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Rapports sociaux, rapports matrimoniaux et condition féminine en Algérie

Insaniyat N°4 | 1998 | Familles d'hier et d'aujourd'hui | p. 25-33 | Texte intégral 


Social relations, marriage relations and feminine conditions in Algerian

Abstract : Talking about feminine conditions in Algeria today is not an easy thing, because objective conditions of existence of all women are very complex and unequal. 
However the abolition of the 1984 personal status statute is something necessary to get around (to suppress dowry, repudiation, polygamy, unequal succession...). 
This code is reactionary in relation to a Koranic feminist revolutionary text in its historical and geopolitical context It is anachronistic with regards to modern social change, emergence of the couple, urbanisation, female education, entrance in the world of wage- earning...

Keywords : family, wife, family law, power, social change


Chafika DIB-MAROUF: IUFM et Université de Picardie Jules Verne, France
Centre d'études, de formation et de recherches en sciences sociales (CEFRESS), France


Introduction : comment dire les choses...

Nous nous tenons toujours d'un lieu pour qualifier, objectiver ou tout simplement dire les choses. Il me parait utile, en guise de préambule, d'exorciser ma propre posture face à un sujet ou il est difficile pour la femme que je suis de prendre sa distance. Afin d'éviter toute contusion à propos de mon sujet, je voudrais différencier le discours universitaire du discours militant. En ce qui concerne le discours militant, ma position est des plus claires je suis pour l'élaboration d'un projet de société qui revendique la parité homme/femme dans toutes les instances institutionnelles, donc dans l'espace public, mais aussi et surtout dans l'espace privé (souvent occulté en terme de rapports sociaux de sexe), objet d'une grande conflictualité homme/femme. Je suis donc pour une abolition du Code de statut personnel de 1984. C’est-à-dire ni dot ni répudiation, ni polygamie, ni inégalité successorale.

Ce code de statut personnel, je le considère comme tout à fait anachronique eu égard, d'une part, au changement social (émergence du couple, urbanisation, scolarisation féminine, entrée dans le monde du travail...), d'autre part, aux aspirations réelles des femmes (revendications multiformes, pour une égalité des statuts, manifestations publiques et massives depuis 1988...).

Cet engagement idéologique, militant, qui est une démarche individuelle, doit tenir compte des conditions objectives d'existence de toutes les femmes algériennes et pas seulement de celles qui vivent entre la frange du limés et la mer Méditerranée.

Parler de la condition féminine en Algérie aujourd'hui n'est pas chose aisée. La parité homme/femme n'est pas pour «ici et maintenant», et je ne veux être ni une utopiste, ni une post-tiers-mondiste. C'est un objectif auquel il faut s'atteler par l'action militante certes, mais aussi par l'analyse, en prenant garde aux diagnostics souvent artificieux.

En effet, pour reprendre l'expression de Jacques Berque a propos du Maghreb « il n’y a pas de pays sous –développés, il n’y a que des pays sous-anaIysés ». Si je fais mienne cette formule dans l'esprit et dans la lettre, pour moi, analyser la condition féminine en Algérie, c'est contribuer à Lin début de solution, c'est-à-dire participer à l'action elle-même (en objectivant la réalité, l'analyse constitue une prémisse de l'action). En effet, dans la pratique, plutôt que de séparer l'action militante de la réflexion intellectuelle, j'essaierai de les articuler dans un seul et même mouvement, en synergie. Partant de cette position, j'appréhenderai la dot comme un « fait social total », au sens de Marcel Mauss, et donc comme un indicateur du changement social en Algérie.

Etat des lieux

Faire Lin état des lieux, c'est d'abord poser le problème des méthodes et des définitions, puis dans un deuxième temps, parler du droit des femmes, de la séparation des biens et du pouvoir des hommes avant de mettre en évidence une logique de régulation mise à l'épreuve par les rapports sociaux de sexe, les pratiques sociales plus ou moins égalitaires, en termes de complémentarité, de compensation et de système dotal. Nous verrons enfin que la relation femmes/ patrimoine donne lieu a une appropriation et à une réappropriation permanente de la part des hommes.

Problème de définition

Définir la dot dans le monde arabo-musulman, c'est la différencier du douaire qui représente en Occident des biens paraphernaux accompagnant la future mariée et offerts par les donneurs. En Orient musulman, ces biens sont offerts par les preneurs a la jeune fille à marier et viennent s'ajouter aux trousseaux et autres biens mobiliers que les donneurs octroient a leurs filles. Dans les deux cas, ce sont des biens qui aident le futur couple à s'installer et éventuellement à se stabiliser.

La dot dans les pays musulmans, remplit des fonctions diverses

- sacrée dans le texte coranique, elle reste, encore aujourd'hui, une condition de validité et un effet du mariage dans tous les codes de statut personnel, même les plus novateurs, cf. Tunisie)

- moyen de faire valoir, elle consacre la hiérarchie sociale et évite toute mésalliance

- assurance «tous risques », elle prémunit les femmes contre toute rupture abusive du mariage et contre les aléas de la vie (décès de l'époux, divorce, chômage...) et assure même parfois la retraite-vieillesse lorsqu'elle est bien gérée.

Quant à son contenu, il peut se chiffrer à des millions comme a un chiffre symbolique de vingt centimes comme l'illustre l'exemple de la confrérie de Sidi m'aamar. Par la diversité de ses fonctions, schématiquement énoncées précédemment, elle semble être un régulateur social, économique, culturel et politique.

Du fait de l'ampleur du sujet, ce texte n'abordera ni la relation entre dot et virginité ni les types de dots suivants:

- dot déterminée ou mussama', c'est-à-dire dont le contenu et la délivrance sont connus dès la signature du contrat de mariage (basé sur la séparation des biens) ;

- dot différée ou mu'akhar,dont le contenu est connu et la délivrance différée dans le temps ;

- dot de parité ou mahr el mith‘l, que le Code de la famille reprend sans en connaître les tenants et aboutissants.

Droit des femmes et pouvoir des hommes : ou Avoir n'est pas Pouvoir.

Il conviendrait tout d'abord de signaler le hiatus qui existe entre le droit et la pratique et soulève plusieurs questions l'égalité juridique entraîne-t-elle automatiquement l'égalité civile? L'égalité juridique ne demeure-t-elle pas, néanmoins, une nécessité absolue et incon­tournable dans la perspective de l'égalité civile (notamment dans l'aire méditerranéenne) ? Autrement dit, sans égalité juridique, peut-on aspirer à une égalité civile ? Et si oui, de quelle manière?

L'exemple et le contre-exemple suivants fournissent quelques éléments de réponses. Je m'appuierai sur l'ouvrage de Marie-Elisabeth Handman, «La violence et la ruse, hommes et femmes dans un village grec», publié en 1983, que l'on peut mettre en parallèle avec mes recherches portant sur l’Algérie. On a affaire, dans le cas de la Grèce, à des femmes propriétaires de leur dot, constituée de champs, de biens mobiliers et des Futures maisons conjugales, et bénéficiant de droit juridiques consacrés par des contrats matrimoniaux de séparation des biens d'une part, les hommes reçoivent, pour leur part, une force de travail, des dots, et l'assurance d'une descendance. Les rapports sociaux de sexe sont donc marqués par des rôles et des statuts très hiérarchisés le pouvoir des hommes est dominant et violent tandis que les femmes sont fortement exploitées dans la vie quotidienne. Néanmoins, les alliances matrimoniales sont assorties de contrats, où les femmes sont abondamment dotées par les parents, protégées par les droits, et où les maris ne sont que les gestionnaires et les usufruitiers de ces biens dotaux. Théoriquement, ces biens dotaux féminins devraient se traduire par un statut privilégié des femmes au sein de la belle-famille, une autonomie financière, un pouvoir négocier. Il n'en est rien. La domi­nation des hommes sur les femmes est incontestable.

Dans le contre-exemple algérien, les femmes sont formellement sujets de droit dans un régime matrimonial de séparation des biens : elles sont propriétaires de leurs dots qui leurs sont offertes par les preneurs et des trousseaux constitués par les parents donneurs. Des droits et obligations s'ensuivent: soumission et obéissance à l'homme, licéité des rapports sexuels, donner naissance à des enfants et force de travail toujours disponible. Les hommes assurent en échange la résidence et l'entretien. Mais, l'apport de trousseaux, de biens mobiliers et de bijoux par ces dernières, remet en cause ce prétendu équilibre.

Dans le premier cas, on pourrait s'attendre à un pouvoir partagé, sinon négocié, entre hommes et femmes au sein de la sphère domestique. Dans le deuxième cas, à une hypothétique domination consentie des femmes, en échange d'une dot, d'une résidence et de l'entretien.

On notera que la dot assortie d'un trousseau conséquent est le gage, pour la femme, d'un statut certain dans la belle-famille, Si ce n'est dans le couple. Cependant, estime et respect ne sont pas l'interface d'un pouvoir à partager ou à négocier. Là encore, les rapports sociaux de sexe sont marqués par une forte domination des hommes, une violence et une conflictualité quasi-permanente dans la sphère privée, dans le monde rural comme urbain.

Dans les deux cas, les droits juridiques n'ont pas entraîné de parité dans la vie civile et les dots et trousseaux, quelle que soit leur origine, apparaissent comme une soulte, une avance sur l'héritage, qui se concrétise par une inégalité sexuelle face à ce dernier. Dots, trousseaux et patrimoines font système. En Grèce, en 1983, la loi qui supprime l'obligation de la dot pour les parents de la fille a été votée, ce qui met fin à cette comparaison dans l'aire culturelle méditerranéenne la rupture économique et politique ainsi que l'écart culturel entre le nord et le sud de la Méditerranée ne font que s'accentuer.

La logique de régulation mise à l'épreuve : rapport de sexe, complémentarité, compensation et système dotal.

Face aux droits des femmes, reconnus par la constitution mais ignorés par les hommes dans la pratique, je me suis posée plusieurs questions, notamment lors d'un travail de terrain effectué en zone rurale dans le nord-ouest algérien, la plaine de Maghnia, qui longe la frontière septentrionale du Maroc, un travail qui portait sur l'étude des budgets familiaux de familles rurales nouvellement immigrées en ville. L'enquête avait montré que la plupart des chefs de famille étaient des femmes mariées pour la plupart à des émigrés travaillant en France.

Ces femmes, chefs de ménage, avaient un pied dans la ville et l'autre dans la campagne. En effet, elles étaient propriétaires en tant qu'héri­tières dans l'indivision de parcelles agricoles que leurs frères géraient, et, par le biais de l'auto-consommation des produits de la terre, elles équilibraient leurs maigres budgets. A l'époque, l'analyse des interviews avait décelé que la non réclamation du partage des terres était une assurance contre les aléas du divorce ou du veuvage, permettant un éventuel retour à la campagne, auprès des siens, dans un scénario catastrophe (à l'instar des stratégies alternatives, pour les mêmes raisons, se dessinent en milieu urbain).

Peut-on mettre à l'épreuve une logique de régulation dans les sociétés traditionnelles ? Cette logique s'énoncerait ainsi pour la femme sous la formule simple : « je perds d'un côté, je compense de I 'autre », ce qui, dans l'exemple de Maghnia, assurait une très forte cohésion sociale des groupes de référence, en fait, cette logique était volontaire, et s'inscrivait dans mie stratégie des acteurs féminins.

Deux grands mécanismes se dégagent du système dotal:

- un premier principe fondateur, celui du maintien de l'homogamie dans ce cas précis, la dot se définit comme un élément de reproduction de la cohésion sociale et d'éconduction de toutes formes de mésalliances

- le deuxième grand principe fait de la dot un système de signification, un élément symbolique, langagier, où la dot devient un simple apparat : l'investissement politique remplace l'investissement fiduciaire.

Il n'y a pas Si longtemps, la dot apparaissait comme un test de solvabilité des alliances, le garant des fortunes patrimoniales et de la sécurité matérielle des filles. Or, de plus en plus, la dot comme régulation des destins matrimoniaux perd de son importance et on s'aperçoit qu'elle se reproduit sur d'autres bases. Elle revêt, en effet, la forme d'une dot symbolique, soit en tant que dot scolaire permettant l'ascension et la mobilité sociale des filles et de leur groupe, soit en tant que dot se traduisant par un investissement politique dans des stratégies d'alliances où le pouvoir politique se superpose aux réseaux de parenté. Cela est attesté par toutes les enquêtes récentes menées sur le sujet[1].

Ainsi, la dot fonctionne comme un système de significations, dans un principe d'homogamie évolutif Un glissement s'opère, des statuts patrimoniaux, notamment, vers des statuts socio-professionnels.

En effet, ce schéma, vu de près, nous propose une grille de lecture diachronique, que j'essaierai néanmoins d'articuler sous trois formes, une régulation sociale, une régulation économique et une régulation juridique.

A - Régulation sociale

En ce qui concerne la régulation sociale, en milieu rural, partant d'une monographie citée précédemment sur les budgets familiaux, elle peut se formuler, du point de vue féminin ainsi: «Je paie une assurance "tous risques" car je ne réclame pas les terres ; je garde par dévers moi mes modestes bijoux dotaux, quelle que soit leur valeur; je les mets au Mont de Piété si j'en ai besoin d 'urgence et je les récupère grâce à un travail rémunéré informel (travail à domicile ou femme de ménage occasionnelle». En milieu urbain citadin, le système dotal[2] se défi­nissait schématiquement en deux phases. Dans la première, la dot apparaissait comme un test de solvabilité des patrimoines, assortie d'une homogamie doublée d'une endogamie[3] traditionnelle, dont en fin de compte la dot est le garant. Dans la deuxième phase, les stratégies d'alliance mises en place pour assurer une mobilité sociale certaine, font de la dot un signe.

B - Régulation économique (commerce et artisanat)

Comme facteur de régulation du commerce et de l'artisanat[4], l'étude de terrain qui portait sur une ville moyenne de 300 000 habitants environ, effectuée pendant plus de 10 ans, a démontré l'interconnexion entre le système dotal et la perpétuation de la petite production marchande et domestique. En effet, ce secteur d'activité informel organisé autour de la confection des éléments constitutifs de la dot et du trousseau (broderie couture, tricot, matelasserie, tissage, dinanderie, bijouterie...) était relativement prospère. Pour donner un ordre d'idées, dans les années 1980, plus de 1489 agents féminins étaient employés dans ce secteur et contribuaient à entretenir autant de familles. Ces femmes se partageaient environ 50 millions de dinars pour cette année-là.

C - Régulation juridique

Par ailleurs, l'inégalité sexuelle face à l'héritage me semblait être compensée par la contre partie du système dotal. Est-ce qu'un «grain de sable» dans ce mécanisme pourrait «gripper» le système? Je pensais, il y a vingt ans, qu'à moyen terme, la scolarisation féminine, de plus en plus massive, et la généralisation progressive du salariat féminin enrayerait de façon irréversible ce mécanisme. Malheureusement, l'actualité algérienne m'en dissuade.

Appropriation - réappropriation des femmes et des patrimoines

Cependant, cette logique de la régulation mise à l'épreuve précédemment résiste difficilement à l'analyse dans la situation présente, crise politique, économique et culturelle, marquée par la violence et l'insécurité, avec des formes de régulation traditionnelle, en ce qui concerne la famille, qui ne fonctionnent plus et ne sont pas remplacées. Jamais, me semble-t-il, les femmes algériennes n'ont été autant dépos­sédées, les corps dominés et les patrimoines réappropriés[5].

J’essaierai de montrer dans cette partie, en termes de stratégie d'acteurs, la pertinence de la problématique de la tradition et de la modernité sous l'angle de l'enracinement et de l'excès de l'une et/ou de l'autre, et en avançant quelques idées.

Le discours religieux et juridique a tendance à énoncer l'idée suivante: les hommes dotent les femmes, d'où une réciprocité de droits et d'obligations. Les résultats de mon enquête sur la sphère de la petite production marchande nie permettent de tenir le contre-discours suivant les femmes, en tant que mères, dotent les filles et les garçons de biens ors et/ou argent grâce à leurs activités informelles, et ces biens dotaux finissent à la fin du cycle de vie du couple dans le patrimoine des hommes. Dans lin schéma général les hommes se réapproprient ces biens dotaux par l’intermédiaire des biens successoraux inégalitaires

Le même schéma d'appropriation est valable pour les femmes actives salariées, quel que soit le statut de celles-ci (femmes universitaires, enseignantes du secondaire, du primaire, femmes travaillant dans le paramédical ou dans l'administration, etc.). Les dots et les salaires sont réinvestis pour l'achat de biens meubles (pour se rendre la vie plus confortable, 011 vend un ou des bijoux, 011 achète un réfrigérateur, une télévision, une voiture...) et de biens immeubles au nom des maris, dans la communauté des acquêts, alors que le système matrimonial est régi par la séparation des biens.

Divers exemples s'offrent à nous, et je n'en retiendrais que deux, d'après moi les plus saillants. Représentatifs des conduites masculines, ce ne sont pas des cas atypiques. Celui d'un couple d'universitaires, qui décide d'acheter un lot de terrain polir bâtir une maison ce lot est acheté par la cession des biens dotaux de la femme, et l'achat se fait au nom de l'époux. La maison construite grâce à l'apport d'un double salaire, la femme luttera pendant près de dix ans pour parvenir à faire changer l'acte de propriété ait nom des deux conjoints.

Le deuxième cas est celui d'une femme enseignante dans le primaire, avec 25 ans de carrière dans l'Education nationale. Elle perd accidentellement son époux coiffeur et se voit obligée de partager sa maison, acquise au nom de son seul époux, avec les ascendants de celui-ci. Ces deux cas sont particulièrement significatifs dans la mesure où les femmes évoquées possèdent des doubles dots, scolaires et fiduciaires.

Face à un chômage plus fort des femmes que des hommes[6], on assiste à un déploiement sans précédent du secteur informel, et donc, conséquemment, à une réintégration de plus en plus importante des femmes dans la sphère du privé. Réintégration soit pour des raisons sécuritaires, soit par choix d'une qualité de vie meilleure, car les femmes se sentent plus protégées des agressions violentes de l'espace public. Elles ont donc tendance à préférer exercer une activité à domicile, en combinant vie familiale et travail rémunéré, sans risque et sans stress.

Cette réintégration se traduit en fait, d'abord, par une rente marchande au profit des femmes, et, ensuite, une rente socio-éducative, au profit des enfants, cependant, une réinstallation dans un rapport social homme/femme traditionnel apparaît par ce biais : aux femmes des rôles expressifs, aux hommes, les rôles instrumentaux, du moins formel­lement, car c'est paradoxalement dans cette sphère que les négociations du pouvoir au sein du couple, que les recherches de consensus sont pos­sibles, à chacun son territoire (privé et public). C'est lorsque ces territoires privé et public s'entremêlent que la recherche de consensus est le plus difficile à établir dans les couples à double carrière.

Nous étions jusqu'alors dans un schéma d'enracinement dans la tradition par excès de modernité. En dernier point, je proposerai un contre-exemple dans l'expression d'une modernité par excès de tradition: c'est l'existence de brèches, de stratégies féminines, qui ont tendance à corriger les effets pervers de l'inégalité successorale (qui entraîne tout sur son passage, dot, salaire, trousseaux, acquêts...) et que la coutume entérine. Ce sont les dotations consenties en filiation matrilinéaire et féminine, entre autres sous forme de bijoux. Cependant, cela concerne une frange tellement réduite de la population féminine que cela me semble être dérisoire et non significatif[7].

Par ailleurs, on ne voit pas d'issue possible pour une société qui fonctionne comme une société unijambiste. La pacification de l'espace public, à mon sens, passe par celle de l'espace privé. Un code de la famille, à l'aube du XXIe siècle, qui affirme et confirme la dépossession des femmes en Algérie, ne peut le permettre. La recherche d'un consensus homme/femme pour un pouvoir négocié, partagé, et d'un équilibre conjugal et familial est le seul garant d'une pacification sociale.

Pour conclure, toujours sur cette idée d'hypothèque et de dépossession des femmes, j'étais partie d'une hypothèse (celle du «grain de sable» dans le mécanisme) à savoir que les femmes qui disposaient d'un background culturel et occupaient des emplois qualifiés étaient plus préservées des aléas matériels et autres dans la vie conjugale et publique, que les autres. Les résultats exposés infirment cette hypothèse, malgré une prise de conscience dans les années go avec l'émergence des premières associations féminines et l'exigence, de la part de ces femmes, d'une parité dans la communauté juridique des acquêts, dans le partage négocié de la vie privée, et conséquemment d'une confiance partagée et d'un espace domestique pacifié[8]...

En définitive, j'ose à peine formuler le mot de la fin et Si dans l'émergence de ces couples égalitaires de l'élite algérienne, dans la lutte commune vers la modernité, les femmes avaient été dupes des hommes qui se disaient pro-féministes ? Hier, aujourd'hui. Et demain ? J'en veux pour preuve les premiers mouvements féministes menés contre la dot en l920-l930[9] dans les pays du Moyen-Orient, la Syrie et l'Egypte entre autres, et les élites féminines, en accord avec ces hommes pro-féministes, manifestaient pour la réduction dés dots et des trousseaux, et non pour celle de l'inégalité successorale... Un demi-siècle plus tard, en Algérie, les manifestations contre la dot voient le jour dans les média et dans les revendications féministes. On a mis des années pour réaliser en fait cette articulation, très étroite à mon sens, entre dots et patrimoines et donc entre dots et inégalités sexuelles face à l'héritage. Ce n'est qu'après les années 1980 qu'on a vu apparaître cette demande, à travers les slogans de l'UNFA[10]

Et je nie demande aujourd'hui en quoi les femmes sont-elles gagnantes en pariant sur la modernité dans les conditions qui sont actuellement les leurs ? Comment passer d'une régulation par le paternalisme protecteur du groupe (de plus en plus difficile à exercer et à gérer à cause de la déstructuration des solidarités' traditionnelles dans la société actuelle) à une régulation juridiquement sécularisée et qui tienne compte de l'émergence «du couple nu» pour parodier l'idée «d'individu nu»?


Notes

[1] -Exemple des alliances entre la bourgeoisie traditionnelle citadine et les différents pouvoirs au gouvernement

[2] - A partir d'une étude de cas que j'ai réalisée sur Tlemcen et son Hawz (frange suburbaine).

[3] - Endogamie mariage à l'intérieur du groupe familial ou local Homogamie mariage noué entre époux de même condition sociale.

[4]- Il n'y a pas de différence significative ai ce qui concerne les logiques de comportement entre les familles rurales récemment immigrées en ville et les familles urbaines, tout au moins pour ce qui touche les pratiques matrimoniales (effets de mimétisme...).

[5] - Les articles 9 et 38 du Code définissent strictement les lieux de Libre circulation de la femme elle a le droit de visiter ses parents prohibés. ce qui implique que les autres lieux lui sont interdits. Ce même article l'autorise à disposer de ses biens librement. Conformément aux prescriptions coraniques : le paradoxe de ces deux dispositions. c'est que l'exercice de la seconde est amplement contrarié par les effets de la première. Ct.. DIB-MAROUF, Cbafika.- Les fonctions de la dot dans la cité algérienne - le cas d’une ville moyenne : Tlemcen et son « hawz ». Alger, Ed, OPU, 1984.

[6]- Cf. MARUANI, M..- Les temps modernes de l'emploi féminin.- Paris, Monde Diplomatique. Septembre 1997: «La sélectivité du chômage fonctionne comme un décalque des inégalités sociales les Plus classiques. le sexe et les classes sociales».

[7]- Ce qui augure par contre, de perspectives d'analyses fructueuses, c'est le rapport mère / fille belle mère / belle fille dans le soutien intergénérationnel acquis, pour continuer des études. avoir un métier, mais aussi dans une certaine prise en charge quotidienne des enfants (éducation et socialisation) par les grand-mères...

[8]On peut se référer, à ce propos, à L’ouvrage de GADENFF, Monique.- Le nationalisme algérien et les femmes. Pans, Ed. L'Harmattan, 1995.-p. 192.

[9]- CHATILA, Kba1ed.- I 934.

[10]- UNFA : Union Nationale des Femmes Algériennes.

 

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