Sélectionnez votre langue

Le destin dans l’imaginaire grec. Etude de l’histoire de Crésus à travers les textes de Bacchylide et d’Hérodote

Insaniyat N° 29-30 | 2005 | Premières recherches II (Anthropologie, Sociologie, Géographie, Psychologie, Littérature) | p.91-100 | Texte intégral


Le destin dans l’imaginaire grec. Etude de l’histoire de Crésus à travers les textes de Bacchylide et  d’Hérodote

Abstract : Ce travail propose une réflexion sur la problématique du destin dans le Monde grec, cela à travers l’étude de l’histoire de l’emprisonnement de Crésus et la prise de Sarde par les Perses lors des Guerres médiques (546 avant J.C.). Cette histoire, racontée dans le Monde grec, a pris une forme écrite avec deux textes, le premier est celui de Bacchylide (510?- 450? avant J.C), le poète grec (Epinicie III : pour Hiéron de Syracuse vainqueur de la course de chars aux jeux olympiques). Le second texte vient d’Hérodote (484?-425 avant J.C), le père de l’histoire (Grec et Lydien ; histoire de Crésus. Livre 1, 85-93). Le questionnement que se propose ce travail est le suivant : quels sont les procédés narratifs et les stratégies sociales mises en œuvre dans la construction du récit grec sur le destin ? Et, dans quelle mesure cela peut nous aider à reconstruire la représentation du destin dans le Monde grec ?
Cette étude  a abouti au fait que l’image du destin, et par opposition à l’image d’Apollon, se présente comme force maléfique, invincible et imprévisible qui arrange la succession des événements. Cette image répond aux enjeux politiques et religieux de l’époque ; elle permettait d’éviter toute accusation contre les rois et les sanctuaires.

Mots clés : destin - texte - Bacchylide - Hérodote - Histoire - imaginaire - organisation sociale - Crésus.


Lotfi-Hicham ZERGA :  Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


Le domaine de la mythologie grecque évoque trois figures mystérieuses des déesses grecques du destin: les Moïraï, Adrastée et Ananché. Parmi ces divinités, toutes féminines, « les Moïraï sont les seules qui appartiennent à bon droit à l’histoire de la religion grecque»[1]. Les Moïraï sont trois: Klotho, Lakhesis et Atropos.

L’image qui leur est donnée est celle d’une femme, insensible aux prières des hommes et des dieux, et qui file, au fuseau et à la quenouille, la destinée humaine[2]. Leur image féminine n’est pas claire car nous ignorons si elles sont jeunes et belles ou bien vieilles et laides. Selon la généalogie courante, les Moïraï, en tant que filles de la nuit, étaient sœurs des Erinnyes qui étaient représentées laides et affreuses « elles portent souvent, enlacés au bras ou bien entortillés à leur chevelure, des serpents, symbole de leur redoutable pouvoir chthonien»[3] . Cela laisse penser que les Moïraïs partageaient d’une certaine manière l’image de leurs sœurs.

Filles de la nuit selon la généalogie courante ou filles de Thémis et de Zeus selon une variante olympique, leurs relations avec Zeus paraissent contradictoires, tantôt de dépendance, tantôt d’opposition. Malgré tout, leur réputation reste essentiellement liée à leur redoutable pouvoir: elles ont comme mission de « réprimer les transgressions (paraibasiai) qu’elles soient commises par les hommes ou par les dieux»[4]. Elles sont d’abord nommées les «parts» avant de devenir les Parques, parts de butin, de terre ou de viande, portions de bonheur ou de malheur attribuées aux hommes par un premier tirage au sort.

Cette conception du destin influence le monde grec, dans la mesure ou elle est utilisée par les institutions religieuses et politiques afin d’expliquer et ainsi justifier un événement ou une action quelconque (la raison des Guerres médiques par exemple). Cette opération de donner sens au présent social s'organise en un paradigme qui a ses spécialistes (comme la Pythie de Delphes ou les poètes), et ses procédés interprétatifs qui constituent une expérience acquise et transmise d’une génération à une autre.

C'est dans cette perspective que nous proposons d'analyser l'histoire de Crésus et des Guerres médiques, histoire qui a fait appel, dans sa version orale et écrite, au destin comme composante de la mythologie grecque. Elle a pris une forme narrative à travers les textes de Bacchylide (510?- 450? avant J.C.) le poète grec et d'Hérodote (484?- 425 avant J.C.) le père de l’Histoire. Dans cette mesure, le texte du poète grec devient une configuration mythique dans laquelle s'enchevêtrent une image de la Moiraï et une réalité contextuelle du Monde grec (les enjeux socio-politiques de la période des Guerres médiques).

I. L’histoire

En 546 avant J.C., les Grecs entrèrent en guerre contre les Perses. Les Perses par la suite s’emparèrent de Sarde (ville grecque) et firent Crésus, le roi grec, prisonnier. Cette histoire a été, environ un demi siècle après, écrite par le poète grec Bacchylide (Epinicie III: pour Hiéron de Syracuse vainqueur à la course de chars aux jeux olympiques) et par Hérodote le père de l’histoire (Grecs et lydien; histoire de Crésus. Livre I, 85-93).

En prétendant être inspiré par les muses, Bacchylide commence son histoire par faire les louanges du roi Hiéron de Syracuse vainqueur de la course de chars aux jeux olympiques. Il évoque les manifestations d’hospitalité et les offrandes faites aux sanctuaires. Après cela, il raconte l’histoire de Crésus et décrit comment il a été emprisonné, mis sur le bûcher pour être brûlé et comment Zeus atteignait la flamme et le sauva d’une mort certaine, mort programmée par le destin. L’auteur termine l’histoire en faisant quelques réflexions sur la vie, le destin et fait l’éloge des beaux exploits des rois.

Quant à Hérodote, avant de raconter la prise de Sarde, il évoque un dialogue entre Crésus et Solon (figure symbolique de la sagesse grecque). Il montre, à travers ce dialogue, l’immaturité du roi Crésus et son manque de sagesse. Après, l’histoire est centrée sur le sort de Crésus; il est emprisonné, mis sur le bûcher et à cet instant il se remémora son dialogue avec Solon, et prononça son nom. Ensuite, il implora Apollon et le conjura de l’assister dans sa détresse. Celui-ci fait tomber une pluie et le bûcher s’est éteint. Le roi des Perses en voyant cela, fit descendre Crésus du bûcher et entama avec lui une discussion sur les raisons de la guerre. Crésus reprocha le malheur de la guerre à Apollon. En réponse à ses critiques, le sanctuaire de Delphes déculpabilisa le dieu Apollon et évoqua le destin comme cause; «échapper à la destinée est chose impossible, même pour un dieu». Le sanctuaire montra aussi le manque de maturité de Crésus et sa mésinterprétation des oracles. Crésus finit par reconnaître ses fautes et montra de la sagesse dans ses réflexions.

Pour interpréter l’histoire de Crésus, les Grecs font appel à des composantes de leur mythologie (dieu, destin…) et les reconstruisent selon les nécessités de leur présent social. Il s’agit d’une écriture de l’histoire qui prend ancrage dans le social avec toute sa complexité. Cela dit, quels sont les procédés narratifs et les stratégies sociales mises en œuvre dans la construction du récit grec sur le destin? Dans quelle mesure cela peut nous aider à reconstruire la représentation du destin dans le monde grec?

En se situant dans l’optique de ce questionnement, nous exposerons deux niveaux d’analyse de la société grecque: son organisation sociale et sa vision du monde. Entre ces deux niveaux, il existe des relations d’influence réciproque. L’ensemble des visions s’incarne sous forme d’institutions, de textes et de pratiques. Simultanément, l’organisation sociale, à travers sa confrontation avec l’événement toujours changeant, permet de réfléchir la vision du monde et de la critiquer.

II. L’organisation sociale

Au niveau de l’organisation sociale, deux faits sociaux nous interpellent. Le premier est celui de la guerre comme phénomène courant dans le Monde grec, le second est le processus de laïcisation connue par la Grèce à cette époque.

1. La guerre

Les Grecs étaient habitués à la guerre, elle faisait partie de leur vie. Héraclite la considère comme père et roi de tout l’univers tandis qu’Hésiode la place aux racines du monde «Pour les Grecs de l’époque classique, la guerre est naturelle. Organisés en petites cités, également jalouses de leur indépendance, également soucieuses d’affirmer leur suprématie, ils voient dans la guerre l’expression normale de la rivalité qui préside aux rapports entre Etats; la paix ou plutôt les trêves, s’inscrivaient comme des temps morts dans la trame toujours renouée des conflits»[5]. Pour faire la guerre, les raisons ne manquaient pas: agression territoriale, violation d’accords passés, mise en place d’un régime honni... Tout était bon pour «se prévaloir de son bon droit et pour se défendre… si possible en attaquant»[6].

Les raisons de la guerre dépendaient du monde politique. L’entrée en guerre d’une cité grecque contre une de ses voisines, voire contre l’Empire perse par exemple, dépendait uniquement des dirigeants politiques. Afin de justifier leurs décisions et de convaincre la population d’entrer en guerre, il leur fallait faire appel à l’institution religieuse, en particulier au sanctuaire de Delphes. Ce dernier donnait, à travers ses oracles, la permission et la providence des dieux. Ces oracles, lorsque leur contenu apparaissait ambigu, étaient repris et interprétés par l’institution politique selon les buts qu’elle cherchait à obtenir. Entre l’organisation politique et les sanctuaires, il y avait des relations complexes d’intérêts réciproques. L’institution politique avait besoin, pour justifier ses actions et son pouvoir, de l’autorité sacrée du sanctuaire. Inversement, les sanctuaires profitaient des offrandes que faisaient les rois et le partage qu’ils obtenaient du butin de la guerre. Il y avait une sorte de complicité entre ces deux composantes de l’organisation sociale car ils partageaient le pouvoir et les richesses.

2. Le processus de laïcisation

De ce processus de laïcisation, deux idées importantes retiennent notre attention. La première consiste dans le fait que le processus de laïcisation touchait les conceptions religieuses (vision du monde), comme l’organisation sociale avec ses institutions et ses pratiques, ainsi que l’activité poétique. La deuxième idée, qui restera une hypothèse car elle reste difficile à prouver, concerne plus particulièrement le destin. J.-P. Vernant, dans son livre «Mythe et pensée chez les Grecs», prétend que les Grecs(rangent au nombre de leurs dieux des passions et des sentiments, Erôs, Aïdôs, Phobos, des attitudes mentales, Pistis, des qualités intellectuelles, Métis, des fautes ou des égarements de l’esprit, (…) bien des phénomènes d’ordre, à nos yeux, psychologique peuvent ainsi faire l’objet d’un culte. Dans le cadre d’une pensée religieuse, ils apparaissent sous forme de puissances sacrées. Dépassant l’homme et le débordant alors même qu’il en éprouve au-dedans de lui la présence)[7]. Cette conception, qui attribue un caractère double aux divinités, pourrait être étendue à la représentation du destin.

Les Moïraï sont des divinités réelles mais, en même temps, le destin apparaît comme une logique du social. Il y a un parallèle possible entre la conception religieuse du destin et le contexte social et historique de la Grèce. Le destin se définit, dans sa forme religieuse, par un caractère fatal, imprévisible et souvent incompréhensible. Le contexte grec, marqué par la guerre, avait lui aussi ce genre de caractères: la guerre est fatale, elle crée un chaos général, elle fait partie de la logique même du Monde grec, elle est inéluctable et difficile à prévoir puisque elle dépend essentiellement des ambitions personnelles des dirigeants politiques. A cela, s’ajoute le caractère insensé de la guerre, l’institution politique, et religieuse d’ailleurs, avaient du mal, pendant la crise, à donner une explication plausible des causes et des conséquences de celle-ci. Tout cela laisse supposer que le processus de laïcisation a permis la transformation de la conception religieuse du destin en une vision générale du contexte socio-historique grec.

Ces deux faits sociaux (guerre et laïcisation) que nous venons d’introduire permettent de contextualiser les textes étudiés et de comprendre les finalités extra discursives de ces textes. En se situant dans ce contexte, Bacchylide, et d’après ce que nous savons, entretenait avec Hiéron de Syracuse (le rois à qui Bacchylide a chanté cette histoire) de très bonnes relations. Celui-ci le sollicitait pour célébrer les fêtes religieuses et les jeux olympiques. Bacchylide était initié à la pratique poétique (construction de textes, maîtrise des techniques d’écriture) et aux différents enjeux des champs poétique et social.

Dans le texte analysé, Bacchylide montre Crésus en bienfaisant, tel celui qui a des relations de respect et d'amitié avec Delphes. Cette image de Crésus choisie par l’auteur correspond parfaitement à la situation extra discursive (situation d'Hiéron) puisque lui aussi fait des offrandes au sanctuaire de Delphes. Ajoutons à cela que Bacchylide évite de parler du sanctuaire comme institution religieuse intermédiaire entre les hommes et les divinités, tout comme il se refuse à évoquer les oracles.

Contrairement à Bacchylide, Hérodote manifestait à l’égard de la tyrannie une grande hostilité, il a« dû grandir parmi les opposants au gouvernement de son pays natal, qui était alors un gouvernement tyrannique exercé par un vassal de la Perse, Lygdamis»[8].

Un des éléments qui crée la dynamique dans l’histoire de Crésus est la figure du sage qu’Hérodote construit à travers le personnage de Solon. Celui-ci est un athénien législateur et critique qui reconnaît l’ordre divin, ce qui ne l’empêche pas de réfléchir à la condition humaine, et en particulier aux problèmes de la cité (la responsabilité humaine, l’ordre politique, les lois…).

Le texte d'Hérodote fait un usage particulier du personnage de Solon car il le fait apparaître au début et à la fin de l'histoire de Crésus. L'intention de l’auteur est double puisque, de cette manière, il fait l'éloge du modèle social du sage, en tant que modèle athénien (et donc il rend hommage à la cité d'Athènes) en même temps, qu’il se permettait la critique et le rabaissement de la figure politique incarnée dans Crésus. Ici, le modèle du sage prend une place de plus en plus grandissante dans la vie sociale de la cité et entre en concurrence non seulement avec le modèle du poète inspiré par les Muses, mais aussi avec la figure politique.

L’histoire de Crésus s’inscrivait dans une réalité qu’Hérodote constatait avec amertume. Les mauvais choix des décideurs politiques et la guerre provoquaient un chaos social qui menaçait l’existence même du Monde grec. L’enquête d’Hérodote sur la cause de la guerre s’inscrivait dans cette perspective.

III. Dieu et destin

Le texte de Bacchylide présente une image de Zeus exécuteur du destin, alors qu’Apollon est considéré comme le réel sauveur de Crésus. Bacchylide nous donne les détails de l’histoire, notamment en citant les paroles de Crésus au moment où celui-ci gît sur le bûcher « où se trouve, invincible Destin, la gratitude des dieux ? » (III, 106). Cette évocation du destin nous permet d’énoncer deux remarques. Premièrement, le destin semble disposer d’un caractère invincible, cela étant confirmé par le fait que Zeus lui même ne peut simplement que l’exécuter. Deuxièmement, et ce de manière plus implicite, la considération de la gratitude divine semble faire partie du destin.

Dans le texte d’Hérodote, et suite à la prise de Sarde, notre héros est sauvé par Apollon à qui il avait fait de nombreuses offrandes. La vie sauve de Crésus permet d’établir, à travers le dialogue entre ce dernier et Cyrus (le roi des Perses), une réflexion sur la divinité. En réponse à la question de Cyrus sur les raisons qui ont poussé Crésus à faire la guerre, celui-ci commence par accuser le destin avant de s’en prendre à Apollon lui-même qui l’aurait incité à entrer en guerre.

Comment devons-nous comprendre cette double accusation ? Pourquoi Crésus accuse t-il Apollon ? En fin de compte, il l’accuse non seulement de ne pas l’avoir prévenu de ce qui allait se passer mais également de l’avoir poussé à faire le mauvais choix. D’ailleurs, Crésus reprend ici l’idée de jalousie précédemment évoquée par Solon « il agréait aux dieux que les choses fussent comme elles ont été » (I, 42). Cela étant, Apollon nous apparaît comme faisant partie d’un programme préétabli dans lequel il occupe la place du mauvais informateur.

Ensuite, Crésus envoie ses chaînes au sanctuaire de Delphes en demandant « si c’est son habitude (à Apollon) de tromper ceux qui lui font du bien » (I, 91). Alors, la Pythie tente de justifier la situation de Crésus tout en réfutant les accusations faites contre Apollon. Cette scène se déroule de la manière suivante; Apollon est incapable de changer la destinée et, cependant, il a réussi à retarder de trois années la prise de Sarde et à sauver Crésus lorsqu’il était sur le bûcher. Néanmoins, la réponse de la Pythie contient d’autres éléments qu’il nous semble intéressant de souligner. Tout d’abord dans les reproches de Crésus envers Apollon lorsqu’il le critique en tant qu’informateur et non réalisateur de la destinée. Or, dans la réponse de la Pythie, Apollon réalise tout ce que les destinées ont concédé. Il est représenté comme un dieu agissant, un intermédiaire entre le destin et les hommes. Enfin, le destin est représenté comme une mémoire gardant essentiellement les injustices des hommes (tel Gygés s’emparant du pouvoir sans aucun droit). Mais, dans le même temps, ce destin arrange la succession des évènements de sorte qu’elle instaure un nouvel ordre à travers une vengeance. Une vengeance décalée dans le temps et qui s’abat sur une personne, de manière injustifiée, comme c’est le cas pour Crésus qui expie la faute de son quatrième ascendant.

En somme, les textes que nous venons d'analyser présentent le destin comme une mémoire retenant surtout les actes mauvais des Hommes (la trahison, la conspiration...) qui châtie ensuite d'une manière injustifiée et incompréhensible. Il n’y a donc aucune possibilité d'éviter la destinée car elle est inéluctable et imprévisible. D’une autre manière, cette histoire nous présente une image contradictoire des divinités, et en particulier Apollon qui apparaît à la fois comme réalisateur du destin, comme mauvais informateur, et en même temps comme sauveur de Crésus, en tout cas celui qui a essayé de retarder son sort.

Dans son analyse du polythéisme grec, Marcel Detienne propose l’adoption d’un axiome de base de l’analyse structurale, celui du système. Il le formule ainsi«…en régime polythéiste un dieu ne peut se définir en termes statiques, et qu’il convient de faire le relevé de l’ensemble des positions occupées par une puissance divine au lieu de se contenter de l’identifier au premier coup d’œil. Principe heuristique qui conduit vers une première forme d’expérimentation: à côté de ce qui est dit «en clair» des dieux et de leur action, l’analyste s’exerce à repérer les formes d’association et de contraste entre puissances»[9]. Contrairement à l’image que nous trouvons souvent dans les Dictionnaires de la mythologie, qui définissent une divinité par un ensemble d’attributs statiques, l’approche structurale a le mérite de développer une conception dynamique puisque l’image construite d’une puissance divine est en fonction de son positionnement dans le système général des divinités, ainsi que les relations qu’elles entretiennent avec l’ensemble.

Entre l’image du destin, déjà évoquée au début, qui présente une vision générale et celle construite par les deux poètes, nous remarquons des transformations que nous pouvons résumer dans le tableau suivant:

Image générale

Image dans les deux textes

Enfants de la nuit

Obscure, imprévisible, incompréhensible

Sœurs des Erinnyes, figures laides

Forces méchantes.

Femmes filant au fuseau et à la quenouille

Logique, programme, ordre (relations entre évènements)

Parts de malheur et de bonheur

Parts de malheur uniquement

En partant de la première image générale, les poètes s’approprient, à leur manière, cette image et font ressortir les éléments utiles à leur construction narrative. Deux choses importantes peuvent être relevées de ce tableau. La première est l’insistance sur le sens négatif du destin afin de faire apparaître le rôle d’Apollon. La deuxième, qui apparaît plus particulièrement chez Hérodote, est le fait que le destin prend une forme de plus en plus abstraite. Cela est lié au processus de laïcisation que connaissait la Grèce à cette époque.

Face au destin, il y a la figure d’Apollon que les deux narrateurs construisent selon des exigences extra discursives. Il n’est plus question d’un Apollon trouvé « par surprise, de nuit, dans les endroits louches… celui qui se fait appeler Loxias, le « Tordu», l’«Oblique»[10] ou un Apollon égorgeur qui donne la mort aux mulets et aux hommes par centaines. Il est plutôt question d’un Apollon ami des hommes qui les informe par ses oracles, qui les oriente sur leurs chemins et, lorsque le châtiment du destin s’abat sur eux, essaye de les sauver ou du moins de retarder leur sort. Ici nous sommes face à une reconstruction de l’image d’Apollon, selon la relation qu’il entretient avec le destin. C’est une reconstruction qui sélectionne un ensemble de données appropriées à l’opposition entre Apollon et le destin, répondant ainsi aux exigences de l’institution religieuse.

L’opposition entre Apollon et le destin apparaît ainsi: le destin est imprévisible, mais Apollon est toujours là pour informer les hommes sur leur avenir ainsi que pour donner des conseils sur ce qu’il faut faire dans la vie quotidienne, comme en politique. Au caractère invincible du destin, Apollon trouve le moyen de le retarder et, lorsque le premier s’accomplit, il continue de sauver les victimes.

Image générale: première image d’Apollon \ première image du destin

Image dans l’histoire: image reconstruite d’Apollon\ nouvelle conception du destin de Crésus:

Ce développement permet de voir l’image prise par une divinité comme, par exemple, Apollon à travers les relations qu’il entretient avec le destin. Mais cela n’explique pas ce changement au niveau des conceptions. L’explication se trouve plutôt dans les relations existantes entre l’ensemble des conceptions des divinités et le contexte de la Grèce. L’analyse structurale nous a été utile pour voir la dynamique qu’il y a au niveau de la conception du destin et ses relations avec Apollon.

IV. Conclusion

L’image du destin dans le Monde grec nous est parvenue essentiellement par l’intermédiaire des textes qui se construisent dans des configurations mythiques dans lesquelles s’enchevêtrent des représentations du destin et des réalités contextuelles du Monde grec. Les textes de Bacchylide et d’Hérodote sont des témoignages à la fois sur une partie de la mythologie grecque, mais aussi sur l’organisation sociale, ses institutions et ses enjeux socio-politiques de la période des Guerres médiques.

La conception religieuse grecque avait un caractère contradictoire, notamment en ce qui concerne la relation entre le destin et les dieux. Dans les textes analysés, Apollon apparaît sous plusieurs rôles différents selon les situations évoquées. Il est l’exécuteur du destin, mais aussi le sauveur de Crésus. Le destin apparaît inaltérable, invincible mais, en même temps, Apollon arrive à le retarder et à sauver les hommes de sa puissance maléfique.

Ces contradictions nécessitent de la part des sanctuaires une reconstruction, chaque fois nouvelle, et une explication des événements arrivés. Dans chaque nouvelle reconstruction, le destin occupe la même fonction; ce sont toujours les Moïraïs qui sont responsables des malheurs des hommes, ces derniers étant les simples victimes. Cela permet de déculpabiliser à la fois les hommes et les dieux et permet au sanctuaire de se renforcer lors de chaque crise. Il y a là un phénomène de glissement des responsabilités des hommes vers le destin. Les Moïraï assument tous les désastres des hommes. Les causes des Guerres médiques deviennent une programmation exercée par la destinée qui aime que les choses soient ainsi. En justifiant l’entrée en guerre, le destin intervient comme élément d’interprétation de la situation générale des Guerres médiques.

Les textes étudiés

Hérodote, Histoires, Livre1, texte établi et traduit par P.E. Legrand, 10 vol, Paris, Les Belles Lettres, 1932-1954.

Bacchylide, Dithyrambes-Epinicies-Fragments, texte établi par J. Irigoin et traduit par J. Duchemin et L. Bardollet, Paris, Les Belles Lettres, 1993.


Notes

* Magistère en Anthropologie, sous la direction de Rachid Benmalek, Université de Constantine, 2005.

[1] Stella, L.A., Visage du destin dans les mythologies, Paris X, Les Belles lettres, 1983, p.11.

[2] Ibid, p. 12.

[3] Homère, Iliade, XXIV, 208-209; Odyss, III, 197-198; Bacchylide, Epinik, 5, 143;Téocrite, 1, 139-140.

[4] Detienne, M., Apollon le couteau à la main, une approche expérimentale du polythéisme grec, Gallimard, 1998, p.12.

[5] Vernant, J.P., Le problème de la guerre en Grèce ancienne, Paris, EHESS, 1985, p.10.

[6] Vernant, J.P., L’homme grec, Paris, Seuil, 1993, p. 69.

[7] Vernant, J.P., Mythe et pensée chez les Grecs, 2e édition La découverte, 1990, p. 110.

[8] Legrand, E., Introduction in Hérodote, Histoire, Livre 1, Paris, Les Belles Lettres, 1932-1954.

[9] Detienne, M., Apollon le couteau à la main, une approche expérimentale du polythéisme grec, Paris, Gallimard, 1998, p. 13.

[10] Detienne, M., Op. cité, p. 1.

 

logo du crasc
insaniyat@ crasc.dz
C.R.A.S.C. B.P. 1955 El-M'Naouer Technopôle de l'USTO Bir El Djir 31000 Oran
+ 213 41 62 06 95
+ 213 41 62 07 03
+ 213 41 62 07 05
+ 213 41 62 07 11
+ 213 41 62 06 98
+ 213 41 62 07 04

Recherche