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L’écriture de la rupture dans l’œuvre romanesque de Rachid Mimouni*

Insaniyat N° 37 | 2007 | Vécus, représentations et culturalité | p.147-160 | Texte intégral


A la lecture de certains romans de R. Mimouni, le lecteur est réellement désemparé par leurs structures éclatées, fragmentées, disparates, leurs formes non conformes aux conventions littéraires réalistes de la fiction, le contenu de leur contre- discours social corrosif et décapant décrivant une société en crise, dans la violence de ses dysfonctionnements. L’écriture de R. Mimouni fait partie de cette écriture dite de la rupture. Quelles en sont les expressions ? plutôt multiples et diversifiées. L’écriture mimounienne déploie l’éclatement du récit afin de remettre en cause la linéarité en introduisant des éléments d’incohérence ou de rupture à l’intérieur de la fiction. Le récit révoque le statut du narrateur comme voix narrative unique et incontestée. Il multiplie les perspectives narratives et use du procédé de contiguïté pour faire coexister les discours les plus contradictoires. Il favorise la fragmentation du discours littéraire par l’insertion de genres littéraires appartenant au mythe ou à la légende, au monde du fantastique et même à celui du polar. Il n’hésite pas à faire appel fréquemment au narrataire. Il introduit des fragments appartenant à des lieux civilisationnels autres; il porte un regard critique sur le monde, sur la société, sur les autres, un questionnement perpétuel dévoilant inquiétude et incertitude, mais aussi une forme d’opacité de la pensée humaine dont l’écriture vise à transmettre les divergences et les clivages. La rupture associe d’autres procédés tels que la dérision ou l’humour, la violence du texte ou l’érotisation dans les excès du langage. L’injection de l’ensemble de ces codes introduit  la fragmentation dans la texture narrative et l’ ouvre à de multiple lectures :

«C’est donc la multiplicité des codes (et non l’unicité d’un modèle atemporel) qui fonde l’écriture littéraire. Le pluriel est constitutif du texte ; l’événement raconté est toujours susceptible de plusieurs interprétations (…). On peut même aller jusqu'à dire que, chaque code étant lui-même un système signifiant, c’est-à-dire un texte, le texte n’est finalement jamais que le tissu d’autres textes »[1].

C’est ainsi que de multiples ressources esthétiques sont convoquées qui ne sont pas du ressort  exclusif de l’écriture de R. Mimouni mais qu’il faut penser dans le courant de la modernité qui domine le  vingtième siècle. R. Mimouni, lui-même ,se réclame être un écrivain de la rupture :

« On a effectivement parlé à mon propos d’écrivain de la rupture. L’énorme poids du passé récent et les mystifications d’un pouvoir qui toujours sut en jouer avec un art consommé nous ont longtemps affectés d’une injustifiable bienveillance. Il est temps de retrouver notre lucidité. L’oppression, l’injustice, l’abus de pouvoir sont inacceptables d’où qu’ils viennent, et il ne faut pas se contenter de dénoncer ceux d’hier…La réaction à mes romans est indice révélateur de l’état de confortable sclérose auquel nous sommes parvenus »[2].

Dans ce passage, l’auteur inscrit son écriture dans un espace sémantique de rupture ou de distanciation par rapport à un déjà dit dans les textes littéraires algériens tributaires de l’idéologie dominante, celle du  pouvoir dans la société post-coloniale. Pour Mimouni, l’écriture est un acte d’énonciation, celle du « Je » de l’auteur dans un contexte historique et idéologique précis. Les romans de R. Mimouni ne laissent pas insensible le lecteur ;ils le décontenancent, le déstabilisent car il se trouve devant une pratique du langage littéraire aux formes hors normes. L’accès au sens se trouve perturbé par la recherche de procédés d’écriture n’ayant plus de lien avec les catégories réalistes de la  transparence, de la  vraisemblance et de la linéarité qui projettent dans la fiction l’illusion du réel. La rupture est également, dans ses écrits, une distanciation dans la composante discursive qui se caractérise par la contestation dans la parole. Ses personnages endossent des contre – discours par rapport à ceux déjà établis, déjà construits et normalisés dans la société décolonisée; ces procédés narratifs et ces contre-discours ont tendance à se rejoindre intimement et à entrer en corrélation dans un mécanisme de la cassure et de la dispersion ; ils se fondent dans des fractures formelles et discursives assumées par des protagonistes au destin fictionnel tragique (un personnage qui n’arrive pas à se retrouver et retrouver son identité dans la société décolonisée est acculé au meurtre dans le fleuve détourné, marginalisé dans Tombéza(né d’un viol ,est exclu de sa famille et de sa communauté) ou conduit à la déchéance et l’anéantissement (les dérives de la société soumise aux idéologies totalitaires et au dirigisme extrémiste dans une peine à vivre ou la malédiction); c’est ainsi que le texte mimounien porte en lui une dose de violence imparable :

«Rachid Mimouni ne cherche-t-il pas à attiser ces braises dont parlait Frantz  Fanon, qui observait qu’après l’indépendance, on peut se rendre compte ‘de l’existence d’une sorte de mécontentement larvé, comme ces braises, qu’après l’extinction d’un incendie, menacent toujours de s’enflammer ? L’écrivain lui même déclarait dans Révolution Africaine :-  Il y a très souvent des livres dont l’objectif essentiel est de mettre mal à l’aise le lecteur en vue de provoquer une prise de conscience- »[3].

Mettre mal à l’aise le lecteur  par le biais d’un style cinglant et acéré, dans les formes hyperboliques du langage qui frisent l’agressivité, la parole des personnages (tous des marginaux socialement) tend à montrer la déconnexion des réalités. L’écriture s’implique car très subjective; elle est chargée de véhiculer la parole des personnages  qui narrent leur propre histoire sous le regard complice d’un narrateur qui perd volontairement la tutelle narrative. L’investissement du texte par un discours dénonciateur sous-tend la notion de distance que prend l’énonciateur par rapport à un réel en crise; c’est un regard de rupture dans un espace social qui tend à perdre tragiquement ses repères progressivement comme l’énonce, par exemple, et avec force, le personnage de Fatima dans Tombéza :

«Le drame (…) c’est que cela ne cesse de s’empirer. Ce qui allait de soi hier, devient problématique aujourd’hui. Un jour, on parviendra à empêcher le jour de se lever ! » (p.170)

Les textes de Mimouni cassent avec une certaine tradition littéraire algérienne triomphaliste qui se contentait à l’unanimité, après 1962, de ressasser en toute sérénité les gloires du passé, dédiant la fiction entièrement à la cause anti-coloniale, tournant de ce fait le dos au présent et aux difficultés de la reconstruction. Mimouni prend ses distances par rapport à cette conception de l’écriture sans remords et sans complaisance. Il s’adresse alors à un lecteur qui recherche certainement un tel discours :

«Dans toute critique, aussi rigoureuse qu’en soient les méthodes, il y a un pari, un engagement de l’interprète, et il doit en être ainsi, parce qu’un texte littéraire n’est pas un objet neutre, justiciable des méthodes explicatives de la science mais un message, ou plus exactement un foyer de messages, issu d’une conscience enracinée dans une expérience psychologique, historique et culturelle et adressée à d’autres consciences, à une infinité de consciences, qui peuvent être atteintes que par l’intermédiaire d’une lecture personnelle »[4].

C’est dans cet espace littéraire algérien, multiple et complexe que nous avons essayé de cerner, que s’érige l’œuvre romanesque de R.Mimouni; pour cet écrivain de la troisième génération le choix est clair : compte tenu de toutes les considérations avancées plus haut, il  engage une lutte sur deux fronts: recherche des ressources narratives pour dire la rupture et déploiement d’un contre-discours par rapport au réel.

A partir de ces constations, il devient possible d’interroger l’écriture ou l’esthétique de R. Mimouni en fonction des aspects narratologiques et discursifs suivants :

  • la mise en évidence des formes narratives de l’écriture de la rupture dans leur fonctionnement, leur corrélation dans le texte mimounien dans une perpective dialogique, transtextuelle ou intertextuelle ; en d’autres termes la mise en évidence des structures narrative de la fragmentation.
  • les mécanismes de l’énonciation d’un contre-discours interne à l’œuvre et leur fonctionnalité dans le contexte de la fiction.

Ces deux axes de travail, nous permettent d’interroger les textes sur les éléments suivants : quels sont les procédés narratologiques de la rupture impliqués dans l’ensemble de notre corpus ? comment se déroule leur agencement ? comment fonctionnent-ils en contexte ? quels sont les techniques convoquées dans l’écriture du contre-discours mimounien ?  Quelle en est leur articulation ? pour quelle finalité ou contenu ?

La réponse à toutes ces données passe par une conceptualisation de notre sujet. Si l’écriture est le parcours solitaire de tout écrivain, les exigences de la critique littéraire moderne n’acceptent plus d’enclaver ou de confiner un texte dans son environnement immédiat et dans la seule rigueur de l’immanence. Ainsi, pour l’analyse, nous retenons les prérequis suivants :

- Le discours littéraire réaliste et ses catégories de linéarité, de vraisemblance et de lisibilité. Pour analyser un texte moderne, il est désormais de tradition de mesurer l’étendue de la distance observée par le texte par rapport aux normes réalistes. Il s’agit donc de dégager le déploiement de procédés inscrivant dans la fiction les écarts. C’est toute la problématique de la fragmentation du texte moderne.

- Le dialogue avec les textes maghrébins ;une écriture iconoclaste est établie par un texte fondateur ,Nedjma (1956) ,de Kateb Yacine , suivi par qui se souvient de la mer (1959) de M. Dib, puis par les poètes marocains de Souffles[5] (1966) et leurs choix esthétiques de la transgression programmée des conventions narratologiques et le déploiement débridé d’un discours contestataire.

- Le dialogue avec des textes universels : le texte occidental et «  l’ère du soupçon », proné par le Nouveau roman, en France, en 1950.

En effet, les notions de polyphonie, de dialogisme, d’intertextualité ou de transtextualité font éclater les frontières et nous enseignent qu’un texte n’existe pas par lui-même. C’est dans ce cadre littéraire complexe que nous tentons de lire les ruptures dans le texte mimounien, selon trois grandes parties :

  • Les indices de la rupture dans la confluences des codes narrtifs.
  • Les procédés discursifs de la rupture.
  • Une écriture en débat.

Première partie (A) : Les indices de la rupture dans la confluence des codes narratifs

La fragmentation s’inscrit par l’infiltration dans la trame narrative de codes génériques qui abolissent ou réduisent la lisibilité ; ainsi, se croisent dans la texture narrative des écritures variées qui portent atteinte à la cohérence et la cohésion du roman tel que le conçoit ordinairement le lecteur. De ce fait, se greffent dans les fictions de Mimouni le fantastique, le fantasmagorique, le déliriel, le mythique, le légendaire, la fiction autobiographique, le policier dans la représentation du réel. Ce sont autant de tendances formelles qui dominent dans le roman de la modernité. Les structures de la narration perdent leur homogénéité et leur uniformité qui, habituellement, donnent un accès facile et immédiat au sens. Il devient inextricable de par l’intrusion et le croisement des codes littéraires. Lire devient une action, « lecture active » (selon la définition de Todorov), parfois éprouvante, de reconstruction, de décodage et de déchiffrement. Et, selon la critique, c’est dans la trilogie que se concentrent et prennent de l’intensité toutes  ces ruptures.

Dans ce fractionnement  générique, dans cette mosaïque de structures,  les personnages sont les énonciateurs de discours en rupture ou de contre-discours. L’écriture passe du voisinage relativement  pacifique de discours idéologiques différents dans une paix à vivre, à des contenus plus conflictuels qui, au bout du parcours narratif, finissent par la disparition du personnage essentiel. L’écriture va instituer, de ce fait, un univers romanesque fait de violence qui tend progressivement vers sa désintégration.

L’éclatement de la structure narrative se manifeste essentiellement au recours constant à la technique narrative de L’analepse. R. Mimouni introduit également la variété dans les schémas narratifs ; les  personnages réalisent des parcours qui se construisent dans des récits aux amplifications internes, des récits parallèles désarticulés dans l’éclatement de l’espace et du temps, des récits lacunaires, ou des récits digressifs.

R. Mimouni veille dans tous ses romans à multiplier les voix et à diversifier des perspectives narratives. L’histoire se soumet à une polyphonie narrative. D’autres procédés interviennent dans le morcellement des textes :

a-Le brouillage narratif des événements. Beaucoup sont maintenus dans la confusion du sens. Toutes cette technique marque la fragilité de l’histoire et du personnage et mettent en péril l’illusion du réel. De plus, l’œuvre n’est pas close, elle ne se réduit pas à une seule interprétation , figée dans un modèle unique. Elle devient dialogique et susceptible de s’ouvrir à de multiples sens.

b- Le délire et les fantasmes des personnages sont marqués par les excès du texte et sa volubilité qui tentent d’évincer la lisibilité par un  discours qui se construit très harmonieusement. Ils s’organisent selon la récurrence de parallélismes syntaxiques, de jeux énonciatifs, de ruptures sémantiques par une rhétorique de l’image assez développée. C’est la dimension poétique du texte.

c- Le mécanisme de la redondance à travers ses formes multiples détruit encore une fois le schéma traditionnel d’une écriture figée dans un moule qui prétend refléter systématiquement et infailliblement le réel. La redondance de séquences, de paroles, de procès énonciatifs sert surtout à valoriser le discours contestataire. C’est également un procédé qui fonctionne comme remise en cause ou négation d’un événement, développement du questionnement à travers le corpus.

d- La vision de l’espace s’organise autour d’une dualité : espace mythique espace réel. L’espace mythique est un espace valorisé comme élément d’enracinement et d’identité. Son apport est d’ordre historique. L’espace réel est le siège d’une opposition binaire : campagne/ville. La campagne comme la ville sont des lieux dysphoriques, partagés entre un espace pour les riches et un espace pour les pauvres. L’écriture de l’espace s’appuie sur la technique de la description. Mais les textes manifestent une description très atypique car  non conforme à la norme. Elle cesse d’obéir aux canons réalistes. Elle est incise dans la parole d’un énonciateur et se plie au regard de la subjectivité. Elle évolue donc sous le mode de lieux complètement disqualifiés car pris en charge par la parole des personnages qui s’impliquent dans leur représentation de l’objet ; le regard se fait de l’intérieur. Leur adhésion est d’ordre discursif. Tout l’espace est un espace du discours. Quels procédés pour une description discursive et subversive ? 

La caractérisation classique du lieu disparaît au profit de quelques traits laconiques et épars pour dessiner les contours physiques d’un espace. La description se présente sous forme d’indices qui font appel à une interprétation, un déchiffrement. Les connotations relèvent de la dimension discursive.

Étant sous l’emprise d’un acte de parole, le récit multiplie les situations narratives, les procès énonciatifs, des exemples et illustrations pour dire l’espace. La redondance devient un principe de l’écriture ; elle devient une pratique formelle de l’emphase du discours. En tant qu’acte illocutoire (dénonciation), la description se doit de convaincre le récepteur éventuel.

L’écriture de l’espace devenant un discours, la description s’affiche  selon une modalité d’énonciation basée sur la pulvérisation de la parole. Ainsi, la polyphonie multiplie les sens attribués à l’espace et la division qui en découle traduit des relations d’opposition et d’affrontement. La multiplication des exemples, des voix et des perspectives narratives diversifient les lectures.

e-Le système temporel est écrit dans la désarticulation très prononcée dans la trilogie. Les PN de Tombéza et du personnage-narrateur du fleuve détourné  se déroulent entre un va et vient constant de la conscience intérieure des personnages entre le présent, moment de l’énonciation, et le passé qui restitue la mémoire. Toutes les analepses, dans tous les récits, ont pour fonction de déstabiliser l’ordre temporel du récit par l’enchâssement de récits seconds. C’est l’imbrication de très nombreux récits seconds qui caractérise la temporalité dans les fictions de Mimouni. Ce procédé est  utilisé à l’excès.

f-L’écriture du personnage n’est pas conforme à l’esthétique traditionnelle et aux canons du réalisme. Nous retrouvons la même stratégie que l’écriture de l’espace : il s’agit d’un discours. Quel est le processus de son écriture ?

  • Les personnages sont installés dans le mécanisme de la binarité. C’est à travers les différences ou mieux les oppositions que se livre la caractérisation du personnage.
  • la binarité les installe dans une relation opposée de personnages valorisés et personnages dévalorisés.
  • Les personnages héros sont tous issus de la marge.
  • Plusieurs personnages sont mis dans une isotopie de la marge : alcooliques, drogués, brigands, prostituées, malfrats et pervers, fous : le texte justifie la marginalité et ses multiples manifestations dans la diégèse par un drame humain et social (enfance et origine), ou psychologique du personnage. Il y a un déterminisme social très puissant qui conduit le personnage à la marginalité et dont il ne détient point et ne comprend pas davantage les mécanismes et les rouages. La répétions ou la récurrence d’un même type fonctionne, au plan du discours, comme un procédé révélateur de la généralisation d’un phénomène.
  • L’écriture des personnages s’appuie sur la description; elle s’intègre dans un réseau polyphonique. Le lecteur est confronté à un discours avec son énonciateur, ses jugements, ses avis et ses arguments. C’est la parole d’un personnage exclusivement subjective à l’intérieur de la diégèse.
  • La multiplication des voix accentue et développe les regards et enrichit les portraits qui sont à l’intersection de discours tantôt convergents tantôt divergents.
  • Les parcours narratifs des personnages sont révélateurs de leurs caractères, de leurs aspects physiques et moraux. La fonction de la description est indicielle (l’indice au sens de R. Barthes) qui demande une interprétation et un déchiffrement du lecteur.
  • Le lecteur assiste à une éruption non conventionnelle du fou ; c’est donc une image qui s’installe dans la rupture : langue métaphorique et procédés d’écriture fondent un processus rationnel du discours qui dénonce.

g- Le fantastique s’articule dans le texte sur le mode de l’écart qui se creuse entre l’ordre logique du réel et sa transgression à travers les faits et les paroles. Le code du fantastique, dans les romans de Mimouni, a ses personnages excentriques, mégalomanes et narcissiques; il a aussi son bestiaire, ses monstres, ses cadavres, ses tombes, ses revenants, son élixir… Cet univers du fantastique est interne à l’œuvre. La narration ne conclut point parce qu’elle n’apporte aucune explication à l’événement mystère. Ce genre fonctionne comme un tremplin du discours de la contestation dans la diégèse.

h-Le mythe des origines et celui d’un âge d’or perdu s’écrivent dans un rapport d’intertextualité avec la mythologie. Ce mythe génère tout un texte fictionnel dont la finalité est discursive. Il s’agit de réécrire l’Histoire : celle d’un enracinement sur une terre, celle des origines, de la tribu et ses valeurs ancestrales, généreuse et mirifique mais confisquée par le colonisateur. Le mythe produit un discours sur l’Histoire pour témoigner d’une population dépossédée de ses terres et déstabilisée socialement. Elle sert également au déploiement du discours de la dénonciation dans un roman où le langage prolifère en déroulant l’histoire à un rythme étourdissant pour le lecteur.

i- Quelle finalité pour l’enquête policière ? L’analyse révèle une structure qui fragmente l’histoire dans Tombéza. Deux récits parallèles et deux policiers enquêteurs sont sous les feux de la dérision du narrateur qui ne cesse de les opposer dans ce qu’ils ont de grotesque, de risible ou de ridicule : leurs traits moraux et physiques, leurs méthodes d’investigation. Mais l’enquête policière n’est pas seulement une façon de casser la norme narrative. L’œuvre de R. Mimouni révèle des fictions aux structures narratives différentes. Ces formes très disparates, changeantes parce qu’elles nous mettent en présence d’une évolution constante de l’écrivain. Une première série  de romans (quatre) privilégie le respect de la linéarité alors que la seconde (la trilogie) affiche une tendance très prononcée à l’éclatement des codes narratifs.

Après avoir analysé et cerné la stratégie narrative dans ses multiples procédés et mécanismes de fonctionnement, nous sommes conduits à interroger le discours de la rupture qui émerge et envahit la texture des récits. Quels sont ses constituants formels ? Quelle est la stratégie de la parole développée ?

Deuxième partie (B) : Les procédés discursifs de la rupture

Le discours se déploie selon la modalité de la polyphonie qui se traduit par la pulvérisation de la parole dans la diversité énonciative. La pulvérisation est l’éclatement du texte par l’intrusion de voix appartenant au hors texte. Nous retenons plusieurs axes d’analyse :

- La lecture/écriture de l’Histoire : elle fait appel à un champ d’expression extra-textuel. La fiction s’articule autour de deux évènements : la conquête coloniale et la guerre d’indépendance. Le discours des personnages sur l’Histoire contribue à dénoncer des clichés ; il se fait didactique et explicatif du phénomène colonial.  

- L’humour et l’ironie sont un travail qui relève de l’énonciation. Ce sont des discours de l’écart ou un ‘clin d’œil’ adressé au lecteur. Notons que, bien souvent, ce sont les personnages de la marge, les dissidents, dont les discours sont ancrés dans l’humour et la dérision. Auteur, narrateur et personnages prennent du recul par rapport à leurs énoncés et inscrivent un discours de connivence avec le lecteur en rompant avec les normes sociales, idéologiques et autres.

- Les indices de l’oralité sont autant de signes de cette parole ancestrale et populaire qui se greffent dans la narration ou le discours des personnages. Elle accentue la déstabilisation de la norme. Cette transgression prend diverses formes et registres de langues. 

- Le discours de la dénonciation du dysfonctionnement de la société à l’intérieur de la diégèse : sa stratégie est fondée sur un imbroglio  de cause(s) à conséquence (s), interne à l’œuvre, tissant la texture narrative. C’est ce mécanisme logique qui génère l’expansion de la fiction. Le procédé de la redondance à travers les occurrences de situations narratives et de procès d’énonciation s’avère efficace pour le déploiement effréné du texte. Le choix d’une construction logique de cause(s) à conséquence (s) implique le recourt à l’exemple, à l’illustration ; et l’un des principes mobilisé pour ce faire est justement la redondance et tout particulièrement dans la trilogie qui consacre une écriture aux codes génériques les plus hétérogènes. Le texte s’articule dans les excès du langage et une dynamique de l’écriture difficilement contenus par un imaginaire débridé. Les différents codes du langage littéraire sont convoqués ; ils se greffent dans le texte comme support du discours frondeur.

Quels rapports établis l’auteur avec ses lecteurs ? Comment perçoivent-ils et reçoivent-ils ses textes ?

Troisième partie (C) : Une écriture en débat

 L’œuvre de R. Mimouni a régulièrement retenu l’attention de la réception critique qui ne manque jamais de souligner ses efforts pour rénover ses techniques littéraires. Mais la propagation de l’idéologie intégriste et l’explosion de la violence islamiste donnent naissance à un nouveau projet de l’écriture dite de l’ « urgence. » Mimouni écrit un texte d’opinions : «de la barbarie en générale et l’intégrisme en particulier » qui est suivi d’un roman : « la Malédiction ». Cette fiction s’appuie sur une stratégie argumentative exigée par tout roman à thèse destiné à divulguer un enseignement doctrinaire. Le modèle théorique de la structure antagonique s’applique à notre corpus. Il fait figurer un espace idéologique dichotomique : deux forces opposées s’affrontent, deux projets de sociétés  s’excluent dans l’intrigue. 

Quelles conclusions finales ?

L’ensemble de l’œuvre romanesque de Mimouni se construit en plusieurs étapes ou par des projets différents mais indissolublement liés par un dialogue interne :

- Un premier projet réservé entièrement à la mémoire et la guerre de libération  avec le printemps n’en sera que plus beau.

- Un projet, différent du premier, dans lequel il faut  prendre en considération une option prononcée pour le discours. Il fait ressortir dans une paix à vivre, dans la dispersion des voix énonciatives, la surcharge du texte par la diversité des discours idéologiques.

Il semble être le texte fondateur de l’écriture de Mimouni par tous les jalons formels posés dans la manière de raconter une histoire : à côté de l’hypertrophie des discours, s’installent la polyphonie narrative qui multiplie les regards et réduit l’hégémonie du narrateur, la mise en abyme, le discours de la conscience intérieure. Tous ces éléments embryonnaires témoignent des choix et des options littéraires de R. Mimouni.

- La trilogie, Le fleuve détourné, Tombéza et l’honneur de la tribu, représentent le choc des discours dans des récits qui usent à fond de procédés génériques les plus hétérogènes. Les textes se construisent dans les expansions les plus excessives. La volubilité du langage et la profusion des formes narratologiques rendent les textes inextricables et enchevêtrés dans l’imbrication continue et effrénée des récits seconds.  Ce projet mise aussi bien sur la parole de la dénonciation qui hante le travail de l’écriture mimounienne que sur la production de signifiants pour dire les malaises et les fractures de la société à l’intérieur de la diégèse. Ce sont des écrits qui sont très bien perçus par la critique qui en fait un succès sur le plan de l’esthétique littéraire mais qui mettent le lecteur dans une situation d’inconfort tant la lisibilité et le vraisemblable sont malmenés par la narration.

- Une peine à vivre est une illustration magistrale qui se fonde sur la dénonciation du pouvoir et de ses dirigeants qui traverse toute l’œuvre. C’est un projet destiné exclusivement à donner l’exemple du pouvoir comme lieu de toutes les dépravations. Le texte est envahi par la parole des personnages (les Maréchalissimes qui se succèdent à la tête du pouvoir) comme acte de langage illocutoire de la contestation. Mais, ce qu’il faut surtout noter c’est la force perlocutoire essentielle. En somme, la parole transmet des intentions mais doit aussi influencer le destinataire. C’est ainsi que le texte narratif est écrit dans la lisibilité et la linéarité les plus aptes à intéresser le lecteur éventuel en facilitant son approche de la fiction. Dans ce projet, l’auteur utilise toute une gamme de procédés narratologiques pour dire la violence. La violence du texte se doit de capter l’intérêt du lecteur ; elle s’affiche dans les outrances du langage hyperbolique, ses débordements dans une dérision virulente. Le texte, dans son déferlement langagier, dans sa quête des signifiants, devient excessivement caricatural.

- La malédiction réédite le projet qui s’appuie sur l’exemple. Ce roman rend compte d’un événement historique véridique. Le récit se réduit à raconter uniquement ce fait. Il n’est pas étoffé au plan événementiel et sa configuration actantielle est de ce fait très rudimentaire. Les mêmes procédés théoriques d’un acte de parole gèrent  ce texte ; la narration se fait dans la catégorie du roman réaliste de la vraisemblance.

Nous avons analysé ce récit réaliste comme un roman à thèse à structure antagonique car défendant les  thèses de l’auteur sur la violence intégriste en Algérie dans la décennie 90 qu’il développe dans de la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier.

Nous synthétisons ce mouvement interne à l’Œuvre de R. Mimouni en termes de plusieurs  projets d’écriture :

  • Un récit essentiellement dédié à la mémoire : la guerre.
  • Un second roman  en guise de texte fondateur de son écriture.
  • Le récit atypique avec éclatement des codes.
  • Le récit pour illustration.
  • Le roman à thèse pour défendre une cause, second récit illustratif.

Les fluctuations de son écriture se font dans un mouvement esthétique allant, selon les concepts de R Barthes, du « lisible » (romans 1 et 2), au « scriptible » (romans 3,4 et 5), et enfin retour au « lisible » (roman 6 et 7)

Le lisible reste en fait par moment parasité ou  pénétré par des procédés narratifs  mais qui ne pervertissent en rien le modèle canonique « adonné à la loi du Signifié »[6].

Cette même distribution, nous permet de poser la question suivante : devons-nous parler de continuité ou de renouvellement  ou des deux invariablement ?

En fait les deux notions ne sont point en situation paradoxales. Les projets d’écriture de Mimouni sont tributaires du mouvement de l’Histoire de la société algérienne contemporaine et dans laquelle il a eu son propre parcours. Il s’érige en témoin et observateur mais en rebelle comme il l’a toujours déclaré.

Il observe la même régularité dans son discours frondeur  qui se tisse, s’étoffe et se fait plus dense d’un roman à l’autre. Il est dans la continuité, par rapport au choix de son discours en rupture par rapport à la thèse du discours officiel institué (l’écriture du réalisme socialiste) adopté par certains écrivains de sa génération.

R. Mimouni tente de façonner les formes de son propre discours littéraire qu’il subordonne à une logique interne et qui génère, élabore ou structure ses écrits. A travers nos analyses, nous avons pu constater qu’il est aussi frondeur avec les procédés d’écriture de la fiction. Il nous semble qu’il puise très librement, avec le génie et l’imaginaire qui lui sont personnels, en fonction surtout de ses projets d’écriture, dans la tradition littéraire du roman réaliste. Ecriture moderne ou  écriture du « scriptible » qui fragmente le texte dans le croisement d’un réseau de codes permettant une lecture plurielle. Ses récits sont très atypiques. Il y a toujours des éléments de rupture plus ou moins développés, plus ou moins décalés, plus ou moins prononcés par rapport au modèle narratif ordinaire. Mimouni a souvent déclaré qu’il rejette toute forme de subordination et que la littérature est pour lui un art.

La rupture est essentiellement interne à son œuvre car ses projets changent tout simplement d’un roman à l’autre. Il n’a pas un seul roman qui soit entièrement mimétique en s’inscrivant dans la grande tradition littéraire réaliste.

Nous reconnaissons que certains de ses écrits sont  difficilement abordables. L’œuvre de R. Mimouni doit être exploitée au plan des signifiants pour parvenir à l’explorer en tant que poétique des formes du langage, une quête permanente des structures renouvellées mais également en tant que signification particulière d’une conception « solitaire » de l’engagement dans la société à laquelle il a appartenu.

Quelle conclusion ultime pour une écriture et une œuvre si changeante et pour un écrivain à la forte personnalité ?

Nous restons proches de la critique littéraire qui salue le courage d’un écrivain constant dans sa rupture, son engagement. Cet hommage et cette reconnaissance sont émouvants car à la hauteur de ses convictions, de ses ambitions et de ses talents d’homme de Lettres :

« L’œuvre de Mimouni s’inscrit dans les principes de tolérance, de justice, et de laïcité ; il a été un des chefs de file de la contestation littéraire de l’après indépendance (…). Célèbre dans le monde des Lettres, il a été de ceux qui assumait son rôle d’intellectuel dès ses premières œuvres. C’est-à-dire celui qui ose révéler les choses terribles et violentes de société. »[7]

L’écriture de R. Mimouni est représentée par des romans qui ne se ressemblent point. Elle s’inscrit dans une constante évolution par le choix des techniques narratives. Il faut reconnaître à notre auteur le mérite d’avoir participé avec d’autres écrivains (nous pensons à R. Boudjedra), tout au début de la décennie 1990, à la naissance puis au développement continuel d’une écriture dite de «l’urgence »ou de la violence. Dans son sillage, une nouvelle génération d’écrivains algériens s’exprime  actuellement et il est impérieux d’interroger les formes littéraires de ses écrits, de ses témoignages.

Assistons-nous à une nouvelle génération d’écrivains et à un regain et un renouveau de l’écriture en Algérie ?


Notes

[1] Jouve, V., La littérature selon Roland Barthes, éd. De Minuit, 1986, pp. 37-38.

[2] Mimouni, R., paratexte du roman « Tombéza », Ed. Laphomic, 1985.

[3] Achour, Ch., Anthologie de la littérature algérienne de langue française, Entreprise algérienne de presse, Bordas, francophonie, histoire littéraire et anthologie, 1990, p. 151

[4] Achour, Ch., Lectures critiques, éd. O.P.U., 1977/1978, p. 67.

[5] Gontard, M. dans la violence du texte, la littérature marocaine d’ expression française, éd. L’Harmattan, 1981, définit le courant des poètes marocains de Souffles : « Les nouvelles générations veulent « lâcher l’ Occident », en comprenat l’écriture comme une façon militante d’assumer sa responsabilité, et d’une façon théorique comme une tentative de ré-interprétationdes écriture occidentales, comme un dépassement de ses contradictions par un terrorisme lyrique, une violente recherche de la culture nationale. » p. 27

Gontard, M. cite, en page 27, les poètes : « Et la violence qui naît de la distorsion même du tissu textuel, de la terreur du verbe, est celle de la révolte menée jusqu'à son paroxysme ».

[6] Barthes, R. S/Z, éd. du Seuil, 1970, p.14.

[7] Maoudj, D. « l’homme à la voix brûlée par la douleur », dans le journal, le petit Bastiais, Bastia, le 20 février 1995.

 

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