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Un point de vue local sur le milieu du XIXe siècle. À propos d’historiens de la conquête

Insaniyat N°19-20 | 2003 | Historiographie maghrébine : champs et pratiques | p.97-115 | Texte intégral


A local point of view about the mid XIXth century. Concerning conquest historians

Abstract: This article is supported by literature produced by men of letters from Constantine, who at the same time, about fifteen years after the conquest of their town by the French army, became the historians of Constantine’s past.
At first, we questioned the reasons of the slight interest concerning these texts, when they witness precise view points which would soon not be current ones, but which perhaps especially the historiographer was n’t aware of. This insufficiency represents at the same time, a lack of research other than superficial and global, about the early period of the French conquest, especially from the Algerian view point (against the military and French), and more over at the individual life-scale.
In a second time, the first results of a study were outlined about one of the authors, Tahir B. Naggâd, a person completely forgotten in the reconstitution coverage (notably as interpretor in the African Army), enabling one to ask a group of questions on approach methods of such a subject, and to be aware of contexts and experiences which were little considered till then.

Key words : Historians – Conquest – “ Colonial Encounter” – XIXth Century – chronicles – Biography – Auto biography – Interpretor – African army – Historical sources – Tahir B. Naggâd.


Isabelle GRANGAUD : Chercheur au CNRAS, IREMAM (Aix-en –Provence).


“Quand on ne voit pas ce qu’on ne voit pas, on ne voit même pas qu’on ne voit pas. A plus forte raison méconnaît-on la forme biscornue de ces limites: on croit habiter dans des frontières naturelles. En outre, la fausse analogie de la vérité jouant à travers les âges, on croit que les ancêtres occupaient déjà la même patrie, ou du moins que l’achèvement de l’unité nationale était préfiguré et que quelques progrès l’achèveraient. Si quelque chose mérite le nom d’idéologie, c’est bien la vérité”.
Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru en leur mythe?, p.127.

 

S’il est une source digne d’intérêt - et d’abord parce que plutôt rare - pour l’histoire de la Constantine ottomane, ce sont trois chroniques (ta’rîkh) qui, quoique rédigées plus tardivement, aux alentours de 1850 (soit une quinzaine d’années après la conquête française), portent sur l’histoire “précoloniale” de la ville. Ces textes constituent des témoignages d’inégale importance sur l’histoire de Constantine, produits par trois contemporains, des Constantinois, dont les vies ont été inévitablement marquées par cet événement qu’ils ont tous trois vécus, quoique sans doute dans des conditions différentes, la prise de leur ville par l’armée française en 1837.

Ce n’est pas, d’abord, l’histoire de la colonisation ou de la société colonisée qui m’a amenée à prêter attention à cette production, mais un travail sur l’histoire de la ville de Constantine au 18ème siècle[1]. Cependant, en y faisant retour (et je ne présenterai ici que quelques-uns des éléments d’une enquête en cours), je voudrais montrer l’intérêt de se situer à la croisée de ces deux périodes, bien souvent distinguées au prix peut-être de l’intelligibilité des débats internes à la société colonisée dont les ressources et les repères sont aussi évidemment “pré-coloniaux” ; et plus simplement, pour ce qui m’intéresse ici, montrer l’intérêt de pouvoir tenir compte ainsi des continuités (au moins du point de vue des contemporains) que malmènent ou occultent les coupures chronologiques; en l’occurrence et concrètement, des itinéraires de vie qui pour avoir été (ou non) bouleversés font irrémédiablement lien entre “avant” et “après”, les intègrent en un même.

Plus largement, la perspective d’un point de vue sur les débuts de la période coloniale depuis le 18ème siècle et –évidemment- depuis société, perspective finalement relativement rare (sauf peut-être en guise de conclusion inéluctable, ce qui n’est pas le propos ici), devrait s’avérer pertinente, par les retournements qu’elle opère: en mettant l’accent sur la “rencontre coloniale”, il s’agit de tenir compte des façons dont s’actualisent des manières d’être et d’agir au vue de ressources à la fois nouvelles et anciennes et concurrentes, en des contextes variés, ce, dans le cadre de rapports de domination coloniale aux modalités d’affirmation multiformes.

Des écrivains sans lecteurs?

1/ Trois chroniques consacrées à l’histoire de Constantine ont été écrites entre 1846 et 1852 dans cette ville. Si j’ai constitué ces trois textes en corpus[2] ce n’est pas seulement parce qu’ils représentaient pour la période étudiée l’une des sources littéraires principales. Des raisons plus impérieuses m’y ont amenée. D’une part, la coïncidence quant à l’émergence en un même moment de cette production devait être interrogée. D’autre part, le peu de cas fait de l’existence de ces textes, par les historiens postérieurs incitait à chercher à comprendre la raison d’être de ces textes du point de vue de leurs contemporains. Le moindre intérêt qui leur a été accordé est en premier lieu lié au discrédit porté quant à leur valeur informative, dans la mesure où ces histoires ne présentent pas les conditions d’une vérité positive. Avec tous les arguments que l’on connaît: la légende le dispute aux faits objectifs, les sources d’informations ne sont pas citées, ni a fortiori critiquées… En contrepartie de ces arguments, l’analyse des conditions de production de ces textes, de l’identité des auteurs et de leurs centres d’intérêt particuliers s’avère probante pour expliquer la nature du traitement dont ces textes ont fait l’objet. Au fond, une question doit être formulée, non pas tant celle du jugement porté sur ces textes, mais celle quant aux modalités de formalisation de ce jugement dans ce qu’il implique de distance irréductible prise avec ces textes et leurs auteurs. Il y a en effet un rapport assez clair entre le degré d’inintérêt porté à ces textes et précisément le moment de leur production, un moment, celui de la colonisation à ses débuts, où s’opère une redistribution des modes et des conditions d’entendements et précisément de la représentation et de la relation à l’histoire, au passé. Cela a pour conséquences de masquer pour une part la visibilité de ces textes. Ce que l’on repère à différents niveaux: au niveau de la moindre prise de connaissance dont ils ont été l’objet d’une part, au niveau du moindre usage historiographique qu’on a su en faire de l’autre.

2/ La publicité faite à ces textes, depuis le moment de leur production, est en fait très inégale: elle va de l’ignorance totale à son inverse, la publication rapide.

Le texte d’al-Antari est le seul qui ait été publié très vite après qu’il ait été achevé, dès 1846 (ou seulement, de façon moins probable cependant, en 1852 (Dournon, 1930)). Ce texte, écrit en arabe et publié dans cette langue, était en fait une commande (ce qui explique sans doute la rapidité de sa publication) passée par les autorités militaires françaises. Al-Antarî, depuis la prise de Constantine, occupait le poste de Khodja des Affaires arabes de la division de Constantine qui se trouvait sous la direction du Capitaine Boissonnet, lui-même arabisant et commanditaire de ce texte.

Intitulée Perle agréable. L’époque de l’entrée des Turcs à Constantine et leur domination ou Histoire de Constantine, cette chronique est éditée une première fois dans la ville où elle fut rédigée sous le titre Précis d’histoire de la domination turque à Constantine. Premier essai d’une histoire de Constantine [3]. D’une temporalité beylicale et politique, elle s’en tient, comme son titre l’indique, à la période de l’histoire de Constantine sous les Turcs avec, cependant, en aval, un excursus qui permet à l’auteur de traiter des événements de la période correspondant aux débuts de la conquête - dont il a été directement témoin - jusqu’à la date à laquelle la rédaction fut entreprise, en 1843. Le texte connaîtra aussi une traduction en français, mais beaucoup plus récente, par A. Dournon en 1930.

Dans le cas du deuxième texte, celui d’al-Mubârak, la publicité existe également, cependant elle est tardive. Le texte est achevé en 1852 et n’est édité, pour la première fois et en français qu’en 1913 par le même Dournon. En fait il est connu, à l’état de manuscrit, dans le milieu des lettrés, plusieurs copies circulent aux dires de son traducteur, à Constantine et à Alger. Cela tient à l’identité de son auteur, une personnalité du milieu lettré qui occupe des charges non négligeables: mufti et khatib dans la grande mosquée de Constantine, il est également muqqadem, chef de la confrérie religieuse de la Hansaliya (dont le siège se trouvait à proximité de la ville de Constantine), et à ce titre pleinement partie prenante d’un islam mystique urbain.

Le contenu du texte d’al-Mubârak est très différent de celui d’al-‘Antari. Il s’agit d’une histoire de la ville depuis ses origines, qui insiste sur sa force et son invincibilité. Le propos privilégié consiste en la relation de quelques-uns des nombreux sièges que la ville a subis et dont elle est sortie victorieuse - jusqu'à la conquête française. L’auteur consacre encore des lignes aux gouvernements de certains des beys (les plus saillants) qui se sont succédés au cours du 18ème siècle, mais la chronique s’achève avec la mort du plus grand d’entre eux, Salah bey, en 1792.

Dans le dernier cas, la chronique d’al-Naggâd n’a connu aucune publicité[4]. Il n’y a rien sur l’auteur qui permettait de soupçonner qu’il ait écrit un tel texte (pas de souvenir transmis de ce texte, à la différence d’autres non retrouvés). Et cette amnésie est certainement pour une part liée au parcours de cet auteur, devenu interprète de l’armée française, comme on le verra plus longuement ensuite, en 1850, à un moment qui coïncide à celui de l’achèvement de la chronique. Cette dernière, intitulée Histoire de Salah bey, roi de Constantine est entièrement consacrée à l’aventure politique de Salah bey, texte relativement bien informé et assez détaillé, et qui constitue de fait une véritable hagiographie de ce gouverneur.

3/ Le manque de visibilité de ces textes n’est pas seulement lié à la moindre publicité relative dont ils ont été l’objet, mais encore, lorsqu’ils ont été repérés, au moindre intérêt qu’on leur a accordé. A propos de Lymbery, Aboul Kacem Saadallah s’étonnait que les Français n’aient pas donné quelque importance à cet auteur, n’en ait pas proposé, en particulier, une traduction, tandis que d’autres en avaient bénéficié (Saadallah, t.7, 354). Mais cet intérêt ne fut pas tant le fait des historiens que des arabisants, et il n’est pas étonnant que l’on doive à Dournon, professeur de Médersa à Alger, puis directeur de la Médersa de Constantine, un certain nombre de traductions de ce type de textes, mis au jour de cette façon. Or, Dournon, en l’occurrence, s’intéressait moins à l’histoire relatée qu’au principe de textes produits, fidèle en cela à une certaine pratique philologique propre à la tradition orientaliste à laquelle il se rattachait[5]. Cette absence d’intérêt pour le contenu des textes eux-mêmes, comme source d’histoire intelligible et valable, s’est en fait prolongée, jusqu’après l’indépendance, jusqu’à nos jours. On voudrait suggérer que cela tient au fait que ce sont des textes qu’on n’interroge pas pour ce qu’ils sont.

En effet, on pourrait les lire, et ils l’ont été, comme, compte tenu du background culturel des auteurs, et de la nature de leur prose, auteurs enfermés dans cette culture dite bientôt indigène (selon les catégories sémantiques coloniales) ou encore “traditionnelle”, selon les termes d’une certaine sociologie contemporaine, en tout cas à une culture du passé qui ne se renouvelle pas ou plus. Cette lecture appauvrissante est implicitement favorisée par la moindre qualité proprement littéraire de ces textes, qui ne pourraient à se titre compter au nombre des florilèges de la littérature produite dans le monde arabo-musulman ou même maghrébin d’alors (sur l’historiographie arabe, voir Azmeh).

Plus fondamentalement, pourtant, ils apparaissent inadaptés et à une lecture “colonialiste” et à une lecture “nationaliste”. En effet, tournant le dos à la conception culturaliste de type essentialiste qui pénalise d’emblée la portée heuristique des textes, on peut dire (parce que précisément “la littérature ne réside pas toute entière dans son contenu”) que c’est moins la nature proprement dite de ces textes qui est en question que, rétrospectivement, “la relation de l’historien à ses lecteurs” qui a changé, soit le rôle de l’historien qui ne procède plus de la même attente de vérité (Veyne, 31 et 25).

Cela se manifeste notamment relativement à ce qui constitue l’objet même du propos de ces textes. En effet, le durable discrédit qui les touche est lié au fait qu’ils traitent du local, à l’opposé de ce qui dorénavant fait sens, le national. Par comparaison, l’importance toute particulière accordée dans l’historiographie nationale à un autre texte rédigé à la même époque et publié en français, Le Miroir de H. Khudja, qui s’adresse directement aux conquérants français, et parce qu’il s’y adresse, est révélatrice, a contrario, de l’usage très minimaliste et assez incrédule quant à leur efficacité documentaire des chroniques locales constantinoises.

Or, précisément, ce qui réunit ces textes sur l’histoire de Constantine, c’est l’expérience coloniale de leurs auteurs et le changement assez radical que la conquête a provoqué sur le devenir de la population de l’ancienne Régence d’Alger, quoique sans doute ce changement prenne des traits différents selon les lieux et les moments.

Or, c’est à travers leurs textes que ces trois auteurs rendent compte de ce changement : en écrivant l’histoire de leur ville à ce moment là; en développant un propos signalant un même souci de rendre compte de ce qu’était cette ville, et ce qu’elle n’est plus. Plutôt que de les voir comme des textes déjà anachroniques, il faut donc au contraire en apprécier et la forme et le contenu au vue de leur actualité, c’est-à-dire celle de leurs auteurs. C’est à ce titre que l’on peut appréhender dans cette production le témoignage d’un débat sur l’événement qu’est alors la conquête française. Tenir compte de l’existence d’un tel débat a des conséquences non pas seulement quant à la portée heuristique des textes eux-mêmes. Plus globalement, cela permet d’approcher ce qui, localement, fait sens dans le rapport à l’événement, un sens qui, pour n’être pas nécessairement celui du centre (c’est-à-dire Alger), a été occulté par une histoire mettant aux prises les autorités conquérantes avec des porte-parole de la société algérienne plus en vue, et peut-être surtout parce que reconnus comme tels par les premières.

La teneur du débat, que l’on peut décrypter sommairement, s’avère d’autant plus digne d’intérêt que les appréciations de la situation par chacun des textes sont bien différentes. Ce qu’al-Antarî met en exergue, est la grande continuité qui existe selon lui, en termes de valeurs politiques, entre le gouvernement des musulmans et celui des Français, en quoi il légitime finalement son entrée au service de l’administration militaire française. Pour al-Mubârak, à l’inverse, la conquête par les Français de Constantine, jusque là invincible, est un bouleversement sans précédant, qui met en péril les fondements mêmes de la cité. Al-Naggâd enfin, rappelle ce que fut l’âge d’or de la Constantine ottomane (incarné le gouvernement de Salah bey) et, ce faisant, défend la configuration d’un modèle de souveraineté endogène.

4/ La prise en compte de ces points de vue, prend encore un autre relief dès lors que l’on rend compte des itinéraires respectifs des auteurs de ces textes. En effet, tous les trois ne sont pas seulement des contemporains de la conquête de Constantine, ils se sont encore frottés, à un titre ou à un autre, au nouveau cadre militaro-administratif et politique mis en place à partir de 1837.

A certains égards, les point de vue différents des uns et des autres semblent d’emblée justifiés par leurs itinéraires personnels. D’un côté l’entrée en fonction dans l’armée française d’al- ‘Antarî se situe dans la logique d’une incontestable continuité des prérogatives personnelles mais aussi familiales, puisque son père occupait les mêmes fonctions de auprès du bey Hadj Ahmad. A l’inverse, l’itinéraire d’al-Mubârak est affecté par la présence française, ses positions en faveur du dernier bey exilé, et la mise à pied de ses fonctions de mufti de Constantine qui en a résulté, en constituent des indices probants. En même temps, aussi bien la collaboration avec les nouveaux occupants et ses conditions (qu’étaient effectivement les rapports d’un al-‘Antarî avec un Boissonnet, soit a minima d’un conquis indigène avec un vainqueur français ?), que la résistance et l’opposition, en particulier celle des lettrés urbains (les relations de l’administration de la ville avec ses cadres religieux étaient ambigus, al-Mubarak n’a pas perdu son emploi de khâtib après sa destitution à la fonction de mufti) ne va pas de soi, et mériteraient que l’on s’y arrête plus longuement. Quant à al-Naggâd, enfin, la mise en relation entre sa chronique et ce que l’on sait de son existence et de son parcours, rend le tableau encore plus complexe, et j’y reviendrais. On voit bien, à ce niveau, que les “ histoires ” de ces auteurs ne témoignent qu’indirectement du “ contact colonial ”, même si elles sont révélatrices de cela. Leurs itinéraires à l’inverse me paraissent constituer autant de pistes pour appréhender ce moment finalement peu décrypté, sinon rétrospectivement qu’est la conquête française en Algérie avant disons 1871.

Rétrospectivement, le moment est considéré comme globalement flou, sur fond de guerre, de violence, d’aménagements administratifs tâtonnants, un moment finalement assez incertain. Une incertitude dont on peut rendre compte à travers la multiplicité des réformes et des transformations et l’instabilité dans le temps des institutions, nouvelles comme anciennes. Mais réduire ce moment à l’incertitude consiste à adopter ce qui procède de la temporalité de l’épopée coloniale. C’est en effet lui prêter les caractéristiques d’un commencement, ce qu’il n’est pas, sinon du seul point de vue de l’histoire de la colonisation. Un point de vue qui fait place aux manifestations autochtones, pour lui pertinent, que sont, grosso modo, les mouvements millénaristes, et/ou insurrectionnels et militaires en réaction à la présence française : celles rendues visibles et notables en vertu du degré de dangerosité qu’elles contiennent pour le projet de domination. Dans tout cela se trouve éliminé d’emblée le point de vue polymorphe des expériences de la “rencontre coloniale”, dont il est fort à parier que non seulement les mêmes événements, selon ce point de vue, ont eu une autre portée mais encore que d’autres événements jusque-là inconsidérés ont pu avoir quelque importance. Des événements comme la rédition de Hâdj Ahmad Bey en 1848 ou la révolte de Bû Ziyân l’année suivante (Clancy-Smith) n’ont certainement pas donné lieu aux mêmes lectures. Et plus fondamentalement peut-être, les travaux d’urbanisme, commencés en fait dès le lendemain de la conquête (par le rasage des habitations de la Casbah en particulier) et qui se matérialisent à partir de 1844 par l’aménagement d’un quartier européen n’ont pu qu’être d’une violence symbolique inouïe pour les habitants, une violence d’une portée irrémédiable[6]. Pourtant, de telles transformations du tissus urbain dans ces conditions sont généralement considérés comme relativement négligeables, compte tenu des transformations de plus grande envergure à la fin du 19ème siècle; un point de vue qui, sans même le réaliser, sacrifie à une temporalité “colonisatrice”.

D’une façon générale, c’est, jusqu’à aujourd’hui l’histoire de la colonisation qui constitue l’éclairage principal, sinon exclusif, de ce moment. Elle est nourrie notamment, par ce qui est rendu alors le plus visible, l’expérience des Bureaux arabes, c’est-à-dire un point de vue qui se situe du côté des conquérants - même s’il faut noter que leurs archives, qui sont aussi celles du renseignement à l’échelle locale (ce qui constitue l’une des fonctions principales des Bureaux arabes), présentent une somme importante de données sur la société conquise. On connaît la somme des travaux effectués de façon privilégié sur la base de la documentation produite par cette institution (Turin; Frémaux). Or, en dépit d’une attention particulières aux acteurs, y compris individuels, qui sont souvent nommés (notamment dans l’ouvrage essentiel de Turin), on ne trouvera pas dans ces livres de référence aux personnages que je vous ai présentés, ni d’une façon générale, à la plupart des acteurs autochtones de la première époque de la colonisation. On pourrait le dire encore des différents récits faits par les militaires des Bureaux arabes, dont un certain nombre ont laissé des textes: si les chefs de tribus, rebelles ou alliés, sont souvent identifiés, ils apparaissent comme les seuls interlocuteurs “réels” de ces hommes.

A ce niveau, l’échelle locale gagne à être privilégiée (non pas seulement comme un cadre permettant de rendre détaillée l’observation analytique, mais aussi comme le lieu où il se passe quelque chose), et l’analyse à s’attacher à restituer ce qu’une approche biographique peut permettre de saisir quant à l’impact de l’événement de la conquête sur les individus en vue d’en mesurer la portée historique. Je me propose de rendre compte dans les lignes qui suivent des premiers résultats d’une enquête en cours menée à propos du plus méconnu des auteurs de ces chroniques, Tahar bin Naggâd.

Sur les traces d’un inconnu

1/ La première mention relative à Tahar bin Naggâd le signale comme modeste lettré, enseignant, à partir du mois de novembre 1848 le Coran à la medersa Sidi Lakhdar[7]. Cette nomination à la fonction de "taleb hazeb" signale-t-elle pour autant une première expérience dans le domaine de l’enseignement? Situons l’information: elle provient d’un registre tenu depuis le 30 mai de la même année, par le nouveau caïd el-bled, le Français Gasselin, nommé un mois auparavant, une nomination qui met fin à un principe maintenu depuis la conquête de la ville, qui accordait cette charge urbaine, à mi-chemin entre ce qui existait à l’époque turque et celle de maire “à la française”, à un notable autochtone. Si l’on en croit la nature des arrêtés notifiés dans ce registre (mais rien n’assure de l’exhaustivité des compétences liées à la fonctions), le caid el-bled avait la responsabilité de la police urbaine, établissait les prix du pain et de la viande et nommait les “employés municipaux” et le personnel du culte et de l’enseignement (Voir la publication du contenu du document par Megnaoua).

Il est fort à parier que l’existence de ce registre constitue une nouvelle pratique d’enregistrement de l’activité du caïd, et notamment le principe d’un enregistrement en français, ce qui ne signifie peut-être pas nécessairement, en tout cas à ce moment-là, que le choix du personnel des mosquées ait été strictement revu par les nouvelles autorités, même si peut-être cet enregistrement accompagne la mise en application d’une “fonctionnarisation” de ce personnel.

Il est question de “démissions”, de “non exercice de la fonction”, de “départs”, ce qui sous-entend, pour certains au moins, des formes de résistance aux nouveaux occupants. Pourtant, à l’inverse, il faut remarquer ce qui apparaît comme une stabilité bien affirmée des postes, et plus encore des personnalités et/ou des familles de notables. Par exemple, notamment, Hadj Ahmed al-Mubârek. On le croyait en disgrâce suite à un "complot", ou du moins au maintien de contacts avec l’ancien bey, alors qu’il était mufti au cours de l’année 1848. Ce serait selon Mercier la raison de la nomination de Gasselin. Cette affaire déjà laissait apparaître une forte disparité de traitement d’un "comploteur" à l’autre. Certains avaient été incarcérés en France quand d’autres, à l’instar d’al Mubârek étaient simplement révoqués de leur fonction. Le Registre du caïd el-bled signale cependant qu’au moins en termes financiers, celui-ci n’a pas eu trop à pâtir de son éviction: en décembre 1848, le voici nommé comme khatib (prédicateur) de la Grande Mosquée, contre un traitement de 200 frs par an “emploi qu’il exerçait honorifiquement quand il était mufti”. Il faut croire qu’il était alors difficile pour les autorités françaises de ne pas composer avec des notables réticents voire opposants, eu égard à leur autorité locale.

La nomination d’al-Naggâd intervient en remplacement d’une personne “appelée à d’autres fonctions”, une formule standard qui masque peut-être d’autres raisons. Le contenu de l’arrêté ne permet pas de savoir s’il occupait auparavant une fonction comparable, bien que l’on soit en droit de penser qu’il est une jeune recrue. D’abord en raison de son jeune âge. Si l’on en croit son dossier militaire, établi plus tardivement, il serait né en février 1829. La précision de cette datation est en elle-même problématique. La notification de dates de naissance de ce type (selon le calendrier grégorien et parfois même précisant non seulement le mois mais le jour) pour la grande majorité des recrues militaires autochtones de cette époque, laisse perplexe lorsque l’on sait que les codes de l’état civil sont étrangers à la société: il faut y voir une construction “militaire”, fondée peut-être sur le témoignage des recrues. Une datation qui au sein d’un même dossier, dans quelque cas et varie, non pas seulement de quelques jours mais parfois d’une année à l’autre. Le dossier d’al-Naggâd, ne contient pas ce qui apparaît ailleurs, un certificat de notoriété réclamé à défaut d’acte de naissance, exigé dans des circonstances précises, qui contribue sans doute à officialiser une date ou une époque (tel homme, par exemple, “ né dans le courant de l’année 1827”)[8]. Quoiqu’il en soit, la date, même approximative, de février 1829, indique que c’est certainement un jeune homme qui de 1848 à 1850 occupe ce poste d’enseignement.

Autre raison de penser qu’il s’agit d’un premier poste, le montant modeste du traitement qui lui est alloué, 18 francs par an, est l’un des plus bas de tous les salaires notifiés. C’est que ce niveau d’enseignement, celui des sections du Coran (hazeb), est le plus modeste. Certains collègues paraissent mieux payés (dans certain cas, le salaire équivaut au double) pour ce qui est désigné formellement comme le même poste ( du moins se rapportant au poste flou de “taleb mdersa”, enseignant de medersa), ce qui suggère que sous un terme identique, des compétences ou une expérience différentes sont considérées; en tout cas son successeur dans la place un peu plus d’un an plus tard recevra le même traitement.

2/ En effet, le 28 février 1850, Tahar al-Naggâd est remplacé parce qu’il “a quitté Constantine et est nommé à l’emploi d’interprète du Bureau arabe d’Aïn Beïda”. Ici l’information quant à ce changement de statut ne recouvre pas les données du dossier militaire. D’après ce dernier, nulle mention d’une nomination à Aïn Beïda. Il fait débuter la carrière proprement militaire (d’interprète) d’al-Naggâd en février 1855, comme “interprète au Bureau arabe de Batna”, ce que corrobore Féraud, dans la maigre notice que celui-ci lui consacre (“Interprète en 1855”). Mais ne se peut-il pas que la source d’information de Féraud et celle du dossier militaire soit la même? Ce que signale ce dernier (à la différence de Féraud, qui sans doute n’en a cure pour son propos si d’aventure il en est informé), c’est l’exercice de la fonction de professeur adjoint à l’école française-arabe de Constantine, à partir de septembre 1851 et jusqu’au moins fin 1854.

Une explication se dessine qui permettrait de comprendre la référence faite dans le “Registre du Caïd el-bled” à sa nomination comme interprète. Le fait que cette fonction soit notifiée dans le dossier militaire suggère qu’al-Naggâd agisse là déjà, statutairement, en tant que militaire. De plus, le montant de son traitement égale celui d’un “interprète auxiliaire de deuxième classe”, grade dans lequel on le connaîtra par la suite (un montant correspondant au double de celui d’un maître adjoint (Ménerville, 368). Il a peut-être donc été effectivement nommé comme interprète à Aïn Beïda, place alors occupée par l’armée française depuis peu. S’y est-il rendu et a-t-il exercé sa fonction durant les quelques semaines (entre février 50 et septembre 1851) qui séparent son départ de la medersa de son entrée comme professeur adjoint ? L’absence d’une telle mention dans le dossier pose problème dans ces conditions. D’autant que, peut-être, en dépit de sa nomination à Aïn Beïda, n’a-t-il pas même quitté Constantine, pour des raisons qui nous échappent (ce qui ne serait pas impossible dans la mesure où entre une nomination et son effectivité les délais peuvent être plus ou moins longs). Pour toutes ces raisons, on retiendra l’hypothèse d’une entrée au service de l’armée française dès 1850.

En juillet 1850, un décret promulgue la création des “écoles arabes-françaises” dans les grandes villes conquises, notamment Constantine. Cette institutionnalisation constitue la première tentative de mise en place d’un système d’enseignement de type bilingue, visant notamment à promouvoir l’instruction au sein des populations colonisées hors des institutions pré-existantes, notamment dans les zaouïas. Une telle innovation s’avérera être un échec important, dont Yvonne Turin a retracé les étapes, et qui périclitera définitivement quand, en 1861, le fonctionnement des écoles deviendra l’affaire des communes[9]. En tout cas, en 1850, c’est un éminent arabisant de l’époque, A. Cherbonneau, nommé plus tôt professeur de la chaire d’arabe de Constantine (21/12/46), et dont le cours est effectif au début de 1847, qui va assurer la direction (et l’organisation) de la nouvelle “école”. Et c’est donc avec lui qu’al-Naggâd va travailler pendant plus de trois ans. On peut légitimement se demander si son embauche n’est pas précisément liée au rôle tenu par les interprètes militaires, mobilisés à cette époque pour pallier le déficit important d’enseignants dans ces établissements (une nouvelle raison qui appuierait l’hypothèse de son entrée préalable dans l’armée). En effet, ce sont les professeurs adjoints qui sont en principe “choisis parmi les tolbas”, mais le recrutement d’interprètes militaires est avéré dans un certain nombre de cas (Turin, Ménerville).

En rejoignant l’école arabe- française de Constantine, al-Naggâd ne change pourtant pas de lieu d’enseignement, car les cours s’y déroulent, comme lorsqu’il était taleb, à Sîdî Lakhdar. Ce qui n’est peut-être pas totalement une coïncidence, et qui pose au moins la question des modalités d’accès et de recrutement des interprètes de l’armée et plus généralement des Algériens dans les institutions mises en place par les Français; on reviendra sur ce point plus loin. En tout cas, pour al-Naggâd, financièrement parlant la différence est très grande: de 18 francs de traitement, il passe à 1200 francs. Cette promotion, en termes économiques, correspond aussi à une promotion professionnelle et sociale. Comment mesurer le poids du contexte de la conquête dans ce cas et l’incidence de son passage dans les rangs des conquérants ? Nombre de notables notamment ont fait le choix d’une collaboration ou collaborent de fait avec les nouveaux occupants. Et de ce point de vue, l’itinéraire du jeune al-Naggâd, peut être critiqué, apparaît sans doute aussi à un certain nombre, et à ces propres yeux, comme une chance. Même si sa vie future, qui l’emmènera, sur les champs de bataille d’une campagne bouleversée par cette longue conquête, et en fera un témoin privilégié des affrontements et parfois des violents massacres dont elle est le théâtre, sera à coup sûr moins confortable et plus coûteuse. Le 3 février 1855, le voilà interprète du Bureau arabe de Batna.

3/ Manifestement c’est, cependant, un peu plus tôt, en décembre 1854, qu’al-Naggâd rejoint, peut-être momentanément, les rangs de l’armée, en prenant part à la campagne qui a vu la prise définitive de la cité saharienne de Toughourt. Là encore, le dossier militaire ne le signale pas, mais deux sources permettent de s’assurer de sa participation à cet épisode marquant du sud de la province de Constantine. Dans la première, un ouvrage d’al-Naggâd, publié l’année de sa mort, en 1863 (Dialogues français-arabes, avec le mot à mot et la figuration en caractères français), celui-ci fait référence en introduction à cette expédition, qui lui a inspiré un chapitre de son livre (p. VI). Or, ce témoignage est corroboré par Cherbonneau lui-même qui indique la présence d’al-Naggâd sur les lieux, d’où il lui rapportera le texte d’une inscription traduite et présentée par le premier dans son recueil des “Inscriptions arabes de la Province de Constantine” (Cherbonneau, p. 141). Notons que si Cherbonneau cite alors nommément son informateur (qui certainement, ne l’est pas accidentellement, ce devait être explicitement l’une de ses missions), ce qui est fort rare dans les textes de cette époque, et que plus encore, il profite de l’occasion pour le complimenter (“un des bons interprètes de la province”), c’est à coup sûr en vertu des liens professionnels qu’ils ont plus tôt eu - et qu’ils entretiennent peut-être toujours en 1857. En reconnaissant à al-Naggâd des qualités linguistiques, c’est même un peu lui-même que Cherbonneau flatte: c’est à coup sûr dans l’école qu’il dirige que le jeune homme a appris le français. Ce qui est un atout important dans la carrière d’un interprète, mais qui ne conditionne pas, en tout cas à cette époque, l’entrée dans le corps des interprètes - officiers de l’armée d’Afrique, en particulier en ce qui concerne les recrues “indigènes”.

4/ Jusqu’à ce jour, et en présence de la pénurie des candidats ayant reçu une éducation française suffisante et connaissant la langue arabe et les coutumes du pays, mon département s’était vu dans la nécessité de maintenir l’organisation des interprètes de l’armée d’Algérie à l’état d’essai en quelque sorte et d’admettre dans ce corps des étrangers et des indigènes[10]. Jusque vers le milieu des années 1850, c’est en effet pour nourrir le corps des interprètes, trop peu nombreux sur le terrain, qu’il est fait appel à des recrues locales (soit “indigènes” ce qui renvoie à une catégorie de personnes n’ayant pas “atteint” le statut de “Français”), quoique cette alternative apparaisse à tous comme un pis-aller régulièrement dénoncé eu égard au prestige de ce corps et par contraste, au piètre niveau d’instruction, souvent, des éléments ainsi recrutés sans formation préalable[11]. Le décret de 1854, en imposant des critères de sélection sanctionnés par un examen, va contribuer et à juguler ce type de recrutement et pour une part à congédier les employés de niveau jugé insatisfaisant.

Cependant, la présence d’autochtones dans les rangs des interprètes, et en particulier dans les tous premiers temps de la conquête, relève d’autres intérêts que linguistiques et les critères de recrutement ne sont pas ceux de cet examen imposé en 1854, ni avant, ni après cette date - en tout cas pas seulement. Une partie non négligeable d’entre eux est analphabète, ce qui n’aura pas empêché leur recrutement si même à partir de 1854, ce sera un motif officiel de renvoi. Car, bien que de façon implicite, à la différence des interprètes français, leur mission est aussi, ou même avant tout, de renseignement: c’est en effet à leur savoir de la société environnante que les autorités militaires font appel, en même temps qu’à leurs capacités militaires, de “service actif”. Compte tenu de ce savoir social, c’est également à des connivences possibles allant contre leurs intérêts que ces mêmes autorités cherchent à se prémunir. D’où, par exemple, l’attention particulière, visible dans les dossiers militaires, portée à l’extraction sociale des recrues, et à leur situation économique. En effet, le profit éventuel à tirer du capital d’influence de ces hommes n’équivaut pas les difficultés inhérentes de juguler soit leurs velléités à développer, en vertu de leur position doublement forte, les formes d’un pouvoir concurrent, soit encore les possibles formes d’intelligence avec l’ennemi, que favorisent les réseaux familiaux et/ou de clientèles étendus. La confiance dans ces hommes restant dans tous les cas toute relative, compte tenu de leur “origine Indigène”.

Si leur profil ne relève pas d’une formation homogène, si, on l’a dit, un certain nombre ne savent pas écrire et/ou lire, en revanche, les interprètes autochtones (dont une partie non négligeable est issue de la communauté juive de la Régence d’Alger) sont tous jeunes, il est rare qu’ils aient plus de 20 ans à leur entrée en service et la grande majorité est célibataire. Parfois même, ils ont travaillé auparavant, à un titre ou un autre, pour les autorités conquérantes et cette proximité, de même que la position de jeunes gens non “installés”, ont certainement favorisé de part et d’autre ces recrutements. C’est le cas d’al-Naggâd.

5/ Sa carrière, comme celle de la plupart de ses “collègues” se déroule en différents postes militaires de la même circonscription administrative, celle de Constantine, selon une cadence relativement élevée. D’abord à Batna, au sud de Constantine, et pour une période relativement longue puisqu’il y reste cinq ans, jusqu’en janvier 1860. Entre temps, en mars 1858, il a accédé au poste d’interprète auxiliaire de 1ère classe, promotion relativement rapide qu’accompagne un petit avancement (son traitement s’élève désormais à 1500 frs). De janvier 1860 à mai 1861 il se retrouve au Bureau arabe de la Calle (el-Kala), à l’extrémité nord est de la province, puis à Djidjelly (Jijel), au nord ouest, pour quelques mois. En effet, en janvier 1862, le voici nommé au Bureau arabe de Constantine, ce qui sans doute constitue une promotion. Le rapport d’inspection de cette année-là, établi en octobre, se fait l’écho du contentement des autorités, le général commandant la division écrit alors de lui qu’il “est de tous les indigènes celui qui possède le mieux la langue française”. Un an plus tard, al-Naggâd est à Bou-Saada. Son dossier montre ses supérieurs beaucoup plus réservés quant à la qualité de son service, ce qui en dit long sur les critères d’évaluation militaires, et du même coup sur les rapports qu’entretiennent les supérieurs sur leurs recrues. Le colonel de Sétif qui signe le rapport d’inspection considère qu’al-Naggâd “met beaucoup de négligence dans l’accomplissement de ses devoirs”. De fait, il “est souvent malade, peu apte au service actif”.

On est le 4 septembre 1863. Le 29 décembre 1863, Tahar al-Naggâd meurt à l’infirmerie de cette même place “à la suite d’une longue maladie”. Si l’on en croit les données militaires, il a tout juste 35 ans.

6/ Il ressort du parcours de cet homme deux dimensions à priori contradictoires. La première est relative à la hauteur, a posteriori très évidente, de l’investissement d’al-Naggâd. En un peu plus de dix ans, le sentiment transparaît d’une métamorphose d’envergure, qu’encadre dans le temps, et qu’illustre presque de façon caricaturale, deux productions littéraires, toutes deux pleinement de leur époque et cependant sans rapport l’une avec l’autre, voire comme opposées, tant dans leur propos que dans leur forme. Alors qu’en 1850, avec sa chronique consacré au personnage magnifié de Salah bey, al-Naggâd versait dans une tradition familière au lettré même jeune et peu reconnu qu’il était, le voici en 1863, l’année même de sa mort, produire dans la plus pure tradition des orientalistes militaires un dialogue français-arabe, genre pour lequel il s’affirme non sans fierté être le premier auteur “Arabe d’Afrique” (peut être le terme est-il choisi par référence à des prédécesseurs orientaux, mais peut-être également à “l’armée d’Afrique”, à qui il dédie son livre). Il vaudra la peine d’analyser de façon très précise les conditions qui ont prévalu à l’élaboration et à la publication d’un tel ouvrage, et les enjeux d’une telle production dans le contexte qui l’a vue se formaliser[12]. Retenons-en pour le moment la seule dimension proprement linguistique de l’exercice. Celle-ci s’affirme dans l’objet même du propos: fidèles au genre, ces “dialogues” se présentent, en effet, sous la forme d’un tableau de 4 colonnes, la première contenant les textes en français, la deuxième leur traduction en arabe dialectal, la troisième, la transcription en caractères latins de cette traduction, et la dernière colonne proposant les même textes en arabe littéral, parlé. De la part d’al-Naggâd en particulier, cette dimension linguistique est expressive, elle est d’ailleurs revendiquée. L’auteur n’hésite pas à faire appel au “patronage” d’un grand orientaliste de l’époque, traducteur du Mukhtasâr de Khalîl et alors directeur du Collège impérial arabe-français d’Alger, Perron, et à se prévaloir de l’héritage de prédécesseurs qu’il aura ou pas rencontré: Bonnanfant, Martin, Cherbonneau. Il signifie par là, plus ou moins implicitement, non pas seulement son accès au français mais plus largement celui à la langue et à la culture de l’autre, ce dont il est capable. Ce dernier livre, regardé de façon univoque, suggère une certaine fierté de son auteur pour avoir su prendre pleinement sa place dans l’événement qui aura marqué cette première partie du 19ème siècle.

A quelle prix cette relecture de sa propre trajectoire? La question s’impose au vue de ce qu’il est advenu de lui, dont le destin contraste avec le bilan si édifiant qu’il en dresse. D’un côté ce cri de victoire, de l’autre la grande transparence de son existence, servie par un ensemble de ruptures et de drames.

7/ On pourra considérer comme résultant de la malchance, la maladie dont al-Naggâd a été victime, et la prématurité de sa mort. Par comparaison, le parcours de l’un de ses contemporains en particulier, ayant suivi un parcours relativement identique, et mort beaucoup plus vieux, passe, notamment, par l’obtention la naturalisation française. Or, un an avant sa mort, son supérieur suggère que Tahar al-Naggâd serait un excellant candidat à la naturalisation, ce qui lui permettrait “d’avoir de l’avancement”. Cela, une dizaine d’années après son entrée au service de l’armée, et compte tenu de ce que les “indigènes”, quelles que soient leurs compétences, ne pouvaient prétendre à recevoir de traitement plus élevé que celui d’un auxiliaire de 1ère classe. Il fallait, pourtant, une constitution forte pour affronter physiquement non pas seulement une vie itinérante, mais une existence sans cesse en contact avec des champs de bataille sanglants. Nombreux sont les interprètes “indigènes” dont les dossiers signalent des passages à l’hôpital pour cause de blessures de guerre, ou de “grandes fatigues”, consécutives à la succession des campagnes militaires, et particulièrement, considérées comme les plus éprouvantes, celles menées dans le sud constantinois[13].

Il est difficile de reconstituer ce qu’a pu être sa vie de famille. Les données très partielles du dossier militaire indiquent que si, en 1855, Tahar est marié et père d’un enfant, en 1862 il est “veuf” et “sans enfant”, en 1863, enfin, “célibataire”. En peu de temps, il a perdu femme et enfant. Au moment de sa propre mort, dans une infirmerie d’un Bureau arabe du sud algérien, il est donc jeune, sans fortune, ni famille.

Ce qui pourtant est le plus troublant, c’est l’oubli dont lui-même comme ses écrits ont été l’objet. Le souvenir de sa chronique, en dépit de son propos consensuel et alors que rien d’équivalent n’avait été écrit sur Salah bey, n’a laissé apparemment aucune trace. De façon plus attendue peut-être, ses Dialogues français-arabes, dont Féraud disait pourtant qu’ils étaient “très estimés” (Féraud, p. 35) n’a pas marqué les esprits. Et c’est à la seule curiosité généreuse d’un Jean Déjeux pour les écrivaillons de cette époque que l’on doit de pouvoir voir al-Naggâd tenir le rôle de précurseur de la littérature (romanesque) francophone, un rôle étonnant (Saadallah lui consacrera aussi ensuite, mais de façon plus logique, une notice dans sa volumineuse Histoire culturelle de l’Algérie). Car, tout francophone qu’il peut être considéré (mais de ce point de vue Déjeux joue d’anachronisme), l’histoire d’al-Naggâd est avant tout, dans ce milieu du 19ème siècle, celle d’un “indigène”, et l’analyse du parcours de son existence, un moyen privilégié de lire, à hauteur d’homme, les modalités de constitution, du point de vue de la société algérienne, de cette nouvelle “réalité identitaire” et la violence souvent indicible qui lui est constitutive.

En contrepoint d’une histoire de la colonisation préoccupée de rendre compte de la nature et de la portée de l’aventure coloniale et sans emprunter les voies ouvertes dans les années 60 par une historiographie dénonciatrice du fait colonial, un certain nombre de travaux tendent à s’attacher aujourd’hui à l’étude les conditions de l’entrée dans la “modernité” des colonisés, s’appropriant de ce fait les moyens de leur décolonisation. Une option historiographique aux relents évolutionnistes dont il faut mesurer les réels dangers: ce n’est pas là le projet que je poursuis. Au contraire, un tel travail sur la mise en lumière d’un itinéraire de vie singulier voudrait montrer que l’analyse de ce que fut le “contact” colonial peut mener à des conclusions moins téléologiques et finalement plus problématiques parce que plus sensibles au caractère complexe d’un tel phénomène. Cela signifie que, loin de s’en tenir au programme d’une biographie, le point de vue adopté prétend au contraire (et quitte à discuter du caractère représentatif de l’objet) se donner les moyen d’un renouvellement de la problématique, qui ne soit pas prisonnière de la sémantique coloniale, et de ses présupposés idéologiques. Un tel travail, enfin, rencontre la question cruciale de “l’invention”et de l’analyse des sources, dont les conditions de production sont totalement partie prenante de la problématique d’ensemble. La nature des sources relatives à al-Naggâd, plus encore peut-être que leur pauvreté relative est d’emblée liée à la situation coloniale.

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Notes

* Une première version de ce texte a été présentée dans le cadre de journées d’études organisées par Isabelle Merle au Centre Jacques Berque à Rabat, les 14 et 15 avril 2001, sur le thème Devenir(s) indigène(s). Modes de gouvernement et formes de recomposition sociale en situation colonial. Outre les participants de ces journées dont les réactions et critiques ont été stimulantes, je remercie Jean-Paul Pascual et Kamel Chachoua pour leurs remarques à la lecture d’une mouture précédente.

[1]- Voir Grangaud, la dernière partie du livre est entièrement consacrée à ces textes et leurs auteurs.

[2]- Les trois auteurs sont par ordre d’apparition des textes : Muhammad as-Sâlah b. al-‘Antarî (1846); Muhammad at-Tahîr b. Ahmad an-Naggâd (1850); Hâdj Ahmad al-Mubârak (1852). Il n’a pas été tenu compte des écrits de M. G. Niculy-Lymbéry, interprète traducteur assermenté. En effet, alors que A. Saadallah a attiré l’attention sur l’intérêt de ce texte, je n’ai pas pu prendre connaissance de son “Histoire de Constantine”, dont le manuscrit, non publié (dans un article de 1927, Maîtrot présente cependant le contenu d’une plaquette éditée par l’auteur, et relatant la conquête arabe de Constantine), paraît être d’un accès très confidentiel (Saadallah, 1878, p.; 1998, t.7, 353). D’autre part, la raison de ne pas intégrer ce texte au corpus tient au fait que Lymbéry, originaire des Balkans, n’arrive à Constantine que tardivement, en 1847. Son texte est rédigé aux alentours de 1860 (Saadallah, op. cité; Mercier).

[3]- Farîda munîsa fî Sâli dukhûl al-Turk balad Qusantîna wa istilâ’ihim ‘alâ awtânihim au Ta’rîkh Qusantîna. Le texte, dédié à S.A.R Mgneur le Duc d’Aumale, est publié chez Félix Guende, imprimeur et lithographe, Place du Palais. Il connaîtra une autre édition en 1991 à Alger, par Y. Bou Azîz.

[4]- J’ai découvert ce texte par hasard à la Bibliothèque nationale de Tunis à l’état de manuscrit. J’en proposerai prochainement une édition bilingue.

[5]- Que ce soit Dournon, ou Saint-Calbre, lui aussi professeur de Médersa à Constantine lorsqu’il écrit un article sur les auteurs constantinois (Grangaud). Notons que certaines des traductions entamées par Dournon n’ont pas fait l’objet de publication. Ainsi, M. Saidouni reconnaît l’une de ces tentatives en marges d’un manuscrit de la BNA (Saidouni).

[6]- Sur l’analyse historique de ces opérations urbanistiques on attend avec intérêt les résultats de la thèse en cours de Yasmina Boudjada, qui porte précisément sur cette période.

[7]- Peut-être faut-il signaler que la ville compte alors deux medersas en activité, Sidi al-Kittani étant la plus importante.

[8]- Archives de Vincennes, dossier 5YE 58.

[9]- Sur cette évolution, voir Colonna.

[10]- 1854, Saint-Arnaud, Rapport à l’Empereur accompagnant la proposition d’un décret visant “l’organisation nouvelle des interprètes militaires” (Ménerville, p.375).

[11]- Voir Féraud, en particulier toute la première partie de l’ouvrage sur ce point, qui précède la liste commentée des interprètes anciens et encore en services, en 1876.

[12]- Une piste de recherche que l’on suivra particulièrement dans le cadre de l’ouvrage en préparation sur ce personnage.

[13]- Il sera éclairant de comparer le parcours d’al-Naggâd à d’autres sous cet angle. A noter encore, les cas signalés d’ivrognerie avérée et autres comportements déviants.

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