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Colonisation, Mouvement national et Indépendance en Algérie : à propos de la relation entre le religieux et le politique

L’islam a été depuis l’indépendance de l’Algérie acquise en juillet 1962, proclamé «Religion d’Etat», disposition stipulée dans les différentes constitutions qui se sont succédées dans le pays.

Cet état de fait a des retombées diverses, notamment dans les domaines des systèmes éducatif et judiciaire sur lesquels on reviendra, mais a sans doute servi aussi de faire-valoir à l’islamisme politique qui depuis la fin des années 1980, tente de se saisir de la totalité du pouvoir politique. Son échec et le déclin relatif de ces dernières années, laissent entrevoir toute la complexité de la société algérienne liée à une situation largement tributaire de la gestion du politique en cours depuis l’indépendance, mais qui n’en demeure pas moins incompréhensible sans un retour sur le contexte qui a contribué à façonner le pays durant la période coloniale jusqu’à l’émergence du Mouvement national puis la cristallisation de ses grandes options idéologiques.

Malgré l’existence d’autres religions pratiquées en Algérie, l’Islam constituera une référence essentielle pour la revendication anti-coloniale des origines à la fondation du F.L.N, fonctionnant comme une véritable religion nationale, la seule en fait qui se soit affirmée comme telle. Dans ce domaine ainsi que pour bien d’autres, l’éclairage par l’histoire devient en fait incontournable.

1. Les religions en Afrique du Nord des origines à la colonisation française en Algérie

Les cultes païens d’origines africaine et libyco-berbère ou introduits à travers la Méditerranée, notamment par les phéniciens (depuis la fin du second millénaire avant notre ère), puis par les romains (et les peuples qu’ils domineront depuis la fin des Guerres Puniques en 146 avant J-C), seront dès la fin de l’antiquité concurrencés par le monothéisme prôné par le judaïsme d’abord (H. Zafrani et R. Ayoun), puis le christianisme dont la présence ici est attestée au second siècle de notre ère (Ch. A. Julien, J. Cuoq).

Ce dernier avait fait preuve d’une vitalité particulière pour l’époque, puisqu’avec des personnalités comme Tertullien (IIème-IIIème siècle), Cyprien (IIIème siècle) et Augustin (IVème-Vème siècle) l’Eglise d’Afrique du Nord aura profondément marqué l’histoire du christianisme latin. Par ailleurs bien qu’implanté surtout dans les villes, il semble avoir tenté des perçées dans des zones rurales comme le laisserait indiquer aux IVème et Vème siècle la jonction opérée entre le mouvement social des Circoncellions et le donatisme que le catholicisme a fini par considérer comme hérétique.

L'effondrement de l’Empire romain au Vème siècle puis la pénétration de l’Islam en Afrique du Nord à partir du VIIème siècle vont cependant pousser à la marginalisation des communautés chrétiennes dont les dernières traces dans le pays (ainsi que celles de la langue latine) remonteraient au XIIème siècle. De pénétration antérieure en Afrique du Nord puisqu’il pourrait dater du deuxième siècle avant notre ère, le judaïsme implanté en milieu berbère du tell ou du Sahara (dans le Touat notamment) verra sa présence renforcée par des vagues migratoires venues d’Orient ou de Méditerranée, l’Espagne notamment à la fin de la  période wisigothique, ou encore après la Reconquista qui s’achève avec la prise de Grenade (en 1492). Ayant relativement mieux résisté que le christianisme à l’expansion islamique, le judaïsme au Maghreb central verra cependant son sort lié à la colonisation française, notamment depuis la promulgation en 1871 du décret crémieux qui accordait la nationalité française à tous les juifs d’Algérie (Ch. R. Ageron, P. Weil). Ce fait auquel il faut ajouter la colonisation sioniste en Palestine explique leur départ massif lors de l’accession du pays à l’indépendance en 1962, en même temps que les adeptes du christianisme lequel était réapparu en 1830, mais comme phénomène exogène cette fois-ci, limité au peuplement colonial d’origine européenne (le nombre de convertis algériens demeurant insignifiant).

L’Islam depuis sa pénétration ici à partir du VIIème siècle finira quant à lui par gagner à son culte l’essentiel des populations du Maghreb, au point de fournir la principale source de légitimation aux différents Etats et Empires qui verront le jour dans la région, y compris l’Empire Ottoman auquel le Maghreb central sera rattaché au moment où la pression européenne (les Espagnols d’abord), commencera à se faire sentir. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’il continue à être sollicité comme ferment idéologique du combat contre la colonisation française.

  1. L’Islam et la société algérienne face à la pénétration coloniale

A la veille de la colonisation, la société algérienne vivait dans une léthargie profonde. Les villes qui avaient notamment fleuri durant la période médiévale, ont subi une longue décadence due à l’excentration du Monde musulman et du Maghreb en particulier par rapport aux circuits commerciaux mondiaux qui depuis les XVè-XVIème siècles sont désormais tournés vers l’Europe. Même les activités de la course à la mer qui avaient depuis la proclamation de la Régence Ottomane d’Alger (en 1518), permis le détournement en faveur de cette dernière d’une partie des richesses transitant par la Méditerranée occidentale, s’étaient éteintes, ou avaient été plutôt réduites par les flottes occidentales dont l’hégémonie sur les mers devenait totale. La société algérienne était donc plus que jamais recroquevillée sur son monde rural qui regroupait quelques 95% de la population globale, avec son organisation de type villageois et tribal et ses zaouias (confréries religieuses) qui permettaient une vie religieuse et culturelle parfois rudimentaire, mais dont les réseaux pouvaient s’étendre sur de vastes régions, y compris à l’échelle maghrébine, et parfois jusqu’au Machrek (Orient musulman).

Une fois les villes occupées, le capitalisme colonial dont la vocation est d’abord agraire, s’attaquera à la déstructuration de la campagne algérienne et de son cadre communautaire traditionnel, ceci en usant de la violence armée et de la violence symbolique à travers notamment tout un arsenal juridique au sein duquel nous pouvons relever la Loi sur le cantonnement en 1851, le Sénatus-consulte de 1863, la Loi Warnier (1873), et le Code de l’indigénat (1881).

La résistance à l’expansion du nouvel ordre colonial passera bien entendu par la mobilisation du cadre communautaire et tribal, mais avec l’appui incontournable des confréries religieuses qui légitimeront le combat tout en lui fournissant des leaders incontestés: bien entendu l’Emir Abdelkader aux début de la conquête (de 1832 à 1847), mais bien d’autres encore parmi lesquels on ne citera ici que le Cheikh El Haddad (avec El Mokrani) pour la révolte de Kabylie (qui s’étend à d’autres régions) en 1871, et le Cheikh Bouamama et les Ouled Sidi Cheikh dans le Sud oranais (en 1862 puis en 1884).

Lorsque la formation sociale pré-capitaliste aura été complètement cassée à travers le démantèlement de ses structures foncières et organisationnelles, la résistance dans les campagnes sera réduite, mais la société algérienne qui devra adapter ses formes de lutte à la situation nouvellement créée, continuera à puiser massivement dans l’instance du religieux pour légitimer encore son combat politique, selon des modalités qui auront bien entendu elles-mêmes changées.

L’émergence du Mouvement national sous sa forme moderne

Si après le débarquement des troupes françaises et l’occupation des principales villes (ce qui se fera en quelques années), ce sont les campagnes qui désormais ciblées auront jusqu’à la fin du XIXème siècle fourni les principaux foyers de résistance, leur affaiblissement dû à une profonde déstructuration sociale, semblera marquer le triomphe de l’entreprise coloniale. En fait il faudra attendre quelques décennies pour qu’un Mouvement national puisse émerger, s’implanter dans les villes d’abord, et gagner ensuite le reste du pays, en se fixant désormais pour objectif la défense des droits des Algériens puis l’accession à l’indépendance dans le cadre d’un Etat de type moderne.

A la lisière des XIXème et XXème siècles de nouvelles élites très minoritaires dans la société, il est vrai, vont intervenir au niveau social et culturel à travers des associations, cercles ou journaux qu’ils éditaient pour constituer ce qu’il est convenu d’appeler le Mouvement Jeune Algérien. Issus de l’école française et parfois de formation arabisée ou bilingue, ils subiront les effets contradictoires du discours sur la France des Lumières et des Droits de l’homme, et du quotidien marqué par l’inégalité des droits et l’iniquité engendrée par le rapport colonial, et donneront donc à la fois des tendances favorables à l’assimilation par la naturalisation française, et d’autres plus réticentes à ce projet et attachées à leur Statut d’Algériens musulmans.

Nombre de ces Jeunes Algériens se retrouveront plus tard dans des organisations qui composeront le Mouvement national, d’abord les Fédérations des Elus musulmans fondées à partir de 1927 avec des leaders comme le docteur Bendjelloul et Ferhat Abbas, lequel se retrouvera ensuite à la tête d’organisations diverses dont l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA fondée en 1945), mais aussi la tendance du réformisme musulman qui avec Ibn Badis donnera naissance en 1931 à l’Association des Ulamas Musulmans algériens (AUMA).

Avec les communistes, surtout européens à l’origine mais rejoints par de plus en plus d’Algériens, affiliés d’abord au Parti communiste français (PCF depuis 1920), puis structurés en un Parti communiste algérien (PCA en 1936), les Elus, et les Ulamas seront à l’origine de la convocation du Congrès musulman algérien qui se tiendra en 1936 (soit sous un gouvernement de Front populaire en France). La tendance au compromis de ces trois organisations et l’intransigeance des ultras de la colonisation qui freinaient toute tentative de réforme bénéfique aux colonisés, vont favoriser la montée d’une quatrième tendance au sein du Mouvement national, plus radicale et qui souvent réprimée et interdite, se structurera d’abord au sein de l’Etoile Nord-Africaine (ENA fondée à Paris dès 1926), puis du Parti du peuple algérien (PPA en 1937) et enfin du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (en fait le PPA-MTLD qui voit le jour en 1946).

Les quatre tendances que nous venons de citer sont donc constitutives du Mouvement national sous sa forme moderne, dans la mesure où elles prônent toutes une modernisation du pays qui passerait à court ou à long terme par une rupture avec le système de domination coloniale. Les trois premières tendances ont la caractéristique commune de ne pas envisager dans les années 1930 une indépendance qui soit possible dans des délais rapprochés. Elles divergent cependant quant au modèle de modernisation et peut être d’Etat national à constituer dans le futur. Le courant qui va des Elus à l’UDMA, plutôt d’obédience libérale regardait vers la France et l’Occident, dont il retenait le caractère démocratique et la promotion de la citoyenneté. Celui porté par les communistes, cherchait toujours en Occident, mais du côté du mouvement révolutionnaire enclenché en Russie depuis Octobre 1917 et qui privilégiait le mot d’ordre de justice sociale. Les Ulamas quant à eux sans rejeter en vrac les valeurs occidentales, s’occupaient à préserver le caractère islamique de l’Algérie, en tentant de trouver une inspiration dans la façon dont l’Orient musulman confronté au même problème, a essayé depuis la fin du XIXe siècle de mettre en œuvre la Nahda (ou Renaissance arabo-islamique) et d’introduire des réformes religieuses (Islah) et politiques (comme ce sera le cas en Turquie ou en Egypte).

Les trois termes du triptyque citoyenneté-justice sociale-identité islamique, apparaissent en fait ensemble à des degrés divers dans le discours des trois mouvements, mais avec une dominante particulière chez chacun d’eux (l’un des trois termes).

Le quatrième mouvement (L’ENA-PPA-MTLD) adopte aussi les trois termes du triptyque, dont il tentera cependant de faire une synthèse qui lui est propre en les mettant sous la dominance d’un quatrième référent qui fonctionnera ici comme véritable paradigme: tout devra être subordonné à l’indépendance nationale «ici et maintenant» (H. Remaoun). C’est là, la caractéristique idéologique essentielle de ce qu’on a appelé «le nationalisme radical» ou «nationalisme plébéien» (M. Harbi, 1992).

A partir des années 1930 surtout, ce paradigme penchera cependant de plus en plus vers un arabo-islamisme et une connotation ethnico-religieuse proche de celui des Ulama. Pour cerner la référence au religieux  au sein du Mouvement national le survol au moins des positions de l’Association des Ulamas apparaît en fait comme incontournable.

L’Association des Ulama et la référence au religieux

L’Association des Ulama s’est donc constituée en 1931 à partir d’un noyau formé dès les années 1920 par des personnalités formées à la Zitouna de Tunis ou ayant transité par le Moyen-Orient, et regroupées autour de Abdelhami Ibn Badis qui depuis la fondation en 1925 de la revue Ech-chihab, est apparu comme le principal leader du Réformisme musulman, avant de devenir le président de l’Association (depuis sa fondation et jusqu’au décès du Cheikh en 1940 date à laquelle il sera remplacé par Bachir EL-Ibrahimi). Les Ulama algériens ont été influencés par les idées religieuses développées par la Nahda ou Renaissance islamique initiée au Moyen-Orient à la lisière des XIXème et XXème siècles, par des personnalités, telles Djamal Eddine El Afghani, Mohamed Abdûh, et l’Ecole du Manar avec Rachid Rida. C’est surtout cette dernière, d’obédience néo-hanbalite (dans la lignée du théologien du XIIIe-XIVe siècle Ibn Taimiya) qui inspirera la doctrine de l’Association, avec sans doute un penchant pour le Wahabisme et plus certainement des références au Malékisme, rite traditionnellement dominant au Maghreb (A. Merad).

Sur le plan théologique, il ressort des différents textes doctrinaux des Ulama, que leur objectif réformateur vise un retour aux sources premières de l’islam (notamment le Coran et la Sunna) qui prônent le tawhid ou unicité de Dieu, ce qui est considéré comme incompatible avec le culte des saints et l’érection de mausolées (maraboutisme). Les réformistes musulmans s’opposeront donc tout naturellement aux Zaouias qui dominaient la pratique religieuse dans le pays (les campagnes surtout). Comme le stipule un des manifestes du mouvement, publié dans Ech-chihab de juin 1937 «L’institution congrégationaliste (confrérie maraboutique) est une innovation (bidaâ) qu’ignoraient les générations des premiers temps de l’Islam». De même elles encourageaient «l’avilissement des gens» et «le soutien de ceux qui les exploitent et les oppriment» (cf. C. Collot et J.R. Henry p. 95-100). Les ulama vont mener un important travail de diffusion de leurs idées à travers des prêches et conférences, des cours donnés au sein de leur réseau de médersas (écoles libres de langue arabe), et des publications diverses. Bien entendu leur action ne pourra pas ne pas interférer sur le politique comme l’indiquent le rôle qu’ils ont joué lors d’actions unitaires au sein du Mouvement national telles l’organisation du Congrès musulman algérien (en 1936), des Amis du manifeste et de la liberté (AML en 1944), et du Front algérien pour la défense et le respect des libertés (FADRAL en 1951, auquel participaient y compris des personnalités libérales européennes), ou encore leur intégration au FLN à partir de 1955. En fait durant longtemps les Ulama n’auront pas mis au cœur de leur programme la revendication de l’indépendance de l’Algérie, préférant mettre l’accent sur le combat culturaliste autour de la défense de ce qui à leurs yeux semblait aux fondements de l’algérianité, c’est à dire les distinctions linguistique (l’arabe) et bien entendu religieuse (l’Islam). A propos de cette dernière, ils ont constamment revendiqué l’application des lois françaises concernant la séparation du culte et de l’Etat, et combattu les partisans de l’accession à la citoyenneté française au prix de l’abandon du Statut personnel musulman tel que défini par le Sénatus-consulte de 1865.

A travers une approche qui n’est pas loin de rappeler la théorie augustinienne des «Deux cités» (O. Lardjane), et assez proche d’ailleurs de celle de Ferhat Abbas qui essayait de concilier entre «Patrie spirituelle» c’est à dire l’Islam et «Patrie intellectuelle», la France (G. Pervillé), Ibn Badis avait fait la distinction entre la «Djinsiyya siyassiya» ou nationalité politique, et la «Djinsiyya qawmiyya» ou nationalité ethnico-religieuse (A. Merad). Cette attitude conciliatrice a fait longtemps douter du nationalisme des Ulamas. C’est là un jugement contestable comme le rappelle Harbi qui emprunte à l’historien marocain Abdallah Laroui, la catégorie de «nationalisme tactique» qui caractériserait leur action adoptée à la conjoncture, et qu’il faudrait articuler à celle de «nationalisme historique» qui interviendrait sur le plus long terme (M. Harbi, 1996). En tout état de cause l’attitude «tactique» nécessitée par le poids de la domination française, ne doit pas empêcher de percevoir chez Ibn Badis une position ouverte quant à une relative séparation entre sphère du politique et sphère du religieux en terre d’Islam. C’est ce que semble confirmer dans les années 1920 le soutien apporté à la mesure d’abolition du Khalifat prise par Ataturk en Turquie, ainsi que la solidarité exprimée envers le cheikh Ali Abderrazik en Egypte, lorsque ce dernier était mis en accusation par ses pairs d’El Azhar à propos de ses positions critiques sur la nature du pouvoir politique en Islam. Cette position d’Ibn Badis est cependant loin d’avoir été partagée par tous les membres de l’Association et encore moins par les courants qui considèrent en perpétuer de  nos jours encore l’héritage (M.N. Mahieddine).

Si la conception ainsi définie d’Ibn Badis peut cependant avoir des similitudes avec ce qui pu être qualifié de «premier seuil de la laïcité» (J. Bauberot), le Cheikh lui-même ne semble pas disposé à aller au delà du compromis proposé aux autorités françaises. Son intransigeance à ce sujet apparaît d’ailleurs clairement lorsqu’en riposte au rejet par ces dernière (et sous la pression des ultras de la colonisation) du projet Blum-Viollette, il déclare dans une Fetwa (avis juridico-religieux) en date du 10 août 1937:

«L’action d’acquérir une nationalité non musulmane implique l’abandon de la législation mahométane. Même la renonciation à un seul précepte du Coran entraîne, selon la doctrine admise par tous les oulémas de l’islam, l’apostasie. Le naturalisé est donc un renégat» (C. Collot et J.R. Henry, p. 126-127).

L’islam et le nationalisme radical

La même intransigeance sur le plan religieux caractérise par ailleurs et assez tôt le nationalisme radical, c’est à dire la lignée ENA-PPA-MTLD. Cette tendance qui deviendra dominante au sein du Mouvement national, aura vu son émergence puis sa remonté favorisées par un certain nombre de facteurs parmi lesquels on signalera :

- L’importance numérique de l’émigration algérienne en France. Quelques 173.000 Algériens enrôlés dans l’armée française avaient déjà participé à la première Guerre mondiale, tandis qu’une centaine de milliers d’autres devaient durant la même période servir comme travailleurs volontaires dans la Métropole, ce qui nous donne une masse considérable par rapport à la population musulmane d’Algérie qui à l’époque devait approcher les 5Mh, et qui de plus provenait de toutes les régions du pays et bien entendu surtout des campagnes. Par ailleurs les nécessités de la reconstruction dans l’après-guerre ouvriront la voie à un flux permanent d’ouvriers émigrés et en tenant compte des allers et retours, quelques 100.000 Algériens résidaient en France dans les années 1920 et sans doute dans les années 1930.

- Cette émigration de fraîche extraction rurale demeure marquée par l’imprégnation communautaire et religieuse qui caractérisait les campagnes algériennes, alors que son séjour en métropole, lui permettra de se frotter à la fois à un contexte démocratique et une conception des droits de l’homme et du citoyen hérités de la Révolution française, très différents de ceux qui avaient cours dans un pays colonisé, ainsi qu’à l’acquisition d’une expérience politico-syndicale acquise dans des organisations proches du Komintern et du PCF (O. Carlier, K. Bouguessa)

- Ces différents facteurs ont certainement eu une influence sur les modalités de constitution de l’Etoile nord africaine (ENA, en 1926) et des courants idéologiques qui s’y sont affrontés, en contribuant à forger ses conceptions doctrinales (puis ceux du PPA et du MTLD) basées sur une tentative de synthèse des termes du triptyque dont nous avons eu à traiter. En fait, il s’agirait plutôt d’un syncrétisme doctrinal lequel finira par donner au nationalisme plébéien, qui avec la conjoncture de la crise des années 1930, pénétrera les villes et mêmes les campagnes algériennes en devenant dominant, ces trois caractéristiques essentielles que sont :

  • Le radicalisme qui fera pièce à l’arrogance coloniale,
  • Le populisme qui imprégnera fortement la référence sociale,
  • Et enfin surtout à partir des années 1930, le communautarisme marqué par la conception ethnico-religieuse de la nation, et un fort penchant pour l’arabo-islamisme.

Le communautarisme dont était imprégnée dès ses origines, la base sociale étoiliste, sera accentué dans les années 1930 en réaction au fléchissement du Mouvement communiste quant à la question nationale, lequel développait sa tactique «classe contre classe» y compris à propos des «nationalismes bourgeois», avant d’accorder d’ailleurs la priorité à la lutte contre le fascisme en Europe. Les nationalistes radicaux ne pouvaient pas par ailleurs ne pas être sensibles à la situation coloniale qui n’est plus seulement l’apanage du Maghreb, mais s’étendait au Machrek depuis notamment l’effondrement de l’Empire Ottoman, et devenaient ainsi sensibles aux thèses panislamistes et panarabistes développées depuis la Nahda (sur le plan culturel et religieux du moins), puis dans les années 1920 et 1930 par des courants et personnalités telle le syro-libanais installé à Genève Chakib Arslan (Juliette Bessis).

Abordant dans ses mémoires les positions adoptées par son mouvement dans les débuts des années 1930, Messali Hadj notait à ce propos:

«Nous revenions à l’Islam, au Coran, à la vie de notre prophète, sidna Mohamed, que le Salut de Dieu soit sur lui. Les grandes figures du Monde arabo-islamique telles que Salah-eddine, Djamal-eddine el-Afghani, Enver Pacha, Mustapha Kamel, Abdelkrim et bien d’autre leaders se projetaient comme un film sur un écran devant mes yeux éblouis et ravis» (cité par B. Stora).

L’intérêt porté à l’évolution au Machrek a sans doute fait aussi que la base sociale du nationalisme radical, généralement issue d’un milieu rural ou même citadin marqué par l’influence des confréries religieuses (la famille de Messali était-elle même proche des Derkaoua de Tlemcen) va massivement se convertir au Réformisme religieux. Ceci est dû aussi à l’accusation de compromission avec le colonialisme, faite aux zaouias , ainsi que sans doute à la volonté d’intégrer tous les termes du triptyque, notamment celui religieux tel qu’il transparaît à travers «les signes et les symboles» des Ulamas eux-mêmes (M. Harbi 1996), et surtout au moment où commençait dans les années 1930 la phase de transplantation de l’ENA puis du PPA, de la métropole vers la colonie. Les tentatives opérées au sein du mouvement pour rééquilibrer le triptyque dans le sens de moins de prégnance de l’arabo-islamisme aboutiront généralement à l’échec. Ce fût le cas en 1949 lorsque de jeunes militants avaient essayé de proposer une définition de la nation algérienne moins marquée par le critère religieux furent accusés de déviation «berbéro-matérialiste» (O. Lardjane), et ensuite après l’élaboration de la Plate-forme de la Soummam (en Août 1956) qui accentua les divergences au sein de la direction du FLN pour avoir notamment préciser que «la Révolution algérienne n’est pas une guerre civile, ni une guerre de religion» et qu’elle avait pour but «la lutte pour la renaissance d’un Etat algérien sous la forme d’une république démocratique et sociale et non pour la restauration d’une monarchie ou une théocratie révolues ». Nous savons par ailleurs que le groupe issu de l’Organisation spéciale (OS) et qui après la crise du MTLD sera à l’origine en 1954 du FLN, stipulera dans la déclaration fondatrice du 1er Novembre:

«But: L’indépendance nationale par:

  1. la restauration de l’Etat algérien souverain démocratique et social, dans le cadre des principes islamiques.
  2. Le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions».

On retrouve bien entendu dans ce texte les principaux référents du nationalisme radical, avec notamment celui dominant ou paradigmatique, en l’occurrence l’indépendance nationale et l’Etat algérien souverain (avec cependant la notion de «restauration» que la plate-forme de la Soummam remplacera par celui de «renaissance»), ainsi que le triptyque exprimé par le passage «démocratique et social dans le cadre des principes islamique». Comment concilier cependant le dernier terme exprimé ici avec la démocratie et «le respect de toutes les libertés fondamentales sans distinction de races et de confessions»?

De la colonisation à l’indépendance : référence religieuse et communautarisme (pour conclure)

le Statut musulman défendu par le Mouvement national était à l’époque coloniale reconnu depuis la promulgation du Sénatus-consulte de 1865. La proclamation à l’indépendance du pays de l’Islam comme religion d’Etat, aura pour effet de fixer dans le code de la nationalité de 1963, amendé en 1970, ce Statut musulman acquis par ascendance comme principal critère d’accès à la nationalité algérienne, en même temps qu’il détermine surtout depuis l’adoption en 1984 du Code de la famille, le rapport légal régissant les liens conjugaux et de parenté, et bien sûr en matière d’héritage. En fait s’il est prévu des modalités d’accès à la nationalité pour des non-musulmans, le départ massif en 1962 de la population européenne, va rendre cette procédure très peu usitée parce que touchant des cas qu’on ne peut que qualifier de marginaux. La question se pose en d’autre termes pour les femmes qui contrairement aux hommes, ne pouvaient jusqu’en 20051 transmettre la nationalité algérienne aux enfants et qui au nom de la chariâ sont cantonnées à un rapport inégalitaire quant à la vie à l’intérieur du couple, y compris en matières d’accès au travail, d’autorité parentale et de divorce ainsi qu’en ce qui concerne les droits à l’héritage (N. Saadi, S. Bendjaballah, L. Pruvost). En dehors de quelques dispositions telles des cours d’éducation religieuse à l’école, le calendrier des jours fériés ou la retransmission radio-diffusée de la prière du Vendredi, le communautarisme religieux parrainé par l’Etat semble avoir pour finalité essentielle la préservation du patriarcat et de la domination des hommes sur les femmes2. La tentative des islamistes de profiter de la crise socio-économique et politique qui a ébranlé le pays depuis la fin des années 1980 (et les Evènements d’octobre 1988 notamment) pour instaurer un « Etat islamique » et généraliser leurs conceptions à toutes les sphères de la vie sociale et politique, ont jusqu’ici échoué, face à une société et des institutions qui en dehors de la sacralisation du rapport patriarcal sont depuis longtemps en Algérie, largement sécularisées.

La tendance radicale du Mouvement national avait visé avant tout à doter les Algériens d’une nationalité dont le caractère paradigmatique a pu imprégner jusqu’à l’altération, le contenu des termes constitutifs du triptyque programmatique et à la prétention fondatrice de l’Algérie moderne, notamment par une instrumentalisation excessive du référent ethnico-religieux. Les tentatives opérées ces dernières années pour réduire l’impact rigoriste du salafisme par une réactivation des confréries (Zaouias) censées être porteuses d’une approche plus « soft » de la dimension religieuse ou même d’encourager une lecture « plus ouverte » de l’œuvre d’Ibn Badis, ne régleront sans doute pas le problème dans son fondement. Aujourd’hui pourtant les revendications de citoyenneté, de justice sociale et d’identité sont encore posées avec force dans la société et à partir de contenus qui ont notablement évolué depuis l’Entre deux Guerres et même par rapport aux premières décennies de l’Indépendance. La nationalité a notamment besoin d’être consolidée par un véritable accès des Algériens au statut de citoyenneté, question qui est posée au grand jour depuis les Evénements d’octobre 1988 et plus récemment encore avec les revendications qui ont vues le jour en Kabylie. Or le rapport patriarcal désormais combattu par les associations féministes et différents courants de la société constitue l’une des principales entraves à cette évolution (M. Gadant, L. Pruvost). Il est d’ailleurs et pour le moins problématique que les auteurs de la plate-forme en quinze points et aux prétentions citoyennes aussi radicales que celle rédigée à El Kseur (en date du 23 septembre 2001), n’aient pas cru utile de l’aborder en contestant le contenu du Code de la famille, au moins dans la version de 1984 qui était encore en cours de validation.

Ceci est révélateur du chemin qui reste encore à parcourir en Algérie pour mener à terme l’entreprise de sécularisation et d’accès à une compréhension fondamentalement renouvelée du rapport de notre société au communautarisme et au phénomène religieux. Si le Mouvement national avait en son temps fixé à la société algérienne des objectifs qui correspondaient aux horizons des générations qui le portait (R. Gallissot, M. Harbi, M. Gadant) et qui ont pour l’essentiel été atteints, de nouvelles demandes plus conformes à la réalité sociale actuelle de l’Algérie et à la dynamique du monde où nous vivons, sont en train de «relever la barre» des exigences. C’est sans doute là l’enjeu essentiel de la crise actuelle et un défi qui ne peut plus être ignoré.

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  • Charles-André JULIEN : Histoire de l’Afrique du Nord (Editions Payot, 2ème, Paris 1966, 2 volumes).
  • Omar LARDJANE : « Esquisse d’un débat sur la laïcité au sein du Mouvement national algérien » in Aïssa Kadri (sous la dir.) : Parcours d’intellectuels maghrébins (Karthala, Institut Maghreb Europe, Paris 1999).
  • Mohammed N. MAHIEDDIN : « La pensée politique de Mustapha Ataturk et le mouvement réformiste en Algérie avant et après la Seconde guerre mondiale » in Insaniyat n° 11 (Mai-août 2000, CRASC-Oran).
  • Ali MERAD : Le Réformisme musulman en Algérie (Ed. Mouton, Paris La Haye 1967).
  • Guy PERVILLE : Les étudiants algériens à l’université française (Ed. CNRS-CRESM, Paris 1984).
  • Lucie PRUVOST : Femmes d’Algérie. Société, famille et citoyenneté (Casbah Editions, Alger 2002).
  • Hassan REMAOUN : « La politique coloniale française et la structuration du projet nationalitaire en Algérie : à propos de l’idéologie du FLN, puis de l’Etat national » in La Guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises. Actes du colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron. Sorbonne, Novembre 2000 (Société française d’histoire d’outre-mer, Paris 2000).
  • Hassan REMAOUN : « Entre sphères du Politique et du religieux en Algérie : l’enjeu de la laïcisation », in Recherches internationales n° 67-68 (1/2-2003, Paris).
  • Nouredine SAADI : La femme et la Loi en Algérie (Ed. Bouchene, Alger 1991).
  • Benjamin STORA: «Les Mémoires de Messali: aspects du manuscrit original» in Messali Hadj 1898-1998 Parcours et témoignages (Réflexion, Casbah Editions, Alger 1998).
  • Patrick WEIL: Qu’est ce qu’un Français? Histoire de la Nationalité Française depuis la Révolution. (Ed. Grasset, Paris 2002).
  • Haïm ZAFRANI : «Les Juifs au Maghreb. Une histoire deux fois millénaire» in Camille et Yves Lacoste (sous la dir.): Maghreb, Peuples et civilisations (Ed. La Découverte, Paris 1995).

notes

* Ce texte a constitué une version modifiée d’une communication au colloque organisé au siège de l’UNESCO (Paris) les 30 et 31 janvier 2003, à l’occasion de l’Année de l’Algérie en France, et sur et thème: Les religions monothéistes en Algérie à travers les âges: Judaïsme, christianisme et islam. Cette communication avait pour titre: «Algérie: la référence au religieux dans le Mouvement national».

** Centre national de recherche en anthropologie sociale et culturelle

1 Le 27 février 2005 a en effet été promulguée une ordonnance modifiant et complétant l’ordonnance du 15 décembre 1970 portant code de la nationalité algérienne (ordonnance qui elle-même abrogeait la loi datant du 27 mars 1963). Le nouveau texte permet la transmission de la nationalité algérienne par la mère.

2 Domination qui se maintient malgré les quelques aménagements apportés en faveur du droit des femmes (conditions de mariage, de divorce et de garde des enfants), par l’Ordonnance promulguée le 27 février 2005, modifiant et complétant la loi du 9 juin 1984 portant code de la famille.

auteur

Université d’Oran et CRASC**

Hassan REMAOUN

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