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Droit foncier étatique et stratégies locales: les réponses plurielles à la violence des politiques domaniales en Algérie entre 1962 et 1995

Insaniyat N°7 | 1999 | Paysans Algériens ? | p. 125-129 | Texte intégral


Souad BENDJABALLAH : Enseignante à l’institut de droit  et des sciences administratives, Université de Constantine.


Cette thèse est le fruit d'interrogations suscitées voilà plus de vingt ans, par les difficultés d'application de la révolution agraire et par l'adhésion pour le moins mesurée de ceux qui, théoriquement, devaient en bénéficier.

Au début des années 1980, alors que la politique agraire, en Algérie, donnait des signes évidents d'essoufflement, un passage prolongé au LAJ a contribué à canaliser ces interrogations dans le sens d'une observation beaucoup plus critique et élargie aux politiques agraires initiées en Afrique noire francophone. Une étude avait été entamée avec pour objet l'observation des rapports de l'homme à la terre à travers les stratégies foncières familiales en Algérie. Et parce que l'anthropologue est un peu l'accoucheur des réalités sociales, l'objectif fixé à ce travail était de mieux comprendre les difficultés rencontrées par les politiques agraires, d'interroger le passé et de tenter de se projeter vers le futur.

En 1988, les premiers résultats de cette réflexion ont été finalisés dans le cadre d'un mémoire de magister soutenu à Constantine, intitulé: «Etude de cas de stratégies foncières familiales dans les Hautes plaines constantinoises durant la période coloniale».

Cette recherche, ambitieuse au départ, avait été, pour des raisons autant méthodologiques que pratiques, limitée à une étude de cas d'évolution de patrimoines familiaux sur cinq générations. Elle a néanmoins permis de donner une esquisse de réponses aux interrogations initiales.

Ainsi, malgré la volonté du système colonial de s'imposer, par la production d'une abondante législation foncière et une importante production doctrinale, en matière de règles régissant la propriété, les systèmes normatifs autochtones continuaient de marquer les rapports à la terre. Une infime partie de ces droits autochtones a été récupérée par la législation coloniale pour donner naissance au Droit musulman algérien. Il sera conçu et codifié dans une espèce d'unité fictive avec le Droit colonial dans le but de servir les intérêts de la colonisation.

La reconstitution des patrimoines familiaux superposés aux tableaux de filiation et d'alliance avait permis l'identification de manières de faire familiales qui constituaient des types de comportements, sériés dans des stratégies différenciées autour de la terre. Ces manières de faire, que l'on pourrait rattacher au orf, aux usages locaux, à des survivances du fiqh local, se traduisaient par une domestication et une utilisation des deux Droits officiels codifiés le Droit colonial et le Droit musulman. Face à ces deux ordres juridiques, les familles et les individus s'aménageaient des espaces de liberté, dans un jeu sans cesse renouvelé avec ces Droits; ils exprimaient ainsi leur propre mode de penser l'espace et se penser dans cet espace.

Découlant de cette constatation, il était également apparu que le rapport aux différents ordres juridiques, qu'ils soient majeurs parce que codifiés ou mineurs parce que écartés du champ de la codification, était indéterminé car il ne se nouait pas autour du Droit en soi, niais autour des rapports à la terre. Dès lors que ce Droit gênait le rapport à la terre, il était mis en échec par des tactiques diverses alors qu'il se trouvait à nouveau invoqué lorsqu'il y avait momentanément convergence entre les logiques juridiques et les logiques paysannes ou familiales.

La conclusion qui se dégageait à l'issue de cette étude était de toute évidence non point un échec des lois foncières coloniales mais du moins, une relativisation de leurs effets.

A la veille de l'indépendance, le legs colonial se présente alors sous la forme d'un champ normatif codifié et officiel, le Droit colonial et le Droit musulman, d'un vaste champ normatif non codifié, orf et usages locaux et de nouveaux espaces gagnés par le dynamisme des manières de faire locales sur les reculs, les lacunes ou les silences des deux ordres juridiques officiels. Cet enchevêtrement et cette pluralité de normes marquent profondément l'espace foncier, aussi bien sur le plan juridique que sur le plan physique.

Alors comment l'Etat national, engagé dans un processus de recouvrement de souveraineté, de construction institutionnelle et de prise en charge des valeurs fondatrices du Mouvement de libération national va t-il gérer cette situation de pluralisme?

Dès l'indépendance l'Etat national s'impose comme le seul producteur du Droit, le seul aménageur et le seul distributeur de l'espace. Le triptyque, monisme juridique, centralisation administrative, pensée unique, marque et accompagne la politique agraire depuis 1962.

L'Etat et le Droit étatique sont au centre de questionnements dont on ne sait pas s'ils sont facilités, ou rendus encore plus complexes; par des phénomènes qui émergent et s'amplifient dès 1980, dépassant largement le cadre du foncier. Ce sont l'économie informelle, l'habitat informel, les indues occupations, autant de termes pour désigner des situations certes très variées, mais qui exprimaient chacune à sa manière des rapports à l'ordre établi et aux règles édictées. Ces phénomènes n'étaient pas nouveaux, mais ils interpellaient et continuent d'interpeller par leur ampleur et par l'absence, la faiblesse ou l'inadéquation des solutions proposées. Dans ce sens, le droit foncier apparaît comme un espace privilégié de l'observation du rapport entre le Droit, l'Etat et la société, et des situations d'une infinie complexité que ces rapports peuvent générer. D'une part, la propriété foncière et la famille sont des espaces réservés et privés qui constituent des lieux traditionnels de résistance au Centre, en l'occurrence l'Etat. D'autre part, la charge symbolique qui pèse sur la question foncière en Algérie, du fait de la colonisation, ne pouvait que mettre le Droit en la matière au service de l'instance politique et de l'appareil idéologique. Le Droit positif constitue l'élément dominant de cette recherche; il est la partie apparente du jeu foncier autour, en marge ou en dehors duquel vont émerger et se dessiner au delà des rapports de l'homme à la terre, les rapports de la société avec l'Etat et son Droit. Face à un processus d'appropriation étatique des terres, les manières de faire, les stratégies locales occultées niées, tolérées ou verbalisées retiennent l'attention par leur dynamisme, mais aussi et essentiellement parce qu'elles constituent les éléments fondamentaux d'une histoire foncière.

Nous avons dès lors tenté dans le cadre de cette thèse, et dans un espace temporel compris entre 1962 à 1995, d'esquisser les contours d'une histoire foncière avec toutes ses composantes, histoire de l'Etat, histoire du droit édicté parce que celui-ci n'est pas neutre et qu'il est le produit de luttes et d'enjeux, histoire de son application, histoire des lectures multiples dont il est l'objet de la part des les acteurs impliqués.

C'est donc un questionnement sur ce que peuvent révéler les pratiques des acteurs en compétition autour de la terre pour comprendre ce qu'est le Droit? Quel est son rôle? Comment est-il perçu? Quelles sont ses limites? Et peut être, d'en dessiner les perspectives.

La division du travail en parties qui correspondent à trois titres, obéit autant à des considérations d'ordre méthodologique qu'à des considérations logiques d'enchaînement, partant des conclusions dégagées dans le premier titre consacrées au paysage foncier.

Le titre I, intitulé, Du legs colonial aux ruptures nationales ou l'invention de la propriété, se présente un peu comme un chapitre préliminaire servant à planter le décor des luttes autour de la terre et du Droit depuis l'indépendance jusqu'à nos jours. Ce sont les résultats d'une enquête de terrain qui a permis, de dresser le tableau de l'évolution de la propriété consécutivement à l'application des lois foncières coloniales et des politiques agraires nationales, de donner la configuration actuelle de la propriété et de présupposer ses évolutions face au processus de dénationalisation et de privatisation.

Cette approche a permis d'identifier les espaces d'adaptation / résistance aux droits officiels et de dégager le sens des rapports de l'homme à la terre. Le mouvement de recomposition des patrimoines, dont une partie s'acheminait vers ce qui peut être considéré comme une bourgeoisie agraire, a été stoppé en 1954. Le foncier rural se fige dès lors dans un attentisme dont on ne sait pas très bien s'il est conjoncturel ou définitif un attentisme qui se poursuit après 1962 face aux violences de l'intervention étatique, gel des transactions foncières, nationalisations, domanialisation, etc... Il explique en partie les difficultés rencontrées lors des procédures d'immatriculation généralisées depuis 1976.

Au moment où le monde rural se figeait dans cet immobilisme, le foncier urbain se caractérisait par un grand dynamisme. Alors que le législateur instituait la commune comme seul agent de l'urbanisation, d'autres acteurs lui disputent cette prérogative par le biais des lotissements illicites. Ce phénomène qui fait l'objet de développements dans le titre II, intitulé Jeux autour des terres constructibles, est l'indicateur le plus visible des rapports de confrontation / négociation entre l'Etat et la société.

Deux acteurs, l'Etat et les occupants sont en compétition sur le même espace autour des mêmes règles et des mêmes sources de légitimation. Dans ce jeu, chaque jour un peu plus, l'Etat perd de son terrain. La légitimité dont il se prévaut lui est disputée et la légalité dont il s'entoure est mise en échec. L'Etat tente alors de réinvestir l'espace perdu en élargissant le champ de sa légalité par des régularisations, qui au même titre que l'immatriculation, ont une portée très relative, du fait du manque d'adhésion ou de l'adhésion mesurée des destinataires de ces mesures.

Ces enjeux fonciers occultés et brouillés par le monopole étatique prennent toute leur signification avec la loi de 1990 qui portent abrogation des ordonnances relatives à la Révolution agraire et à la constitution de Réserves foncières au profit des communes.

Le titre III, intitulé, De I'appropriation publique aux privatisations : les luttes pour la terre, a été consacré à l'observation du processus d'appropriation publique et de redistribution des terres. Entamé sous le double registre de la légitimité révolutionnaire et de la légalité, il marque profondément l'espace physique et juridique, mais également les représentations qui y sont associées. Le désengagement de l'Etat, entamé timidement vers le milieu des années 1980, prend toute sa dimension avec la loi d'Orientation foncière de 1990 et la volonté de privatiser les terres publiques. Dès lors, les luttes pour la terre, mises en veilleuse depuis 1962, rejaillissent avec plus de force et sont exacerbées dans un affrontement de logiques locales apparemment inconciliables, auxquelles se superposent en filigrane les logiques de l'ajustement structurel et des bailleurs de fonds internationaux.

Engagées dès 1962 dans un processus empreint de volontarisme et de violence, entendu au sens de domination et d'exclusion de toute autre forme d'expression, les politiques agraires de la première génération ont fait leur temps. Elles cèdent le pas, très timidement, à une réhabilitation de l'initiative privée sans que les modes de fonctionnement de l'Etat n'aient été fondamentalement modifiés.

Comment dès lors, face à cette mondialisation et à cette globalisation trouver à l'échelle locale les réponses adéquates aux demandes de la société formulées expressément ou sur le mode feutré des pratiques familiales, paysannes ou locales, identifiées tout au long de ce travail?

 

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