Hélie dit elle-même qu’il eût été bon de les aborder, ou de les explorer davantage. Evoquons deux d’entre elles. Il eût été précieux de prendre en compte les institutrices issues de la communauté juive (elle-même assez différenciée). Pour être totalement passées dans le cadre juridique et politique français, et avoir totalement intériorisé les valeurs républicaines et le patriotisme français, dans un monde colonial lourdement marqué par l’antisémitisme européen, ces dernières ont en partage avec les femmes algériennes musulmanes non seulement l’autochtonie, mais souvent encore la langue, les traditions culinaires, des croyances et des dictons, la religiosité même. Il eût été précieux aussi, au regard du travail engagé dans la dernière partie, de mettre davantage l’accent sur l’engagement syndical et politique de femmes dont l’entrée en action devient plus marquée avec le Front populaire, et dont l’approche critique de la situation coloniale, y compris dans ses formes de domination linguistique et culturelle, ne se réduit pas au seul cas de Lisette Vincent, qui risque, à tord, de passer pour un hapax.

Objections, réserves, regrets, rien de tout ceci ne suffit à faire oublier les grands mérites d’un travail qui a su construire un objet neuf, faire remonter d’une large gamme de sources et de belles brassées de données inédites, donner à voir et à comprendre tout un pan jusqu’ici ignoré de l’enseignement public, secteur stratégique du système colonial, garant de son ordre, expression de sa nature, indicateur des limites d’une évolution acceptée a minima et sous contrôle, mais instrument en partie non voulu de son dépassement sous diverses formes, et à divers niveaux. Il serait bon que, corrigée et surtout complétée, la thèse d’Anissa Hélie soit publiée, et vienne enrichir, sous une forme plus accessible, une historiographie algérienne (et maghrébine) en constant renouvellement dans plusieurs domaines.

auteur

Omar CARLIER

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