Sélectionnez votre langue

La fonction du regard dans « la Voyeuse interdite » de Nina Bouraoui

Insaniyat N° 29-30 | 2005 | Premières recherches II (Anthropologie, Sociologie, Géographie, Psychologie, Littérature) | p.115-134 | Texte intégral


La fonction du regard dans « La voyeuse interdite » de Nina Bouraoui

Abstract : La Voyeuse interdite pose la question identitaire et marque la problématisation qu'en fait notre auteure dans son œuvre. Le regard de « La Voyeuse interdite » oriente la description qui a pour fin de mettre en scène des réalités typiques de la société algérienne en fonction de son statut de femme cloîtrée.   L’analyse thématique tente de déterminer la fonction du regard réduit à un simple acte négateur et qui n'est que le résultat de la mise en marge de l'élément féminin dans la famille algérienne. Ce regard négativiste se manifeste à travers la description et le discours du personnage principal, Fikria, la narratrice.

Mots clés : littérature du XXe siècle - culture et société - Bouraoui, Nina -style - critique - claustration - intra-muros.


Belgacem BELARBI :  Université de Tiaret, 14 000, Tiaret, Algérie.


Nous ne savons pas jusqu'à quel point Nina Bouraoui peut représenter un symptôme d'une nouvelle sensibilité littéraire en gestation entre les deux rives de la Méditerranée. Elle fait partie de ces écrivains qui veulent sortir du périmètre de la littérature algérienne; tout en exploitant ce dont elle a été nourrie, Nina Bouraoui veut accéder au statut plus légitime d'écrivain sans aucune adjectivation. En réalité, elle, comme les écrivains maghrébins, et comme du reste tous les autres, n’est qu'une «tératologiste»[1] qui, dans son roman, met au jour ses monstres intérieurs.

Le désir de sortir de cette espèce de "ghetto" de la littérature du pays d'origine, n'est pas une prérogative des écrivains maghrébins, mais de tous ceux qui opèrent dans leur production une différenciation et une distanciation aussi bien par rapport à leur littérature nationale qu’à la littérature occidentale, française en particulier, qui a créé leur public et leur notoriété.

La Voyeuse interdite se situe dans un espace qui ne coïncide plus ni avec celui de la "littérature algérienne d'expression française" auquel appartiennent des écrivains tels que Mohammed Dib ou Nabil Farès, pour n'en citer que deux, ni avec celui de la littérature française. Ce courant littéraire ne portant pas encore un nom, qui n’a pas encore été défini dans le discours critique actuel, mais qui existe et se situe dans un espace osmotique et symptomatique d'une nouvelle sensibilité.

Le roman relate les tourments d'une adolescente musulmane, dont la forme est celle d’une longue complainte reflétant le discours intérieur de la narratrice. Il met en scène une jeune fille nommée Fikria, personnage central, observateur, assigné à résidence, retranché derrière sa fenêtre, entraînant le lecteur de l’autre côté du regard, en lui communiquant un peu de la douleur d’une existence.

Notre étude portera sur la fonction du regard dans le roman La Voyeuse interdite [2] de Nina Bouraoui (Editions Gallimard, 1991, 143 pages). Fikria est piégée dans la maison paternelle qui constitue l’espace de réclusion, lieu de négation de sa féminité, dans un décor mi-rural, mi-citadin à la périphérie de la ville d’Alger, gagnée par l'exode à la lisière des bidonvilles nouvellement implantés au début des années soixante dix. La seule escapade à l’ambiance asphyxiante de la maison familiale est le regard qu'elle jette sur la rue à travers la fenêtre de sa chambre et qui lui permet de s'accrocher à la réalité ambiante. L’angoisse de l’échec, du silence, du néant, suinte de cet espace et condamne par avance l’espoir de cette jeune fille derrière sa fenêtre. Le regard est le seul moyen, le dernier mode de saisie du réel pour "la voyeuse", désormais son seul pouvoir est de voir.

La «Voyeuse interdite» pose ici la problématique du regard qui observe, être aperçu, être vu ou mieux se laisser voir, qui présente un grand danger et par conséquent fait l’objet d’un interdit[3] au sein du groupe. Dans cette perspective, le récit est conduit du point de vue du personnage principal isolé et à travers le regard duquel nous découvrons la rue, les gens, la ville...

Ainsi la description des gens, de la ville va être un acte spécifiquement littéraire, les mots n'étant pas un simple reflet des choses mais le moyen grâce auquel la narratrice individualise sa propre vision du monde pour susciter celle que le lecteur s'en formera à l'issue de la lecture finale du roman. Tout au long du texte, le regard de la négativité transforme le réel en une vision mutilée à travers la mise en cage de la " voyeuse" qui le restitue en tranches de vie, toujours derrière sa fenêtre.

Notre travail est construit autour de deux points qui constituent la charpente de notre problématique. Ces deux points, liés à la thématique du regard vont en fait traduire la fonction du regard dans le roman «La Voyeuse interdite» de Nina Bouraoui et que nous appellerons «visions».

Par conséquent, notre problématique sera traitée en deux parties.

  1. Nous tenterons de démontrer dans la première partie que nous nommerons «vision», l’aspect «dysphorique»du monde représenté à partir du regard de la narratrice, de sa description,selon l’outil d’analyse que nous empruntons à Philippe Hamon.
  2. A travers quel regard, la description de la femme considérée comme thème introducteur, les«Mauresques» et «Fikria» comme sous thèmes sont-elles perçues?
  3. L’analyse de cette «vision dysphorique» se fera aussi par l’étude de la description de l’espace, en l’occurrence, Alger, la maison familiale et le corps de la narratrice qui seront traités comme agents principaux de la claustration et comme lieux d’emprisonnement.
  4. En seconde partie, «la vision poétique» se sentira comme une thérapie au silence, à l’enfermement et s’exprimera dans l’activité d’écriture dont usera Nina Bouraoui, dans la perspective de création d’un langage poétique. Le travail du style va constituer l’essentiel de la seconde partie où il sera question d’étudier le langage dans sa fonction poétique à travers certaines caractéristiques propres à l’écriture de Nina Bouraoui.
  5. Cette fonction esthétique se concrétisera à travers d’abord le jeu de mots considérés dans leur musicalité que sont les paronomases, unité minimale phrastique puis au niveau de la phrase, la parataxe à l’image du regard qui s’exprimera par l’éparpillement et le décousu du style de Nina Bouraoui. Enfin au niveau de la macro- structure, la mise en abyme marquera la distance que prend l’auteur par rapport à la fiction..
  6. Nous nous proposons de démontrer que l’œuvre de Nina Bouraoui établit un lien étroit avec ce qu’on appelle communément la littérature baroque[4]. Cette parenté baroque nous a paru évidente puisqu’un certain nombre de traits spécifiques au baroque sont perceptibles dans le récit que nous étudions. Ces traits que nous jugeons pertinents sont : la forme ouverte, la ressemblance et le déguisement ainsi que l’exubérance macabre.

En définitive, notre analyse du corpus s’articule autour de deux visions:

L’une dysphorique du monde et l’autre poétique. La première n’est que le résultat de la claustration, la dénégation et de la mise en marge de l’élément féminin dans la société algérienne vécue amèrement par la narratrice. La seconde, en réaction contre cet état de fait, Nina Bouraoui tente de sublimer, d’exorciser cette vision négativiste du monde en jouant avec les mots comme unique alternative.

I. La vision dysphorique

1. La femme comme thème introducteur

Dès les premières lignes, la narratrice interpelle, le plus souvent sur un mode pathétique son lecteur sur les femmes d’Alger[5].

a. Ces dernières surgissent dans l'espace discursif identifié par l'expression référentielle, péjorative et connotée : "les Mauresques".

Dire "la Mauresque", c'est aussi convoquer le mythe de "l’orientalisme". Un mythe solidement ancré dans l’inconscient collectif métropolitain, explicable par la seule contextualisation historique relative au Maghreb et à l’Andalousie. L'énoncé "la Mauresque" mobilise un déjà dit, un déjà écrit au sujet de l’Orient[6]. Les «Mauresques» sont les femmes typiques de "là-bas" et Fikria a une espèce de mépris pour ces femmes, ces «Mauresques» dont l’image est grossièrement décrite.

C'est à l'intérieur de cet univers que la femme appréhendée comme catégorie figée, représentée par la mère, les sœurs, la tante et la cousine interchangeables va s'animer pour prendre vie dans le désarroi et l'agressivité. Fikria sera la seule à se révolter, à lutter contre cette résignation, cette fatalité terrible qui permet à la tradition de se transmettre, tout ce que ces femmes ont connu et ont souffert. Tout au long de la caractérisation, la narratrice use volontairement d’un dire empreint de négativité. Ainsi, la caractérisation générale de la description des «Mauresques» se trouve métaphorisée par tout un lexique qui les identifie aux animaux et plus particulièrement à ceux réputés les plus démunis de cervelle.

Nous remarquons la récurrence des verbes tels que «caqueter», «piauler», «glousser», «glapir» qui ont un effet déshumanisant et qui sont bien imputés en partie à la claustration; mais la représentation n'en reste pas moins dépréciative, désignant la «Mauresque» comme ayant une place à part dans la hiérarchie sociale du roman. En définitive, nous assistons à ce que l’on pourrait définir comme une projection malsaine et morbide de la femme algérienne perçue par le regard de notre héroïne. D’où la réduction de la femme à «une essence située à la croisée de l’humanité, de l’animalité et de l’immaturité enfantine à vie»[7].

Les «Mauresques» souscrivent ainsi, chacune dans un registre dépréciatif particulier, aux stéréotypes de la débilité mentale, de la résignation et de la servilité. Traits qui suscitent le jugement sévère et le mépris de la narratrice plus exaspéré qu’apitoyé.

1. Fikr en arabe veut dire intellect et donc Fikria réfléchit sur sa condition et celles des femmes dont elle ne voudrait pas partager la destinée. Elle est la Mauresque intellectuelle.

C'est avec cette violente activité intellectuelle que se distingue Fikria et cela l'autorise à se désolidariser de ses sœurs Mauresques. Les «Mauresques» n'ont pas toutes une voix. Fikria seule a droit à la parole. Elle arrive à comprendre qu’elle mérite d’être libre; pourtant, elle ne comprend pas comment y arriver. Ainsi, elle essaye d'abord de briser cette fatalité par une transgression du code traditionnel. Elle fume une cigarette. Que cet acte agrandisse son champ de vision, c'est le thème du regard mais cet acte signifie aussi sur plusieurs fronts symboliques une prise de parole et une prise de position. D'abord dans «La Voyeuse interdite», seuls les hommes ont le droit de fumer. Ces hommes sont représentés par le chauffeur, le père et les Sarrasins et le mari hypothétique. Personne n’ignore que fumer devient un rite, il se prête singulièrement à sécréter un «mythe»[8]. Si on se tourne du côté de la littérature, la liste est longue, où l’on trouve des images qui entretiennent ce mythe. Aussi, la cigarette est mythique sans doute parce qu’elle est liée à la pensée, à la rumination, à la cogitation. Elle est le symbole d’un état d’âme en même temps d’une âme qui pense, elle est la réflexion silencieuse, qui se déroule secrètement, à l’insu des autres. Fikria n’ayant personne à qui se confier puisque la parole est confisquée par le père, symbole de la loi, représentant le groupe, ne peut que cogiter, ruminer sa pensée.

Ainsi la cigarette reflète cet état d’âme, cette réflexion silencieuse d’une part, elle représente d’autre part, une tentative de rébellion contre l’hégémonie du mâle. Notre personnage, Fikria introduit avec l’acte de la cigarette une logique de l’écart qui déstabilise la représentation traditionnelle de la femme, définie par les poncifs de la pudeur.

Dans cette perspective, les différences entre le statut de l’homme et de la femme sont pertinentes. Une signification déterminée émerge sur la base de ces différences.

Le carré sémiotique se présente de la manière suivante:

Dans cet axe injonctif positif -----= prescrit et celui négatif -----= interdit, s’articule toute la problématique de la mise en marge de l’élément féminin dans l’univers raconté.

Nous touchons dans ce chapitre un point essentiel relatif à la représentation de la femme perçue comme catégorie figée, reproduisant le même modèle de génération en génération. Une image nous est esquissée à travers le regard négativiste des femmes qui se renvoient l’écho de tous ces êtres faibles et fragiles vivant sous le joug d’une tradition, d’une religion, de l’homme en particulier. Partant du terme générique de la femme, nous considérons que les termes spécifiques qui sous-tendent cette catégorie, sont intéressants à étudier dans leur spécificité puisqu’ils constituent l’ensemble des protagonistes de l’univers romanesque raconté en plus de la figure du père qui se pose comme symbole autour duquel se tissent des rapports antagonistes avec l’ensemble des personnages.

2. L’espace comme agent principal de la claustration et lieu d’emprisonnement

Dans notre corpus, la description des lieux prend une importance telle qu’elle ne peut plus être considérée comme simple toile de fond, elle conditionne le fonctionnement du récit dans son ensemble et révèle le degré d’attention que la romancière accorde au monde et la qualité de cette attention.

La notion de l’espace nous invite à réfléchir sur le contexte spatial où l’histoire racontée se déploie, ce contexte né du cadre initial suscité par les évènements narratifs. En effet l’espace est à la fois indication d’un lieu et création narrative. Dans «La Voyeuse interdite» l’espace, c’est le corps où se concentre la maison paternelle et «Alger». «L’espace est la dimension du vécu, c’est l’appréhension des lieux où se déploie une expérience. L’espace, dans une œuvre, n’est pas la copie d’un espace strictement référentiel, mais la jonction de l’espace du monde et de celui du créateur» [9].

Dans «La Voyeuse interdite», le personnage principal et ses consoeurs ressentent leur captivité dans la ville d’Alger, dans la maison paternelle et dans leur corps comme une injustice où domine un espace oppressant qui fait couver la révolte au cœur des personnages. Ludovic Janvier en dit: «Ce n’est peut-être pas un hasard si la tragédie moderne, depuis Kafka, s’exprime surtout en termes d’espace (…) traduction de la posture dérisoire d’un individu que le monde engloutit et déroute» [10].

Le lecteur est conduit par la main et se débrouille avec les morceaux épars d’un puzzle. Il est ainsi conduit à reconstituer la disposition générale par des «cercles concentriques» en partant au début du point précis où évoluent les personnages, la maison familiale, jusqu’aux espaces les plus lointains qui les enveloppent et que sont les remparts de la ville.

La situation de claustration décrite dans «La Voyeuse Interdite» est démultipliée puisque le moi narrateur semble emprisonné dans un triple espace: l’espace urbain, (Alger); l’espace familial (la maison) et l’espace du corps.

Pour prétendre à une étude de l’espace dans notre oeuvre, il nous faudra la considérer dans ses oppositions. Le carré sémiotique va faire apparaître cette signification des différents espaces cités, dans l’opposition entre le prescrit et l’interdit.

L'univers romanesque de Nina Bouraoui est construit sur une série d'oppositions établissant des liens étroits entre les personnages et les lieux où ils évoluent.

Le roman s'inscrit dans une dialectique du «dedans» et du «dehors», du permis et de l’interdit. Ce passage s’effectue de l'intérieur vers l’extérieur: de Fikria à la maison, de la maison à la ville.

Partout le «dedans» et son contraire, «le dehors» sont présents et tracent une symétrie entre les espaces conflictuels. Deux lieux qui s'opposent et qui s’observent.

Le thème du regard fait apparaître les oppositions du type:

f e n ê t r e

Dedans

 

Dehors

Femme

permis  ici

intérieur

clos

sujet

absence

voir

 

 

vs

homme interdit

ailleurs

extérieur

ouvert

objet

présence

être vu

Une ligne de démarcation invisible sépare les deux lieux. Négliger le principe de base, ce principe de séparation des hommes et des femmes et qui vise le maintien des deux camps opposés et séparés, dérange visiblement le groupe.

a. La ville occupe une place importante dans l’œuvre de Nina Bouraoui ; non pas que la romancière soit particulièrement séduite par la vie citadine et ses turbulences mais parce qu'elle y puise le désespoir nécessaire pour donner plus de densité à ses personnages.

Alger est vue par «La Voyeuse interdite» comme une vaste prison, un espace hostile, réservé à l’homme et dans lequel les femmes ne peuvent être que des «poufiasses[11]». Les limites de cette prison s’arrêtent au port. En face, de l’autre côté de la Méditerranée, une autre terre de liberté, un autre monde, une autre vie pour toutes ces jeunes filles.

Nous avons là, la présence d’une image qui procède d'une prise de conscience d’un «ici" par rapport à un « ailleurs», de la prise de conscience d'un écart entre les deux ; d'une altérité. Ainsi le roman se déroule sur deux plans spatiaux qui correspondent à deux plans psychologiques, la «réalité», quelque part à Alger et le «rêve» d’un pays, de l’autre côté de la Méditerranée.

La «Voyeuse Interdite» décrit Alger au milieu des années 70. Elle est le lieu du drame, un lieu dysphorique, de négativité, synonyme de mort. La personnification de la ville, véritable acteur du drame de la déchéance se manifeste à travers la description d’Alger, (p. 69), un passage attachant dans lequel Alger, perçue comme une femme, est décrite, comme si Nina Bouraoui en faisait son obsession personnelle.

Nina Bouraoui oppose l’avant et l’après. Un avant élogieux et un après funèbre. Un avant où la baie d’Alger fut éternelle et féconde, amoureuse et généreuse, ivre de vie et de bonheur; désormais, elle n’est que catacombe ouverte, vaste prison.

La ville d'Alger est traitée comme une héroïne déchue, le chant qui dit sa déchéance est un chant de deuil. L'héroïne narratrice observe dès les premières lignes et s'interroge. La ville est porteuse de privations, de solitude, elle est ressentie comme une altérité. Elle a ses attributs et s'exprime par son architecture, mais elle a perdu sa personnalité, sous la pression des hordes. La ville est flétrie, piétinée, ravagée, surpeuplée, polluée et sale. Elle se concentre dans la maison familiale où la narratrice est recluse. Et celle-ci fait un rêve significatif (pp.111-112) : elle se trouve dans une forêt foisonnante de végétation, d'insectes et de petits animaux qui la font participer à leur danse effrénée, un véritable «hymne à la vie». Cette cérémonie jubilante prend fin brusquement quand une nappe de goudron jaillit des entrailles de la terre et fige tout ce monde grouillant de vie l'emprisonnant dans son immobilité forcée. L'asphalte, marque par excellence de l'espace urbain, est vu ici comme une douleur, un symbole du figement spatial et temporel que signifie la claustration.

La ville porte en elle sa propre mort. Elle offre le spectacle même de la rencontre presque sauvage de l'ancien et du nouveau, de l'Orient et de l'Occident. C'est cette rencontre qui pose problème.

b. Notre récit s’immobilise pendant de longs moments en un tableau par des notations fragmentaires sur les lieux où évoluent les principaux personnages. Certains édifices, certains lieux ont une fonction culturelle et sociale déterminée qui est prise en charge par le récit et qui joue de l'opposition entre les différents lieux où se développe l'action, entre les lieux clos (la chambre, la maison) et les lieux ouverts (la rue, la ville).

Loin d’être indifférent, l’espace dans notre roman s’exprime dans des formes et revêt des sens multiples, jusqu’à constituer parfois la raison d’être de l’œuvre qui est cette intention d’emprisonner les personnages. Notre corpus révèle entre l’espace familial et l’espace urbain, un rapport de tension et de répulsion.

Nous découvrons dans «La Voyeuse interdite», roman «immobile», combien l’espace est solidaire de ses autres éléments constitutifs, il sert à traduire la psychologie de ses habitants. L’espace familial est représenté par la maison dans laquelle vivent enfermés les personnages. Lui aussi est une prison.

Décorant les intérieurs maghrébins, les objets décrits sont significatifs d’une certaine culture, culture du cuivre, des plateaux, la main de Fatma, la gauche ou le sens de l’écriture arabe de la droite vers la gauche, poufs , coussins, table basse. Ainsi disséminés, ces indices nous renvoient à la culture arabo-musulmane, au harem[12] dont l’auteur semble faire ici le procès.

A travers ces passages, la narratrice semble supposer que la culture participe à la claustration, à l’emprisonnement et à l’aliénation de ses sujets et que la religion n’est pas vécue dans son acception la plus authentique et les éléments s’y référant sont surtout attribuables à la tradition.

c. Pendant toute la narration, nous assistons à une intarissable et inquiétante représentation de l’étrangeté du corps, perçue comme problématique. Problématique, dans le rapport qu’a la narratrice avec son corps en tant que femme, et la perception du corps de la femme par l’Autre. Pour Fikria, le corps est vécu comme un rejet, greffé sur une conscience et ne représente pas totalement l’être, comme s’il était doué d’une nature indépendante et autonome.

Les parties intimes sont très souvent décrites d’un naturalisme presque choquant, à la limite de la violence. La description de ces différents moments choisis par la narratrice, s’exprime surtout en termes d’espaces. Des espaces oppressants, que ce soit la ville, la maison ou le corps et qui font couver la haine et la révolte au cœur des personnages. Hostiles, ces lieux se chargent ainsi d’un sens philosophique et nous renvoient aux thèmes du labyrinthe, de la ville interdite aux femmes, de la maison familiale où il n’y a que les fenêtres pour unique ouverture.

Tous ces morceaux descriptifs que sont soient les personnages, soit l’espace, cités dans notre travail, sont délégués à notre «Voyeuse interdite» qui les prend en charge. Postée à sa fenêtre, lieu élevé, elle assume ces descriptions par son regard.

Ce procédé du regard introduit le cadrage du photographe et instaure des hiérarchies esthétiques évaluantes. Foisonnant de spectacles, donc de descriptions; le texte est traversé d’innombrables commentaires évaluatifs sur ces spectacles. Ces descriptions sont également les lieux de l’inscription, privilégiés, dans notre texte d'un métalangage, c'est-à-dire d'une description au deuxième degré, une méta- description, d'un commentaire évaluatif, discours d'escorte, qui porte justement sur le voir et le dire de notre personnage principal. Là, sont précisément, les points névralgiques d'inscription de l'idéologie dans notre texte. Dans cette conception, notre auteur tente de prendre en défaut la continuité du texte pour laisser entrevoir un autre discours, «le discours de l’inconscient à l’œuvre à travers le premier» [13].

La description appelle donc nécessairement une méta-description, un deuxième discours descriptif qui décrira et évaluera, en termes de prescriptions, de proscriptions, en termes d'écart, de positivité ou de négativité[14]. Dans notre cas, la narratrice est l’instance évaluante, le personnage sujet en tant qu’actant et support qui est le lieu privilégié de l’affleurement des idéologies. Fikria met en place un discours d’escorte en mettant en relief les personnages: les «Mauresques», le père, la mère et le reste qu’elle dévalorise, et cela se ressent par tout un lexique dépréciatif et de l’autre valorisant Ourdhia, fille du Ténéré, ne subissant pas encore le joug d’un certain nombre de tabous régissant la société dans laquelle vivent les personnages.

Le discours évaluatif accompagne le regard de notre narratrice qui est prédéterminé par toute une série de canons et de grilles culturelles, et notamment de catégories esthétiques (le laid, le médiocre). Le regard n’a donc pas ici une fonction purement utilitaire prenant la forme d’une description «optique», mais devient le lieu d’une intrusion, d’un carrefour et la manifestation dans le texte de cet affleurement qui procure du déplaisir, du dégoût. Il devient motif idéologique.

Parmi toutes les conduites socialisées, le rite de la guérisseuse, la préparation des noces de Fikria, la conduite amoureuse et érotique de la mère et du père dans la mesure où ils mettent en jeu le corps comme support de signes, sont dans notre corpus les lieux privilégiés de normes[15] morales, religieuses, esthétiques et sociales. Ce commentaire évaluatif porte sur le mode négatif et ainsi notre narratrice en tire de l’affliction et de l’ennui. L’acte sensoriel comme le regard, est retraduit et paraphrasé en termes moraux.

L'évaluation de notre narratrice peut être considérée comme l'intrusion ou l'affleurement, dans notre texte, d'un savoir, d'une compétence normative du narrateur distribuant, à cette intersection, des négativités et des déviances, des défauts, des subordinations hiérarchiques, un inacceptable, un inconvenant. Le projet idéologique du narrateur prend ainsi constamment le pas sur le projet esthétique et tout le système de la représentation lui est subordonné. Ainsi par delà les éléments d’analyse relatifs à la description des personnages et la topographie des lieux, émerge une vision dysphorique de l’avenir, un sujet impliqué dans la rupture et le conflit des représentations, à l’ambivalence culturelle. Terme emprunté à Radia Toualbi qui la définit comme étant: "...la violence faite à l'agent social de se référer simultanément à deux systèmes de valeurs incompatibles, opération qui s’avère tout naturellement cause de tensions et de conflits" [16].

Le conflit interculturel représente donc l'effet de cette situation et s'apparente, à ce titre, au concept plus général d'acculturation, pouvant être à l'origine d'un double conflit : inter et intra personnel. Les conflits résultant de la confrontation de deux systèmes de valeurs incompatibles, sont définis comme étant des conflits de normes. Dans cette voie, un conflit interpersonnel résulte du fait de la non- concordance des attitudes et des représentations de notre sujet par rapport à ses parents, à ses consœurs. Ainsi l’idéologie prend toujours la forme, dans la manifestation textuelle, d’une comparaison, plus ou moins elliptique, ressentie comme explicite dans notre corpus. D'une manière générale et dans l'ensemble du récit, la nomenclature utilisée lors des passages descriptifs, ainsi que les prédicats qualificatifs ou fonctionnels se composent d'un lexique fortement stéréotypé, qui est une des marques du discours exotique. Car la plupart des références culturelles, utilisées par Nina Bouraoui comme opérateurs réalistes, renvoient au contexte français, européen et non à celui algérien que pourtant elle représente...

Ce procédé lui permet de renforcer le contact avec le lecteur postulé, par l'étalage d'un savoir commun. Ce sont surtout les passages descriptifs qui permettent le déploiement de ce " savoir". La présence en texte du lecteur métropolitain est également sensible au niveau du travail de traduction de certains mots arabes :

" Haram : interdit " (p.12);

"Guelta : trou d'eau " (p.50);

"Kahloucha : négresse (p.57)

"Tamina : gâteau de semoule" (p.80);

"Djinnia : féminin de djinn" (p.82);

"Mabrouk: félicitations" (p.121).

Tout cela prouve suffisamment que le regard porté sur la société algérienne ne l'éclaire que de l'extérieur. Nous serons tentés de dire qu'il en est ainsi de tout récit qui appartient au type "exotique". Le discours se caractérise par une lisibilité et une prévisibilité maximales c'est parce qu'il : "…ne débouche pas sur une connaissance d'autrui. L'autre n'a pas d'existence "autre" que celle que lui concède le sujet regardant: autrement dit, ce qu'on voit chez l'Autre, c'est toujours ce qui nous intéresse, en fonction de nos phantasmes..." [17].

Par ailleurs, le système des personnages lui-même s’organise selon l'opposition binaire Occident/ Orient comme le suggère elle-même Nina Bouraoui: " Ils vivaient en l'an 1380 du calendrier hégirien, pour nous, c'était le tout début des années soixante-dix..."(p. 22)

Nina Bouraoui a une vision dysphorique de l’avenir, et une tendance à assujettir la réalité du monde donné à un schéma d’imperfection fermé sur soi, pensé «en vase clos» et qui offre une insatisfaction tant émotive qu’intellectuelle.

II. La vision poétique

Cette image négativiste se traduit par la présence dans le texte d’un élément disant tout à la fois la violence, la peur et le dégoût qui est le sang. Dans le contexte socioculturel représenté dans notre corpus, le sang constitue en fait, cet élément qui est à la fois de l’ordre du licite, dans la nécessité de verser du sang, à l’occasion de la nuit de noces, et de l’interdit, dans la répulsion du sang menstruel faisant de la femme un être impur. Le sang menstruel et celui de la nuit de noces [18] vont constituer un fantasme central et nodal qui va irriguer tout le texte comme d’une blessure béante inguérissable à jamais. Son traitement littéraire, son appropriation par Nina Bouraoui signent le texte. Dans ce sens, Claude Duchet en dit: «Qu’il (le sang) aimante l’écriture, appâte le lecteur. Il se mêle en lui des fragments d’idéologie, des affects, des stratégies d’appel et d’adresse au grand public, pour lequel le sang est cette couleur carmin qui constitue un mot de passe, un contrat de terreur. C’est cet usage de leitmotiv qui en est fait, par dizaines d’occurrences, jusqu’au procédé et au malaise»[19].

De là, est née l'envie d'avoir une vision poétique du monde qui était trop glauque et trop opaque et cela en posant entre l’esprit et le monde des filtres et des écrans. C’est ainsi que Nina Bouraoui tente de sublimer cet univers dysphorique, cette prison sociale, familiale et corporelle et cela grâce à l’écriture. Comme le dit si bien Assia Djebbar: «L’écriture est un voyage, une quête, une liberté».[20]

A l’aide de son traitement de l’écriture, son travail sur le langage, Nina Bouraoui tente d’ échapper pour un temps au monde envahissant et hostile que partage «Fikria» avec ses sœurs ainsi qu’avec les autres «Mauresques». Cette évasion va se concrétiser à l’aide des mots, à travers son activité d’écriture pour donner ainsi un statut particulier au langage.

1. L’aspect miroir du langage

Il y a donc à considérer, dans l’étude de notre corpus, quel point de vue notre auteur adopte par rapport au langage qu’elle emploie. Le langage y est utilisé comme moyen d’évoquer des choses, c’est-à-dire de façon utilitaire et subordonnée, ou comme trésor, ressource au service d’une création.

A travers la lecture de notre corpus, nous avons remarqué que Nina Bouraoui use d’un langage qui est principalement utilisé dans sa fonction référentielle pour raconter le monde. Le texte est alors vitre transparente, une fenêtre au travers de laquelle les choses, les gens, la ville se voient nettement. Mais assez souvent, Nina Bouraoui utilise le langage dans sa fonction poétique et se prend lui-même pour objet. Il s’opacifie, devient une vitre obscure et brouillée avec la présence de plus en plus grande des mots s’interposant entre la narratrice et les choses et finit par être un miroir, reflétant l’image de l’auteur, le renvoyant à lui-même, à sa propre création. De même, quand la «Voyeuse interdite» regarde les choses au dehors à travers la vitre, il lui arrive de voir fugitivement son propre reflet. Le texte est ainsi tantôt fenêtre, tantôt miroir.

Nous pouvons dire que nous avons traité l’aspect fenêtre dans notre première partie, à travers la description; il nous reste à traiter l’aspect miroir dans ce qui va suivre et cela à travers le travail sur les mots et les effets de sens produits; en somme sur la fonction poétique. L’effet recherché par l’auteur n’est plus persuasif mais esthétique.

Notre tâche va consister à analyser les emplois diversifiés de la langue à travers le style. Nous considérons que l’un des aspects du travail sur les mots est cette récurrence qu’a Nina Bouraoui à jouer avec des mots et du sens.

Nous passerons du mot, en tant qu’unité phrastique en traitant la paronomase, à la phrase, c’est-à-dire la syntaxe, en traitant la parataxe.

a. La paronomase

En répétant certaines syllabes, Nina Bouraoui va jouer avec la sonorité et la musicalité des mots, en usant des figures de style telles que les paronomases. «Oui, je suis très sensible à la musique des mots, je relis toujours à voix haute, il faut que chaque mot soit à sa place. Cette impression de musique, de sonorité est très importante pour moi cela veut dire donner à un mot plus que ses consonnes, pour le faire devenir son, couleur, souffle»[21].

La paronomase est une figure "auditive" ou union de mots d'une même sonorité ou d'une sonorité voisine. Elle est une figure de style qui relève de l’expression. Elle est un «métaplasme»[22] qui est le produit d’une opération qui porte sur la morphologie par adjonction répétitive[23].

Pour Tzvetan Todorov, c’est le: rapprochement de mots aux sons semblables mais aux sens indépendants» [24].

Dans le passage suivant, nous avons relevé un exemple de paronomase: «…là, s’étale devant moi un nouveau tapis d’histoires tissé de mots et de maux que je stoppe avec un nœud grossier: le lyrisme.» (p.10)

Quand on écrit, tantôt on se sert des mots, tantôt on les sert. Tout se passe comme si la juxtaposition des sons eux-mêmes ajoutait quelque chose au sens, un "sens formel ", " au sens sémantique". Ainsi le texte se trouve parsemé de paronomases, disséminées, qui ouvrent tantôt une fenêtre sur les mots tantôt sur les choses. Un nombre important de ces écarts marque le texte.

Le sens vient de ces manipulations sur les syllabes qui sont ludiques, mais elles sont peut-être aussi comme sacrées, liturgiques ou des mots incantatoires que Nina Bouraoui récite pour lutter contre l’oubli, le silence à l’intérieur des maisons et contre la désagrégation ordinaire du temps. La parole devient magique, thaumaturgique, simplement parce qu'elle est agencée en une formule.

A partir de cet écart, le texte semble vouloir échapper au conditionnement culturel qui le sollicite. Proches de la formule magique, valorisés en tant que transgressions même des habitudes, ils semblent échapper au mutisme et à l'effilochement de la vie. Cette position fragilise le monde et grandit le langage. Elle diminue la présence des choses, augmente celle de l'esprit. Si dans le texte, Nina Bouraoui réfléchit aux mots qu'elle emploie, joue avec les syllabes et les sons c’est parce qu’elle désire dans son texte, conjurer une malédiction, réaliser à nouveau l'accouplement des mots et des choses.

b. La parataxe

Un autre aspect de l’écriture de Nina Bouraoui, relatif à la syntaxe, à l’unité phrastique, nous intéresse ici, qui, lui semble fonctionner à la manière du regard et qui est celui de la parataxe.

La syntaxe du texte, au sens étroit du mot, concerne les constructions grammaticales par lesquels le sens se forme. Ce ne sont plus alors des questions de syntaxe au sens grammatical du mot, mais aussi des questions d'esthétique, et de poétique. Nous remarquons dans notre corpus qu'il y a effacement de liaison entre les phrases, ou entre des membres de phrases formant un tout, on conclura à l' "asyndète"[25].

A l'intérieur des phrases, on remarque rarement des propositions principales dont dépendent des propositions subordonnées, on ne parlera pas d' "hypotaxe" mais de "parataxe" ou de juxtaposition. S'il n'y a pas de coordination, il y a juxtaposition simple, et à nouveau, à l'intérieur même de la phrase, on peut parler d'asyndète.

Dans notre corpus, la construction par parataxe avec asyndète y est importante. Plus il y a de parataxe, plus il y a d'ellipses, d'implicite, de choses sous-entendues. Il n’y a pas d'expression sans ellipse, sans la nécessité pour l'esprit du récepteur de construire une idée, un rapport logique, d'ajouter au texte quelque chose de plus que ce que le texte dit expressément.

C'est la même chose pour le regard, la perception visuelle où l'esprit reconstitue toujours des choses qui ne sont pas vues, pour donner sens à tout ce qu'il voit. En général, on perçoit à la fois moins et plus que ce qu'on voit. L'esprit filtre, sélectionne des fragments de réalité et ensuite ajoute du sens.

Ainsi quand il y a beaucoup de juxtapositions, de constructions rompues, on a une impression d'éparpillement, de décousu, et la pensée est plus sollicitée par les choses elles- mêmes, que par leurs liaisons. Nous sommes face à un discours où il y a absence de liens où la pensée est plus vive et la présentation plus abrupte. Ainsi l'esprit du récepteur doit faire plus d'efforts pour comprendre, car la compréhension plus difficile, plus ambiguë. Il y a certes un primat de la sensibilité sur l'intelligence. Or le regard erre sur les choses d'habitude, plutôt qu'il ne les organise à la manière de la parataxe qui enregistre immédiatement, sensiblement, alors que l’esprit structure, hiérarchise et organise à la manière de l’hypotaxe.

La construction du texte correspond en définitive au regard fragmenté de la narratrice qui se traduit par cet effet de la parataxe avec asyndète.

c. La mise en abyme

Ce travail d’écriture présent dans notre texte à travers la paronomase et la parataxe se voit parfois chevauché par un autre sur l’écriture elle-même. Et ainsi notre corpus nous mène vers une autre facette relative au style de Nina Bouraoui qui est celle de la «mise en abyme ».

Quand Nina Bouraoui s’interroge sur son propre langage, sur sa propre façon d’agencer les éléments, il y a «mise en abyme» du sujet: on voit alors que celui-ci n’est que le sujet d’une représentation. Le sujet «recule» sous le regard et corrélativement apparaît le côté artificiel de la représentation. La mise en abyme est une rupture volontaire d’illusion. Elle marque la fin de «l’illusion référentielle». C’est une distance prise par l’auteur vis-à-vis de son propre texte.

Dans la «mise en abyme», on gagne et on perd. On gagne en lucidité et en conscience; on perd en fascination naïve. Contradiction interne, refus d’une représentation naturaliste du monde, utilisation du doute. L’ambition directrice d’anti-représentation (le livre refuse de servir de médiateur entre le lecteur et la «vie réelle») débouche de plus en plus sur le processus d’auto représentation (le livre contemple complaisamment sa fiction dans le reflet de sa propre narration; au lieu de cacher soigneusement le travail dont il est le fruit, il l’exhibe au contraire ostensiblement)[26].

La modernité pratique la déconstruction des procédés de l’œuvre, et l’appel à la coopération du récepteur, vérifient la formule célèbre employée pour caractériser le Nouveau roman en France, selon laquelle on passe «du récit d’une aventure, à l’aventure d’un récit».

2. Une parenté baroque

Nous nous penchons sur un autre aspect qui est celui d’une écriture qui aurait une parenté avec la littérature baroque. Les baroques mettent aussi à l’honneur le style coupé, bref, dense. Le style coupé exprime le plus avec le moins. Cette forme de style sollicite toujours l’intervention d’un lecteur, réel ou inscrit dans le texte. Cette caractéristique est souvent présente dans notre texte, nous l’avons développée en partie dans la question relative à la parataxe.

Magiciens et métamorphoses abondent dans la littérature baroque. Dans «la Voyeuse interdite», la guérisseuse de l’Atlas représente cette magicienne qui tente de métamorphoser la mère de Fikria, d’exorciser le mal qu’elle porte en elle et qui l’empêche d’être adulée. Elle n’a engendré que des filles et souffre de ne pas avoir eu de garçon.

a. L’œuvre ouverte

Le baroque[27] s’avère en son principe hostile à l’œuvre achevée[28] qui suppose clôture et arrêt. Il sollicite fortement l’intervention du lecteur pour que l’œuvre soit achevée.

Fikria nous rappelle à chaque fois que son histoire n’est jamais close, qu’elle vivra les mêmes instants d’ennui et de désespoir, ailleurs dans une autre maison, un autre destin. Le texte est ainsi ponctué d’énoncés renvoyant à la forme ouverte de l’histoire.

A l’explicit de notre roman, le destin de l’héroïne, Fikria continue dans une autre maison, dans une autre histoire. Il est ainsi suggéré au lecteur d’imaginer la suite de l’aventure des mots et de comprendre que d’une maison à l’autre, le cycle de la claustration pour toutes ces jeunes filles se perpétue comme un éternel recommencement.

b. Ressemblance et déguisement

Frères et sœurs presque semblables sont spécialement nombreux dans la littérature baroque. Nous retrouvons dans notre corpus la similitude du statut et de la destinée des trois sœurs que sont Zohr, Leyla, Fikria et toutes les autres. Celui d’être née femme cloîtrée, attendant l’arrivée d’un mari hypothétique. Le thème de la ressemblance croise celui du déguisement pour augmenter le sentiment de l’étrangeté à soi-même. Le déguisement, quand il vire à la confusion d’identité, touche à la folie. Les personnages, dans un univers où la réalité n’est jamais sûre, basculent aisément de la raison au délire. C’est une des activités de Fikria.

c. L’exubérance macabre

Le baroque s’acharne à montrer la mort physique avec un luxe de détails morbides. Il n’existe plus de vision apaisée, gracieuse mais des descriptions de corps décharnés. Nous sommes touchés par ce naturalisme. Le sang qui coule à gros bouillons d’une plaie. Corps convulsés, têtes coupées, yeux crevés, membres mutilés, chair rongée.

Ce naturalisme, cette exubérance du macabre est l’une des marques de la violence des mots dont use Nina Bouraoui. La peinture du «méchoui» (p.133) est un de ces aspects où la scène du festin va être décrite d’une manière morbide et funèbre où la mort devient supplice et le supplice spectacle.

Assaillies par la représentation de leur mort, les «Mauresques» ne pourront, à l’évidence qu’elles meurent chaque instant, échapper à elles-mêmes et ainsi, elles percevront peut-être l’appel de la vraie vie.

En conclusion, nous dirons simplement que l’écriture de Nina Bouraoui n’échappe ni à l’emprise du réel qui relève de l’ordre du subjectif, ni à la dimension féminine. Dans son roman, elle fait œuvre de femme en renversant la démarche qui consiste à réduire les femmes au regard que l’on porte sur elles, muettes. Elle donne à voir, à entendre la condition des femmes. Nina Bouraoui a le mérite de mettre, en marche un récit portant un sceau inaltérable: la solitude de la femme, constat lucide et amère. Tout en inscrivant dans le texte une répartition des espaces entre le dedans et le dehors, qui consiste à raconter de l’intérieur la femme, elle tente d’échapper à la chosification et veut contraindre celui qui regarde à être regardé, donc condamné pour voyeurisme.

Ce ne sont plus les hommes qui regardent, c’est Nina Bouraoui. Elle fait mieux de regarder ses sœurs cloîtrées, elle libère leur parole, leur donnant corps de chair et voix de femme, parce qu’elle écrit. Dévoilement par-delà les cloisonnements, la regardée et la regardante se rencontrent. L’une dit l’autre et ce faisant se dit elle-même. La voix de Nina Bouraoui se démultipliant dans celle de Fikria, Zohr, Leyla dont les paroles lacérées créent un espace neuf. L’espace est clos et irrémédiablement féminin.

Pour Nina Bouraoui, il semble que tout est à refaire, surtout pour des femmes réduites au silence à l’intérieur des maisons aveugles. Travail de remémoration et d’interrogation du passé, le récit ne peut apprivoiser que par des ouvertures sur l’imaginaire et la fiction ce sentiment d’exil dans son propre pays. Nina Bouraoui essaye de rendre sensible la douloureuse coupure induite par l’absence, l’effacement et la dénégation de la femme algérienne. Néanmoins, elle tente une sublimation pour un idéal à l’aide de son écriture, une sorte d’exorcisme dans la bipolarité fondamentale de son style qui vacille entre la«représentation» de ce qui est ordonné et la «présence» qui relève du sensible. Puisque notre corpus nous raconte une histoire, une «fiction» avec une vision d’ensemble que le lecteur consomme passivement; le texte donne parfois des éléments de signification, sans les liaisons à la manière de la parataxe. Il ne nous raconte pas seulement une histoire, mais propose des fragments; quand il y a une histoire, elle est à reconstruire par le lecteur; les signes sont alors perçus dans leur matérialité, vus comme des matériaux purs. Voilà où résident la richesse et la profondeur du style de Nina Bouraoui.

Si nous avons traité ici Nina Bouraoui en tant qu'exemple symptomatique d'une nouvelle sensibilité littéraire, nous sommes loin d'aboutir à un résultat final et définitif. Le rattachement à un corps unique comme à une écriture unique est impossible. Il y a là, comme un vide qu'il faut remplir, de nouveaux systèmes demandent à être élaborés.

Nous dirons simplement que: La Voyeuse interdite a un espace à elle qui ne coïncide plus avec celui de la littérature algérienne d'expression française "traditionnelle" et qu’elle tend vers une littérarité qui n'est codifiée ni par la littérature française, ni par la littérature algérienne. Nina Bouraoui a un espace à elle qui n'a pas encore été nommé, mais qui nous interroge.

Comme le journal intime est une des expériences les plus typiques de l'adolescence, nous avançons l'hypothèse que Nina Bouraoui cherche sa maturité aussi bien à l'intérieur de sa propre écriture en particulier et également à partir que d'une sensibilité littéraire plus vaste en général qui n'est qu'à ses débuts.


NOTES

* Magistère en littérature comparée, sous la direction de Mokhtar Attallah, Université de Mostaganem, novembre 2004.

[1] Charpentier, G., Le "Noussoiement", Essai de caractérisation du roman maghrébin.

Communication présentée au congrès de l' A.P.F.U.C., Edmonton, 1975.

[2] Amplifié par son couronnement en tête du Livre Inter, prix des auditeurs de France-Inter, le succès de «La voyeuse interdite de Nina Bouraoui paru dans la célèbre collection blanche chez Gallimard, se confirme», Le Point, 20.07.1991.

[3] Cf. Khodja, S., Les algériennes du quotidien, Alger, ENAL, 1985.

[4] Plazenet, L., La littérature baroque, Editions du Seuil, 2000.

[5] Cf., Djebbar, A., Femmes d’Alger dans leur appartement, Paris, Réédition, Albin Michel, 2002.

[6] Le mythe de l'orientalisme est vaste, complexe et tenace. Il puise son origine dans le fond des âges; ses racines se perdent dans l'histoire des croisades où après avoir évoqué le mépris des "Maures", il a suscité une véritable fascination de l'élite intellectuelle française dont il a peuplé l'inconscient collectif d'un cortège d'images d'un Orient fabuleux, somptueux, mystérieux et voluptueux. Des voyages de Nerval et Gautier, d'Hugo, de Baudelaire, de Voltaire, de Montesquieu, de Chateaubriand, de Loti; les chemins qui mènent vers l'Orient sont tapissés de préjugés et de stéréotypes.

[7] Khadda, N., Représentation de la féminité, dans le roman algérien de la langue française, Alger, OPU, 1991, p.169.

[8] Sous la direction de Brunel, P., Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui, Editions du Rocher, 1999, p.143.

[9] Achour, C., Rezzoug, S., op. cit. p. 208.

[10] Janvier, L., Une parole exigeante, Paris, Editions de Minuit, 1964, pp. 27-28.

[11] La Voyeuse interdite, p. 22.

[12] Cf. Tillion, G., Le harem et les cousins, Paris, Le Seuil, 1966.

[13] Hamon, PH., Texte et idéologie, Quadrige, P.U.F., 1997, p.104.

[14] Althusser, L., «Lire le Capital», Paris, Maspero, 1968, in Le français dans le Monde, n° Spécial, juillet 1996, p.10.

[15] Selon Maisonneuve, J., la norme est ce qui paraît désirable, convenable dans telle société ou tel groupe particulier et dont la non observance entraîne réprobation ou sanction. op.cit. p.60.

[16] Toualbi, R., op.cit, p.21.

[17] Mouralis, B., Les Contre Littératures, Paris, P.U.F., 1975, p.99.

[18] Cf. Toualbi, R., ouvrage cité.

[19] Duchet, C., in Magazine littéraire,Zola rouge sang, octobre 2002, n°413, p.45.

[20] Djebbar, A., in l’émission Double-je de France 2, animée par Bernard Pivot, le 23 octobre 2003.

[21] Interview réalisée en juillet 1992 suite au succès de La Voyeuse interdite.

[22] Le métaplasme est une opération qui altère la continuité phonique ou graphique du message, c’est-à-dire la forme de l’expression en tant qu’elle est manifestation phonique ou graphique in Groupe U, Rhétorique générale, Editions du Seuil, 1982, p.49.

[23] Ibid, p.49.

[24] Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Op.cit, p.354.

[25] Figure de rhétorique consistant à supprimer dans une phrase conjonctions et adverbes, in Theron, M., Réussir le commentaire stylistique, Ellipses, Paris, 1992, p.151.

[26] Gide, A., proposait de nommer, dés 1893, la mise en abyme dans, Journal 1889-1939, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, tome I, p.41

[27] Plazenet, L., op. cit., pp.27-35.

[28] Eco, U., L’œuvre ouverte, Paris, Editions du Seuil, Collection Points, 1965.

 

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche