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Les Musulmans au défi de l’histoire. Prologues – Muqaddimât. Revue Maghrébine du livre (Casablanca). N° 34, Eté 2005 (par Hassan Remaoun).

A travers cette livraison la revue Prologues nous présente un riche dossier coordonné par Abdou Filali Ansary, et intitulé: Les Musulmans face au défi de l’histoire, avec pas moins de dix huit contributions, en français (onze) ou en arabe (sept) et une bibliographie sélective dans les deux langues. L’objectif visé comme il est de tradition dans cette revue et tel que le rappelle l’éditorial, est de s’appuyer sur «l’apport des sciences humaines, pas seulement en ″outils″ (méthodes, concepts et théories), mais aussi en éthique de la recherche et du débat», en explorant le fait religieux à travers trois types d’approche: des études, des lectures et des débats. Pour en faciliter l’exposition qui ne pourra être ici que très sommaire et inégale nous essaierons, d’aborder tour à tour les textes proposés à travers ces trois types d’approches avant de terminer par quelques remarques d’ensembles.

1) Les études

Pour ce qui est des études en langue arabe, Uqail Belghrami, Khalid Abou Al-Fadl et Redouane Es-Sayid nous aident à pénétrer au cœur des sociétés musulmanes contemporaines. Dans «Le choc au sein des civilisations» Belghrami qui enseigne à Columbia (USA), prend à partie la thèse de Huttington pour montrer comment les élections menées dans différents pays du Monde musulman indiquent que les islamistes demeurent minoritaires, et que s’il y a «choc» quelque part, il se situerait à l’intérieur même de la civilisation arabo- islamique entre modérés et modernistes d’un côté, et islamisme radical de l’autre. Ce faisant, il suggère des pistes à propos de l’identité, de «la sortie de la religion», et du métissage en pays musulmans. Abou Al Fadl qui enseigne à l’Université de Californie s’intéresse dans «Modernité laide et laideur moderne» à la marginalisation de la pensée critique dans le Monde arabe et musulman favorisée par l’Etat moderne et laissant prise au courant wahabite et à l’extrémisme. Une brève rétrospective historique remontant aux origines du salafisme depuis Ibn Taimiya (morts en 751 H, 1350 après J.C.) et son disciple Ibn Qaim el-jawzia, jusqu’à la Nahda et avec notamment Rachid Rida, d’un côté, et le wahabisme, de l’autre, nous aide à mieux cerner ce qui peut rapprocher ces deux courants (salafisme et wahabisme)et ce en quoi ils s’opposent et comment ils réagissent lorsqu’ils se retrouvent confrontés à la modernité. Es-Sayid chercheur à l’Université libanaise dans «L’Islam et l’Etat dans les temps modernes», complète en quelque sorte le tableau dressé dans les articles précédents en essayant de montrer comment sont articulés dans l’Etat moderne, l’héritage ancien et l’exigence actuelle de distinction entre le religieux et le politique. Toujours dans la partie Etudes en langue arabe nous ne pourrons que signaler ici deux contributions qui se situent un peu plus à la jonction de la pensée et de l’action, la première de Mohammed Benjelloun Touimi, membre du Groupe de recherche islamo-chrétien (GRIC), qui aborde «Les Livres révélés à la lumière du dialogue islamo-chrétien», la seconde de Hani Fahs, membre du Conseil supérieur islamique chiite du Liban et qui traite de «La citoyenneté comme Etat civil protecteur de la Religion et de la Cité».

Mohamed-Sghir Janjar (chercheur-Casablanca) ouvre la partie Etudes en langue française par un article de pédagogie et didactique, fort instructif, intitulé, «La religion à l’école: avancées et limites de la réforme des manuels scolaires au Maroc». A travers une comparaison entre une nouvelle génération de manuels marocains d’enseignement de la religion musulmane, et celle qui l’a précédée, il tente de déceler comment et jusqu’à quel degré l’Etat arrive à prendre en charge dans sa politique éducative les nouvelles données de la société marocaine: exigences de citoyenneté et de droits humains, nouveau code de la famille, et face à la flambée terroriste, modération et tolérance et rapports au sein du couple contradictoire identité-universalité… Malgré des avancées il remarquera cependant que «cette tentative s’apparente plus à un bricolage opéré dans l’urgence qu’à une réelle refonte du discours islamique». Il est possible d’affirmer que de ce point de vue la situation ne diffère pas de ce qui se passe ailleurs dans le Monde arabe, en Algérie notamment, même si des enquêtes similaires pêchent par la rareté. Bakary Sambe (du CERIEP-Centre de politologie de Lyon) aborde le cas de l’islamisme en Afrique noire dans un article intitulé, «Pour une ré-étude du militantisme islamique au Sud du Sahara : le cas du Sénégal depuis les années 80». L’auteur met en question ici le paradigme de recherche traditionnel basé sur l’opposition associations/confréries en montrant à travers une étude fouillée que les principaux dirigeants d’associations y compris d’obédience wahabite et séoudienne sont proches des confréries, notamment la Tijâniyya qui est partie prenante aussi dans la Ligue des Oulémas du Maroc et du Sénégal.

En fait, les rapports demeurent ambigus entre les associations islamistes et les confréries comme d’ailleurs dans leurs rapports à l’Etat laïc. Il faudra prendre en ligne de compte aussi l’opposition entre Khomeinistes et Wahabites, compliquée ces dernières années par la rupture entre Ben Laden et la monarchie séoudienne. Le problème reste cependant posé à propos des motivations qui poussent les jeunes à rejoindre les associations et mouvements islamistes. Ben El Mostafa Okacha (chercheur à l’université de Cadis) tente une explication pour le cas marocain et plus particulièrement le mouvement Al-Adl Wal Ihsan, dans une contribution intitulée «Processus d’individuation». L’individuation pourrait selon l’auteur se faire par opposition à l’Etat et ses institutions et en adhérant au néo-communautarisme islamiste. Si les islamistes accèdent au pouvoir politique un désenchantement pourrait cependant voir le jour (comme c’est le cas en Iran) et pousser à d’autres voies pour l’individuation. S’agit-il cependant d’une opposition à l’Etat ou à l’institution religieuse constituée et dominante, imbriquée ou non à l’Etat, ce qui supposerait l’existence de quelque chose qui ressemblerait à une église? Mark Sedgwick (Université américaine du Caire) qui clos cette rubrique Etudes, nous propose justement une contribution intitulée «Existe-t-il une ″Eglise″ en Islam?» Il considère que les Ulama Sunnites avaient eu une autorité jusqu’au début du XIXe siècle qui aurait pu les faire assimiler à une église, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’autorité religieuse serait en effet fractionnée entre les médias en premier lieu (avec les prêcheurs vedettes), l’Etat (les Ministères des Habous) en deuxième position, et seulement en fin de liste les Ulama qui n’ont plus de monopole, alors que dans le passé, ils géraient dans les faits les Habous, ils prononçaient les Fetwas et les khotbas et produisaient en leur sein, ou les assimilaient, les soufis (personnalités charismatiques susceptibles de leur porter concurrence). Enfin selon l’auteur, l’évolution récente en Islam correspondrait à un processus similaire en Occident ce qui indiquerait que «le monde islamique d’aujourd’hui fait partie d’une civilisation mondiale».

2° Les lectures

Dans la partie de cette livraison consacrée aux lectures, Abdelhakim Aboullouz (chercheur à Marrakech) nous présente en arabe un compte rendu intitulé «Le post-islamisme ou le néo-fondamentalisme» et qui porte sur la traduction du français à l’arabe de l’ouvrage de Olivier Roy, L’islam mondialisé, et Souleymane Bachir Diagne de l’université, Cheikh Anta Diop de Dakar, dans «Du ″Mujaddid″ comme un mouvement intellectuel et spirituel», nous commente en français, un ouvrage collectif Progressive Muslims, publié en anglais et ayant pour éditeur Omid Safi. Le premier de ces ouvrages d’un auteur connu traite «des divers courants de l’islamisme politique et de leurs modes d’adaptation à la mondialisation et aux différents contextes sociaux», tandis que le second «s’est présenté comme un manifeste pour une manière moderne et progressiste d’être musulman». Abdou Filali-Ansary, Directeur de l’Institut d’Etudes des civilisations musulmanes, Université Aga Khan (Londres), nous propose quant à lui les comptes rendus de lecture (en français) de deux ouvrages. Dans «Les mots et les dogmes», il aborde, Le politique et le religieux dans le champ islamique, écrit par Mohamed-Chérif Ferjani (Paris, Ed. Fayard 2005). Ferjani approfondit dans ce livre une réflexion qu’il a déjà abordée dans différentes publications basées sur des investigations qui réfèrent à la linguistique et à l’histoire. Sa démarche qui passe notamment en revue les différents termes qui reviennent dans les débats sur l’islam, nous dit l’auteur de la présentation«aide à voir comment certains usages et approches peuvent éloigner des faits historiques de la compréhension, et comment ils peuvent conduire à manquer l’essentiel du message religieux». C’est notamment les cas pour les notions de mu’min et de kafir, et celle de sharia dont le glissement par rapport à l’usage original en fait «aujourd’hui, dans certains cercles, un slogan aux effets dévastateurs». A retenir aussi l’approche historique comparative entre islam et christianisme dans leurs cycles respectifs de politisation et de dépolitisation, que propose l’auteur de l’ouvrage. Dans une seconde contribution intitulée «Imposture et rébellion», Filali- Ansary nous fait découvrir une œuvre assez méconnue de 760 pages en langue arabe et dont la rédaction aurait été achevée en 1933 à Fallouja en Irak. Il s’agit de l’ouvrage de Maarouf Roussafi, enfin publié en version originale et après maintes péripéties sous le titre, La personnalité de Muhammad ou l’élucidation de l’énigme sacrée (Cologne, Manshurat Al Jamal, 2002). C’est un livre nous dit Filali-Ansary qui «ne ressemble pas aux écrits des uléma traditionnels et n’a rien, non plus, d’un travail de chercheur moderne…Son approche peut être décrite comme une tentative de réduire le sacré qui entoure le personnage religieux pour retrouver la personne historique, telle que la raison peut l’entrevoir à travers l’examen critique des fables véhiculées par la tradition». Le prophète apparaîtrait dans l’œuvre de Roussafi comme l’homme qui va faire entrer dans l’histoire les Arabes jusque là considérés comme des «sauvages» «rejetés et méprisés par les grandes civilisations autour d’eux (Syrie, Byzance, Perse Sassanide, Ethiopie)». Roussafi paraîtrait selon l’auteur du compte rendu «d’une certaine manière», proche de Ali Abderrazik. A la lecture de la contribution et des indications biographiques qu’il nous donne sur Roussafi (trajectoire éducative et culturelle, activités politiques) on pourrait suggérer qu’il ait été aussi un produit du Nationalisme arabe qui émerge notamment avec le congrès de Paris des Jeunes arabes (en 1912) en voie de rupture avec le Panottomanisme, et dont Sati ̀ Al Hussairy est le personnage le plus connu. Si le mouvement avait surtout fleuri en grande Syrie, il aurait en effet selon Ernest C. Dawn regroupé aussi des Irakiens. On retrouve d’ailleurs chez l’auteur de Muhammad ou l’élucidation de l’énigme sacrée, des références de ce nationalisme opposé à la shu’ubiyyâh des Turcs et des Perses (surtout en Irak), puis à la domination occidentale (ici en l’occurrence les Britanniques avec l’opposition de Roussafi aux accords anglo-irakiens de 1930). La figure du prophète pourrait de même rappeler celle présente dans La commémoration du prophète arabe de Michel Aflak. Tout ceci reste cependant à vérifier, mais grâce au compte–rendu de Filali-Ansary nous découvrons l’existence d’une œuvre qui nous interpelle encore surtout avec le présent du Moyen-Orient.

3) Les Débats

La partie consacrée aux débats est aussi riche que les deux précédentes. D’ailleurs en continuité avec celle qui traite des lectures, nous est proposée pour ainsi dire une présentation basée sur deux approches très différentes de l’ouvrage de Alfred- Louis de Prémare, intitulé Les fondations de l’islam. Entre écriture et histoire, parue aux Editions du Seuil (Paris, 2002). Jean Lambert (chercheur au CNRS-EHESS, Paris) fait remarquer dans «L’histoire en miettes comme elle est apparue dans l’islam» que si «Les anthropologues ont continué de lire une société à partir du triple échange des biens, des femmes et des paroles», De Prémare se rapprocherait plus de la tri-fonctionnalité indo-européenne de Dumezil, puisque l’auteur du livre abordé, s’intéresse tour à tour aux marchands, aux conquérants et aux scribes. Lambert considère en fait que si avec De Prémare«L’historiographie contemporaine revisite les lieux connus, des Musulmans et des sciences naissantes des religions…elle n’obéit plus à la manière musulmane de décrire et de comprendre les commencements de l’histoire. Elle la déconstruit pour s’instruire». C’est justement ce que conteste Abdelmajid Charfi (professeur à l’Université de Mennouba-Tunisie) dans sa contribution intitulée«Islam, vérité historique et parti pris». Il considère que «L’orientalisme des temps modernes» demeure en quelque sorte l’héritier «Des polémistes byzantins et latins du Moyen-âge» (tout en en réduisant cependant les excès). En s’appuyant sur sa propre connaissance des textes et références, Charfi se demande si l’historien«a le droit de s’attarder sur les insuffisances et les contradictions, et de passer sous silence l’ensemble impressionnant des données concordantes et qui s’étaient imposées aux chroniqueurs et aux historiographes venus d’horizons différents et appartenant à des courants de pensée divers?». Il critique aussi chez De Prémare«une attitude aussi littéraliste que celle des clercs musulmans traditionnels…et aux fins d’une autre cause diamétralement opposée!». Tout en admettant que tout n’est pas à rejeter dans l’ouvrage traité, il appelle enfin de ses vœux à une recherche historique solidaire entre historiens musulmans et non musulmans«au lieu de se cloisonner dans leurs propres univers mentaux».

C’est de décloisonnement aussi qui’ il est question dans les textes de Mohammed Arkoun (professeur émérite à la Sorbonne) et de Mohamed Nachet (Faculté de Droit, Mohammadia-Maroc). Le texte proposé par Arkoun et intitulé «Rôle et place du fait islamique dans la construction de l’espace euro- méditerranéen» constitue une contribution de l’auteur ayant fait l’objet d’une intervention devant de jeunes Européens, faite par un Maghrébin qui croit en des espaces de citoyenneté dépassant le cadre de l’Etat-nation et«à la tache historique de construction d’une Union Maghrébine par delà toutes les démissions, les errements et les retards…». Dans ce texte très dense l’auteur aborde la question d’un espace historique méditerranéen«longuement divisé, fragmenté, déchiré par des guerres internes et externes dites religieuses puis coloniales», sans oublier les Asabbiyah tribales (au sens d’Ibn Khaldoun), et caractérisé depuis les temps bibliques par « le triangle anthropologique, Violence, Sacré, Vérité». S’intéressant en particulier à l’islam contemporain, il montre comment « toutes les forces de production de l’histoire en cours depuis la conquête des ″ indépendances ″ politiques se liguent en Occident comme en contexte islamique pour que ce qu’on continue de nommer indifféremment«l’islam» fonctionne comme un refuge, une source d’espérance pour les millions de démunis et de marginaux, un repaire pour les militants de base, un tremplin vers le pouvoir politique pour les chefs, les émirs commanditaires des actes terroristes». Revenant sur ses recherches linguistiques et anthropologiques et les concepts fondamentaux qui ont jalonné son œuvre appuyée sur une solide connaissance de l’histoire intellectuelle de l’Islam comme de l’Occident, il insistera sur la nécessité de sortir de l’univers de pensée théologique et de mener une œuvre de déconstruction par l’aiguisement de la fonction critique des sciences sociales et humaines, marginalisées jusque là par une mondialisation essentiellement basée sur la «raison télé- techno- scientifique» et son instrumentalisation y compris dans le cadre de l’usage fantasmatique d’un lexique «théo-ethnico-idéologique», et bien entendu d’un système mondial encore basé sur les rapports de force et de domination.

Dans le texte ayant pour titre «Le monde musulman et l’hibernation culturelle», Mohamed Nachet s’appuyant sur des travaux menés dans différentes sciences humaines et sociales et une histoire sociale et intellectuelle comparée entre Islam et Occident, considère que «la reforme de la religion ou sa résorption dans la sphère de la vie privée s’effectue quand elle devient vraiment étouffante ou qu’elle constitue un blocage insurmontable pour l’élan ou pour l’harmonie d’une société». C’est ce qui a pu se passer en Europe où dès le haut Moyen-âge aurait commencé une mûe du stade de la communauté à celui de la société (dans la perspective de F. Tonnies) et une rupture dans les rapports de segmentarité (au sens de Durkheim) induisant une intense activité intellectuelle, ce qui ne s’est pas produit dans le Monde musulman notamment à cause des densités de population relativement faibles. Le processus connu par l’Europe ne va commencer à voir le jour ici qu’avec le nationalisme et l’émergence des «Etats démiurges» (Gauthier De Villers) héritiers de l’œuvre coloniale avec cependant un tiraillement: «un pied dans l’Etat territorial et un pied dans la Umma». Ainsi la recherche «d’un nouvel épistémè» dans la culture et chez les intellectuels musulmans demeure entravée par l’idéologie de « la spécificité culturelle», alors que « la raison comme le note J. Habermas est une capacité humaine universellement partagée». En fait, et on peut être d’accord avec l’auteur, le Monde musulman dans son rapport ambiguë à ce qui fait la modernité est contrairement à l’Occident toujours en phase d’hibernation culturelle notion à rapprocher sans doute de celle d’ankylose culturelle de l’islam jadis utilisée par des historiens comme Claude Cahen. Si le lecteur peut adhérer à l’essentiel de l’approche très documenté de Nachet, on peut cependant en discuter certains «éclairages» qui semblent trop proches de la perspective téléologique que l’idéologie occidentale s’est forgée à propos de sa propre histoire. Est-ce qu’il y aurait par exemple une véritable continuité entre la démocratie athénienne et ce qui advint en Europe entre la fin du Moyen- âge et nos jours? En quoi de même l’émergence du féodalisme en Europe de l’ouest avec dépassement des structures tribales suite à l’effondrement de l’Empire romain aurait pu contribuer plus à la promotion de l’individualisme que l’Empire marchand et esclavagiste romain lui-même où que les cités marchandes qui firent les beaux jours de la civilisation musulmane au Moyen-âge? L’islam n’est-il pas lui-même une religion du Salut, donc pouvant favoriser la promotion de l’individualité (autant que les autres composantes du monothéisme) ? Est-ce que Platon a moins influencé la pensée occidentale que la pensée musulmane, et Aristote le rationaliste n’a-t-il pas été découvert en Occident au contact de la pensée musulmane elle-même? Aristote, le métaphysien comme le logicien, est d’ailleurs aussi immobiliste que Platon: ″le parfait″ ou ″immuable″ venant du ″Moteur premier″ ou ″immobile″ et la dégénérescence relevant des perturbations néfastes subies par le monde ″sub-lunaire″, c'est-à-dire le notre… Ceci dit, il est cependant admis que La politique n’a jamais été traduit en arabe durant le Moyen-âge ; mais était-il connu à la même période en Occident chrétien ? Ce sont là quelques questions suscitées par une contribution stimulante et qui peut aider à faire le point quand à l’état de la question abordée. Ceci dit nous ne pouvons par ailleurs qu’être en plein accord avec l’auteur lorsqu’il écrit que « l’histoire n’est pas une pure œuvre consciente. La contingence y joue un rôle prépondérant». C’est ce qui nous permettra de faire le lien avec la dernière contribution en arabe de cette livraison de Prologues dont le titre « les musulmans face au défi de l’histoire» reprend justement l’énoncé problématique de ce numéro. Il s’agit en fait d’une table ronde regroupant quatre intervenants: Abdou Filali-Ansary (animateur de la table ronde et coordinateur du numéro) Nasr Hamid Abou Zayd (qui continue ses recherches en Hollande), Mohamed Chérif Ferdjani (Directeur de recherches à l’université de Lyon II), et Moncif Ben Abdeljalil (chercheur à l’université Aga Khan, Londres). Pour introduire le débat, Filali-Ansary rappelle que jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle, la question lancinante pour les musulmans était celle du sous-développement économique en relation avec le défi de l’enseignement et dans certaines situations avec les obstacles posés par la religion. Depuis quelques décennies il a plus été question du rôle des intellectuels et de la crise politique, puis de questions identitaires;«Qui sommes nous? Qui sont les penseurs musulmans? Et pourquoi nous considérons nous plutôt Musulmans, qu’Arabes ou Amazigh?». La question posé est celle de la réforme religieuse avec la confrontation idéologique entre positions désignées comme réactionnaires d’un coté, et modernistes ou progressistes s’appuyant sur l’approche scientifique de l’autre. Une dernière question:«La problématique de la réforme est-elle récente en Islam?»; sachant par ailleurs que la réforme au sein du christianisme et du judaïsme était antérieure à l’émergence des sciences humaines, «une sortie de la religion». Peut-elle transiter encore par une réforme religieuse? Selon Abou Zayd, nous avons affaire dans nos pays à une sécularisation sans sécularisme et avec un développement disproportionné entre les villes et les campagnes. C’est une sécularisation trompeuse. La religion dominante à l’origine dans le domaine de la connaissance, s’est trouvée confrontée à l’émergence d’autres institutions, mais sans perdre son statut. Elle demeure favorisée par des facteurs tels l’absence de libertés, de sécularisation véritable et de transformations radicales dans la société. La défaite de 1967 des Etats arabes face à Israël qui légitime son existence par des références au judaïsme, puis la proclamation de la République islamique en Iran, ont accentué la tendance; contrairement à la situation existante au début du siècle dernier, la réforme religieuse nécessite aujourd’hui une réforme sociale, politique, économique… Toutes ces réformes nécessitent cependant l’élaboration de nouvelles bases dans le domaine de la religion. Défendant un point de vue différent, Moncif Ben Abdeljalil, considère que le défi principal avant d’être économique, politique, moral ou religieux, se situe d’abord au niveau de la pensée et de la disparition des penseurs. L’avancée des sciences humaines aujourd’hui ne permet plus d’emprunter la voie de la réforme de la religion comme ce fût le cas au XVIe siècle pour le christianisme et le judaïsme, mais nous met directement en face de la problématique de la modernité. Mohamed Chérif Ferjani qui partage cette dernière opinion, rappelle que Ben Laden est moins le produit de la pensée musulmane traditionnelle, que de la modernisation. Il serait en fait plus proche des sectes fondamentalistes américaines. Il remet par ailleurs en cause la thèse qui affirme que la modernité comme les idées démocratiques aient été enfantées par la pensée catholique et que le catholicisme n’aurait fait que prendre une teinte sécurisée, rejoignant en cela des penseurs comme l’italien Massimo Companini, pour qui des catégories telles celles de justice et d’égalité, relèvent de l’universalité humaine, et se retrouveraient dans la pensée islamique. Elles seraient d’abord temporelles et la religion ne s’en est saisie qu’après coup. En fait «l’humanité ne se pose que des questions qu’elle peut résoudre». Comment expliquer alors la décadence musulmane, et que s’est il passé au XVe? En réalité, malgré l’extension territoriale de l’Empire ottoman, le Monde musulman a perdu sa position centrale dans les rapports mondiaux, et ce que fût la découverte du Cap de Bonne espérance pour l’Europe, a eu des effets contraires dans l’espace arabo-musulman où la marginalisation par rapport à l’économie mondiale amènerait à parler plutôt de «Cap de la tragédie». Ne comprenant rien à ce qui venait de se passer les Musulmans vont assimiler l’expansion coloniale au phénomènes des Croisades. La Réforme est dépassée, et le Monde arabo-musulman aujourd’hui n’a pas besoin d’un Luther ou d’un Calvin auxquels Hassan El Banna pourrait être assimilé. Apportant des précisions quant aux idées qu’il défend, Abou Zayd avance que malgré l’apport de penseurs comme Mohammed Abdûh et Tahar el Haddad, dont les œuvres sont d’ailleurs non enseignées à El-Azhar, la réforme doit être abordée du point de vue de la modernité et non des réformistes qui se cantonnent dans l’auto-justification (avec des thématiques telles: ″Les Droits de l’homme et l’islam″, ″La Femme et l’islam″…). Cependant la question de la modernité n’épuise pas celle de la réforme de la religion, cette dernière continuant à dominer les autres espaces de la pensée. Pour clore la table ronde (et non le débat!) Filali-Ansary demande qu’on lui propose des questions à aborder à l’avenir. Ben Abdjeljalil qui précise d’abord qu’il maintient ses positions sur la modernité, laquelle doit dominer toute réflexion y compris sur la religion appelée à devenir un fait individuel, considère qu’il faudra accorder de l’intérêt au fonctionnement du système éducatif et à une lecture critique du patrimoine, y compris religieux. Allant dans le même sens, Ferjani pense qu’il ne faut pas étudier le patrimoine de manière défensive et seulement par réaction à l’orientalisme, mais pour investir ce qui est commun à l’humanité en abordant aussi le patrimoine juif, chrétien, occidental et autre, la critique de la Réforme devant constituer un pas décisif. Il affirme aussi son intérêt pour les expériences démocratiques qui mettent en œuvre des élections à la proportionnelle, aucune force politique, y compris les islamistes n’étant en mesure à elle seule de représenter une majorité dans les pays musulmans!


4) Pour conclure: quelques remarques d’ensemble:

Le dernier débat présenté, reprend en quelque sorte les idées forces qui jalonnent les 18 contributions (avec une vingtaine de participants) à ce dossier de Prologues qui a retenu notre intérêt dans ce numéro 31 d’Insaniyat, lui-même consacré aux rapports de société et de pouvoir, à la religion (à la suite d’ailleurs du numéro 11 publié en 2000 avec pour thématique «Le sacré et le politique»). Il s’agit dans toutes ces publications et beaucoup d’autres (que Prologues a essayé de recenser de manière non exhaustive dans une rubrique bibliographique) d’historiciser le phénomène socio-religieux en faisant appel à l’éclairage des sciences sociales et humaines. A ce propos la notion de «sortie de la religion» (à rapprocher de celle «d’âge positif» chez Auguste Comte), de plus en plus usitée par les chercheurs (comme Marcel Gauchet en France), peut constituer un paradigme de la recherche actuelle et ici il faudra bien rappeler comme le fait Abou Zayd que «la sortie de la religion», ne signifie pas «opposition à la religion» mais mise en œuvre d’approches et de concepts qui ne sont plus empruntés à la tradition religieuse elle-même. On tentera d’élaborer des analyses et explications validées, susceptibles d’apporter des connaissances, et non de viser l’apologie et la légitimation, même si la compréhension d’un phénomène tel la religion peut être assez multiple, car comme tout fait social, relevant du complexe. Il s’agit cependant dans nos pays d’un processus au sein duquel le chercheur peut aussi être penseur, intellectuel, citoyen… confronté aux demandes sociales et aux défis de l’histoire. C’est en ce sens que l’étude du processus de «sortie de la religion» renvoie chez nous à des questions aussi brûlantes que celles de l’école, et de la pensée critique à exercer y compris dans le domaine du patrimoine, de la modernité et de l’émergence de l’individualité, de l’Etat et de la démocratie, de la citoyenneté et des Droits humains, de l’identitaire et de l’universel, ainsi que de notre place dans la mondialisation en cours, du civisme et de la tolérance…, et certainement aussi du fondamentalisme et des flambée d’intolérance et de terrorisme…

N’est-ce pas parce que le Monde de l’islam constitue aujourd’hui «un nœud de contradictions», pas seulement socio-politiques au sens marxiste, mais aussi intellectuelles et épistémiques? Il serait en fait comme le faisait remarquer Hans Tütsch «sous la saisie de Révolutions télescopées» toutes contemporaines, alors qu’en Europe elles se seraient succédées pour l’essentiel au cours des cinq ou six derniers siècles d’histoire (depuis au moins le XVe siècle et la découverte du Cap de Bonne espérance et de l’Amérique). Voilà qui donne un sens à la controverse sur la portée d’une réforme religieuse en Islam, aujourd’hui! La lecture de ce numéro de Prologues est particulièrement stimulante pour nous aider à comprendre, et pourquoi pas à agir…

auteur

Hassan Remaoun

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