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La jeunesse algérienne et les techniques de l’information et de la communication (TIC) : usages et influences de la télévision

Insaniyat N° 29-30 | 2005 | Premières recherches II (Anthropologie, Sociologie, Géographie, Psychologie, Littérature) | p.35-47 | Texte intégral


La jeunesse algérienne et les techniques de l’information et de la communication (TIC) : usages et influences de la télévision

Abstract : Les usages de la télévision, les choix des programmes et l’appropriation du sens constituent pour la sociologie de la communication des éléments pertinents, non seulement pour l’étude du rapport des individus aux médias, mais aussi pour explorer la diversité et la complexité des rapports qu’entretient une population définie avec son environnement.
Dans le présent article, nous tentons d’établir une analyse du rapport de la jeunesse algérienne aux produits télévisuels afin de déterminer le rapport entre les formes
d’usages, les choix des programmes, l’appropriation du sens et, les divergences et contradictions au sein de la jeunesse algérienne elle-même. Mais, la compréhension de ce rapport dans sa profondeur et sa diversité, exige une attention particulière parce que la vision figée qui considère la jeunesse comme étant un groupe social soudé et homogène, peut nous induire en erreur et cacher la complexité des rapports de la jeunesse à la société et au système symbolique en général et, aux produits télévisuels en particulier ; ces rapports structurent, les usages, les choix des programmes et l’appropriation du sens.

Mots clés : jeunesse - média - réception - domination - usage - appropriation.


Mustapha MEDJAHDI :  Centre de Recherche en  Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


L’Algérie a connu depuis plusieurs années des changements profonds et des mutations, on pense que ces changements dans leurs rapports avec les médias ont été abordés à partir d’un souci qui est la liberté de l’expression (liberté de la presse); or le rapport des médias à la politique et à l’idéologie reste très complexe, vu la diversité des médias (nationaux, étrangers, télévision, journaux, …), et des discours (daâwa religieuse, propagande politique, publicité économique…). Les chercheurs ont manifesté un intérêt particulier aux contenus des médias et n’ont pas ce rapport au récepteur qui vit une réalité sociale et culturelle, et qui constitue un élément important dans le processus de communication.

L’aspect esthétique de la réception a connu une grande évolution au sein de la pensée littéraire[1], contrairement aux approches socio-anthropologiques, qui n’investissent ce champ que tardivement; la nature de leur approche aurait pu éclairer davantage d’autres aspects (idéologiques, politiques…).

Dans cette expérience on tente une analyse du rapport qu’entreprend la jeunesse algérienne avec les programmes télévisuels, tout en prenant en considération le paramètre social et anthropologique. Mais l’étude du rapport de la jeunesse aux médias en général et à la télévision en particulier nous expose à deux difficultés théoriques.

La première d’ordre sociologique, découle de l’utilisation du mot jeunesse en tant que notion d’abord, et puis comme catégorie sociale; dans les sciences humaines, et par sa polysémie, l’utilisation du terme devient de plus en plus problématique. La nouvelle spécialité baptisée «sociologie de la jeunesse»[2], qui se situe à la croisée de différentes disciplines reconnaît cette polysémie relative au contexte dans lequel on utilise ce terme.

Jeunesse: utilisation problématique du concept

En réalité comme le précise Pierre Bourdieu «la jeunesse n’est qu’un mot»[3], mais un mot qui peut prendre plusieurs sens dans une lutte autour du système symbolique.

Mais pour comprendre ce rapport (jeunesse/Médias) dans sa profondeur et sa diversité, cela exige une méfiance particulière parce que la vision figée qui considère la jeunesse comme étant un groupe social soudé et homogène peut nous induire en erreur et cache la complexité des rapports de la jeunesse à la société et au système symbolique, et ces rapports structurent, les usages, les choix des programmes et l’appropriation du sens.

L’usage des médias «prend les significations que l’usager lui attribue dans son contexte de vie quotidienne qui est elle-même traversée par de nombreuses logiques concurrentes (travail, loisirs, consommation)»[4] et «La sociologie des usages a mis en évidence le rôle primordial du quotidien, comme véritable (terreau) de formation des usages»[5], dans l'appropriation des technologies. La « vie quotidienne » est le domaine dans lequel l’individu acquiert les modèles de perception dont il se sert pour interpréter le monde. «C’est bien au cœur de cette vie quotidienne, en interaction avec la vie sociale et les modes de vie, que nous appréhendons l’appropriation et les usages»[6]; les médias peuvent être mieux compris en les considérant dans le contexte plus vaste de l'ensemble des pratiques culturelles dont ils sont tributaires et partie prenante[7].

Les différences dans les usages des médias et dans l’interprétation des séquences télévisuelles servent comme une marge à partir de laquelle on dévoile la diversité et la complexité des rapports qu’entreprend cette jeunesse avec l’environnement immédiat et les divergences et contradictions au sein de la jeunesse algérienne elle-même; cela contredit, de manière implicite, la thèse qui présente la jeunesse comme étant une couche sociale homogène.

En effet, le jeune algérien passe par une période d’attente relativement longue, pour devenir adulte. Dans le système traditionnel, le mariage représentait un élément clé dans les rites de passage, mais cela devient de plus en plus difficile au cours du changement et dans une période de crise caractérisée par le chômage et la crise de logement.

Pour les psychologues, cette période correspond à l’âge de l’adolescence comme période de crise dans la définition de soi, qui s’aggrave par la déperdition des différents repères. La jeunesse n’est pas donc seulement la force sociale ou la source du dynamisme et des révoltes; le terme peut désigner le manque du sens de responsabilité et le manque de maturité, dont les aînés se servent pour assurer leur domination et la continuité du système social.

Echanges symboliques ou lutte contre la domination des médias

La pratique médiatique en Algérie, comme dans la plupart des pays du Tiers monde, s’est figée après l’indépendance, et pendant de longues années autour du problème de d’équilibre dans l’échange de l’information entre le Nord et le Sud.

L’information à sens unique, qui a réduit les pays du Sud au rôle de consommateurs, représentait pour eux une menace contre les identités culturelles; par son rapport direct et son impact sur la culture des individus, la question médiatique acquiert une grande importance dans les débats, en vue de mettre un terme à la dépendance aux pays occidentaux, débats qui ne se limitent pas aux échanges économiques, mais embrassent un champ plus vaste qui relève des échanges symboliques.

A cet effet, la question du déséquilibre dans les échanges médiatiques entre le Nord et le Sud, prise dans le contexte, économique social, culturel et idéologique mondial, correspondait parfaitement à la thèse de «l’idéologie dominante»[8] (ou impérialisme culturel ou encore impérialisme des médias) des anciens leaders du courant critique de l’Ecole de Francfort (Adorno, Horkheimer,…) et de «l’industrie culturelle» soutenue par le courant des «cultural studies» de l’Ecole de Birmingham, qui critiquait l’exportation des produits des mass médias et des valeurs capitalistes vers les pays du Tiers Monde.

Les revendications formulées pour mettre un terme à cette dépendance et domination feront l’objet d’un appel à un Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication. Cela crée à l’intérieur du pays un consensus entre les différents courants et tendances et dissimule les divergences. Les socialistes attirés par l’aspect économique, avancent la critique de l’impérialisme comme axe central de leur discours (refus des valeurs qui assurent la consommation et par conséquent l’extension du marché capitaliste); les revendications des islamistes s’inscrivaient dans la continuité d’une lutte historique pour «la préservation» de l’identité nationale, mais la rhétorique spécule sur les effets indésirables et néfastes des contenus des programmes occidentaux sur la culture, en se limitant cependant au descriptif, et à l’aspect moral (conformément à la logique Achâarite qui consiste à juger les phénomènes émergents en se référant aux textes religieux «Coran et Hadiths»).

Les médias à l’époque de la guerre froide suscitaient un intérêt relatif pour leur pouvoir, comme moyen efficace de mobilisation de l’opinion publique, (et pour la propagande utilisée dans le conflit idéologique entre l’Est et l’Ouest impliquant aussi les pays du Tiers Monde).

Dans cet affrontement médiatique, la notion «d’invasion culturelle » qui découle d’ailleurs des concepts de «l’idéologie dominante, l’industrie culturelle et l’impérialisme des médias» (initié par le marxisme), ne dépasse pas le seuil de la spéculation et réduit de plus en plus cette «réalité» à une fiction idéologique, dans l’absence de recherche empirique, qui ne connaîtra ses débuts qu’avec l’Ecole de Chicago, et les travaux de Lazarsfeld. Cela crée par ailleurs une confusion entre deux champs; les limites entre la science et l’idéologie, dans la pensée médiatique devenant de plus en plus incertaines avec une lutte qui s’inscrit dans la continuité de l’indépendance.

La pensée médiatique en Algérie et les défis du changement

Après les émeutes d’Octobre 1988, les voix qui soutenaient en Algérie la thèse de « l’invasion culturelle » et luttaient pour «un Nouvel ordre mondial de l’information et de la communication» tendent à s’éteindre, devant une nouvelle politique d’«Infitah» qui favorise l’ouverture sur l’Occident, mais une ouverture qui se traduira sur le plan médiatique par le phénomène émergent de «l’antenne parabolique».

Les voix qui revendiquaient l’équilibre dans les échanges économiques et médiatiques, en fait culturels, vont connaître une disparition progressive de la scène, (une disparition qui dévoile une faiblesse due à l’absence d’une argumentation solide basée sur des recherches empiriques, (ce qui semblait correspondre à un phénomène de mode) pour céder la place aux nouvelles thèses qui vont présenter des solutions inspirées par le phénomène de mondialisation ou l’impérialisme d’hier.

Cependant même si les notions qui dérivent de la thèse de l’idéologie dominante ont disparu du langage idéologique pour une raison ou une autre, le phénomène demeure en tant que réalité socio-culturelle dans la vie des individus.

Le rapport des médias à cette idéologie dominante devient de plus en plus clair et se confirme à travers les recherches qui vont définir les formes de décodage comme indicateurs (lecture dominante, négociée, différentielle, et oppositionnelle[9]) qui sont en réalité des indices nous renseignant sur une lutte sociale contre les formes de domination idéologique par le biais du discours médiatique.

Pendant que les médias suscitaient l’intérêt politique et idéologiques, la société de l'information en Algérie suggèrait des changements certains sur les plans économique, politique, social, donc autant culturels et anthropologiques.

Mais le rapport médias/politique, abordé à partir d’un souci qui est la liberté de l’expression (liberté de la presse), a dissimulé lui aussi d’autres aspects plus importants, tel celui du rôle des médias dans le changement social, culturel, politique et idéologique, un rapport qui demeure très complexe, vu la diversité du champ médiatique, et la pluralité des théories.

Marchal Macluhan, propose le déterminisme technologique et donne un rôle décisif au médium comme facteur déterminant du changement et considère même que le message c’est le médium.

Les théories de la dépendance culturelle et des industries symboliques (par «interactionnisme symbolique», peuvent nous servir pour comprendre le rôle de la réception des programmes (nationaux/étrangers) dans le changement de notre rapport au système symbolique par lequel on donne un sens à notre réalité.

Peu d’études nous renseignent, par l’écoute sensible sur ce changement dans son rapport dû aux médias, ainsi qu’au contexte social, culturel, politique et démographique; cela ne s’opère en réalité que tardivement, avec les efforts de ceux qui ont senti la nécessité d’une exploration profonde de ce changement. On peut citer à titre d’exemple, les travaux de Lotfi Madani[10], et d’autres plus récents comme ceux de Abdellah Boudjellal en 2002[11], et Nasir Bouali en 2005[12], ainsi que les sondages d’opinion initiés par l’institut Abbassa depuis sa création vers la fin des années quatre-vingt-dix.

Le rapport à la notion d’«idéologie dominante» dans les travaux de Lotfi Madani est évident mais, même si ceux de Abdellah Boudjellal et Nasir Bouali restent rattachés à la domination culturelle. Beaucoup d’autres études qui ont investi la théorie des «usages et gratifications», et la théorie de l’«agenda », vont dans le sens inverse, favorable aux intérêts commerciaux des télévisions qui investissent le nombre des audiences à des fins publicitaires. Il est évident que «la télévision est avant tout, dans quelque contexte que ce soit, un producteur d’audiences vendables aux publicitaires»[13].

Il est indispensable donc de faire la différence entre deux rapports différents (Audiences/chaînes, Audiences/programmes) non pas pour faire une dichotomie, mais pour mieux comprendre ce rapport complexe à la télévision, souvent présenté dans sa généralité par les sondages d’opinion et même les travaux de recherches sur l’audience, qui ont accordé un intérêt particulier aux chaînes d’émission et au nombre des téléspectateurs qui choisissent une chaîne par rapport à d’autres, et aboutissent à des résultats importants, mais des résultats qui répondent plus à la demande des chaînes de télévision et à la concurrence économique et publicitaire.

Usages et appropriation du sens: approche empirique

Notre problématique s’inscrit dans une optique qui suppose que la domination symbolique des médias n’existe réellement pour des individus que si elle est ressentie par eux-mêmes et par conséquent, elle évoque de manière implicite ou explicite des formes de résistances chez les concernés.

Il faut donc, analyser« les manières dont les cultures des différents groupes se comportent face à la culture dominante»[14], à une hégémonie symbolique, sinon cette dernière ne sera qu’une culture qui n’existe que dans l’esprit du chercheur, et non pas dans une réalité socioculturelle.

Les produits télévisuels ne sont pas simplement des œuvres esthétiques qui nécessitent une lecture innocente mais ces produits qui véhiculent des idéologies, des positions, ne laissant pas le jeune indifférent si les personnages lui ressemblent par la couleur ou par le nom, ou si «l’intentionnalité» [15] ressentie par l’audience touche le système des valeurs sacralisé par les individus. La question qui se pose à nous est la suivante: Les récepteurs développent t-ils une résistance à l’égard des discours?

Théoriquement, la réception oppositionnelle et même la réception négociée* sont des formes à travers lesquelles les récepteurs manifestent un refus contre une idée, une position politique, une valeur religieuse…, et l’intentionnalité par laquelle l’auteur essaie d’influencer l’audience, éveille chez eux une sensibilité à l’égard du discours; le récepteur développe une stratégie de défense contre le contenu pour plusieurs raisons (préserver son identité, sa culture, ses opinions, et ses attitudes…); d’ailleurs cette stratégie de défense peut être simplement orientée contre le changement et se réalise ainsi soit par le refus catégorique des programmes ou par la critique partielle des contenus ou des séquences.

Quels sont donc, les éléments structurants qui définissent les usages et les formes de réceptions? Quelles sont les valeurs mises en avant et les structures de références qui servent pour le décodage? Et comment le quotidien peut–il structurer les formes de réception?

Y a t-il une convergence entre la nature des programmes et les références qui définissent les formes de décodage? La religion prend-elle un aspect idéologique dans le décodage? Le chômage et la situation sociale (du jeune) influent-ils sur son attitude à l’égard de la télévision nationale?

On pense que formuler des hypothèses de cette manière peut nous renseigner davantage sur la manière par laquelle se fait l’appropriation télévisuelle, l’investissement des programmes et l’interprétation des produits médiatiques par les jeunes Algériens. Pour éprouver les hypothèses formulées, nous avons adopté une méthode qui consiste à recueillir des données par questionnaires auprès d’un échantillon de cent jeunes Algériens, pour ensuite approfondir l’analyse par l’entretien semi-directif.

Les résultats de l’enquête effectuée auprès de la population des jeunes Algériens nous dévoilent une préférence au profit des chaînes occidentales, et cela ne fait en réalité que confirmer les données auxquelles ont abouti les études précédentes déjà citées; mais pour l’interprétation on pense que l’utilisation des théories des«usages et gratifications»; et celle de «l’agenda» réduites à une «sociographie de la fréquentation des médias»[16], a négligé les facteurs endogènes et exogènes qui se conjuguent pour définir les causes de la fréquentation. En réalité les jeunes Algériens n’ont pas une attitude figée face à la télévision, mais ils ont des positions qui sont liées aux représentations de la chaîne ou du programme considéré. Le rapport ne s’explique pas seulement par l’intérêt individuel (l’intérêt que le jeune attribue au programme selon ses jugements personnels), mais par l’image sociale du programme.

La fréquentation répond à des logiques,comme la crédibilité que la société a créé autour d’une chaîne ou d’un programme, ou le sens de l’imaginaire suscité par la vision des films et feuilletons,…. Ces logiques inconscientes (sens commun) produites autour des chaînes et des programmes ont un impact très fort sur le choix des individus, (pour que je le regarde il faut qu’il soit comme ça), et ce sont ces conditions exigées qui nous interpellent, parce qu’elles nous renseignent sur la manière par laquelle le jeune vit et donne sa propre signification à son vécu.

Les investigations de terrain nous dévoilent, l’«habitus» qui s’installe avec le temps dans l’usage de la réception des programmes télévisuels un usage qui va se faire à partir d’une expérience du vécu pour avoir les informations (je n’ai pas confiance en un tel; je préfère Aljazeera ou les chaînes occidentales; pour préserver ma foi, je regarde les émissions religieuses); pour cela, la majorité optent pour Iqraa et les émissions animées par Amrou Khaled en particulier, mais pour s’envoler dans les rêves qui les éloignent de la réalité souvent présentée par ces acteurs comme douloureuse, ils regardent les films et les feuilletons, mais ils n’ont pas un choix défini pour une chaîne unique, chacun procède selon son expérience personnelle.

L’image sociale pré-construite est omniprésente comme règle influente dans la détermination des choix; 95% des questionnés déclarent que les moyens nationaux d’information sont des moyens de propagande et sont loin de leur offrir une information fiable et objective; par contre, ils considèrent que les médias étrangers sont objectifs et produisent de l’information. Cette conception de l’objectivité chez les jeunes n’exprime bien entendu qu’une position à l’égard des médias, vu que l’objectivité dans le travail des médias est relative.

Le refus exprimé par les jeunes est plus qu’un choix puisqu’il n’exprime pas seulement cette marge ou fossé entre les attentes et les satisfactions mais une position prise d’avance; la jeunesse qui se sent étouffée par le système social dans lequel elle ne trouve pas sa place, subit aujourd’hui le discours des médias qui non seulement n’est pas en mesure de changer sa réalité et son vécu quotidien, mais aussi reproduit un discours qualifié de propagandiste, donc hégémonique; ce qui se traduit par le refus d’une chaîne ou d’un programme. Ceci n’est pas spécifique à une chaîne ou un programme mais peut se situer à plusieurs niveaux, elle ne découle pas forcément du contenu lui même, mais des préjugés qui structurent les choix et les usages.

A cet effet, l’intériorisation de toutes ces attitudes (jeunesse pauvre dans un pays riche, le piston, les promesses falso*…) se répercute sur la vision de l’extérieur et les positions des jeunes. Si on veut examiner plus attentivement les conditions psychosociologiques de l’usage en considérant les arguments des jeunes, on remarque que cette attitude négative à l’égard les médias nationaux est justifiée; ils voient que ces moyens d’information sont destinés à la production de la propagande politique qui servira à d’autres acteurs sociaux, à renforcer leur pouvoir, et leur discours ne représente que le prolongement du discours politique.

Selon Althusser, les industries culturelles constituent l’«Appareil idéologique de l’Etat».«En fait, l’action des médias s’exerce à travers des opérations délibérées qui sont subordonnées au système idéologique qu’ils servent. C’est pourquoi contrairement à certaines affirmations, ils ne constituent pas un «service public» mais plutôt un instrument qui, dans bien des pays sert avant tout à consolider l’ordre sociopolitique établi»[17].

Le refus dans ce contexte n’est finalement, qu’une marge qui va nous renseigner sur la logique dans laquelle s’inscrit la position des jeunes à l’égard des médias nationaux, à partir de leur rapports aux acteurs qui détiennent les médias et les utilisent à des fins qui n’ont rien à voir avec le rêve juvénile des Algériens. Les réponses spontanées formulées par les jeunes questionnés et qui se référent au sens commun et aux préjugés, expriment une «position» prise d’avance et non pas une vision rationnelle (des réponses irréfléchies), et même le niveau d’instruction n’influe pas sur les réponses. Ces positions nous renseignent sur la manière par laquelle une jeunesse livrée à elle-même fait face à une période de transition pleine de contradictions et un «Infitah» qui coïncide avec le recul dans le rôle de l’Etat, et qui les livrent à eux-mêmes dans un monde où les médias transforment les cultures et les valeurs selon les intérêts.

L’hégémonie peut avoir donc un sens plus large, puisqu’elle ne concerne pas seulement les médias occidentaux, mais elle relève des positions des individus à l’égard des produits médiatiques dans sa relation avec leurs vécus. Si les positions envers le discours médiatique national sont définies par ces attitudes, les positions à l’égard des chaînes étrangères se réfèrent plus aux valeurs et au religieux, malgré l’hypocrisie qui traverse les positions et les attitudes.

Leur expérience pour adapter le réel au virtuel qui ne peut se réaliser qu’à travers l’élaboration d’un lien clair, chose qui paraît impossible pour l’instant; mais dans l’immédiat se dévoile comme une « hypocrisie sociale» qui se traduit par une contradiction entre les attitudes et les pratiques chez les jeunes.

Un grand nombre de ceux qui formulent une critique sévère à l’égard des programmes occidentaux, les regardent même lorsque les chaînes présentent des films érotiques. Cette forme d’hypocrisie reste à notre sens un comportement logique dans une société en mutation. Pour appréhender le rapport aux programmes des télévisions étrangères nous avons fait appel à deux théories, celle des« leaders d’opinion»[18] et la théorie de la « spirale du silence»[19] (comme entrées) pour leurs utilités en sociologie des médias.

Cette théorie qui prend en considération le rôle des liens sociaux dans l’influence des médias, a mis un terme au règne de la théorie de «l’aiguille hypodermique» de Lasswell qui ne voyait l’influence que par l’interaction directe entre les individus atomisés et le message. Le travail empirique de Lazarsfeld qui a été réalisé dans un cadre politique a réussi à définir le rôle médiatique des leaders d’opinion au cours d’une campagne électorale. Dans une même perspective, on veut voir quel est le rôle des leaders d’opinion dans notre société, à travers leurs discours sur les programmes et les conseils qu’ils donnent aux jeunes téléspectateurs.

Pour réaliser ce travail, nous avons mené une enquête par entretien semi directif qui a touché une vingtaine de personnes connues pour leur sagesse dans les quartiers populaires d’Oran, avec parmi eux des jeunes imams. Nous supposons que cette sagesse leur assure une reconnaissance sociale particulière, ce qui leur permettra non seulement d’orienter et de donner des conseils qui influent sur les attitudes et les représentations, mais d’assurer la prise en considération de ces conseils par la population. Les leaders jouent dans la société le rôle du filtre qui consiste à refuser tout ce qui porte atteinte à la conviction religieuse, à la morale, et aux traditions (à partir d’un mécanisme qui consiste à juger les contenus médiatiques sur la base de la Chariâa). La grande majorité des questionnés disent qu’ils sont tout le temps engagés dans une campagne de sensibilisation en donnant des conseils aux adeptes et membres de leur famille pour qu’ils soient toujours méfiants vis-à-vis des contenus de ces programmes; le rapport à cette mission n’est pas instrumental puisqu’ils considèrent ce travail comme une obligation religieuse et un devoir vis-à-vis de la société.

Les jeunes questionnés confirment pour leur part qu’ils se trompent souvent dans la compréhension et dans les interprétations des contenus médiatiques et c’est grâce aux discussions et aux conseils qu’ils reçoivent de ces hommes respectueux qu’ils comprennent mieux. Ces conseils sont considérés d’un point de vue religieux comme «fetwa» puisqu’ils proviennent d’un imam, et cela explique tout l’intérêt qui leur est réservé par un grand nombre de jeunes.

La mission des leaders d’opinion, consiste à assurer la lecture différentielle et oppositionnelle et permet de propager les résultats de ces lectures pour préserver les valeurs et les normes et amortir l’impact des industries médiatiques sur la culture et la société; il est évident que « les messages importés entrent souvent en conflit avec les identités culturelles locales, notamment dans les pays de culture pré-industrielle; et la diffusion massive et incontrôlée de messages le plus souvent culturellement incompatibles avec les institutions locales »[20] provoque des formes de réception.

La diffusion de la culture qui résulte de ces formes de réception se propage à travers la «spirale du silence»[21]. En fait les jeunes s’abstiennent et n’annoncent pas leur opinion; ils attendent que ces leaders se prononcent sur un contenu pour qu’ils adoptent les mêmes attitudes par la suite. A partir de là, on peut dire que la culture traditionnelle s’oppose aux industries culturelles par plusieurs formes, à travers les institutions sociétales et par des formes de confrontation.

Ces formes de réceptions permettront au conformisme social et religieux de se structurer de plus en plus; pour assurer la continuité du principe «Hassana» ou protection, comme moyen de préserver l’identité et assurer la continuité de la société, pas comme ensemble d’individus, mais comme une entité culturelle, cette notion est prise dans un sens purement religieux, qui consiste à lire tous les produits des industries culturelles, en se référant au religieux comme élément structurant de ce qu’on appelle l’institution de réception.

Conclusion

Le rapport de la jeunesse aux médias est un rapport complexe et l’exploration de ce rapport nécessite plusieurs études empiriques, mais cela ne peut se faire sans l’utilisation des théories de la communication. Certes, ces théories ont pris naissance dans le contexte occidental et sont dépendantes de plusieurs étapes de l’évolution de cette société (société de mass, société de l’information…). Evoquer ces théories n’est pas une fin en soi, mais au moins ces théories permettent de dégager des hypothèses pertinentes pour la réalisation des travaux empiriques. La partie empirique dans notre travail ne traite en réalité qu’une partie du sujet, et plusieurs questions relatives au rôle de la famille, comme pour d’autres institutions sociales restent posées, et elles constituent d’autres pistes de recherche, et éléments de réflexion qui participent à l’évolution de la discipline de la sociologie de la communication à travers ses multiples champs de réflexion (la sociologie des usages, sociologie de réception…).


Notes

* Magistère en culture populaire, sous la direction de Abdelouahed Cherifi, Université de Tlemcen, décembre 2002.

[1] Surtout les travaux des leaders de l’école de Constance (Jauss et Iser).

[2] Musette, M.S., «La jeunesse, un objet d’étude sociologique», in Regards Critiques sur les jeunes et la santé en Algérie, Alger, CREAD/ANDRS, 2004, pp. 23-34.

[3] Bourdieu, P., in« Questions de sociologie», Paris, 1980, Minuit, p. 10.

[4] Proulx, S., Laberge, M., Vie quotidienne, culture télévisuelle et construction de l’identité familiale, 1997.

(http://www.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/70/05-proulx.pdf), 13 septembre 2005.

[5] Mallein, P., Toussaint, Y., « L'intégration sociale des TIC : une sociologie des usages», Technologie de l'information et société, 6 (4), 1994, pp. 315-335.

[6] Audrey, M., « De l’usage d’Internet à la culture de l’écran », http://gdrtics.u-paris10.fr/pdf/doctorants/ papiers_2005/Aurdey_Messin pdf, 15 avril 2005, p.4

[7] Pronovost, G., Médias et pratiques culturelle, Ruano, Borbalan, Presses universitaires de Grenoble, 1996.

[8] Adorno, T.W., «La télévision et les patterns de la culture de masse», in Sociologie de la communication, réseaux: communication technologie société, Paris, CNET, 1997, p.46.

[9] Hall, S., «Codage/Décodage dans le discours télévisuel», in Sociologie de la communication, réseaux, numéro spécial 100, Paris, 1997, p.69.

[10] Madani, L.,«Modalités et usages de la réception télévisée par satellites en Algérie», in Naqd, 1995, n°8, 9 p.

[11] Boudjellal, A., autres,Les effets de la réception des programmes des télévisons étrangères sur les valeurs sociales, culturelles, chez la jeunesse algérienne, Alger, Dar el-houda, 2002.

[12] Bouali, N., La télévision satellitaire et son influence sur la jeunesse algérienne, Alger, Dar el-houda, 2005.

[13] Smith, D.W., Communication: a blind spot of western Marxism, Canadian journal of political and social theory, 1977, vol.1,°3

[14] Armand, Mattelart, M., Histoire des théories de la communication, Alger, éditions Casbah, 1999, p.60.

[15] Scannell, P., «L’intentionnalité communicationnelle dans les émissions de radio et de télévision, », in Sociologie de la communication, réseaux, Paris, numéro spécial 100, 1997, p.884.

* Même si la lecture négociée est parue avec la théorie des usages et gratification pour prouver que l’influence est le résultat de l’interaction, et que les stratégies «de l’influence» ne réussissent pas toujours toutes les formes de réception. Pour cela le déséquilibre médiatique pour des pays comme les Etats Unis et la Grande Bretagne ne représente aucun risque pour les récepteurs à travers le monde.

[16] Ball, F.,«Médias et sociétés», Paris, Montchrestien, 1999, p. 601.

* Le mot utilisé par les jeunes pour désigner une promesse qui n’aboutit à rien.

[17] Krzysztof, P., L’impact des industries culturelles de l’audiovisuel sur le comportement socioculturel des jeunes, Les industries culturelles. Un enjeu pour l’avenir de la culture, UNESCO, Mayenne, Paris, 1982, p.9.

[18] Lazarsfield, P.F., Berlson, B. and Gaudet, H., The peoples choises, New york, Columbia, university press, 1944.

[19] Noelle-Neumann, E., The spiral of silence a theory of public opinion, Journal of communication, 24, 1974, pp.43-51.

[20] Les industries culturelles, Un enjeu pour l’avenir de la culture, Avant propos, op. cit, p.9.

[21] Noelle-Neumann, E., The spiral of silence a theorie of public opinion, Journal of communication, 24, 1974, pp.43-51.

 

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