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La crise du mariage en Algérie

Insaniyat N°4 |  1998 | Familles d'hier et d'aujourd'hui | p. 59-77| Texte intégral 


Marriage crisis in Algeria

Abstract : The aim of this article is to analyse the new conditions in the development of the matrimonial market, and the elements of this crisis which make marriage today problematic. 
If we must believe the new theory of arab marriage, it matters less to choose a parallel patrilinear cousin than to wed one nearer : which leaves room for all the most elaborate strategies so as to obey the rules, without yielding on the advantages. This arrangement avoiding hazardous marriages, far (from the point of view of kin ship), and of choosing from the circle of near relatives continues to govern family behavior, whose social mobility is however remarkable. 
Truly, the extraordinary speed of social change has prevented the putting in place of a system of alliances which comply with newly acquired social positions in a way that there is a real difference between practices and expectations of social participants. 
The conditions of the crisis hold to these intricacies of circumstances, individualisation of matrimonial projects, breakdown of channels, absence of meeting places, hostility with regards to others, so many factors which explain the with drawal, but also the late marriage of new generations in particular those of girls. Only a salaried class seems to outline a model which presents characteristics of conjugal stability.

Keywords : family, marriage, strategy, identity, social change


Faouzi ADEL:  Université de Constantine, 25 000, Constantine, Algérie.
Centre de recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran , Algérie.


1. Théorie du mariage

L'interrogation première qui supporte ce travail a trait à la nature de l'évaluation du mariage aujourd'hui en Algérie Si le mariage n'est plus ce qu'il était et Si on peut parler de crise à son propos, c'est qu'il a connu des changements importants qui ont affecté sa capacité de reproduction. La question traditionnelle "qui épouse qui?" n'est plus suffisante parce qu'il importe moins d'identifier les acteurs que de chercher à comprendre pourquoi tardent-ils à se marier, quel sens donnent-ils au mariage aujourd'hui et quelle distance prennent-ils à l'égard des contraintes de la tradition?

Le mariage, autant que la naissance ou la mort, est un événement essentiel dans la vie des individus, il porte en lui une sacralité qui n'est pas seulement liée â sa fonction, mais au fait qu'il est l'un des fondements de toute civilisation. LEVI-STRAUSS en avait fait une des institutions à travers laquelle était possible l'échange entre les peuples. L'échange est un effet au cœur de la problématique du mariage. Or toute la littérature qui prend pour objet le mariage arabe tend à conclure que l'idée d'échange y est étrangère et que l'objectif de tout mariage est de rétablir une égalité entre les membres mâles du lignage en s'efforçant de trouver le partenaire, le plus semblable possible. Cette particularité est en rapport avec la structure agnatique de la famille arabe. Le souci d'assurer la pureté de la lignée et surtout celui de perpétuer la solidarité entre les agnats pousse à élaborer des combinaisons tellement complexes que ça en devient un art.

L'idéal du mariage arabe, c'est bien sûr, celui entre les enfants de deux frères, négation de tout échange et concrétisation d'une égalité parfaite entre les agnats. Mais comment assurer à chaque mâle une fille de frère du père? L'opération est irréalisable pour tous les enfants d'une même génération en raison des hasards dus à la démographie. Ce n'est qu'au bout de deux générations que le mariage entre cousins parallèles devient un mariage entre cousins croisés. Au terme du processus les lignes paternelle et maternelle finissent par se confondre. Ce n'est donc pas le principe agnatique qui est déterminant dans le mariage arabe mais bien l'idée d'égalité et de mariage. Pour P. BONTE, ce qui est important, c'est moins d'épouser la cousine parallèle patrilinéaire que d'épouser au plus proche, c'est à dire, appliquer la seule règle positive d'alliance: l'interdiction de l'hypergamie masculine. Cette contrainte légitime tout à fait le mariage dans la proximité consanguine mais n'interdit pas l'alliance à condition qu'elle ne transgresse pas l'impératif d'une égalité statutaire ou d'un mariage dans des rangs inférieurs. Toute la difficulté vient de ce que la recherche de la parité statutaire et de la proximité consanguine est contradictoire avec le souci de domination masculine. L'élément féminin est source de déséquilibre au regard de cette logique et il faut donc produire une idéologie fortement masculine pour neutraliser une conduite féminine qui s'éloigne de cet idéal. L'idéologie de l'honneur y contribue beaucoup en obligeant les sœurs, ces égales du point de vue du sang, à se conformer au principe de la domination masculine. Cette obsession de la recherche de l'identique est impossible à satisfaire en tout lieu et en tout temps. Elle doit s'accommoder la nécessité de l'échange en particulier lorsque l'alliance présente des avantages politiques. Cette alternative comporte donc des risques dans la mesure où elle distingue preneurs et donneurs et oblige à une évaluation du partenaire à travers la compensation matrimoniale qui est en quelque sorte le prix de la fiancée. Lorsque ce prix est symbolique ou à tout le moins contrôlé par la communauté, on peut penser que l'objectif du mariage est la recherche de l'égalité des partenaires. Mais lorsque ce prix donne lieu à marchandage et tend vers la hausse, il devient le véritable baromètre de la distance sociale entre preneurs et donneurs. Parce qu'elles sont dotées d'une valeur matrimoniale certaine, les femmes jouent un rôle fondamental, elles constituent l'étalon de mesure du lignage. Par leur origine mais aussi leur rang et leur comportement moral, elles contribuent à accroître compétition entre les lignages et à introduire le principe de hiérarchie.

Comme on le voit, le mariage arabe présente des contradictions insolubles. Il tend à pratiquer l'endogamie la plus proche possible pour maintenir une égalité statutaire entre ses membres mais il ne peut le faire qu'en maintenant une partie de lui-même, les femmes, dans le statut de dominées. C'est grâce aux vertus de l'idéologie de l'honneur que les femmes sont associées à l'affirmation de l'identité agnatique puisque de leur conduite dépend l'honorabilité et la légitimité des hommes du lignage.

Si on ne peut donc ignorer l'échange, on se doit d'y faire face avec une açabiya de groupe susceptible d'atténuer les inégalités que celui-ci produit. On se rend compte ainsi, grâce aux travaux de P. BONTE, E. CONTE et Elisabeth COPET-ROUGIER[1] que le mariage arabe ne se réduit pas à comptabiliser les mariages vers la cousine parallèle patrilinéaire (bien insignifiant en réalité au regard des chiffres) mais pose le problème de fond qui est celui de savoir comment une société qui tient plus que tout à son identité élabore des stratégies susceptibles d'atténuer les effets des mariages lointains.

Ces données culturelles de fond ramènent à leur juste mesure les querelles byzantines qui tournent autour du caractère préférentiel du mariage arabe. Le choix de la cousine parallèle patrilinéaire (CPP) est certes idéalisé mais il n'est pas imposé. Il s'exprime parfois dans le "droit du cousin" sur la cousine mais ce n'est pas un droit exorbitant, il n'est que l'expression d'un ensemble de droits qui tendent à favoriser le mariage rapproché et à absorber l'alliance avec les autres dans le sens d'une plus grande cohésion de l'ensemble.

2. Identité agnatique et résistances au changement

L'hypothèse d'un mariage de proximité est-elle compatible avec les bouleversements qui ont affecté le groupe familial durant ces dernières décennies? Peut-on soutenir l'idée que malgré l'extrême mobilité qui secoue la société algérienne, l'alliance est toujours pensée par rapport à un cercle d'identité du "nous"? Il serait téméraire de la penser en raison de l'émergence de données nouvelles évidentes, mais Si on admet que le lien du sang n'est pas le seul fondement de la proximité, on peut considérer qu'une grande partie des stratégies matrimoniales va s'élaborer en fonction de ce principe. Rechercher le partenaire le plus identique possible pour échapper aux lois d'un marché anonyme est l'objectif de chaque clan familial. Ce qui fonde la légitimité du mariage arabe, c'est bien la fonction d'intégration familiale qu'il remplit. L'obsession de cohésion et d'unité qui habite chaque individu est renforcée par le sentiment d'appartenir à un être collectif avec lequel tout se partage, y compris le déshonneur. La Açabiya qu'on peut traduire par esprit de corps désigne ce lien indissoluble qui attache chaque membre à sa communauté. Cet attachement outre qu'il s'appuie sur le devoir de fidélité à l'égard des agnats et celui de mémoire à l'égard des ancêtres, a aussi une base matérielle et politique puisqu'il prescrit aussi bien l'indivision des biens que l'adhésion aux valeurs du groupe (en particulier l'honneur) à travers la défense du territoire et la protection des femmes, le plus précieux des patrimoines symboliques. Le lien du sang est bien sûr essentiel dans cette construction mais il peut être accommodé, réinterprété pour intégrer des étrangers ou pour favoriser le lignage dominant; mais ce qui importe, c'est de travailler à perpétuer et à transmettre un nom, de consolider une açabiya "nassab" qui, par définition se trouve en opposition avec d'autres açabiyas. Ainsi que le dit Lucy MAIR, il est plus important pour les arabes de renforcer la solidarité de la famille que d'établir des relations amicales avec d'autres groupes[2] On comprend ainsi que l'idée de proximité prenne un sens fort et qu'elle érige la solidarité en mode de vie. L'endogamie n'est que l'expression de cette volonté d'être entre soi et de cultiver la méfiance à l'égard des autres. C'est aussi une stratégie à travers laquelle le groupe contrôle la circulation de ces femmes. On ne peut impunément donner ses femmes. Il y a toujours quelques risques (et parfois quelque gloire) à échanger. On peut y perdre son équilibre et compromettre une reproduction qui fonctionne à l'identique. Puisqu'il s'agit d'endogamie large, extensible à souhait, il faut bien admettre que cette identité est constamment travaillée afin d'éviter qu'elle soit absorbée par des ensembles plus grands. Les caractéristiques démographiques qui découlent d'un tel modèle sont connues. Les filles sont mariées à un âge précoce aussi bien pour multiplier les chances d'une fécondité nombreuse que pour éviter les situations de déshonneur; elles le sont à des hommes beaucoup plus âgés qu'elles, parfois déjà mariés, veufs ou divorcés. Souvent symbolique, la dot n'est jamais un obstacle à la conclusion du mariage. Une partie est d'ailleurs réglée longtemps après la consom­mation de celui-ci. Elle constitue d'ailleurs, plus une garantie contre une éventuelle répudiation de la femme qu'un véritable "prix de la fiancée". La répudiation est une des données incontournables de la circulation matrimoniale. Elle est une liberté accordée à l'homme pour s'assurer contre tout risque d'infécondité mais elle est aussi une arme de dissuasion contre toute tentative de contester l'autorité du mari ou de porter atteinte à l'unité de la famille agnatique. Ph. FARGUES prétend que cette liberté est ce qui permet aux femmes d'éviter le célibat, en raison du déséquilibre démographique en faveur des hommes au moment du mariage mais en vérité, la répudiation est le prix à payer pour sauvegarder le principe agnatique. Le célibat est une condition certes infamante, mais en sortir expose les sœurs à subir l'arbitraire des autres. S'il ne peut leur être contesté, le droit de répudier n'interdit pas de pratiquer la solidarité à l'égard des sœurs et de les récupérer dans le giron de la communauté lorsqu'elles sont abandonnées. En agissant ainsi, elles contribuent à l'affirmation de leur identité agnatique. Il est vrai qu'il en découle une certaine instabilité du mariage. Mais il s'agit là d'une instabilité conjugale qui ne menace en rien la stabilité de la famille agnatique, fondée essentiellement sur la solidarité entre les frères. On comprend ainsi que l'endogamie, objectif idéal mais impossible à réaliser en toute occasion, soit une garantie contre toute tentative de déstabiliser le groupe. Les chiffres sont assez éloquents pour confirmer ce qui est avancé. Mis à part la polygamie qui est en nette régression (7,3% tout de même en 1906, mais à peine 1 % aujourd'hui[3]). Les divorces révèlent des chiffres impressionnants. Environ 40% d'unions étaient rompues au début du siècle, autour de 20% en 1940. Ce chiffre a chuté à 13% en 1992. Les hommes avaient bien entendu deux fois plus de chance de se remarier que les femmes. L'âge auquel se mariaient les filles dans les années 1950 était de 19 ans et l'écart qui les séparait des hommes était en moyenne de 10 ans[4] Aujourd'hui, cet âge est de 25,9 ans l'écart s'est réduit à 5 ans. Quant à la fécondité, elle s'est maintenue à un taux très élevé jusqu'au début des années 1980: le taux de natalité était de 47 %a et le nombre moyen d'enfants par femme de 7.

Cette mécanique apparemment bien huilée avait des ratés, lorsque les conditions d'une reproduction à l'identique n'étaient plus réunies. La convergence d'un ensemble de facteurs liés à la colonisation mais dont l'influence était encore plus déterminante au lendemain de l'indépendance rendait plus difficile la survivance de groupe qui n'arrêtaient pas de se multiplier alors que leur économie était fondée sur l'auto-subsistance et le partage égalitaire des ressources. Devenue inévitable, l'émigration allait contribuer à disperser le clan familial et faire éclater le territoire agnatique, annonçant ainsi des lendemains pleins de dangers pour la cohésion du groupe. On peut penser que la tentation est grande pour des individus installés en ville, à qui on offre un revenu régulier et la possibilité de scolariser leurs enfants, de "larguer les amarres" et de rompre les attaques familiales. Mais en vérité, les choses ne se passent pas ainsi. Des hommes pétris par la culture de la Açabiya ("Moi, mon frère et mon cousin contre l'étranger") et de l'honneur très pointilleux, ne peuvent développer soudainement des ambitions personnelles en rupture avec leur communauté. Non seulement, ils sont tenus par le devoir de solidarité à l'égard de leurs proches mais aussi par le devoir de protection à l'égard de leurs femmes Ils ont besoin d'installer des repères, reconnaître les amis des ennemis, trouver le moyen d'être entre soi, dans cet espace anonyme et étranger. Si la parenté n'est plus le principe de l'organisation du territoire, la proximité est redéfinie de telle manière à ce que les voisins, les amis, ceux avec qui on peut partager une quelconque açabiya soient, sinon des cousins, du moins des proches, qu'ils soient du même douar ou de la même région. Cette méfiance à l'égard des autres se traduit aussi au plan des projets matrimoniaux. Pour éviter l'aventure, il faut reconnaître son semblable et se donner les moyens de l'enquête lorsque le partenaire est trop dissemblable. Comment s'introduire chez les donneurs? A quel intermédiaire faut-il faire confiance? Quel langage adopter? Quel prix faut-il consentir à payer? Et enfin comment faire pour que le choix des parents soit aussi celui des enfants? Toutes ces questions, sources d'angoisse pour les familles, sont le produit d'une situation nouvelle ou tout le monde semble désemparé.

3. Le sens des chiffres

Les chiffres récents que nous avons en mains, grâce au recensement de 1987, l'enquête sur la fécondité (ENAF, 1986) et l'enquête du PAPCHILD (1992) montrent que les choses évoluent vite et de façon contradictoire. Certes il faut manipuler avec précaution les statistiques produites en Algérie, parce qu'elles comportent parfois de graves erreurs aussi bien au niveau de la collecte que de l'analyse[5] mais on peut s'y appuyer pour déceler les tendances qui s'en dégagent.

- La première surprise concerne les mariages apparentés. Alors que dans notre thèse[6] nous faisions l'affirmation que ce type de mariage était en recul, conforté que nous étions par notre propre observation et par les chiffres donnés par l'ONS (16,63 % de mariages "toute parenté" en 1982. Paramètres démographiques 1984) voilà que les différentes sources que nous citons livrent des chiffres ahurissants. Pour le PAPCHILD, les mariages avec les cousins proches sont de l'ordre de 25,6 % et les mariages avec la parenté lointaine sont de l'ordre de 9 % (PAPCHILD, 1992). L'enquête DHS (démographie et santé) menée entre 1987 et 1989 donne 29 % de mariages avec les cousins proches et il % pour d'autres parents. Autant dire que les mariages apparentés représenteraient entre 35% et 40 % de l'ensemble. Bien sûr, il faudrait s'interroger sur les catégories utilisées par ces enquêtes: "toute parenté", "cousins proches", "autres parents".... P. BONTE note que la plupart des enquêtes qui tentent de chiffrer les mariages consanguins souffrent de défauts méthodologiques évidents[7]. Le plus grave à nos yeux et de se fier aux déclarations des enquêtés sans établir par des généalogies la véracité de leurs dires. Mais ces chiffres semblent exprimer une réalité indéniable. Ils traduisent parfaitement l'hypothèse que nous formulions plus haut. La recherche de l'identique, alliée à la prudence qu'impose la situation urbaine et la peur de la mésalliance, poussent à la fidélité au clan. Est-ce à dire que les choses n'ont pas changé, que le sentiment du "nous" est aussi intact qu'auparavant malgré l'extrême mobilité sociale qui agite la société? Nous ne le pensons pas bien sûr. A preuve, les femmes qui acquièrent un niveau d'instruction supérieur sont rebutées par l'idée d'épouser un parent parce qu'elles sont probablement plus conscientes des obligations qui en découlent.

Selon les tableaux établis par l'ONS, les femmes qui se marient en 1981 et qui ont un niveau d'instruction supérieur sont 10,7 % à le faire avec un proche, alors que 89,3 % se marient hors parents[8]. Mais ce qu'il importe de souligner, c'est ce réflexe de défiance à l'égard des familles qu'on ne connaît pas. Comme s'il y avait un penchant naturel à s'adresser d'abord à ceux qui sont proches. L'échec de mariages antérieurs réalisés avec des moins proches contribuent à développer ce sentiment d'insécurité hors de son cercle, Il ne faut pas oublier que le mariage dans la parenté est souvent moins cher, qu'il assure la soumission des femmes et surtout qu'il est une garantie que l'honneur sera sauf et le secret bien gardé quoi qu'il arrive entre les époux. Ce mariage a un caractère défensif et il serait naïf de croire que des individus libérés des liens de la communauté ne soient pas portés par des ambitions matrimoniales plus audacieuses. Les chiffres manquent, mais il serait intéressant de connaître l'importance des divorces dans les mariages apparentés. Ceci permettrait de situer le degré de désillusion pour ceux qui y recourent et lever le malentendu qui les entoure. Après tout, le sens de ce type d unions n'a rien à voir avec le sens premier. BOURDIEU a raison de souligner que des "mariages identiques sous le seul rapport de la généalogie peuvent avoir des significations et de fonctions différentes, voire opposées, selon les stratégies dans lesquels ils se trouvent insérés"[9]

Ainsi les paysans pratiquent souvent une endogamie de nécessité parce qu'il se trouve que ceux qui leur sont proches du point de vue du sang sont aussi des proches du point de vue des conditions socio- économiques. Le déclin de la condition paysanne et le désenchantement à l'égard du travail de la terre en font un groupe repoussoir où seuls les ouvriers continuent d'y prendre femme alors qu'aucun autre groupe ne consent à leur en donner.

- La défiance dont nous parlions plus haut peut-elle expliquer l'entrée tardive dans le mariage? Là aussi, les chiffres sont imparables. L'âge moyen au mariage pour les femmes est passé de 25,3 en 1977 à 27,6 en 1987 et s'est stabilisé depuis; alors que pour les femmes, il a fait un, bond surprenant: de 20,9 en 1977 il est passé à 23,7 en 1987 puis à 25,9 en 1992 selon les derniers chiffres du PAPCHILD.

On ne peut nier que les facteurs objectifs tels que la scolarisation qui travaillent la société depuis bien longtemps contribuent à retarder le projet matrimonial. Chez les femmes en particulier, la "dot scolaire" comme on l'appelle, est devenu un élément incontournable du trousseau. Mais le fait de consentir à prolonger son apprentissage au-delà de l'âge de mariage habituel comporte des risques en particulier pour celles qui vont jusqu'aux études supérieures. Non seulement leurs prétentions deviennent difficiles à satisfaire mais elles sont aussi victimes de la règle d'interdiction de l'hypergamie qui veut que les hommes se marient à des femmes moins âgées et moins instruites qu'eux Malgré la diminution de l'égard d'âge, le principe reste le même: assurer par une différence d'âge et de niveau, les conditions d'exercice de l'autorité maritale. Quant à dire, comme le fait Imen HAYEF, que le travail (ou "l'autonomie financière") est quelque peu responsable du célibat féminin, cela est loin d'être vrai. On peut presque soutenir l'inverse. Ce n'est pas parce qu'elles travaillent que les femmes ne se marient pas, c'est parce qu'elles se préparent au mariage qu'elles travaillent. Si on s'appuie sur les données de l'année 1985[10] et Si on met en relation l'activité féminine et la catégorie d'âge, on obtient une courbe en forme de cloche dont le sommet se situe dans la tranche d'âge 20-24. Au-delà on observe un véritable effondrement de l'emploi féminin. C'est dire que pour une majorité d'entre elles, seule l'attente du mariage justifie le travail. Il faut peut-être rappeler aussi que les femmes qui travaillent ne représentent que 9 % de l'ensemble de la population active. Chiffre en régression constante depuis quelques années. Ceci donne toute la mesure du phénomène. Pour celles qui quittent leur emploi une fois mariées ou une fois enceintes de leur premier bébé, ou pour celles qui entrent à tout moment sous la nécessité (divorce, veuvage...), le travail répond à un besoin conjoncturel subordonné aux intérêts domestiques du moment. Par contre ce qu'il est judicieux de souligner, c'est l'étroite corrélation entre le diplôme, le travail et le célibat des femmes. L'enquête dont parle Imen HAYEF montre bien l'ampleur du célibat dans cette catégorie. Sur une population de 400 femmes diplômées de l'enseignement supérieur, les célibataires représentent 75 % des moins de 30 ans, 38 % des 30-39 ans et 5 et plus de 40 ans. L'autre conclusion importante de l'enquête me parait résider dans la corrélation qui pourrait exister entre origine sociale (mesurée par la profession du père) et célibat 69 % des femmes célibataires sont issues des couches populaires et 39 % des couches aisées[11].

Si l'instruction est un handicap pour se marier, celles qui en ont moins ou pas du tout ne se marient pas plus facilement pour autant. Dans la mesure où toutes cherchent à se marier en ville ou avec un homme de la ville, tout le problème pour elles consiste à se faire voir ou à se faire connaître. Or en dehors du réseau de la parenté, elles ont peu de chances de susciter la demande. Seule, une stratégie bien élaborée de contacts avec l'extérieur, en particulier avec le voisinage, permet d'espérer une conclusion heureuse. Se pose donc le problème des filières matrimoniales et des moyens d'y accéder pour faire le meilleur choix possible La connaissance intime de ces filières demande un travail long et patient qui suppose le recours à des intermédiaires, la fréquentation la plus intense possible des lieux de sociabilité féminine (mariages, hammam...) et une culture domestique urbaine (bien recevoir, bien parler...) que n'ont pas les nouveaux arrivants. Mais il ne faut pas croire que le célibat ne touche que les femmes. Il concerne aussi les hommes. On peut penser qu'ils sont moins pressés parce que plus soucieux de donner une assise matérielle à leur projet matrimonial. Mais les difficultés d'emploi associées à la difficulté de se loger contribuent fortement à retarder le projet. Ne parlons pas du coût de la dot et des frais de la tête qui sont en évolution constante et auxquels on ne peut faire face qu'en s'endettant ou en sollicitant le concours des proches.

- Face à ces faits, comment interpréter la baisse constante des chiffres sur le divorce? Ainsi l'indice de divorcialité se stabilise autour de 13,2 % (source PAPCHILD 1992) alors qu'il y a plus d'une décennie, le pourcentage des divorcés par rapport aux mariages réalisés dans l'année était de 19,58 % (1979). Il est difficile de comparer des chiffres produits par des instruments de mesure différents mais comme ce sont les seules données disponibles, il faut constater avec d'autres observations que la tendance à la baisse est remarquable. Si elle se confirmait, elle mettrait en cause l'un des mécanismes essentiels de la circulation matrimoniale puisque la divorcialité, loin de mettre un terme à la vie maritale, la relance en permettant aux hommes de posséder deux ou plusieurs femmes tout au long de leur vie. Cette "polygamie successive", selon le mot de PR, FARGUES[12] permet aussi aux femmes qui n auraient jamais pu se marier, en raison de leur âge ou de leur condition sociale, de trouver un conjoint. Si donc les hommes répudient moins, c'est parce que le remariage a un prix (compensation à payer à la première épouse, nouvelle dot, nouveaux frais de la fête) que ne peuvent consentir les plus démunis. Mais c'est aussi parce que la morphologie des mariages a changé. VON ALLMEN[13] observe que les cadres supérieurs ont une répulsion pour le divorce probablement parce que c'est chez eux que les mariages sont fondés sur un choix libre du conjoint. Par contre, c'est chez les couches nouvellement urbanisées, là où se réalise le plus grand nombre de mariages hétérogames que les divorces sont plus fréquents. Une enquête auprès d'un échantillon de femmes divorcées dans l'Algérois[14] montre que 18 % de cette population divorce durant la première année de mariage, 55% avant 4 ans, Certes, c'est un échantillon qui n'est guère représentatif mais peut-être est-ce là un indice de l'extrême fragilité de ces mariages hasardeux, mal assortis dont les auteurs n'ont pas encore développé le flair nécessaire pour reconnaître leur semblable. Mais ce n'est là qu'une hypothèse comme nous l'avons souligné plus haut; il se peut aussi qu'une part de ces divorces soit issue des mariages apparentés. Ce qui tendrait à montrer que l'expérience des mariages avec des proches peut aussi dévoiler une distance sociale plus grande entre les conjoints.

En définitive, la relative stabilisation des divorces n'est pas sans rapport avec l'entrée tardive des femmes dans le mariage. Connaissant le poids des sanctions qui pèsent sur elles en cas de divorce, beaucoup d'entre elles ne s'engagent dans une vie maritale qu'une fois assurées que les conditions minimales sont réunies. Parmi celles-ci, l'exigence de vivre dans un logement indépendant des parents de l'époux. Une centaine de dossiers consultés au tribunal de Constantine révèlent que la presque totalité des épouses revendiquent une réintégration dans un domicile séparé des parents de l'époux[15], Que seraient les choses alors Si les dispositions du code de la famille n'étaient pas aussi permissives?

4. Marché matrimonial et choix du conjoint

Les chiffres auxquels nous avons tenté de donner un sens ne permettent pas de faire des affirmations tranchées. Ils indiquent seulement que la crise est là et qu'on ne peut en appréhender les causes qu'en mettant en rapport les transformations structurelles de la famille avec l'évolution du système des attentes des acteurs qui la composent. Or l'un des éléments de la crise est cette situation d'hystérésis où on observe un décalage entre la réalité du marché matrimonial et les attentes à l'égard du mariage.

L'autonomisation progressive du champ social vis à vis du champ de la parenté oblige à redéfinir les conditions dans lesquelles se réalisent les stratégies matrimoniales et à identifier les éléments d'une proximité qui autoriseraient l'alliance. C'est A.DESROSIERE qui disait que le "mariage est une bonne mesure des "distances sociales" entre les conjoints"[16] Toute la difficulté vient de l'appréciation de cette distance... ou de cette proximité. Ainsi on observe aisément que les familles citadines qui continuent de vivre sur l'héritage d'un capital symbolique et ne veulent pas déchoir en s'alliant aux "arrivistes" se condamnent souvent aux attitudes suicidaires de refus contraignant leurs filles à un célibat prolongé sinon définitif Sachant que le mariage dépend aussi bien de la position que l'on occupe que du milieu dont on vient, on peut soutenir que le choix du conjoint n'est pas chose aisée. Il engage la totalité de la personne à travers ses biens (salaires, diplômé...), son éducation, ses goûts, mais il engage aussi le groupe familial dans ce qu'il a de plus commun et à travers lequel tous les membres se reconnaissent: nom, prestige, patrimoine, capital de relations sociales, etc... C'est dire combien le choix du conjoint est objet de lutte entre les différents protagonistes. Au cours de son enquête[17], VON ALLMEN distingue quatre personnages principaux: le père parce qu'il est le garant d'une politique familiale, la mère parce qu'elle travaille pour la cohésion domestique, l'intermédiaire en ce qu'il représente, les intérêts des donneurs ou des preneurs, selon la situation et l'intéressé lui-même. On peut déceler une première ligne de rupture entre générations dans la mesure où l'extraordinaire mobilité sociale générée par une scolarisation massive et une industrialisation intense ont produit un décalage entre la position d'origine et la position d'arrivée. Déjà BOURDJEU remarquait que 8,7 % seulement des employés arrivaient à transmettre leur statut à leurs descendants contre 28 % pour les ouvriers et 49 % pour les agriculteurs[18] .

On se rend compte ainsi qu'au plan du mariage les attentes des parents et celles des enfants ne coïncident pas toujours. Ceci est surtout vrai pour les cadres moyens et supérieurs (en particulier les enseignants d'université) dont l'ascension a été Si rapide qu'elle les a complètement détaché de leur milieu d'origine. Leur socialisation particulière (fréquentation de l'université, bourses d'études à l'étranger, expérience affective et sexuelle...) contribue à accroître ce détachement.

On comprend ainsi que le choix du conjoint qu'ils peuvent faire n'a rien à voir avec les intérêts du groupe familial.

Mais ce n'est qu'un cas d'espèce qui illustre certes l'évolution du marché matrimonial, mais qui ne dit pas toute la complexité de l~ situation. En réalité, les intérêts des différents protagonistes sont tellement imbriqués qu'il est difficile de parler d'un choix entièrement libre ou d'un choix entièrement contraint. Dans notre thèse, nous avons essayé de traduire cette complexité, en construisant des modèles qui mettent en relation le choix du conjoint avec la forme patrimoniale de la famille et la trajectoire particulière des fils. A titre d'exemple, dans le modèle de l'indivision, le choix du conjoint n'est pas du ressort de l'intéressé même s'il a son mot à dire. Le choix du conjoint relève d'une politique dont l'objectif est de maintenir la cohésion de la grande famille en sauvegardant la communauté des biens et en décourageant les velléités d'indépendance des fils. L'observation montre que la mobilité de ces derniers est presque nulle. La cohabitation du couple avec les parents de l'époux est une nécessité structurelle. C'est ici que la cousine apparaît comme un choix approprié.

La mesure des différents types de choix apparaît donc comme difficile. C'est pour cette raison que les chiffres donnés par l'ENAF[19] sur le choix "strictement personnel" nous paraissent hasardeux. Selon cette enquête, la moyenne chiffrée est du 8,6 % avec un minimum de 6,1 % en milieu rural et un maximum de 15,5 % en métropole. Dans notre thèse, nous avons recensé 27 choix personnels sur un échantillon de 87 enquêtés. Ce n'est qu'une indication bien sûr, mais lorsque ce choix est croisé avec la CSP, le niveau d'instruction, la période de mariage et la résidence avant le mariage, il permet de brosser le portrait-type de notre personnage: il est cadre, avec un niveau d'instruction supérieur, il s'est marié entre 1969 et 1987 avec une fille qui habitait la même ville que lui. Ce portrait est quelque peu conforme aux descriptions faites plus haut: ceux qui pratiquent le choix personnel font partie de la génération d'après indépendance qui a bénéficié d'une instruction poussée et qui a rompu les attaches avec le terroir, en s'intégrant à la ville où elle s'est fixée. Comme nous l'avons déjà souligné, le mariage engage Si fortement le groupe qu'il est difficile d'imaginer une décision unilatérale. L'implication des parents dans le processus est certaine. Seul le degré de cette implication varie selon la position du futur mari, mais aussi des possibilités de mener jusqu'à son terme la réalisation du mariage.

L'observation montre qu'il y a des degrés dans le choix personnel. Le plus libre semble être celui où les futurs conjoints se rencontrent en dehors de tout intermédiaire, se fréquentent pendant un temps et réalisent leur mariage souvent avec le consentement (résigné ou non) de leurs parents. Il y a le choix personnel qui fait intervenir l'intermédiaire mais qui suppose l'accord concerté des futurs conjoints et celui explicité des parents. En dehors des contacts formels, soumis à une grande surveillance, la fréquentation préalable n'est pas admise. Il y a enfin le choix pseudo personnel, qui donne à l'homme, à la faveur d'une circonstance quelconque, l'occasion d'entrevoir la femme de son choix et de matérialiser ce dernier, en confiant le soin de la demande et des négociations à ses parents. Si le privilège du choix est masculin, peut ont dire que la femme est condamnée au non choix? Nous ne le pensons pas dans la mesure où le refus des demandes en mariage qui leur sont faite expriment un choix négatif L'observation du terrain montre des stratégies féminines plus agressives qui consistent à s'exposer aux regards des hommes à chaque fois que l'occasion leur est donnée. Il est difficile, aujourd'hui, de trouver des parents qui décident d'eux-mêmes de l'avenir matrimonial de leurs enfants sans les consulter. Mais on peut penser que leur poids dans la décision finale est fonction du degré de cohésion du groupe familial. Cette finalité peut dicter une plus grande tolérance à l'égard d'un caprice amoureux du fils pourvu que les intérêts fondamentaux de l'ensemble domestique soient sauvegardés. Lorsque ces intérêts sont absents et que le mariage n’obéit qu'à sa propre fin, le choix du conjoint devient une affaire privée qui ne concerne que celui qui l'engage. C'est pour cette raison qu'il est difficile de qualifier le choix du conjoint en se basant sur la seule déclaration de l'enquêté. Il faut reconstituer l'ensemble des conditions et des circonstances qui font le mariage pour décider s'il y a autonomie ou non dans le choix. Dans la mesure où les opérations qui suivent ce choix sont souvent maîtrisées par les parents, elles leur donnent l'occasion de regagner du terrain et parfois de transformer un choix personnel en un choix parental. Aussi bien lors des négociations avec la partie adverse que lors du financement et du déroulement de la tête, les parents se servent du rituel de la tradition pour s'imposer comme les véritables interlocuteurs.

5. Nouvelles proximités sociales et difficultés de se marier

Tout bon sociologue ne peut manquer de se poser la question traditionnelle "qui épouse qui?". Mais cette question n'a de sens que 51 elle précise ce qui s'échange réellement du point de vue du capital économique, social et culturel.

Les tableaux de l'ONS se contentent de croiser le niveau d'instruction des deux époux. Ce qui donne une pâle idée de la tentative pour les mariages d'aujourd'hui de construire une proximité sociale. Le niveau d'instruction n'est pas la seule mesure de tout ce qui s'échange. Si l'on ajoute que pour la plupart des femmes, le niveau d'instruction ne mesure que la dot scolaire, étant entendu qu'elles sont presque absentes du marché du travail (9 % à peine de la main d’œuvre en âge d'activer), on a une idée du décalage entre l'instrument de mesure et la réalité de l'échange. Ce qui s'échange aussi dans ce cas, c'est la dot sociale; c'est à dire la mise en relation du statut de l'époux avec celui de son beau-père, En effet, pour les femmes qui n'ont aucun capital personnel et dont la valeur matrimoniale dépend presque entièrement de leur milieu familial, il n'y a pas d'autre possibilité de mesurer l'échange qu'en saisissant la position de leur père. A défaut de ces données, on peut approcher la réponse en donnant quelques chiffres-repères. Ainsi en 1983, 69.7 % des femmes qui se marient et qui ont un niveau d'instruction supérieur le font avec des hommes qui ont le même niveau. Peu d'entre elles se marient avec des illettrés (1,2 %), mais 24 % épousent des hommes dont le niveau d'instruction ne dépasse pas le secondaire[20]. Ce qui constitue une entorse à la règle du mariage de haut en bas... à moins, comme nous l'avions dit, que quelque chose d'autre s'échange dans ces mariages. Au niveau des illettrés, les hommes se marient à 90% dans leur catégorie, alors que les femmes ne représentent que 59%. Environ 40% d'entre elles se marient plus haut. Si le niveau d'instruction mesure quelque peu la distance entre conjoints, on peut dire avec VON ALLMEN[21] que l'homogamie concerne les classes extrêmes alors que l'hétérogamie semble caractériser les classes moyennes, étourdies qu'elles sont par le mouvement de la société. Mais finalement il importe peu de dire qu'il y a homogamie, Si on ne dit pas comment elle se réalise? De quelle manière ceux qui sont proches du point de vue du statut finissent par ce rencontrer? M. BAZON et F. HERAN ont raison de souligner qu'il n'y a pas un "effet mécanique des proximités"[22] dans la formation des couples et que ce processus s'accomplit par le biais des médiations. Lorsque le mariage est totalement contrôlé par les parents, ces médiations prennent la forme de filière dont la connaissance exige une certaine intégration dans le milieu où l'on veut se marier, mais lorsque le choix est personnel, se pose le problème de savoir comment et où rencontrer l'autre? Il ne suffit pas d'être du même milieu pour avoir toutes les chances de rencontrer son semblable Encore faut-il fréquenter les mêmes lieux, partager les mêmes affinités et avoir l'occasion d'établir le contact. Or toute la difficulté de se marier aujourd'hui vient de ce que les lieux de sociabilité hétérosexuelle sont presque inexistants. Mis à part l'université qui reste, quelle que soit la conjoncture, le lieu idéal pour la rencontre entre les deux sexes, il y a peu d'espaces qui réunissent les conditions d'une sociabilité hétérosexuelle. Le lieu de travail, parce qu'il est à dominante masculine, n'offre pas tant l'occasion aux rencontres, sauf dans des secteurs où il y a une grande concentration féminine, comme l'enseignement et la santé.

L'explication à cette situation réside dans la persistance du système de l'honneur qui continue à faire dépendre la respectabilité des hommes et de la bonne moralité des femmes. Si l'ordre patriarcal consent à libérer ses filles pour étudier, il le fait au prix d'une étroite surveillance et parfois d'une claustration prématurée qui réduit les chances et ces dernières à faire une rencontre libre. Quant à les laisser travailler, les chiffres montrent que cela ne préoccupe qu'une infime minorité de pères et de maris. Rien ne dit d'ailleurs que là où la rencontre est possible, le mariage est probable.

Faute de pouvoir calculer le "rendement matrimonial"[23] des lieux de rencontre mixtes (comme l'université par exemple), on ne peut qu'émettre des hypothèses.

L'une d'elle consiste à dire qu'il n'est pas sûr que le lieu d'étude ne soit pas utilisé par les jeunes garçons, comme scène de plaisirs destinés à satisfaire les besoins d'un âge, quitte à se marier ailleurs une fois les études finies[24]. Si cette hypothèse se confirmait, elle aurait le sens d'une sanction pour les jeunes filles, dans la mesure où la durée des études est aussi pour elles un temps d'exposition qui autorise sinon l'espoir d'une rencontre, du moins la possibilité d'une demande par la voie traditionnelle.

On voit donc que la logique de la séparation des sexes et la fermeture de l'espace public ne facilitent pas le choix personnel et rendent malaisée toute tentative de construire une relation durable. Cette contrainte est beaucoup plus forte pour les femmes puisqu'elles sont non seulement dépourvues du privilège de l'initiative, mais en plus exposées à l'agressivité masculine, à la moindre de leur apparition. Le préjudice est grand dans la mesure où la seule tactique qu'elles peuvent déployer, c'est d'être visibles afin de susciter la demande.

Cette situation est tout à fait propice à l'émergence de l'intermédiaire, comme personnage essentiel dans la mise en relation de familles qui s'ignorent. L'intermédiaire a toujours existé, à travers les marieuses traditionnelles, mais la figure moderne de ce personnage est beaucoup plus anodine, aujourd'hui. Ce peut être la sœur, la cousine, l'ami, le voisin, etc., auxquels on peut avoir recours selon la situation.

Mais de façon plus visible est apparu, depuis 1988, une possibilité plus anonyme de rencontrer l'autre. Il s'agit des annonces par voie de presse et le recours à des agences matrimoniales dont le nombre est difficile à déterminer. La prolifération de ces annonces qui font le bonheur de la presse spécialisée[25] est l'expression d'un grand désarroi. Elle prouve combien la demande est forte pour échapper au mariage traditionnel et rencontrer l'être rêvé. L'espace réservé aux annonces des femmes est aussi important sinon plus que celui réservé aux hommes. Ce qui prouve que les femmes y trouvent là un moyen approprié pour faire état de leur besoin tout en gardant leur anonymat.

Chez l'hebdomadaire Mag 7, la page des annonces accompagne 4 pages de courrier des lecteurs et des lectrices qui exposent leur cas particulier ou émettent un jugement sur des cas qui ont été exposés. Il est difficile, dans le cadre de cet article, de se livrer à une analyse de contenu des textes publiés, mais il n'échappe à personne que la souffrance d'aimer qui y est étalée, est sans commune mesure avec le silence qui entoure cette question dans la famille. Le caractère extrêmement subversif de ces annonces et du courrier qui l'accompagne réside dans le langage amoureux qui tente de se construire dans l'adversité contre l'autorité paternelle, la tyrannie du frère ou la médisance de l'entourage. Ce langage est forgé par l'expérience, souvent amère, de vouloir approcher l'autre sexe. Il y a là un regard sur soi-même qui trahit la volonté de ce détacher de son milieu d'origine, pour construire une identité propre à exprimer un destin personnel. L'aventure amoureuse y contribue beaucoup. Elle est particulièrement douloureuse pour les hommes parce qu'elle les oblige à mettre en question leur rapport à l'honneur et à la virilité.

Conclusion

Toutes les institutions sociales, à commencer par le code de la famille ne reconnaissent d'existence à la femme qu'à travers sa dépendance à l'égard d'un tuteur qu'ils soit parent ou époux. Tout se passe comme Si la société s'était prise à son propre piège, en accordant très largement aux femmes le droit du savoir (et partiellement le droit du travail), sans se rendre compte qu'elle touchait ainsi à l'équilibre entre les deux sexes et en particulier à la règle sacrée de l'hypogamie masculine, c'est-à-dire l'obligation pour l'homme d'épouser une femme de statut inférieur.

A partir du moment où des femmes se mettent à acquérir les moyens de leur autonomie, elles portent le danger sur le terrain même de l'honneur, puisque du point de vue de "l'idéologie" agnatique, Si l'honneur d'un homme ne permet pas d'épouser une femme d'un statut supérieur, l'honneur du frère ne permet pas non plus de céder Sa sœur à quelqu'un dont le statut est inférieur[26]. L'immariabilité de certaines femmes est liée à cette contradiction. Trop instruites, elles sont redoutées par les hommes qui n'osent les demander, mais incapables de s'assurer un espace autonome dans la société, elles sont obligées de subir la tutelle des parents. Peut-être peut-on expliquer ainsi qu'une partie d'entre elles soit sacrifiée sur l'autel de la parenté puisqu'au célibat prolongé, certaines préfèrent céder aux sollicitations d'un parent dont le statut est inférieur. L'honneur des donneurs est moins exposé lorsqu'il s'agit de la parenté.

Cette situation, tout à fait nouvelle, justifie très largement l'émergence de valeurs nouvelles, produites par le besoin de maîtriser son propre destin matrimonial, en refusant les mariages arrangés et en acceptant le risque de l'aventure amoureuse. Si la conjoncture politique actuelle peut retarder ce processus, elle ne peut l’empêcher. Il y à un âge problématique se situant entre 17 et 27 ans qui échappe à l'autorité traditionnelle et qui devient source de désordre parce que ceux qui vivent cet âge ne trouvent aucune possibilité d'intégration sociale. Le sentiment d'exclusion, fondé sur l'échec scolaire et la difficulté d'accéder à un emploi se trouve renforcé par l'impossibilité de trouver une épouse et de fonder un foyer. C'est donc l'impossibilité d'être homme au sens le plus fort, c'est-à-dire un homme d'honneur, capable de se reproduire et de créer son cercle de dépendants qui explique en partie la dérive à laquelle nous assistons aujourd'hui.

La mobilité sociale réelle qui a secoué la société depuis les années 1970 et les nouvelles conditions de socialisation des individus (par la restriction du rôle de la famille au profit de l'école dans l'éducation des nouvelles générations) ont introduit l'échange au cœur de la problé­matique du mariage. L'idéal endogamique impossible à réaliser cède le pas au besoin de se marier loin, au risque d'écorcher la Açabiya familiale. Mais la concrétisation de cet objectif a un coût. Symbolique d'abord parce que la confrontation oblige à s'engager sur le terrain de l'honneur. Matériel ensuite parce que l'affirmation du sens de l'honneur se paie par de fortes prestations (dont la dot n'est qu'un élément). La plupart des stratégies matrimoniales d'aujourd'hui consistent donc à faire les mariages les plus proches possibles afin d'en atténuer les coûts. Le coût est encore plus élevé pour les femmes. Dépossédées du pouvoir de construire leur propre avenir matrimonial, elles se trouvent coincées entre l'exigence de représenter l'honneur des frères et celui de se soumettre à la domination de l'époux.

Aujourd’hui les femmes appréhendent le mariage. La plupart finissent par se marier, même tardivement, mais elles n'ont pas le sentiment de réaliser leur bonheur. Peut-être que cette idée n'effleure même pas leur esprit. Elles pensent surtout à s'assurer une certaine sécurité; ce qui donne parfois une allure mercantile aux négociations sur le mariage. A travers ses institutions multiples, la société continue de gérer le statut personnel, comme s'il s'agissait de perpétuer la famille agnatique. La facilité accordée à l'homme pour répudier son épouse et la reconnaissance de droit de l'agnat sur celui de l'épouse sapent complè­tement les bases d'une entente conjugale.

La revendication essentielle des femmes aujourd'hui est d'être maîtresses de leur espace domestique. Elles refusent de cohabiter avec les parents de leur époux et vont jusqu'au conflit lorsque l'ingérence de ces derniers devient intolérable. L'observation montre des stratégies plus fines consistant pour les femmes à refuser des mariages qui les éloignent du lieu de résidence de leurs parents. Comme si l'insécurité qui résulte des mariages lointains renforçait le sentiment de leur identité agnatique. Il y a là, un réflexe de défense qui doit toute sa force à la difficulté d'instaurer un dialogue conjugal.

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VON ALLMEN, M..- Mariages et familles. L'évolution des structures familiales en Algérie.- Thèse EHESS, 1980.


Notes

[1] - Epouser au plus proche.- Ouvrage collectif sous la direction de BONIE, P.. Paris, Ed. de l'EHESS, 1994

[2] - MAIR, Lucy - Le mariage. Etude anthropologique.- Paris, PBP, 1971.- p. 25.

[3] - FARGUES, Ph.- la démographie du mariage arabo-musulmam. Traditions et changements.- in Maghreb-Machrek, n0 116, Avril-juin 1987.-p. 64.

[4] - Sources Paramètres Démographiques 19~1 et Démographie Algérienne 1984.- ONS.

[5]- LEVY, Michel-Louis dans un article sur la situation démographique du Maghreb (population et Sociétés, n0 136, Juin 1980) note de sérieuses imperfections dans l'enregistrement des décès par exemple.

[6]- ADEL, Faouzi.- Formation du lien conjugal et nouveaux modèles familiaux en Algérie.- thèse soutenue à Paris V, en Janvier 1990 sous la direction de ROUSSEL. L.

[7]- BOWTE, P.- Manière de dire ou manière de faire: peut-on parler d'un mariage "arabe"?.- In Epouser au plus proche.- Paris, Ed. de l'EHESS, 1994.-p. 374

[8]- Paramètres démographiques et résultats synthétiques des faits d'état-civil, 1981.- ONS, Décembre 1984.

[9]- BOURDIFU, P.- Le sens pratique.- Paris, Ed. Minuit, 1980.-p. 290.

[10]- Voir MOKKADEM, A.- Situation de l'emploi et perspectives.- Revue Algérienne du travail, n° 19, Décembre 1987

[11]- HAYEF, Iman.- Le' célibat des femmes en Algérie.- in être marginal au Maghreb, Textes réunis par COLONNA, F et DAOUD, Z.- Ed. CNRS, 1993.-p.p. 215 - 257.

[12] - FARGUES, Ph.- Démographie du mariage arabo-musulman.- Op.cité.

[13] - VON ALLMEN.- Mariages et familles. L'évolution des structures familiales en Algérie.- Thèse EHESS, 1980

[14] - KESSAL, M.- Le problème du divorce dans la société Algérienne.- Alger, OPU, 1986, Ouvrage en arabe.

[15] - Le nombre exact de dossiers consultés est de 102, tirés au hasard selon la disponibilité des archives et répartis entre les années 1974 (24), 1975 (18), 1983 (19), 1985 (28), 1986 (12).

[16] - DESROSIERE, A..- Marché matrimonial et structure des classes sociales in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n020-21, 1978.-p.p. 97-107

[17] - VON ALLMEN.- Op. cité.- pp. 26-35.

[18] - BOURDIEU, P.- Travail et travailleurs en Algérie.- En collaboration avec DARBEL, A., RIVET, J.P et SEIBEL, C.- Ed. Monton, 1964.-p. 139.

[19]- Enquête Nationale Algérienne sur la Fécondité, voir KOUAOUCI, A.­-Familles, femmes et contraception.- Alger, CENRAP - FNUAP, 1992.-p. 122.

[20]- En 1981, 25,3 % de celles qui ont un NI supérieur épousent des illettrés, chiffre incompréhensible Si l'on apprend qu'en 1982. ce chiffre est de 3.5 % et en 1983 de 1,2%.

[21] - VON ALLMEN, chap. III.- 99.57-90.- Op. cité.

[22] - BAZON. A. et HERAN. F..- La découverte du conjoint, I et 11.- Population, n0 6,1987 et n0 1,1988.

[23] - Voir BAZON, A et HERAN, F. .- La découverte du conjoint, I et II.-Population.- Op. cité.

[24] - PITT-RIVES, J.- Anthropologie de l'honneur.- Paris, Le Sycomore, 1983.- l'auteur décrit dans cet ouvrage, le comportement "double standard " très répandu dans notre culture: "en dehors de la femme que j'ai choisie, ou que je choisirai, toutes les autres sont des dévergondées.

[25] - C'est Alger Républicain, organe quotidien des ex-communistes qui a courageusement violé le tabou, en publiant dès 1988 quelques annonces matrimoniales. Par la suite, d'autres ont suivi. Mais celui qui s'est imposé sur le marché, c'est Mag 7. C'est un hebdomadaire qui consacre l'essentiel de ses pages aux annonces et au courrier du cœur. Il faut dire que ce créneau est exploité aussi bien par la presse arabophone que francophone.

[26] - Voir CAPET-ROUGIER, Elisabeth.- Epouser au plus proche. - Op. cité.- ­p. 470

 

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