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Le « local », l’origine et le terme

Insaniyat N° 16 | 2002 | Réalités, acteurs et représentations du local en Algérie | p.15-29 | Texte intégral


« Locality », origin and condition

Abstract A definition of changing locality is suggested, as a result of the interactions between ‘that coming from outside’ and internal actor strategies. An approach methodology is put forward for discussion, with an outline of present day Kabylie as example.

Key words : Local – National – Territory – Differentiation – Globalization


Claudine CHAULET :  Professeur en Sociologie à l’Université d’Alger, 16 000, Alger, Algérie


Effaçons la première image, celle d’une pièce un peu triste où un permanent reçoit des questions « de la base » et d’où il diffuse des consignes ou de l’explication venues « d’en haut ». En quoi le mot local, banal s’il en fût, a-t-il sa place dans notre vocabulaire de sciences sociales, et qui plus est, d’anthropologie ? Pourquoi en avons-nous besoin, et pour désigner quoi, que les termes habituels à notre pratique laissent échapper ?

Après avoir tenté de répondre à cette interrogation, je m’attarderai sur ce qui me semble essentiel, les implications méthodologiques de ce positionnement, puis prendrai un exemple d’actualité.

Le double mouvement

Dans le quotidien, le local, c’est le lieu où on vit, où on se reconnaît  et où on est reconnu, une évidence, le village et son terroir, le douar et ses pacages, le quartier avec son bâti et ses espaces d’échange ou de confrontation. En Algérie (et ailleurs, mais limitons-nous volontairement au moins mal connu), c’est aussi le lieu d’enracinement du asl, l’origine de la lignée paternelle, le lieu donc où se trouvent des parents, le cimetière, un saint homme protecteur, une mémoire, des références – ou bien, quand on a dû s’installer ailleurs, le manque de tout cela et la nécessité de s’accommoder de compromis de voisinage en préparant un nouvel enracinement. Le local est d’abord un « chez nous », le « nous » changeant inévitablement avec les conditions historiques, mais portant une légitimité.

Ce local-là n’est pas celui qui apparaît le plus souvent dans les approches rationalisées, en particulier à partir d’une vision géographique qui, sur la base d’une définition précise d’un espace particulier, essaient de mettre au clair les échanges et les complémentarités suscités par la proximité. Ce n’est pas non plus celui qui ressort des approches larges pour lesquelles le local peut être, par rapport à l’ensemble considéré en premier, une région infra ou supra nationale, ou une différence en fonction d’une variable (la pluviométrie, la densité de population, le revenu moyen…) telle que celles mises en évidence par les cartographies automatiques, ou celui repéré sur une image satellitaire. Une fraction d’espace isolée du global par l’analyse.

Mais surtout, le local vécu est radicalement différent du local vu des hauteurs de l’État centralisateur et distributeur d’autorité, de biens et de services. Dans cette perspective-là, le local est le point d’arrivée de flux d’injonctions et de moyens, circulant à travers des appareils spécialisés qui aboutissent à des circonscriptions dessinées a priori et en fonction de règles appliquées par des agents en principe standardisés. Tout cela pour éviter le risque que les filets d‘eau issus du centre ne soient déviés de leur cours prévu, ou ne se perdent dans le sable des réalités. En visant à faire reconnaître partout son autorité, et à faire parvenir à chacun sa ration de biens et de services, l’État ignore le local, ou le craint, dans la mesure où ses interventions risquent d’être déviées. Quant au marché, il l’ignore aussi, sinon en tant que point d’expression particulier de l’offre et de la demande d’ensemble.

Il y a donc deux visions du local : celle de l’acteur partant de l’évidence de ses relations quotidiennes qui peuvent aboutir par agglomération ou alliances à des relations plus larges, régionales, nationales ou ignorantes des frontières, comme l’appartenance religieuse ; et celle de l’État intervenant sur son territoire pour en intégrer les habitants et en organiser les échanges. Une vision pour laquelle l’élargissement est mis en commun selon les besoins, au risque de ne pas parvenir à l’union, une vision par répartition hiérarchisée, au risque de ne pas atteindre également les destinataires, et de laisser des zones « enclavées ».

Cela n’a rien de bien original. Sans parler de la distinction que peuvent établir les politologues entre « les deux États »[1], on sait en particulier que les sociologues des organisations doivent en même temps étudier la remontée des problèmes et aspirations de leurs adhérents comme la façon dont ils sont interprétés et pris en charge, et en même temps étudier les distributions de consignes et d’idéologie qui vont des organisateurs vers les membres, l’intensité de ces flux rendant compte de la solidarité interne de l’organisation.

Sans doute, cependant, y a-t-il urgence à réfléchir sur le local, non seulement à cause de drames récents à l’occasion desquels on a vu surgir des représentations locales se réclamant d’un passé oublié, mais parce que le sens du local semble s’effacer dans l’opinion, à la faveur peut-être d’une diffusion par les médias de représentations mondialisées. En Algérie, cela commence avec l’habitude paresseuse de désigner les wilayas, et la complexité de leurs territoires, de leurs niches écologiques comme de leurs implantations humaines, par le seul nom de la ville qui en est le chef-lieu administratif. Ou par la négligence qui inclut la diversité des origines des enquêtés dans les deux seules catégories, « ville » et « campagne », pour nombre de travaux d’étudiants en sociologie. Ou par l’inconscience avec laquelle le langage de tous les jours traite d’« étrangers », de « nouveaux débarqués », ou d’« arrivistes », tous ceux dont l’ancienneté d’implantation n’est pas jugée équivalente à celle de celui qui parle. Mais aussi par l’appel incantatoire aux « lois du marché », en effaçant les conditions concrètes de collecte, de transport, de vente des produits, la diversité de la demande et des prix. Par l’utilisation constante de moyennes, souvent reportées sur de belles cartes en couleur, qui dissimulent les différences au lieu d’aider à les penser. Et cela conduit à qualifier de « normal » tout ce qui est habituel, comme à confondre moyenne et norme (pour la pluviométrie, par exemple), à imaginer le souhaitable (voire l’exigible) comme une banalisation complète des conditions de vie et des devenirs, au sein de la nation d’abord, puis en prenant comme référence les images vues à la télévision.

Le local est différence

Il ne l’est pas seulement parce que chaque portion d’espace a ses potentialités et ses manques, son relief et ses eaux, son paysage propre, ni parce que chaque population locale a sa façon d’occuper cet espace-là et de le travailler, son histoire et sa densité, mais aussi l’histoire qu’elle se raconte pour s’expliquer sa constitution et ses divisions, pour revendiquer son droit d’être là, pour donner un sens à ce qu’elle vit[2].

Mais il est différence aussi dans ce qu’il a reçu, de façon inégale, de l’extérieur, et dans la façon dont il a utilisé ce qu’il recevait : une position plus ou moins favorisée par rapport aux voies de communication et aux pôles d’emploi, une école plus ou moins précoce et proche, des services plus ou moins accessibles et utilisés, des agents de ces services et des « élus » plus ou moins compétents, honnêtes, accessibles et interprètes non déformants.

Le local d’aujourd’hui n’est pas le seul produit de la nature et de la tradition. Il a été remodelé, façonné par les interventions de l’État et les relations marchandes, le salariat et le commerce. Chacun des acteurs locaux a eu à se positionner par rapport à ces intrusions en fonction des opportunités de promotion ou de sécurité qu’il y voyait, à partir de sa propre position dans le groupe dont il faisait partie. Partir travailler à l’extérieur ou rester, faire des études aux filles, construire une grande maison, investir, se positionner comme un sage ou intégrer le jeu politique, afficher sa culture de référence, rompre. L’état de chaque local actuel est le produit de la somme de ces choix faits depuis quarante ans en réponse aux offres et sollicitations venues d’ensembles plus vastes,  et plus particulièrement de l’État national. Et c’est de la compréhension du sens de ces réponses, au sein de stratégies familiales ou personnelles, que peut seule venir une lecture fondée de ce qui se présente aujourd’hui à nous comme local. Car la communauté traditionnelle intégrée, autonome et rivale de ses voisines, en admettant qu’elle ait jamais existé comme on la reconstitue, n’existe plus, même s’il reste des lieux mal reliés, qui sont justement désignés par leur manque, donc dits « déshérités », et des jeunes hommes exclus de l’école ou du travail rémunéré et, de ce fait, du mariage, donc des jeunes filles non demandées – preuve, s’il en est, que la tradition n’assure plus la reproduction des groupes.

Ce qu’on trouve, en allant sur le terrain du local, ce sont des agglomérations plus ou moins serrées et ordonnées, dotées de « services » étatiques ou para-étatiques et de commerces. Des villages qui ne vivent que partiellement du travail de leurs terroirs et des douars dont les pacages sont utilisés par des troupeaux trop concentrés pour que les anciens pasteurs en aient tous leur part. Des « lotissements » pris sur des terres naguère agricoles avec des maisons de modèle urbain. Des périphéries urbaines non urbanisées. Des « cités » que les locataires tentent de s’approprier, et des cités qui se décomposent en « haouma » rivales. Partout, de nouvelles villes, de nouveaux bourgs, qui sont des créations directes ou indirectes des politiques étatiques, mais dont les occupants et leur genre de vie échappent à la standardisation et même au contrôle central.

Le changement social est le produit à la fois de ces intrusions, de l’État comme du marché, et des stratégies des concernés ; le local est le produit de l’utilisation qui en a été faite par ceux qui faisaient partie de l’ensemble précédent pour s’approprier ces apports et ces contraintes au mieux de ce qu’ils croyaient être conformes à leur intérêt et à leur dignité.

Travailler sur le local, c’est se donner le moyen de saisir sur le vif, car la limitation du champ permet le recueil de données qualitatives et surtout leur recoupement, la dialectique entre le « dedans » plus ou moins conscient de lui-même (non sans contradictions internes) et ce dehors, englobant d’où peuvent venir la richesse et la gloire, comme la déréliction. Le local pourrait donc être notre point d’impact privilégié. Mais comment l’aborder ?

Questions de méthode

Choisir d’aborder la société par le local, c’est d’abord se refuser la sécurité de l’analyse statistique de résultats standardisés obtenus sur échantillons représentatifs. Non pour s’y opposer, mais pour en considérer aussi l’autre face, en essayant de saisir les dynamiques qui interviennent dans la mise en place des situations que décrivent les répartitions statistiques.

La monographie est-elle la bonne arme d’attaque du local ?

L’Algérie dispose d’un nombre non négligeable de monographies locales, dont certaines importantes[3], qui ont été établies, souvent il y a déjà longtemps, par des géographes, des urbanistes et des aménageurs, des historiens, des anthropologues, et de nombreux travaux locaux d’étudiants en diverses spécialités. Des œuvres littéraires et des autobiographies sont aussi à interroger. Tout cela est précieux, mais difficile à mettre ensemble et à interpréter pour comprendre la société d’aujourd’hui, parce que préparé dans des périodes différentes, et trop souvent dans l’optique restreinte d’une spécialité ou de la mise en scène d’une spécificité.

Or, ce qui importe, ce n’est pas (sauf pour les acteurs du lieu considéré) le local pour soi, mais la façon dont un local peut réagir aux apports et contraintes externes. Il s’agit donc de saisir la relation, ou les types de relation, entre le local – ce qu’on y trouve au moment de l’enquête – et ce qui l’englobe, ce qui l’a englobé au cours de son histoire propre. Et ce n’est pas en multipliant les monographies (à la limite, en faisant une monographie par local, le total étant inexploitable et nécessairement décalé dans le temps) qu’on pourrait faire avancer la compréhension de la façon dont chaque local s’est différencié dans sa relation avec ses extérieurs[4].

Mais, d’autre part, quand on ne dispose que d’un nombre restreint de monographies, si sérieuses soient-elles, comment savoir si elles sont représentatives, et de quoi ? Pourquoi tel village, telle tribu, telle oasis, tel quartier ? Parce qu’ils paraissent authentiques, qu’ils ressemblent aux vieilles images établies « avant », qu’on croit pouvoir y retrouver le passé dépassé ? Ou parce qu’ils paraissent avoir réussi leur passage à la modernité ? Ou parce qu’ils font l’objet d’un projet de transformation ? Ou parce qu’ils inquiètent ? Le simple choix du local étudié risque de porter en lui-même les conclusions de l’étude.

Il est sans doute possible d’essayer une démarche intermédiaire.

Tout d’abord, se donner une hypothèse de découpage régional (large et indépendant des limites administratives) sur la base de critères qui correspondent aux objectifs poursuivis : par exemple, les caractéristiques du milieu naturel et ce qu’on sait des modes de vie anciens comme des traits culturels. (On pourrait également utiliser les belles cartes établies par l’ANAT[5], les données des recensements successifs, etc.)

Puis tirer, au hasard, parmi les communes incluses dans chacune de ces régions, une ou deux (une très concernée par les changements récents, une « enclavée »), ou plus, pour mener une « étude de cas ». La commune est la plus petite subdivision reconnue administrativement, mais là où ses composantes sont identifiées (villages avec leurs « comités » ou associations, tribus, cités nouvelles…), on peut se situer à ce niveau, et il est toujours possible d’avoir recours aux cahiers de district du recensement pour repérer un local au sein d’une commune. Parfois, au contraire, il pourrait être utile de prendre pour objet un groupe de communes voisines. Le tirage au sort a pour objet de se prémunir contre la séduction que pourrait présenter un local particulier, sans pour autant, évidemment, garantir une quelconque représentativité. Le choix par des étudiants de leur lieu d’origine peut être un substitut à ce tirage au sort, mais il ne favorise pas nécessairement l’objectivité de l’enquêteur, et ce choix devrait de toute façon être replacé dans l’ensemble plus vaste dont il fait partie.

Puis faire un travail intensif, mais relativement concentré dans le temps, sur le double mouvement : la société locale dans sa composition, les comportements et les référents de ceux qui la composent (y compris les non-résidents intervenants) et les relations externes dans toutes leurs composantes, y compris l’émission et la réception des différents messages, le rôle des notables, des élus et des agents de l’État et du marché, etc., en prenant des repères chronologiques sur les changements identifiables.

Une sorte de guide du travail de terrain pourrait préparer la comparabilité, tout en laissant la plus large place aux initiatives  et sensibilités diverses des investigateurs.

L’analyse et la synthèse d’un tel travail seraient à mener en commun avec des anthropologues et d’autres chercheurs en sciences sociales, dans la lumière de l’histoire se faisant.

Une telle proposition peut paraître aujourd’hui utopique. Ce n’est qu’un essai (d’autres seraient les bienvenus) de voir comment il serait possible de rendre compte de la diversité des dynamiques du local quand celui-ci n’est pas seulement confronté à son passé réel et imaginaire, mais aussi à ce qui lui vient d’en dehors de lui-même. Chaque local risquerait, en effet, d’être banalisé s’il n’était traité qu’en fonction de normes externes, donc de disparaître en tant que tel : la recherche porterait sur les conditions d’émergence d’un acteur collectif local capable de choisir,  et d’organiser un équilibre durable entre un espace et une population, en interaction avec les ensembles plus vastes dont chaque local demeure une composante. Mais elle aurait aussi à identifier ces nouveaux sujets sociaux en termes de territoire, de volume et de composition de la population, de relations – car rien ne permet de penser que les rapports anciens entre les groupes sociaux et leur milieu de vie aient encore une pertinence pratique, même s’ils sont allégués par la nostalgie.

L’originalité incommensurable de chaque local particulier ne serait peut-être pas mise en valeur par une telle approche – mais il y a des artistes pour cela. Pour la connaissance du pays commun, de la nation dans sa complexité et sa crise, et pour la reconnaissance de la diversité comme source de dynamisme là où elle est imaginée comme déviance ou privation, cela pourrait être la contribution actuelle des sciences sociales.

La méthode à l’épreuve

Faute de disposer d’un ensemble cohérent de connaissances des changements en cours au niveau local, nous, spécialistes des sciences sociales et anthropologues en particulier, sommes démunis pour interpréter les événements qui touchent actuellement la Kabylie. Et il est trop tôt ; les informations recueillies dans les médias ou les récits de quelques témoins sont partielles sinon partiales ; on ne connaît pas encore l’issue de la crise, pour proposer même une problématique. Du moins est-il possible de retenir, à partir de la réflexion qui vient d’être proposée sur l’approche du local en situation actuelle, une liste des thèmes à approfondir : elle est avancée ici pour réflexion et débat.

Le conflit porte sur la relation entre le local et le national, comme le manifeste la symbolique mise en œuvre (barrages, tentative d’expulsion du seul corps qui installe systématiquement ses agents de recrutement national au sein du local, destruction de systèmes de communication publics : poste, téléphone, ou administratifs : dossiers). Implicitement, c’est la définition du politique et du lieu d’exercice du politique qui est en jeu : est-il fédération successive et progressive d’acteurs locaux aboutissant à une volonté commune, ou unité fondatrice se diversifiant progressivement en s’approchant du local ? La démocratie est-elle l’expression primordiale de l’unité et du consensus des groupes locaux, ou l’expression, à chaque niveau de décision, d’individus se réunissant pour faire reconnaître, à travers les partis et associations de leur choix, leurs intérêts et aspirations communs? S’agit-il d’une résurgence de la « segmentarité »[6], et pas seulement d’une protestation exaspérée contre la bureaucratie et les dysfonctionnements des circuits établis entre le centre et la périphérie ?

- Le terrain du conflit n’est pas l’espace traditionnel avec ses villages groupés (taddart) et leurs terroirs, ou (ce qui s’appelait ‘arch) ses groupes de villages proches avec leurs souks, leurs lieux saints et leurs chemins de crête, mais l’espace nouveau créé par les routes et les transports automobiles, les administrations et leurs sièges, le commerce et ses réseaux, les entreprises et leur zone de recrutement, les logements en béton publics ou privés et les groupes d’appartenance de leurs propriétaires et occupants. Ces nouvelles agglomérations, souvent sans urbanisme, sont devenues des villes de fait, avec une population dépassant facilement les 10 000 habitants groupés et souvent le statut de chef-lieu de daïra, sans pour autant abriter une société urbaine. Elles concentrent les activités « modernes » de gens qui sont encore, d’autre part, membres de leurs villages d’origine, ces villages qui les dominent  et les entourent, les utilisent mais ne les ordonnent pas. Elles relèvent en principe du droit commun national (et non de l’ordre local ancien), mais sont surtout des espaces de compétition non réglée, des espaces de non-droit.

- Les institutions traditionnelles ont souvent été alléguées, et c’est leur nom, qui a retenu l’attention des médias. En fait, le village en tant que « cité »[7] est peu intervenu à travers son organe de décision normal, la tadjm’at, même si ses membres apparaissent sous le nom de « sages » ou « notables », en tant que conciliateurs. Les formes d ‘organisations nouvelles, comités de village et associations, qui ont repris les prérogatives de l’assemblée pour les exercer dans le contexte actuel (comme l’a montré M.B. Salhi[8]), se sont eux-mêmes peu manifestés en tant que tels. L’enjeu n’était pas au niveau du village, entité en général restreinte et installée dans l’espace ancien, mais au niveau de la commune (qui comprend facilement au moins une dizaine de « villages »), voire de la daïra, c’est-à-dire d’entités que connaît l’État, ou de regroupements de villages pour lesquels c’est le vieux mot ‘arch qui a été utilisé, puis a pris un poids symbolique dont les fondements antérieurs ne sont pas évidents. Même la toponymie n’est pas claire, qui parfois hésite entre les circonscriptions administratives et des noms référant aux groupements anciens. On dirait que c’est le cadre actuel de délimitation des terrains d’activité qui éclate sous la poussée des nouveaux besoins et des nouvelles habitudes, sans pour autant pouvoir revenir, sinon par référence nostalgique, aux répartitions (et aux tensions) précédentes. L’enjeu est de taille : la définition des acteurs collectifs actuels et de leur champ de légitimité.

- La force qui s’exprime est celle des jeunes, et plus précisément des jeunes instruits ou en cours de formation, et c’est logiquement qu’elle ne s’exprime pas dans l’orbite d’autorité des anciens, mais dans les néo-villes où se trouvent les lieux de formation, les lieux d’emploi éventuel, les lieux de consommation et de loisir, les lieux de non-contrôle social  et de rencontre entre pairs.

Les espaces urbains, anciens ou en cours de formation, fonctionnent ainsi comme lieux de rencontre pour des catégories sociales nouvelles, les commerçants et artisans modernes, les transporteurs, les fonctionnaires, les ouvriers, les retraités et les jeunes hommes en formation ou en attente d’activité, tous issus des différents villages environnants, dont ils acceptent le contrôle social quand ils y sont présents, mais auxquels ils échappent en se réunissant entre eux dans la permissivité des espaces non réglés par les traditions et non soumis aux disciplines modernes : « bizness », oisiveté, déplacements, mode des musiques et des vêtements ; pour certains, alcools, drogue ; les tentations sont présentes, offrant l’image d’une réalisation facile des désirs individuels, sans autre restriction que l’argent.

- L’argent commande. Même si ces espaces nouveaux ont été en grande partie créés par les interventions administratives et les services publics, ce sont des espaces marchands, et tout ce qui est le plus attirant, pour les jeunes en particulier, est payant. Tout ce qui permet de se distinguer, les vêtements, les voitures, les maisons confortables, les appareils électroniques doit être acheté : qui n’a pas accès à l’argent est exclu de cette compétition, qui se substitue ainsi aux compétitions d’honneur autour desquelles étaient réglés les rapports sociaux traditionnels. Or, cette société, autrefois austère, puis banalisée par la distribution « socialiste », et maintenant ruinée, produit peu d’argent, et seulement au bénéfice de quelques-uns. La norme égalitariste ancienne est bafouée par l’impossibilité d’accéder aux biens désirés par la majorité, et par les dépenses ostentatoires de certains. Les espaces modernes sont des espaces de frustration.

- Le présent de la Kabylie est marqué de façon indélébile par l’expérience de l’émigration. Ressources limitées et fortes densités de population faisaient de cette région (inégalement selon les groupes), dès la période antérieure à la colonisation, un réservoir de travailleurs migrants. Depuis la conquête, puis la première guerre mondiale, et systématiquement à partir de la deuxième, les hommes de cette région ont dû, pour entretenir leurs familles, partir travailler à l’extérieur, dans d’autres régions du pays ou de l’autre coté de la mer. Expérience massive et longue (dans les années cinquante, on comptait déjà plus de la moitié des hommes adultes émigrés en France pour certaines zones)[9], vécue d’abord sous la forme de départs alternés d’hommes seuls, puis, surtout après l’indépendance, avec des regroupements familiaux dans les régions de travail – qui ont donné naissance aux « beurs » actuels et à leurs enfants, Kabyles d’origine et Français de nationalité[10]. Cette longue histoire a créé à la fois une proximité imaginaire et une compétition permanente entre les « cousins » élevés ailleurs et ceux d’ici, qu’ils soient habitants actuels de la région ou dispersés à la faveur du travail partout dans le pays et en particulier dans et l’agglomération algéroise ou autour d’elle.

Lors de la décomposition de l’économie étatique (première libéralisation et dévaluation du dinar), le poids de l’émigration a été favorable à la région, qui a connu une certaine prospérité dépendant du change parallèle, du commerce de la valise et de l’investissement de l’épargne émigrée dans la construction et la petite entreprise. Cette relative aisance (qui a contribué entre autres à l’activité des néo-villes) est à présent compromise, d’une part par l’inquiétude des émigrés qui hésitent à investir au pays, d’autre part par l’épuisement prévisible des retraites des émigrés rentrés, qui avancent en âge. La dissociation progressive entre la diaspora kabyle et sa région d’origine contribue aux difficultés de celle-ci – difficultés matérielles (restriction de la demande solvable, celle des vacanciers au « pays », entre autres) et désarroi symbolique, quand la dévalorisation du pays réel sert de prétexte aux choix de distanciation. Accabler la situation actuelle, en en rendant responsable un « système » non défini, peut servir à déculpabiliser ceux qui ont fait le choix de l’ailleurs, et l’auto-déconsidération peut signifier qu’on se place du côté des autres, de ces cousins qui ont réussi ou font semblant.

L’image de soi en tant que appartenant à une large entité « kabyle », définie à partir de l’usage de la langue, recouvre désormais les identités plus étroites qui étaient la référence des générations précédentes, la lignée, le village, le ‘arch, en cas de guerre, la confédération, et, dans la lutte anticoloniale, la nation. Cet élargissement tient certainement aux migrations de travail, au besoin de solidarité de ceux qui se sont déplacés, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, pour l’emploi, et n’ont pas toujours été bien accueillis. Elle est le résultat du travail de tous ceux qui ont construit la référence culturelle kabyle au sein de l’ensemble berbère, surtout depuis l’émergence puis les succès du MCB. Elle est maintenant un fait social, qui dessine, en dépassant les limites administratives et même la Méditerranée, un ensemble social délimité par l’utilisation du kabyle en tant que langue du dedans, langue des échanges internes.

- Cette construction, qui s’est faite dans un contexte d’opposition ouverte à ce qui était alors défini comme « culture nationale », a mobilisé une valorisation collective de la différence, qui n’a pas été sans recourir aux thèmes diffusés autour du « mythe kabyle » colonial[11]. On entend ainsi, mêlés à des arguments historiquement fondés, des relents d’idéologie allant chez certains jusqu’au racisme, et on constate parfois dans les attitudes de quelques jeunes une survalorisation du moi poussée à l’absurde. De telles résurgences rendent évidemment vulnérables les individus perturbés par l’écart entre leurs prétentions et leur réel, et même leur expression dans son ensemble, à toutes les manipulations d’images ou autres « ingérences ».

- Un autre pôle d’émission idéologique exerce également son attraction sur la Kabylie, l’islamisme politique avec sa version armée. Les Kabyles sont musulmans comme les autres Algériens. Même si, quand leur vie était restreinte à l’univers du village et de la tribu, leurs pratiques religieuses pouvaient relever d’un certain particularisme, dès qu’ils avaient accès à l’instruction religieuse ou qu’ils étaient confrontés par le travail à des non-musulmans, ils se reconnaissaient dans leur appartenance à l’islam. La prétention de certains à affirmer que les Kabyles étaient par essence immunisés contre l’islamisme faisait donc partie des résurgences du « mythe kabyle ». Cette prétention a opacifié le présent.

Le terrain kabyle était au contraire d’autant plus favorable que, sauf pour les générations de la lutte anticoloniale et de la première construction nationale, la culture autonomiste villageoise traditionnelle porte en elle un refus de toute autorité prétendant s’imposer au village ou à la fédération de villages, sauf en ce qui relève de la religion. Le GSPC, en tant que groupe salafiste, ne l’ignore pas, qui propose sa dichotomie entre le chaab méritant sa protection, et la houkouma, mauvaise en soi, elle et ses agents. Même en l’absence d’adhésion explicite, une proximité de certains thèmes, quand ce n’est pas une imprégnation de fait, est sensible[12].

Un des traits remarquables de la situation actuelle est le retrait des femmes (malgré quelques initiatives et des prises de position tardives des coordinations). Alors que les premières manifestations urbaines avaient connu une participation féminine notable, le recours aux référents traditionnels semble avoir été compris, logiquement, comme un rappel de la vieille séparation des espaces entre les genres, donc de l’exclusion des femmes du champ de l’autorité politique : aux femmes était dévolu leur rôle de toujours, celui de pleureuses appelant à la vengeance. Mais les femmes étaient absentes des réunions de coordination, et les questions qu’elles posent depuis longtemps de façon explicite n’ont pas été reprises dans les textes adoptés. Le retour au local était, en ce qui les concerne, négation de tous les changements – introduits effectivement par l’État avec la scolarisation et l’Université, l’emploi, les élections, les services, la transformation du cadre de vie… –, qui ont produit de nouveaux rôles féminins largement investis par les intéressées. Quand celles-ci s’expriment, c’est pour demander la poursuite et la consolidation de cette transformation : il faut constater que cette force-là a été négligée, sinon refoulée.

Plus largement, il semble clair que le recours aux institutions locales d’autrefois est porteur aussi d’une remise à jour de la tutelle familiale sur ceux dont les comportements doivent être réglés pour contribuer à la cohésion du groupe, toutes les femmes, mais aussi les jeunes hommes. Il faut, en effet, que les stratégies matrimoniales des chefs de famille et des aînées puissent se déployer. Pour cela, l’accès à la sexualité des jeunes hommes comme des jeunes femmes doit rester strictement limité au mariage, et celui-ci doit rester une affaire de familles. On sait à quel point la crise du mariage actuelle[13] est aggravée par l’alourdissement des contraintes, les exigences traditionnelles en termes d’honneur étant redoublées d’exigences en termes de biens à acquérir en argent, de telle façon que les jeunes peuvent difficilement se marier sans l’intervention relationnelle et monétaire de leurs familles. Les masses de jeunes hommes sans statut au sein des groupes locaux parce que non mariés, et la présence invisible du nombre correspondant de jeunes filles en attente de demande ou ayant « passé l’âge », sont une contrainte générale. Ce sont d’ailleurs les groupes de jeunes hommes (« jeunes » au sens social, irresponsables parce que non mariés), tels qu’ils se constituent en dehors de la maison familiale (car un homme ne doit pas rester à la maison dans la journée), qui constituent la force de frappe du mouvement actuel. On y trouve des enfants, dès qu’ils ont ou prétendent avoir l’âge de ne pas rester avec les femmes de leur famille, jusqu’à des célibataires prolongés. Les uns jouent « à la guerre », les autres portent les espoirs déçus du printemps berbère et de la réussite par recrutement ou dans l’entreprise individuelle. Mais leur avenir se prépare ailleurs.

Les changements sociaux induisent un processus d’individuation. Même s’il n’est pas achevé, des individus, hommes et femmes, émergent avec leurs capacités et leurs aspirations, leurs refus des contraintes actuelles. Leur besoin de liberté et de responsabilité entre en contradiction avec l’ordre traditionnel qui soumettait chacun à l’intérêt commun. Il admet mal l’ordre moderne (pas seulement la loi nationale, mais les consignes de sécurité, la concurrence, l’épargne, l’assurance, la civilité avec les non-parents…), auquel il a mal été préparé. Le rôle de citoyen, c’est-à-dire d’un individu participant en tant que tel au politique à travers l’information diffusée par les partis et la force que ceux-ci permettent de former, n’est pas clairement dégagé des appartenances d’origine. La pression sociale locale, l’honneur de groupe, la rumeur, comme les images de ce qu’on croit être la vie ailleurs, brouillent la conscience. Les droits sont renvoyés au national, et les devoirs ressentis par rapport à la famille et au local. De ce point de vue, la situation actuelle de la Kabylie peut être considérée comme une représentation particulièrement expressive des tensions présentes dans tout le pays. Mais, à condition que la nostalgie et la hargne ne viennent pas déformer ou dissimuler ce qu’il y a de moderne, d’actuel et d’universel, dans le combat entre l’ordre des anciens et l’ordre à venir.

Ce qui se passe en Kabylie fait partie intégrante de ce qui se passe dans le monde. Partout, la globalisation, avec les nouveaux modes de relations économiques comme avec la diffusion universelle des images et des messages, tend à dissoudre les références nationales et cherche à effacer ou déborder l’autorité des États. Partout, cet effet de banalisation réanime des personnalités collectives et réveille des conflits de territoire et de cohabitation. Partout, de tels conflits sont utilisables pour faire avancer le système mondial. Plus particulièrement, les relations entre les diasporas et les régions d’origine peuvent suggérer la constitution de « zones franches » enjambant les frontières et s’insérant directement, avec leur droit ou leur non-droit spécifique, dans les échanges transnationaux. Partout, les États-nations sont combattus en tant que forme d’organisation du politique, et il arrive que les particularismes servent de porte d’entrée aux ingérences des puissances. De ce point de vue, il n’y a pas de spécificité kabyle : la situation doit aussi être pensée, sans oublier la splendeur du passé, comme un élément du puzzle mondial.

Conclusion

Réfléchir au local en termes de méthode d’approche, et tenter de tester une méthode pour dégager des axes de réflexion sur une histoire en train de se faire, nous a conduits, apparemment, loin du local, qui était le thème proposé. Non qu’il soit proposé de négliger ce local : au contraire, on peut espérer que le réveil d’une conscience locale et régionale de la solidarité, partout et pas seulement en Kabylie, soit favorable, non seulement à l’initiative et à la responsabilité communes sur des territoires aménagés par leurs habitants, et qu’une redéfinition du fonctionnement politique contribue au déblocage des institutions et à la démocratie.

Mais cette tentative a eu l’intérêt de montrer que le local ne peut être abordé scientifiquement qu’en tant qu’il est inséré dans le global et composante indissociable de celui-ci, dans la complexité.


Notes

[1]-Badie, B. : les Deux Etats.- Paris, Fayard, 1986.- (réed. Points, 1997).

[2]-Une belle démonstration récente par Cote, Marc : Pays, paysages, paysans d’Algérie.- Paris, CNRS, 1996.

[3]-Dont celles publiées par le CRAPE, mais aussi nombre de travaux universitaires difficilement accessibles. Voir « Espaces maghrébins, pratiques   et enjeux », Actes du colloque de Taghit (23-26 novembre 1987) organisé par l’atelier « sémiologie spatiale » de l’URASC, introduction de Nadir Marouf, Université d’Oran-Urasc, ENAG éd., 1989. Voir aussi Carlier, O. et Marouf, N. : Espaces maghrébins. La force du local. - CEFRESS (Université de Picardie), Paris, L’Harmattan, 1995.

[4]-Une démonstration remarquable in Mendras, Henri et Oberti, Marco : le Sociologue et son terrain, trente recherches exemplaires.- Paris, Armand-Colin, 2000.- Coll. « U », (chapitre 1).

[5]-PNUD-ANAT : Carte de la pauvreté en Algérie.- Octobre 2000

[6]-Lecture reprise récemment par Bennoune, Mahfoud : Esquisse d’une anthropologie de l’Algérie politique. - Alger, Marinoor, 1998.

[7]-Au sens de Masqueray, Emile : Formation des cités chez les populations sédentaires de l’Algérie.- 1886.- rééd. Edisud, I983.

[8]-Salhi, Brahim : Modernisation et retraditionalisation à travers les champs associatif et politique : le cas de la Kabylie.- Insaniyat, n° 8, mai-août 1999. - pp. 21-42.

[9]-Mahé, Alain : Histoire de la Grande Kabylie, XIX-XXe siècle. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises.- Paris, Ed. Bouchène, 2001.

[10]-Sayad, Abdelmalek : La Double Absence.- Paris, Seuil, 1999.

[11]-Mahé, Alain : Op. cité.- livre 2.

[12]-Un exemple entre mille. Des petits bergers parlent à un journaliste après un massacre à Tidjelabine : « Les gens de la forêt ne s’attaquent pas au chaab ; ils viennent demander de l’argent, ils n’exigent pas ; si tu peux les aider, tu leur donnes ; si tu n’as pas, ils ne te forcent pas, et, s’ils s’attaquent aux civils, c’est parce que des houkoumas sont passés avant demander des renseignements… Ils ne sont pas méchants avec nous, on les voit tout le temps passer, c’est des nouveaux… » (le Quotidien d’Oran, 10 février 2001).

[13]-Adel, Faouzi : La crise du mariage en Algérie.- Insaniyat, n° 4, janvier-avril I998.- pp. 59-78.

-Kateb, Kamel : la Fin du mariage traditionnel en Algérie ? 1876-1998.- Paris, Ed. Bouchène, 2001.

 

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