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Braudel avant Braudel ? Les années algériennes (1923 1932)

Insaniyat N°19-20 | 2003 | Historiographie maghrébine : champs et pratiques | p.143-176 | Texte intégral


Braudel before Braudel ? The Algerian years (1923-1932)

Abstract: Nobody could say in 1928, when Fernand Braudel published a first and very long article about Spanish people in Oran, in an African review, at 26 years old, that it was the start of a huge, troubling incongruous work, of a brilliant historian. No doubt, however that the inventiveness of the Mediterranean, “a historical character” without precedent, “a complexity  of seas” but as “land between seas” owes a lot to the wealth of inseparable intellectual and existential experiences lived through during a deceny on the south bank.
Suddenly free to build his life, without father or mother, the young scholar learns a trade, explores a branch, develops his style. Better, the land man from Lorrain becomes a sea lover, thirsty for voyages, and fascinated by archives, taking some financial risks but a very hard worker with a lot of imagination, prepares the basis of a truly great adventure without knowing it. Spending each summer at Simancas, he learns to understand “Philip the Wise’s” politics by an overall glance and from an Ottoman land, as geographer and strategist for economy, as for war. Flying over Sicily, travelling from Castille to the Adriatic, he sees Dubrovnik approaching, as in Raguse’s time, a large sea barge. The Mediterranean of Philip 2nd time is there. Space and time disclose themselves to each other. This intellectual catalysis stemming from another enrichening itinerary, by Sao-Paulo, and the Atlantic is encouraged or hastened on by Fébvre, Braudel can become Braudel, and up set the terms of exchange between the emperor and the sea by a prodigious intellectual force.

Key words : Voyages – Archives – Chance – Adventure – Mediterranean – Braudel.


Omar CARLIER : Professeur à l’institut d’Etudes politiques – Paris, France.


Fernand Braudel est connu du monde entier comme l'historien de la Méditerranée, par l'image peut-être autant que par le livre. Si le disciple préféré de Lucien Febvre n'a pas donné dans la bande dessinée, ni courru les médias, il n'a pas méprisé la télévision, qui lui a permis de montrer sa mer comme personne, en historien parvenu à la maîtrise totale de son art, et en vieil amoureux fidèle à une passion adolescente. Image et caméras ont également servi son souci pédagogique pour une leçon montrant à de simples collégiens comment le récit du siège de Toulon pouvait s'intégrer à la « grande histoire », le maître mot de sa jeunesse, et contribuer à expliquer le destin du monde. Il est évidemment connu aussi de la corporation des historiens comme l'auteur d'une trilogie somptueuse, qui a su donner une suite au coup de génie de la Méditerranée, en achevant le puissant triptyque de Civilisation matérielle et capitalisme et en ouvrant, à près de 80 ans, le chantier d'une Identité de la France investie par le savoir de toute une vie, dans une combinaison inédite d'amour patriotique à la Michelet et de distanciation multidisciplinaire quasi subversive rejoignant le meilleur des Annales.

On fait l'hypothèse ici que la qualité de l'œuvre, et pas seulement le portrait de l'homme, doit beaucoup à l'intériorisation‑extériorisation d'une expérience inséparablement physique, intellectuelle et affective liée à un éloignement précoce et durable de la terre natale et de l'université parisienne, six ans avant que l'entreprise intellectuelle de Febvre et Bloch ne prenne son envol [1]. Cette préhistoire de l'historien en train de se faire reste mal connue, même des spécialistes de Braudel. Il m'a semblé opportun et utile de contribuer à l'explorer depuis la rive Sud, au moment où l'historiographie braudélienne s'augmente tout d'un coup d'une biographie de l'homme, d'une relecture épistémologique de l'œuvre et d'une publication de textes de jeunesse, augmentée d'inédits [2] .

Loin de chercher à montrer que toutes les promesses du chef d'œuvre étaient clairement lisibles dans les premiers écrits du maître de la longue durée, ou à l'inverse que la Méditerranée s'inscrit en rupture totale avec les textes d'Algérie, je voudrais faire ressortir les tensions sous-jacentes à un projet de départ très classique mais ouvert d'emblée à la grande dimension, sinon à la tentation du grand large, mettre au jour la trace d'inclinations contraires retardant la progression suggérée par le cap initial, bref, les tâtonnements et ajustements d'un premier travail de dix ans, dont les fruits ne viendront à maturité qu'à l'issue de la décennie ultérieure. Comme s'il avait fallu cumuler, inséparablement, une décantation intellectuelle de vingt ans, un second détour professionnel et existentiel, hispanique et océanique, cette fois, et une douloureuse captivité de cinq ans, pour que la prudence d'un jeune historien doué formé à l'ancienne - en réalité dans la tradition somme toute récente de Seignobos- bourré de lectures et bardé de références, acharné de la preuve et passionné de l'archive, ne cède la place à l'audace et à la puissance d'un grand aventurier de l'esprit.

I. Braudel et la puissance

Braudel le lorrain : patriote, terrien et chrétien ?

Braudel le lorrain est né avec la mémoire d'un peuple trois fois envahi. Il a grandi sur la terre de Jeanne d'Arc, héroïne de la «résistance contre les Anglais» et figure refondatrice de la geste nationale, sur une terre trois fois occupée par le Prussien et annexée par Bismarck, avec les souvenirs et les récits de sa grand‑mère, et dans l'identification aux modèles transmis par l'école républicaine. L'enfant de Bar-le-Duc est inséparablement marqué par la « grande révolution », plus que centenaire mais toujours présente, et la « grande guerre » qu'il vit en réfugié à Paris. Ce Braudel là n'a jamais disparu, et ne fait donc pas retour dans un effort ultime, comme on l'a dit. Car la célèbre phrase d'allure proustienne qui ouvre son chef-d’œuvre, «J'ai passionnément aimé la Méditerranée, sans doute parce que venu du Nord, comme tant d'autres... », n'efface pas le passé. Elle suit et précède une masse de textes qui, discrètement, mais continûment, en conservent la trace.

Le détour algérien amorce, il est vrai, une recherche qui tourne le dos comme jamais auparavant aux limites des histoires nationales, sans verser dans les facilités de l'histoire universelle à la Toynbee. Il ouvre les yeux de Braudel comme aucune expérience purement intellectuelle, fut-elle géographique, ne saurait le faire, sur la diversité des pays et des cultures, sur la complexité des interactions internes et externes entre les espaces   et les civilisations[3]. Couplé avec les étés espagnols, il pérennise pour près de dix ans, dans le premier âge adulte, le double passage du Nord au Sud, du germain au latin, et de la croix au croissant.

 Braudel le terrien est né dans un milieu paysan où il a appris à lire un terroir, décrypter une terre, travailler une sole, observer un cycle animal ou végétal, en phase avec les rythmes de la nature, et le savoir expérimental d'une société à respiration lente. Assez peu différente, il y reviendra souvent, de ce qu'elle était avant la tempête révolutionnaire. Il n'aime pas Paris et souhaite retrouver son Barrois natal au moment d'entrer dans la carrière. Une première conjonction de la blessure familiale et du désir compensatoire d'évasion, sinon d'aventure, l'emmène à Constantine, et la découverte de la mer pourrait lui faire tourner le dos à la terre. On sait qu'il n'en est rien, car la Méditerranée de Braudel, ce «complexe de mers », est aussi faite de peuples qui tout en vivant sur ses rives ne vivent pas d'elle. Mieux, elle reste « la mer entre les terres», une mer poussée dans l'histoire par la pression des «continentaux»[4]. En ce sens, la Méditerranée est aussi un complexe de terres, disputées depuis trois mille ans entre indigènes et allogènes. Ces terres, il les aura vues pour la première fois dans la plaine de Bône, première route de la mer, puis en Mitidja et dans le Sahel d'Alger, autrefois jardin des Romains, puis des Turcs, et présentement vitrine de la colonisation. Braudel le terrien va traverser la mer et l'océan, et explorer personnellement les grandes voies maritimes. C’est la passion intellectuelle de toute une vie, à l'issue de deux bifurcations fondatrices pour sa vie et son œuvre, génératrices de nouveaux objets et d'une nouvelle méthode.

Entre la terre natale et la mer universelle, entre l'occupation de la Ruhr et le stalag en Allemagne, la décennie algérienne fait passer l'expérience et l'épreuve braudèlienne du mourir pour la patrie à la défense et illustration de l'Empire, sans que l'une n'absorbe l'autre, au contact direct d'une «situation coloniale» où se joue, pour reprendre les termes de Berque, «un conflit entre les hommes pour la terre et les bases». La France peut paraître occuper effectivement au Maghreb la place que Charles-Quint a seulement tenté naguère de donner à l'Espagne. En 1922, Braudel regardait la Révolution depuis Bar le Duc. En 1930, il regarde deux Empires depuis Alger, sur l'autre rive : l'un intellectuellement, celui des rois de Castille, l'autre, physiquement, celui des républicains; l'un éclairant l'autre, et réciproquement. Au présent, le jeune professeur suit les héritiers de Ferry, confrontés au traité de Versailles, mais déjà bousculés par le dollar et les soviets. Au passé, le jeune historien est fasciné par « la grandeur colossale de l'Espagne»[5], au moment où Charles-Quint et Philippe II sont aux prises avec le colosse ottoman. La coupure des siècles, le changement de civilisation ne donnent que plus de force au poste d'observation. La marque est là, pour longtemps. On est tenté d'écrire, pour toujours, si l'on songe à la trace paradoxale du négatif, au silence assourdissant des années 50, à propos de l'Algérie, en regard des engagements respectifs de Julien, son aîné, et de Berque, son cadet [6]. En 1930, Braudel a déjà pris ses distances avec le nationalisme meurtrier de la Grande Guerre, mais il assume pleinement la dimension impériale du Centenaire, comme la plupart de ses collègues, visiblement soucieux toutefois de ne pas sortir du cadre purement universitaire de la commémoration. Avant de lui en faire grief, souvenons-nous qu’il ne diffère en rien à cet égard, et à cette époque, de la quasi totalité de ses maîtres, à commencer par le grand Hauser. Du reste, le jeune agrégé n'a rien à voir et à faire avec les politiciens. Mais son patriotisme de pays est devenu un patriotisme d'Empire, dont le deuil n'est sans doute pas achevé, trente ans plus tard, alors même qu'il fait sien la nouvelle donne européenne, dans sa «grammaire des civilisations». C'est que sa vie s'est reconstruite en Algérie, à la jonction dans l'intime d'une double patrie.

Braudel le chrétien, mais tout aussi bien Braudel l'agnostique, est le moins connu et le plus problématique de tous ces hommes qui font cet homme. L'expression, qui peut paraître incongrue, désigne ici seulement un troisième problème de l'œuvre, au moment où s'opère la bifurcation algérienne. La religion, sur laquelle on passe beaucoup trop vite, me semble-t-il, a fait partie intimement de son enfance. Elle n'imprègne pas seulement les mots et les gestes de tous les jours, dans la proximité exceptionnelle d'une grand-mère croyante et observante, elle gouverne les attitudes et les conduites des gens du terroir qu'il pratique depuis lors. Pudique sur ce point, comme pour tout ce qui touche au fort interne, Braudel n'en a jamais parlé pour lui même, fut-ce sur le tard, sauf à évoquer cette merveilleuse grand-mère pleine de la foi des simples. Mais il reste la trace des premiers écrits, quand le texte aborde le religieux.

Ici, la distance souveraine n'évacue pas l'intérêt pour la croyance religieuse, elle déplace seulement le terrain des passions. La présence de la foi laisse place à la passion de l'histoire, par une sorte de transfert dans la tentation de l'histoire religieuse. A lire le mémoire de 1922, on a déjà le sentiment d'une écriture agnostique, celle d'un jeune historien considérant la foi de ses ancêtres, au temps de la révolution, avec un regard du dehors, compréhensif mais désengagé, amical mais légèrement ironique. Le Braudel chrétien est déjà voltairien. La croyance religieuse n'est plus un article de foi mais un objet pour la science. Les textes d'Algérie confortent cette impression. Ils mettent eux aussi en pratique cette « ironie vis-à-vis des êtres et des choses » que Braudel demandera plus tard, peu après son retour du Brésil, à un ouvrage consacré à la filiation espagnole de Karl Friederich Krause, et donc à un mouvement réformiste religieux qui éclaire toute l'Espagne du XIXème siècle [7]. Mais ils traitent de la religion comme d'un beau et puissant sujet d'histoire.

Braudel l’historien: empereur et stratège?

Un jeune historien de la croisade?

Certes, Braudel manque d'inclination pour la théologie et la métaphysique, sinon pour la mystique. En revanche, s'il manifeste clairement son peu de sympathie pour le «fanatisme religieux et la passion de convertir », la « croisade espagnole d'Afrique » devient pour lui un véritable objet de sollicitude, et pour une large part, la matière de son premier article, publié au printemps 1928 dans la Revue Africaine sous le titre « Les Espagnols et l'Afrique du Nord de 1492 à 1577 » [8]. Un an auparavant, son premier compte rendu de lecture, paru dans la Revue historique, s'intéressait déjà à quelques « ouvrages consacrés aux saints espagnols du XVIe siècle ».[9] Sans être aucunement indifférent aux expériences de Thérèse d'Avila et St Jean de la croix [10], Braudel y brocardait l'histoire sainte répétant les exempla du Moyen âge ou cultivant les lieux communs sur le « sensualisme mystique ». Il mettait l'accent en revanche sur l'étude de la cruzada, y compris les « démêlés qu'elle provoquait en cour de Rome », ainsi que sur «l'histoire des archevêques de Tolède ». Contre Louis Bertrand, « qui ne voit dans le problème morisque que les côtés politique et religieux, politique surtout », il rappelait l'importance des « innombrables questions fiscales, sociales et économiques » qui le sous-tendent. [11]

Il ne faut pas imaginer pour autant un Braudel vindicatif à l'endroit de l'islam, même si le contexte d'énonciation du moment, celui du Centenaire, favorise une projection identificatoire dans une dynamique globale de l'Occident où l'on peut opposer pour s'en féliciter la réussite française à l'échec espagnol. Il reproche au contraire sèchement à Louis Bertrand, l'idole littéraire du Tout-Alger, «son jugement tout à fait partial/ sur la civilisation des musulmans d'Espagne »[12] .

L'article de 1928 va dans le même sens. Il porte sur les rois catholiques et Ximénes, l'archevêque de Tolède, sorte de « roi sans couronne », un regard très documenté et des plus vifs, mais propose une interprétation multi-factorielle de la cruzada .Certes, il fait la part des « intérêts spirituels », tout en exprimant ses réserves sur l'impact des motifs proprement religieux en ce qui concerne « le peuple espagnol » et « les masses ». « Dans ce domaine,» écrit‑il, «le contrôle de l'histoire n'est guère possible »[13]. Toutefois, il fait ressortir plus encore « le rôle des intérêts temporels » dans le nouveau « far-west méditerranéen », la volonté espagnole « d'aveugler les ports de corsaire », face au danger supposé d'une reconquête andalouse soutenue par Istanbul, la part de l'esprit d'aventure, pis, le poids d'une « humanité vulgaire, robuste, grossière, brutale et souvent sanguinaire, l'inhumanité des guerres de Grenade et des guerres d'Italie »[14], dont il concédera sans difficulté à Charles-André Julien, trois ans plus tard, qu'elle est encore présente dans la conquête française du XIX siècle. Surtout, il n'hésite pas à désigner le hasard comme une modalité essentielle du processus historique.

Qu'il critique Bertrand ou Merriman, Braudel met toujours l'accent sur l'aspect complexe et global du religieux. Et s'il appelle de ses vœux une  « histoire de la spiritualité espagnole », il s'intéresse surtout, quant à lui, pour son sujet, à la religion comme force sociale et à l'Eglise comme puissance politique. De 1927 à 1933, la croyance ne renvoie plus seulement à l'univers de sens des hommes du commun, ou à la sociologie des élites, comme dans le mémoire sur Bar le Duc. Elle devient essentiellement une variable stratégique.

De 1927 à 1936, quelques lignes exploratoires. On sait qu'il y a dans le parcours intellectuel de Braudel de nombreuses et fortes tentations d'études complémentaires ou alternatives finalement refoulées, ou renvoyées à plus tard, dont l'effet d'appel n'est pas aboli dans la pensée par le renoncement factuel ultérieur. L'histoire de la cruzada est de celles-là[15]. En revenant une fois encore aux Moriscos, vingt ans après, dans un article paru aux Annales en décembre 1947, il indique assez la réalité du regret, et le repentir de ne pas lui avoir consacré davantage. La distance ironique aux passions religieuses continuera de s'affronter à la passion historienne pour la dimension religieuse de la grande histoire. Jamais Braudel ne le dira avec autant de force que dans cet article, par une formule lapidaire, « les religions sont des civilisations ».[16]

Entre 1927 et 1936, trois lignes exploratoires se dessinent et s'entrecroisent à des profondeurs très diverses de tracé. L'une conduit à une histoire sociale, intellectuelle et culturelle de l'Eglise d'Espagne, éventuellement élargie à la Contre Réforme, l'autre à une histoire des dernières croisades, centrée sur la guerre entre deux blocs, et s'achevant avec l'échec ottoman sur Vienne, bien après « l'abandon de fait par le Gouvernement de Philippe II de toute politique impérialiste en Afrique du Nord »[17]. L'article de 1928 ouvre la troisième, en prolongeant la reconquista par la cruzada, point d'appui essentiel de l'histoire d'un Empire qui finalement ne verra pas le jour, celui que les Habsbourgs tentent sans succès de disputer aux Turcs en Méditerranée.

On a dit de la Méditerranée qu'elle était une cathédrale sans crypte, ou sans autel. De fait, le religieux s'y trouve relégué dans un seul et court chapitre, de surcroît subsumé sous le terme de « civilisations ». Pourtant, si le religieux comme tel n'est pas et ne sera jamais l'objet de son travail, la religion, elle, reste présente dans la Méditerranée, et bien après, sans rupture manifeste avec les textes de jeunesse, en tant qu'elle est au cœur des hommes, et donc de la gouvernance des hommes, comme ressource et enjeu, pesant sur l'économique et le politique, contribuant à faire ou défaire les empires et les civilisations.

A lire civilisation matérielle, on a l'impression que Braudel a toujours été plus à l'aise avec les artisans et les marchands, les condottiere et les changeurs, qu'avec les théologiens et les saints. Pourtant, l'héritier de Fèbvre a commencé ses notes de lecture avec Thérèse d'Avila. Et il s'interrogera encore longtemps sur le profil psychologique des grands pontifes, sur les hommes de l'inquisition, mais aussi sur ceux qu'elle pourchasse. Huit ans après l'article de 1928, une note sur les «alumbrados» (illuminés) en appelle à une « histoire spirituelle espagnole »[18].

A l'encontre des Psichari et des Massignon, des Dinet et des Foucauld, Braudel n'a pas pour autant retrouvé la foi au désert. A supposer qu'il l'ait gardée, elle est restée bien enfouie au for interne. Mais c'est bien en Algérie, sur la mer, et longtemps avant le livre sur la mer, qu'il commence à regarder le XVIème siècle d'un autre œil, non plus à l'aune de la suprématie espagnole en Europe, celle du Siglo de oro, mais de la domination du Grand seigneur en Méditerranée.

Physique sociale et puissances impériales

Agnostique mais sensible à la mystique espagnole, le jeune homme l’est plus encore, on l’a dit, à la puissance sociale et politique du religieux. Bien après la Méditerranée, Braudel écrira encore que «tout empire implique une force, une base religieuse, une idéologie, une idée impériale ». Or cette idée est clairement présente dans l’article de 1928. Elle porte la marque d'une obsession récurrente de la ligne de front, à la fois conflictuelle et transactionnelle, des rapports entre Islam et Chrétienté, qui renvoie déjà à un conflit entre les blocs, d’Empire à Empire. L’expérience algérienne, le va et vient entre Alger et Madrid, mais aussi entre Alger et Naples, le conduisent à mieux lire l’enclave espagnole d’Oran dans l’espace méditerranéen du temps, et la cruzada depuis la Corne d’Or. L’islam l’intéresse moins que la puissance de l’islam. Or la guerre est toujours à l’horizon de la puissance. Certes, la dimension économique de sa recherche ne cesse de gagner en profondeur. Là encore, c’est depuis Alger, mais avec de nouvelles archives, italiennes, en lisant Yver, en écoutant Pirenne, puis en découvrant Sayous, qu’il ouvre le grand angle des relations économiques et du monde marchand en méditerranée. Mais ce redéploiement de la recherche n’efface pas certaines des questions initiales. Il y a chez le jeune Braudel une fascination pour la politique, et plus encore pour la guerre, que rien dans son œuvre ne démentira vraiment, contrairement à une idée reçue, comme en témoigne son retour incessant sur Lepante, jusqu’au soir de sa vie. La Méditerranée elle même ne consacre pas seulement 368 pages à la dernière partie, la plus longue, intitulée «les évènements, la politique, les hommes», elle termine la seconde partie consacrée aux «destins collectifs et mouvements d’ensemble» par un long chapitre de 58 pages sur la guerre. Certes, il s’agit «d’écarter l’histoire bataille», contre laquelle il lançait déjà ses foudres dans l’article de 1928, mais non «l’histoire même, la puissante histoire de la guerre, ce formidable remous de la vie des hommes/qui ouvre et ferme les lourdes portes du temps».

Braudel n’a jamais oublié le canon de Verdun, même si de Valmy à Lepante, en tant qu’ objet de connaissance, la guerre finit par prendre place dans sa grammaire des civilisations. Il a gardé jusqu'au bout un œil de stratège. Non comme un officier d'Etat-major, mais comme un physicien des forces sociales, en historien-géographe des ressources humaines, en théoricien des ressorts de l'action historique. Il a dès 1926 commencé à penser la terre et la mer depuis le bureau de Philippe II. Pas de doute, c'est en général de 26 ans qu'il donne l’assaut à l'histoire espagnole et à ses archives, bouscule Louis Bertrand, et même Robert Merrimann, son allié provisoire. Du lycée Bugeaud aux papiers de Simancas, il regarde les cartes, suit les routes, examine les galions et les galères, estime et soupèse les forces en présence, déjà stratège et empereur par procuration, avant de le devenir pour son compte, en maître de sa discipline.

II. Braudel et l'aventure

Vision et imagination

Chez Braudel l'architecture savante est tardive, mais l'aventure personnelle précoce. Dans une large mesure, la seconde est conditionnée, préparée par la première. (…)

Aucun autre grand historien français ne me parait avoir jamais cumulé une telle expérience tricontinentale. Résumons : neuf ans en Algérie, deux ans et demi au Brésil, et douze ans de circulation entre l'Ebre et l'Adriatique. Au fond, il n'a manqué à Braudel qu'une période asiatique, hors des cadres culturels et civilisationnels initiés ou recouverts par le monothéisme. Or les trois continents, Europe, Afrique et Amérique, sont entrés à des dates et sous des formes différentes dans les formes spécifiques de la mondialisation due au premier capitalisme. Sans être dupe de l'illusion d'optique, ni se tromper d'horloge, il sait toujours mieux tenir ensemble la concordance ou la discordance des temps et des lieux. Comme tant d'autres, après Fromentin, il croit voir en Algérie la Palestine biblique avec les agro-pasteurs des Hauts-Plateaux ou les bergers du Sahel. Mais à Alger, il apprend à regarder l'Espagne depuis le Maghreb, sinon avec des yeux morisques et ottomans, avant même de regarder les Andalous depuis Tolède, et Grenade, en observant toujours mieux la trame et la trace des pays et des provinces où se sont affrontés les émirs musulmans et les rois catholiques. Il retrouve enfin à Bahia du Brésil son Europe du XVIème siècle. (…)

Esprit d'aventure et goût du voyage

Rencontre de la mer, expérience algérienne, chaque terme contribue a la réalisation d'une personnalité et d'un style. Derrière le cheminement intellectuel, il y a le goût du voyage, l'esprit d'aventure, l'attrait du jeu, le côté flamboyant d'un homme sûr de son intelligence et désormais libre de sa vie.

Liberté. « A nous la liberté » semble se dire le jeune homme. A vingt et un ans, il a un métier, un salaire, et aucune autre responsabilité que celle de s'occuper de lui même. Il est désormais indépendant, matériellement et moralement. Plus que libre, il est libéré; presque évadé. Loin du carcan familial, loin de la vie parisienne étouffante ou de la petite province sommeillante, il est à la fois au travail et en vacance. Au travail, parce qu'il ne s'est jamais départi d'un esprit de sérieux pour les choses de l'esprit, et qu'il est déjà pris par le bonheur d'enseigner ; en vacances parce qu'il profite du désert et de la mer, et de son autonomie même, pour se faire une nouvelle peau. Tout est nouveau. Liberté, plaisir, soleil, tout cela est enivrant, pour les sens et pour l'esprit. Mais le nouveau venu ne perd pas pour autant le sens des réalités, tout en profitant au maximum du pays, avant de regagner la métropole. L'année suivante en effet, il est déjà à Alger, professeur d'histoire au lycée Bugeaud, le plus prestigieux d'Algérie, le « saint des saints » où beaucoup rêvent de finir leur carrière, et où enseignent les meilleurs spécialistes du pays, Desparmet, Lespès, Demontès. La liberté continue. Toutefois, si l'emprise du pays est déjà à l’œuvre, rien n'est encore décidé quant à la durée du séjour. L'horizon intellectuel, le terrain d'études sont dans l'attente. Il n'est plus question de Révolution Française, il n'est pas encore question d'Espagne. Braudel a provisoirement largué les amarres. La période d'insouciance est brutalement interrompue par l'incorporation dans l'armée et le départ en Rhénanie. Aux dix-huit mois de lycée en Algérie s'opposent dix-huit mois de caserne en Allemagne. Braudel découvre l'envers de la liberté, et prend la mesure de l'occupation d'un pays, du côté des vainqueurs. Pour la première fois, si l'on admet que pour lui celle de l'Algérie renvoie à un passé révolu. C'est le lorrain qui part en Allemagne. Un autre homme en revient, qui a laissé la revanche sur le Rhin.

Mais il revient à Alger. On dirait que l'empreinte est déjà trop forte pour qu'il puisse quitter si vite la ville et la mer. En fait, tout restait ouvert au printemps 1925. Selon Daix, Braudel aurait eu la possibilité d'aller au Maroc avec Lyautey. Il y renonce, et part comme soldat dans la Ruhr, « volontaire ». Le départ pour l'Allemagne préservait ou découvrait d'autres options. Elles n'ont pas prévalu. Le conscrit aurait hésité entre une thèse de géographie sur la Lorraine et une thèse d'histoire sur l'Allemagne. L'une aurait pris pour objet sa petite patrie, l'autre cet ancien ennemi dont il parle la langue. Si tout s'enchaîne autrement, c'est qu'il y a une liaison forte entre objet de recherche et lieu de vie. L'attraction de la mer, la vie libre à Alger ont favorisé la « descente » de la thèse vers le Sud, le choix de l'Espagne et de l'orientation méditerranéenne. Mais rien n'est automatique. Certes, un poste à Bar-le-Duc (Nancy, Strasbourg) convenait parfaitement à l'hypothèse Nord, mais dans l'hypothèse Sud, Braudel pouvait tout aussi bien étudier l'Espagne depuis Toulouse ou Bordeaux, plus près qu'Alger de Simancas. Il faut donc supposer de fortes raisons personnelles pour que l'emporte le retour à Alger, puis un projet de vie en Algérie même, qui semble trouver son aboutissement à l'approche du Centenaire[19] .

Philippe II, l'Espagne et la Méditerranée, tel est l'intitulé initial de la thèse. D'un côté, un Prince héritier d'un empire, qui se souvient de Rome, mais n'oublie pas un instant les Flandres ou l'Amérique. De l'autre, un grand pays, reconquis sur les Maures, et une grande politique, confrontée sur son Orient maritime à la profondeur stratégique d'un « conflit entre les blocs ». En déposant son sujet, Braudel a pensé politiquement le problème de la mer vue depuis l'Escorial et le bureau de l'Empereur. Mais voilà trois ans que son regard de géographe se porte sur l'Espagne depuis l'ancienne capitale des Raïs. Dix ans plus tard, la Méditerranée elle-même devient le grand personnage, après un long périple braudélien sur la rive nord, entrecoupé d'un au delà de la mer, jusqu'au bout de l'Atlantique.

Jeu, voyage, aventure. Liberté de l'esprit, passion du cœur, légèreté de l'être, jouissance physique et esthétique de la rencontre méditerranéenne, c'est un autre Braudel, «algérien», qui se construit à partir du Braudel lorrain. Un autre poste, en Lorraine ou ailleurs, n'aurait sûrement pas empêché le même homme de faire une grande œuvre, car il en avait le talent intrinsèque. Mais c'eût été une autre œuvre, peut-être moins puissante et moins innovante. Il n'y a donc pas à regretter qu'il ait eu ce parcours là, qu'il ait été séduit par l'autre rive, et sur l'autre rive.

Libéré à Paris du carcan paternel, puis à Alger d'un premier mariage quasiment imposé par sa mère, Braudel est décidé à jouer à son gré de sa vie et de son intelligence. Il cherche dans la capitale coloniale de l'Empire, à l'apogée même du centenaire, un double levier, existentielet intellectuel. Un grand fil d'Ariane pour la thèse, un autre modèle de relation dans sa vie. Malgré l'épreuve de la Ruhr, toutes ces années sont placées sous le signe du jeu, du voyage et de l'aventure, termes distincts mais inséparables, matériaux en quelque sorte fondus pour la réalisation de ce nouveau principe d'Archimède.

Pierre Daix a révélé au lecteur un Braudel inattendu, celui du jeune professeur qui fréquente à Alger un cercle de jeu. Braudel flambeur ? Gardons plutôt la valeur d'indice pour l'essentiel. Le jeu est chez lui une forme de contestation, un principe de plaisir; et une métaphore essentielle de la vie. « De la vie, donc de l'histoire », ce sont les propres termes de Braudel en 1933. Contre le père, contre la belle famille, contre la morale bourgeoise, le jeu est pour le jeune homme, intellectuellement remarquable, mais encore en quête de lui-même, peut-être timide, voire inhibé, un symbole de non conformisme, un acte de dérogeance. Il est aussi en connivence avec un sens aigu de l'existence individuelle et collective comme contingence, puissamment conduite par une physique sociale des énergies humaines, des aventures humaines, mais irrésistiblement livrée au « hasard », un terme récurrent chez Braudel à tous les stades de l'écriture. Il y a enfin le plaisir du danger, la sensation du risque, quelque chose d'un flirt symbolique avec la mort, qui aiguise la valeur de la vie, mais aussi l'attrait purement ludique pour la mise et le coup à jouer, présupposant le calcul probabiliste, le risque calculé, la maîtrise d'une situation de jeu au regard d'une règle du jeu. Le jeu est une mise à l'épreuve qui a un parfum d'aventure, l'une et l'autre à l'horizon de l'action. Chez le Braudel d'Alger s'affirme le free‑lance, à la fois joueur  et observateur du jeu, pas encore l'entrepreneur et l'organisateur. C'est un seul et même homme qui aime le caprice de la donne et la science des échecs. On comprend sa connivence déjà manifeste avec deux types d'acteurs qui traverseront toute son œuvre, le marchand et le stratège.

Placées sous le signe du jeu, ces années le sont plus encore sous le signe du voyage. D'une certaine manière, le voyage commence en France même, avec les allers et retours entre Paris et Lunéville. Le transport, la distance, le retour à la campagne, les vacances, ont un air de fête. Un entre deux s'installe, sur le double registre de l'espace et du temps. Son sens, son plaisir, tiennent à sa valeur de légèreté, de suspension provisoire de la vie ordinaire, tout opposé au modèle d'indépendance inscrit dans le mode de vie des nomades ou des gens du voyage. En ce sens, les séjours à Bar le Duc, jusqu'en 1924, dernier été au village natal, sont pour le cadet des fils Braudel un de ces moments de retour au bonheur de l'enfance, hors des contraintes de la discipline quotidienne, familiale et scolaire En ce sens aussi, le voyage de Lunéville prépare le voyage d'Algérie. Voyage et liberté ont partie liée.

En fait, le voyage d'Algérie et tous ceux qui suivront ouvrent à une nouvelle dimension. De Paris à Bar on va vers le Nord, ou le Nord‑Est, de la capitale vers la province, pour un trajet de courte haleine. De Paris à Marseille, et de Marseille à Alger, on descend toujours plus vers le Sud. On traverse la mer, on change de pays, de culture et de civilisation, pour un voyage au long cours. Il en va de même entre Alger, Simancas, et Dubrovnik. Avec le Brésil enfin, on change encore de culture et de continent. La longueur et la durée du parcours ne sont pas seules en cause, même si l'écart est grand entre les trois heures pour Bar et les deux jours pour Valladolid ou Raguse. La différence géographique et la distance culturelle sont encore plus importantes, car elle font passer le voyageur du connu à l'inconnu, du familier à l'étranger. Elles sont au principe du voyage, passion du géographe et du globe trotter. Pourtant cette mise à distance ne fait pas tout le voyage. Avec l'Algérie, les voyages gardent cette griserie du départ, cet air de vacances et de fête des retours à Lunéville, mais ils donnent au dépaysement une toute autre ampleur, et surtout à la valeur d'évasion une puissance sans égale, irréductible au contraste entre les points de départ et d'arrivée. Car l'essentiel du voyage réside dans le voyage même, porté à son acmé dans la suspension prolongée de la vie ordinaire, dans l'inattendu de la rencontre, dans la manière d'être au monde et hors du monde. Avec Sao Paulo et Raguse (Dubrovnik), l'évasion se conjugue à l'hédonisme de la croisière, voire à l'aventure de l'Orient-Express. Braudel a dû aimer Cendrars.

Braudel le géographe aime le voyage, Braudel l'historien aime l'aventure. S'il y a déjà dans l'article de 1928 une puissance qui suggère une « volonté de puissance », la liaison première entre métier et étude, le mode d'entrée dans la carrière, et d'engagement dans la discipline, témoignent d'abord d'un besoin d'aller seul et ailleurs, d'un plaisir de vivre presque désinvolte, qui n'exclue nullement la discipline du travail intellectuel, mais signale le non conformisme et relève peu ou prou de l'esprit d'aventure. L'intellect, le métier et le mode de vie marchent de conserve, dans une sorte de connivence entre liberté du corps et liberté de l'esprit. L'aventure continuera donc en Espagne, et surtout jusqu'au Brésil.

Aventure de l'esprit ? On dirait presque aventurier. Mais comment n'être pas un peu flibustier quand on a regardé pendant dix ans à Alger la rade magnifique d'où partaient les corsaires.

Chez le jeune Braudel, trois figures de l'aventure ont partie liée: la mer, l'archive, l'idée, qui font du métier une passion. Aventure de la mer, à peine nommé. La première traversée méditerranéenne, en 1923, concentre en un même mouvement les multiples formes du sentiment de découverte : puissance et beauté intrinsèque de la mer, suggestion d’un autre monde, entrée par une des portes de l’Orient. La première traversée atlantique, en 1935, prolonge et renouvelle l’aventure. Elle fait passer Braudel du voyage d'un jour à la véritable croisière, de la mer à l'océan, de «l'ancien monde» au «nouveau monde», Chaque traversée parle à ses sens, stimule son imagination, contribue à sa vision physique et géographique du monde. Rien n’effacera jamais la première.

Aventure de l'archive, surtout, enivrante entre toutes. A Simancas plus qu'ailleurs peut s'opérer la rencontre entre une imagination puissante et un fonds prodigieux, à l'écart de toute métropole industrielle, dans une enceinte dont la pierre même est histoire, où la main du chercheur peut tenir un parchemin que nul n'a touché, depuis cinq siècles, comme si le corps même du lecteur rentrait en contact avec le passé, son secret et son mystère. Le pouvoir des tables tournantes parait bien pauvre au regard de cette magie la. Plus puissante que les grimoires qui prétendent dire l'avenir, l'archive ouvre au présent du passé, et donne en même temps la base sinon les clés de notre régime d'historicité.

Aventure de l'idée et du métier, enfin, plus forte encore que tout le reste, qui fait revenir le jeune homme à Alger, en 1926, quand il pouvait sans doute gagner Paris; ou inversement l’adulte quitter Alger en 1932, quand il s'y était imposé, avec l'Université à sa portée; puis laisser Paris pour Rio, en 1935, quand il eût été plus raisonnable de terminer la thèse au plus vite. Sans doute y a-t-il une large part de hasard dans cette trajectoire entrelacée du savoir, du métier et de la vie, qu'il s'agisse du centenaire à Alger, ou de la saga brésilienne. Encore faut-il rendre créatifs ces hasards successifs, qui ne sont pas autre chose pour Braudel que des manières de construire et d'inventer sa vie. Il en sortira la Méditerranée elle même, puis le dialogue ultérieur avec un grand héritage historiographique.

Braudel a quitté Alger pour ne pas s'y enliser. Mais à Paris, rien n'est fait. Sept ans après l'article de 1928, la thèse n'a pas vraiment pris corps. Elle est en quelque sorte en attente d'elle même. Ou du moins, le hiatus reste grand entre l'accumulation déjà énorme du matériau, après sept campagnes d'archives, et la conception même du sujet, qui bloque le passage à l'écriture. Le brillant agrégé parait végéter dans les lycées parisiens, en dépit des débats vifs et instructifs à la Revue Historique. C'est alors qu'un nouvel agencement de la carrière et de la vie se présente, dont il a l'intuition qu'elle peut être intellectuellement féconde. De même que le jeune enseignant aurait pu ne pas s'installer en Algérie, le professeur confirmé aurait pu refuser l'opportunité brésilienne, qui lui donnait sans doute l'occasion d'enseigner à l'Université mais accentuait sa marginalité et l'éloignait pour un temps de ses archives, des centres de décision, et donc du cœur des choses. A Sao Paulo, Braudel jouit d'une liberté intellectuelle sans égale. Libre dans son métier, et dans sa pensée, comme il ne l'a jamais été. Dans cette complicité fraternelle entre Brésiliens et Français, aux côtés de Mario de Andrade, Claude Levi-Strauss, Roger Bastide, tous jeunes et talentueux, partager une expérience de création totale, institutionnelle et intellectuelle, est ce qui pouvait lui arriver de mieux.

En fait, Braudel cherche le levier intellectuel qui manque à son sujet. Le Brésil ne le lui donne pas d'un coup, mais contribue à le forger. Cette fois, c'est la Méditerranée elle-même qui est en jeu comme personnage historique, comme sujet même de la thèse. Elle est déjà là bien sûr, dans les premières notes de lecture et le premier article. Simple théâtre des opérations politico-militaires entre les Empires, dans l'article de 1928, elle devient l'espace et l'enjeu d'une « vie maritime », dans la note de 1933. L'horizon de pensée braudélien est déjà celui de « l'histoire méditerranéenne ». Pour l'Algérie ottomane en tout cas, « tous ces siècles sont sous le signe de la mer ». Sayous et Hamilton contribueront à faire le saut. Yver aussi, qui partage avec Audisio l'idée et la passion de la Méditerranée. Yver surtout, qui voit le problème sans avoir les moyens de sa solution. Braudel les cherche et les trouve, entre Alger et Rio, Fèbvre donnant le dernier coup d'épaule. Mais il faudra encore quatre ans, dont deux au stalag, pour parvenir à la solution en écriture. L'Atlantique et le Nouveau Monde ont crée un nouvel écart, une nouvelle distance, qui obligent à un second décentrement du regard et à une réarticulation des rapports entre passé et présent. La mer est toujours là, immense cette fois, mais l'Océan ouvre sur un autre monde et ramène au jour une sorte d'Europe du XVIème siècle, à ciel ouvert. Tout se passe comme si Braudel suivait Merriman et Philippe II à la trace, sur le côté atlantique de l'empire espagnol. D'ailleurs, le Brésil lui même est passé à l'Espagne au XVI siècle, quand les Castillans ont pour un temps annexé sinon absorbé la Lusitanie. Un second voyage, un nouveau détour réactivent l'instinct et le regard de l'historien-géographe. Au Brésil, Braudel a littéralement vu son XVIème siècle au présent, et dans la troisième dimension, depuis l'Atlantique. Il a même eu la tentation, dira-t-il, d'en faire son nouveau sujet de recherche. En tout cas, il s'est libéré des contraintes de l'enseignement ordinaire, il a découvert d'autres livres et d'autres approches. La différence même de personnalité et de terrain avec Levi-Strauss, ethnologue, ou Roger Bastide, philosophe, est des plus féconde. Elle accentue le non-conformisme qui, en marge et à distance des Annales, mais en phase avec elles, rend possible à terme le coup de force intellectuel.

Le Brésil a retardé l'écriture de la thèse, mais il a favorisé, sinon précipité la genèse de la Méditerranée. L'aventure intellectuelle et personnelle touche ici au romanesque. Car la rencontre inopinée de Fèbvre, sur le bateau du retour à Paris, en 1937, favorise son transfert d'école et précipite la catalyse méditerranéenne. En 1935, Braudel écrivait pour la Revue historique ; en 1937 il écrit pour les Annales. Sa vie a précédé ses références. Mais sa quête intellectuelle a reconstruit sa vie et son métier. L'aventure brésilienne ne succède pas simplement à l'aventure algérienne. Elle est rendue possible par elle, préparée par elle.

III. Braudel et l’histoire, de l'enseignement à l'écriture

A Constantine, et plus encore à Alger, Braudel apprend successivement trois métiers, ou trois aspects de son métier : enseigner l'histoire, faire de l'histoire, écrire l'histoire. Au vrai, les deux derniers sont déjà en place depuis le DEA. Mais rien ne dit que le jeune lorrain va tenir à Alger les promesses de son mémoire. Pendant dix ans, il n'écrit d'ailleurs qu'un seul texte substantiel [20], cumulant ainsi de manière curieuse une étonnante précocité qualitative et une difficulté récurrente à passer au grand livre, dont l'écriture complète est sans cesse différée. Maurice Aymard note justement que la gestation d'un livre se mesure chez Braudel non en années mais en décennies[21]

Enseigner

Enseigner, c'est la première inconnue. Et même la seule inconnue, si l'on admet que le mémoire de 1922 est un excellent gage d'écriture. A vingt et un ans, le voilà en poste au lycée de Constantine. Va-t-il aimer enseigner, va-t-il savoir enseigner ? L'un ne va pas sans l'autre. Le contexte il est vrai est favorable. On a assez dit l'euphorie des premiers jours. La ville lui plaît, bien qu'elle soit réputée austère. Le site bimillénaire du rocher granitique surplombant le Rhummel est unique au Maghreb. Depuis dix ans, les cars sillonnent un réseau routier nettement amélioré[22]. Bône (Annaba) est à quatre-vingt kilomètres au nord. Biskra à cent cinquante kilomètres au sud. La mer, le désert et la montagne sont à deux ou trois heures de route, chaque week-end, toute l'année. On peut trouver pire comme entrée en matière. Mais si la plage est un bon adjuvant, elle ne fait pas nécessairement de Braudel un bon pédagogue. Il faut bien que s'opère en lui le juste accord entre les dispositions innées et la formation acquise.

A peine sorti de l'agrégation, le jeune professeur se voit confier des classes terminales dont les élèves sont à peine moins âgés que lui. A vingt et un ans, le nouvel enseignant est encore un tout jeune étudiant. Il est donc très proche d'eux, et s'efforce de faire passer dans ses cours ce qu'il a aimé chez les meilleurs de ses maîtres à la Sorbonne, la capacité à faire vivre le passé. Sans doute s'agit-il là d'un cliché depuis Michelet. On ne saurait tenir pour autant le témoignage personnel de Braudel comme une complaisance tardive liée à la nostalgie de la jeunesse, car il insiste trop sur ce point dès ses comptes-rendus de 1927 pour qu'on n'en soit pas convaincu. A ses yeux, celui qui ne sait pas restituer une époque, avec ses personnages, ses actions et ses drames, n'est pas un historien. Très vite, le néophyte trouve le ton, fait partager son savoir et son enthousiasme, avec ce mélange inimitable de rigueur et de passion attestés par la suite. Dans cette première classe, il met à l'épreuve sa compétence, découvre son pouvoir, et se découvre à lui même. Les anciens élèves nous incitent à le croire, là encore sans risque excessif de reconstruction rétrospective, car s'ils forment encore une petite sodalité, un demi-siècle plus tard, certains d'entre eux lui écrivent depuis longtemps et n'ont pas attendu que leur ancien professeur accède à la notoriété, a fortiori au sommet de la gloire[23].

En moins d'un an, à Constantine, où il ne fait que passer, Braudel a donc appris à préparer un cours, faire une leçon, capter et captiver un auditoire, parler et séduire à son tour. En revanche, il n'y laisse aucune trace écrite[24]. A Alger, le succès de Braudel n'est pas moindre. Sa mutation laisse deviner le crédit qu'on lui accorde. Elle suggère un accord entre les deux lycées et l'Académie à propos d'un talent qu'on veut favoriser. De nouveau, la personnalité déjà très affirmée de Braudel, la qualité de son enseignement, ne sont pas attestées seulement par Mme Braudel, qui fut son élève, mais par un autre témoin direct parvenu lui aussi au magistère, qui brilla en 1928 dans sa classe, Jacques Berque[25].

Lire

Pour l'historien néophyte, le passage à l'écriture commence à cette époque par la lecture. Ou plus exactement par la note de lecture. On sait que la bibliographie critique a été mise à l'ordre du jour par la Revue historique et prise en charge à Alger par la Revue africaine, éditée à l'initiative de la Société Historique Algérienne[26]. Quelques années plus tôt, Charles-André Julien y a fait ses premières armes, de la même façon. On a jugé à Paris, au lendemain de la Grande Guerre, peut-être à l'initiative de Charles Seignobos, que la scientificité et la visibilité de la discipline passaient par une exigence bibliographique plus forte. En fait, l’Année sociologique de Durkheim avait ouvert la voie quinze ans plus tôt. C'est l'apogée du compte rendu critique, pour toutes les disciplines des sciences sociales. C'est aussi l'apogée d'une culture de l'écrit, dominée par la presse et l'édition, stimulée par le pamphlet, la caricature et la satire, nourrie par une pensée libre et fondée en raison, accessible à tous dans un débat public[27]. La liberté de la science et la liberté de l'esprit sont en phase. Les Annales suivent le mouvement, pour mieux innover sur le fond. Bloch et Fèbvre redoublent d'ardeur en cette matière. Pour ces derniers, il est vrai, la multiplication des notes est stratégique. Elle vise à la couverture systématique du champ, et contribue à la construction et à l'imposition d'une vision alternative de l'histoire. Cependant, le compte rendu est aussi à considérer comme un exercice pédagogique. Il fait partie d'un véritable modèle de formation et de transmission. Excellent pour le coup d’œil, il requiert l'amplitude de la pensée et la concision dans l'écriture. Avec lui, le jeune postulant apprend à manier les armes de la critique. Il fait ses classes, ses gammes, et ses preuves. Exercice d'école pour les aînés les plus prestigieux, la note relève du noviciat et du « bizutage » pour les cadets. Bref, cet outil cognitif, polémique et pédagogique, participe d'un véritable rite de passage.

A Alger, pourtant, Braudel n'écrit toujours rien, du moins à ses débuts; si ce n'est pour les besoins de ses cours, dont nous ne savons rien. N'imputons pas ce silence au tourisme ou au dilettantisme. Huit mois à peine après son arrivée à Alger, on sait qu'il part à l'armée sur le Rhin. Le temps était trop court, et les projets de thèse trop flous. La reprise d'écriture se fera donc au retour, à partir de l'hiver 1926-1927, à la faveur d'un nouvel objet de recherche et d'une présence durable dans le plus grand lycée d'Algérie. Braudel n'a d' ailleurs que vingt cinq ans quand il publie son premier texte d'Algérie, une note de lecture, précisément, consacrée à la toute récente étude de Charles Taillart sur 1'Algérie dans la littérature française.[28] Il ne manque pas d'y inclure un ouvrage complémentaire du même auteur, dont l'objet est suffisamment défini par le sous-titre : Essai de bibliographie méthodique et raisonnée[29]. Voilà Braudel lecteur. Ce premier compte rendu, paru dans la Revue Africaine, la plus prestigieuse revue d'Algérie, est suivi quelques mois plus tard d'une série de notes rassemblées dans un même texte donné à la Revue d'histoire moderne sous le titre Quelques livres sur l'Espagne du XVIème siècle. Quatre ouvrages récents y sont passés au crible. L'un est un livre important de l'historien américain Merriman, consacré à la Formation et l'évolution de l'empire espagnol [30], les trois autres s'intéressent aux saints espagnols du XVIème siècle, et notamment à Thérèse d'Avila. Cette fois, le lorrain n'a pas perdu de temps. Mieux, il fonce. C'est un autre Braudel qui a repris ses fonctions au grand lycée. Il a un sujet, une ambition, un projet, auquel il consacre toute son énergie. Derrière le jeune professeur  « dissipé » et « joueur » évoqué par Daix, on voit poindre le bourreau de travail, avec ses 27 heures de cours par semaine, ses heures complémentaires à la faculté des lettres, et le retour à l'enquête historique. Le temps des vacances et des excursions est révolu. Celui des recherches intenses, des lectures ciblées et des travaux d'écriture commence. Au lieu des étés à la plage, on compte huit campagnes estivales de bibliothèque et d'archives: la première en France, les sept suivantes en Espagne. L'été 1927, le jeune homme est à Paris, aux Archives Nationales et à la BN. C'est là qu'il effectue sa première grande brassée. Sa note Merriman montre qu'il est déjà très au fait de la bibliographie «seizièmiste» sur l'Espagne et qu'il a commencé d'explorer la documentation de base, tant imprimée que manuscrite. Sa recension des trois ouvrages consacrés à la mystique confirme qu'il en a lu bien d'autres sur le même sujet. « Il est loin de notre pensée d'oublier la haute valeur des livres de Schafer, de Lea, de Llorente, de Menendez y Pelayo », précise-t-il dans une note de bas de page [31].

Braudel est et restera un grand, un prodigieux lecteur, mais pas un forçat de la note de lecture. La différence sur ce point avec Bloch et Fèbvre est flagrante. Il fera des milliers de fiches de lectures pour lui même, mais sans s'astreindre, à l'encontre de ses aînés, au stakhanovisme de la note, pas même pour les Annales. En 1927, l'exercice est certes un genre obligé si l'on veut entrer dans la carrière. Braudel en fait donc, juste ce qu'il faut. A son départ d'Algérie, les notes auront tendance à diminuer, en nombre sinon en qualité. Toutefois, la puissance de lecture, elle, reste intacte, et fait partie des conditions d'invention de la Méditerranée. Il y a là un double hiatus qu'on ne pourra sans doute jamais lever. Celui qui sépare la bibliographie parue dans la première édition de la Méditerranée des notes de lecture antérieures, et celui qui sépare ces lectures référencées de toute la masse des lectures effectives, hors du champ circonscrit par le jeu même de la référence. Braudel lecteur n'a sûrement pas que des intérêts professionnels. La place de la poésie, du roman, de la musique, du cinéma, nous échappe presque totalement[32]. Il en va de même pour la philosophie, la sociologie, ou les sciences de la nature. C'est tout l'horizon intellectuel du jeune Braudel qui nous échappe. Seul un relevé de bibliothèque arrêté à 1930 aurait pu nous éclairer vraiment. Quant aux 277 notes qui figurent au bas du texte de 1928, elles indiquent un premier cercle de lectures très instructif mais par trop limité. Les géographes comme Brunhes et Lespès sont cités. Mais pas Vidal de la Blache, dont l'influence est pourtant telle qu'elle a failli faire de lui un géographe. On ne saura donc jamais quels auteurs scientifiques ou littéraires ont accompagné le passage de Bar-le-Duc à l'Escorial, ni le rôle qu'ils ont joué dans le cheminement intérieur conduisant à inverser l'ordre des facteurs entre l'empereur et la mer.

Reste l'indice du genre « note de lecture », tel qu'il est pratiqué par Braudel avant son départ au Brésil, à partir de son expérience algérienne, de 1927 à 1935. Tout n'est pas d'égale qualité dans ce corpus. Certaines notes sont des «brèves» de pure circonstance, j'allais dire de politesse, dans le contexte de l'historiographie du centenaire. Par exemple les quelques lignes consacrées à la petite brochure du professeur Garoby, un colonial libéral, d'origine russe. D'autres sont à la fois d'amitié et de violon d'Ingres. Il en est ainsi des deux articles sur l'iconographie d'Esquer, ou sur la « peinture algérienne»[33]. L'analyse est sérieuse et argumentée, mais sans originalité ni véritable profondeur. Incontestablement, le jeune Braudel n'est pas là à son meilleur. Il n'est pas outillé pour briller sur le terrain des historiens de l'art, il est vrai encore très peu défriché. Non, la véritable mesure du Braudel lecteur se devine dans les notes Merriman, Sayous et Julien, qui ouvrent, traversent et terminent le cycle algérien de 1930. Compte tenu de son sujet de thèse initial, le premier livre majeur pour Braudel est celui de Merriman. Chez ce dernier, il apprécie la « documentation impressionnante », « le témoignage de documents originaux », l'apport des manuscrits, mais aussi la vision que l'auteur a d'un Charles-Quint guerroyant en Europe et en Afrique tandis que s'organise « un nouveau monde espagnol au delà de l'Atlantique ». Il peut alors conclure sur les mérites d'un « guide sûr », « le meilleur livre d'ensemble dont nous disposions aujourd'hui pour retracer les destinées espagnoles dans la première moitié du XVI siècle[34] ». Mais il n'est pas pleinement satisfait. Car il a déjà consulté les catalogues de Simancas, et il est très conscient de « la tâche immense à accomplir »[35]. La qualité du premier article de 1928 tient justement, mais pas seulement, à une première immersion dans cette mer d'archives. Retenons aussi la critique des biographies de saints et la lecture sans ménagement d'un prestigieux aîné, romancier il est vrai, Louis Bertrand, dont Braudel souligne les limites et les contradictions avec d'autant moins de réserve que le thème des Morisques lui tient à cœur[36], et qu'il va en faire un axe essentiel de son propre travail, quelques mois plus tard. L'année 1928 est précisément consacrée à rédiger ce volumineux texte de cent pages, qui lui servira opportunément de thèse complémentaire, beaucoup plus tard. Mais le Centenaire est déjà en préparation, et les revues multiplient les demandes. Dans la courbe de production du compte rendu braudélien, l'année 1930 constitue un pic. Il n'y en aura pas d'autre. Un texte sort du lot, bien que très court, celui qu'il consacre au petit livre d'André Sayous sur Le commerce des Européens à Tunis depuis le VIe siècle jusqu'à la fin du XVlème siècle. Braudel sait voir d'emblée l'importance de cet essai d'un économiste qui le suivra tout son œuvre, bien qu'il n'ait pas encore le moyen, sept ans avant le séjour à Dubrovnik, d'en prendre toute la mesure. Un autre s'impose également, en marge des comptes-rendus propres au Centenaire. Il concerne l'ouvrage que Segre et Egidi consacrent au duc de Savoie, Emmanuele Filiberto [37]. Dès les premiers mots, Braudel oppose entre eux les coauteurs. Il souligne la supériorité d'Egidi sur Segre en ce qu'il sait dépasser la biographie du duc de Savoie pour s'élever à «toute l'histoire de l'Etat savoyard ». Il se prend au jeu, et prend même le sujet à son compte, pour montrer la faiblesse intrinsèque de cet Etat qui « souffre d'être en contradiction avec les lois de la géographie » et manque l'occasion de rivaliser avec Venise et Gênes. Comme il en convient lui même, Braudel est tenté de refaire le livre chaque fois que le sujet l'intéresse. Chemin faisant, de Merriman à Sayous, la note de lecture permet à Braudel de cerner les exigences du métier et l'aide à situer ses propres objectifs. Le véritable historien chasse de race. C'est un pisteur qui suit les bonnes traces, découvre les bonnes archives, isole et fixe les bons documents, et fait lever le gibier des bonnes questions.[38] Pour ce faire, Braudel le chasseur ne lit pas seulement tel ou tel livre, même s'il en est de plus importants que d'autres, qui fixent provisoirement ou durablement un état du savoir. Il lit par grappes de livres, selon la gamme des questions suscitées par un problème. Si la cruzada castillane conduit sans doute à la mystique, elle conduit aussi aux moriscos, et au delà, à la vision globale d'un empire entre deux mers et trois terres.

En fin de période algérienne, toutefois, un autre compte rendu s'impose, par sa longueur et sa teneur. Il concerne le premier grand livre de Charles-André Julien, Histoire de l'Afrique du Nord, paru chez Payot en 1931, peu après les publications du Centenaire de la conquête, et en partie contre elles. La note de Braudel sort dans le n° 354‑355 de la Revue Africaine, au premier semestre 1933, alors qu'il vient de prendre un poste à Paris. C'est pour lui l'occasion de se mesurer, à travers cette oeuvre considérable, non seulement à un aîné effectuant sa grande percée, mais à l'objet même de ce grand livre, qui n'a toujours pas été remplacé aujourd'hui, et donc à son propre savoir historiographique sur le Maghreb. Il entre peut-être dans la note de 1933 une part de rivalité personnelle, en écho à la préparation historiographique du Centenaire des historiens. Le secrétariat ne pouvait en être confié qu'aux meilleurs des cadets. A l'évidence, il n'y en avait que deux. Julien était sans doute mieux placé, en tant qu'aîné des cadets, et aussi par l'amplitude de son registre, à la fois antiquisant et contemporanéiste, mais handicapé par un positionnement politique trop marqué. Braudel, plus jeune de dix ans, était sur place, donc immédiatement opérationnel, endurci par ses années algéroises, ouvert à l'histoire longue par son enseignement, mûri et porté au comparatisme par son travail de forçat aux archives de Simancas, et porté par ses pairs en raison d'un talent déjà étincelant, et politiquement moins subversif. On ne peut exclure non plus, chez certains des maîtres d'Alger, une part de revanche sur « Julien l'apostat ». Il reste qu'en demandant une note développée à Braudel, qui avait déjà donné un compte rendu beaucoup plus bref et bien moins incisif au Bulletin de la société des professeurs d'histoire et de géographie de 1'enseignement public la Revue Africaine algérienne ne s'est pas trompée. Elle a pris à la fois le plus jeune et le meilleur des lecteurs. Celui qui était le mieux à même de porter la critique du sein même de la discipline, avec les arguments scientifiques les plus consistants. Il suffit de comparer le compte rendu de Braudel avec celui de Hauser, publié un an plus tôt dans la Revue historique, sorte de journal officiel des historiens français[39]. Le maître du seizième siècle européen, qui affirme d'emblée son incompétence en matière maghrébine, s'autorise toutefois à rendre compte du livre au nom de la méthode que ce dernier met en œuvre, et de la place qu'il est manifestement destiné à occuper dans l'historiographie maghrébine. Hauser fait ressortir avec une sincérité évidente les qualités de ce « beau livre », issu d'un « effort extraordinaire », « qu'on peut consulter avec confiance », dont « le mérite éminent et rare » est d'avoir éclairé une histoire confuse en « déroulant la succession/des états de civilisation ». Il regrette vivement, toutefois, l'anticolonialisme affiché de Julien, sa « vision polémique des choses » et son jugement peu équitable sur Lyautey. Un jugement qui, écrit-il « avec regret », « manque au devoir de l'historien »[40]. Braudel n'aime pas non plus l'histoire militante, mais il ne songe pas comme son maître de la Sorbonne à porter la critique sur ce terrain. Il tient au contraire que Julien a « objectivement présenté les choses ». D'ailleurs, estime-t-il, « l'œuvre française ne sort pas diminuée, tant s'en faut, .de cet examen impartial », courageux et serein, même s'il faut reconnaître sans détour que la guerre d'Algérie n'a pas été une pastorale. Braudel porte le fer sur le terrain scientifique, qui seul compte à ses yeux. Certes, le cadet multiplie les louanges envers l'aîné. Il admire le talent du « metteur en scène », le « brio » d'un historien maître de sa documentation, soucieux de « prudence et de réserve », mais qui a le « le don du mouvement et de la vie ». Il fait ressortir dès les premières lignes « le travail prodigieux » - la formule est reprise par deux fois- qu'implique cette « excellente synthèse », et sa « réussite indéniable », qui fait de l'ouvrage « un livre de base classique déjà[41] ». Mais la seconde expression indique d'emblée les limites de la faveur braudélienne.[42] Si le spécialiste de Philippe II fait l'éloge des « pages neuves et originales sur le donatisme », ou souligne « la part personnelle de Mr Julien » dans le résumé de la période ottomane[43], on comprend du même coup que l'ensemble est de seconde main. Sur ce point, la charge parait manquer de pertinence. Car personne ne peut travailler sur deux mille ans d'histoire maghrébine en première main. Ou bien on accepte la synthèse, comme genre, ou bien on récuse le genre. Si on l'accepte, la critique doit s'exercer dans le cadre de ce genre. La sévérité de Braudel est d'époque, et ciblée. Il est beaucoup moins dur, en effet, non seulement avec Yver et Esquer, honnêtes artisans historiens, mais encore avec Georges Hardy, dont il recommande bien imprudemment les deux chapitres de synthèse sur Le Maroc et la Tunisie, alors qu'ils ne valent pas le livre d'Augustin Bernard sur l'Algérie. Beaucoup moins dur aussi avec le général Paul Azan, spécialiste consciencieux de la conquête mais qui n'arrive pas à la cheville de Julien. Il y a dans ce compte rendu une ardeur juvénile qui tient à la stature même du vis à vis. Tout se passe au fond comme si Braudel estimait que Julien et son œuvre étaient seuls dignes de lui, et méritaient une véritable critique en règle. Pour Braudel, rejoignant Hauser, la créativité de la synthèse réside dans la capacité à dégager des lignes d'intelligibilité en longue durée. Julien s'y est efforcé avec succès dans plusieurs de ses parties, mais pas dans toutes. Sur deux points essentiels, Braudel a bien vu la faiblesse, mais son attaque manque de mesure. On admettra avec lui que Julien a « fait une place trop grande aux affaires d'argent » dans l'étude de la conquête, mais l'ironie cinglante étonne chez celui qui a justement reproché naguère à Bertrand de ne rien voir des aspects financiers de la Croisade. Surtout, on admettra avec lui que Julien n'a pas tiré le meilleur parti des travaux de Georges Marçais sur la période musulmane classique. Pour autant, la remontrance de Braudel, qui parle de « carence », n'est pas elle même sans défaut. Car si tout le monde s'accorde comme lui à trouver roborative la lecture géographique de Gautier - Braudel évoque « ses procédé cartographiques prodigieux »-, le critique de Julien fait à son tour l'impasse complète sur la leçon que William Marçais, maître des études d'arabe au Maghreb, et frère de Georges, adresse à l'auteur des Siècles obscurs du Maghreb dont certaines interprétations fantaisistes résultent de taxinomies tribales non maîtrisées.

Il reste que Braudel le lecteur et le censeur est déjà un maître historien doté de surcroît d'un réel talent d'écrivain. La note Merriman et la note Julien ne permettent pas seulement à Braudel de prendre la mesure d'une œuvre de référence constituant chacun dans son ordre la meilleure des synthèses, elles lui servent de point d'appui dans un des registres qu'il affectionne, le bilan d'une question. Elles entourent le grand article de 1928 et constituent avec lui un complexe d'écriture qui va sinon demeurer en l'état, car Braudel ne cesse de reprendre le canevas initial en laissant venir à lui d'autres données et d'autres lectures, du moins se poser en attente d'une reformulation générale, dont lui même ne connaît pas encore le sens, et que pendant un temps, Fèbvre verra sans doute mieux que lui. La première note a servi de mode d'entrée dans le seizième siècle espagnol, où se construit son objet, la seconde se présente à la fois comme une sortie et un point d'orgue, dans la reprise de cet objet vu du Maghreb, à partir d'une vision véritablement exhaustive de l'historiographie maghrébine.

Faire de l'histoire

Faire de l'histoire, pour le jeune Braudel d'avant l'Algérie, pour l'étudiant de vingt ans, c'est traiter d'une question précise, bien délimitée dans l'espace et le temps. L'exigence demeure en Algérie, mais des ducs de Bar à «Philippe le prudent», on change à la fois de dimension et d'approche. Le « dernier élève de Aulard »[44] a parfaitement intégré les règles de la méthode historique dégagées par l'école positiviste. On en voit les mérites dans le mémoire de 1922. Partir des documents, les soumettre à la critique, interne et externe, c'est ce à quoi il procède avec maîtrise, comme dans l'examen des témoignages recueillis un an après le voyage fatidique à Verdun du procureur de Bar-le-Duc, Gossin, et le « drame » qui conduit finalement à l'exécution de ce dernier pour trahison. En fait, « La peur de la foule barrisienne » est le vrai coupable, écrit Braudel, dans une anticipation étonnante du grand œuvre de Georges Lefebvre, et sans craindre de blesser l'amour propre des siens, dont l'histoire est moins glorieuse qu'ils ne le croyaient[45]. Chacun craint pour son bien ou pour sa vie, et pas seulement les notables. C'est la foule qui oblige le procureur à partir en délégation, contre sa volonté expresse, pour répondre à l'ultimatum du prussien, afin d'éviter des représailles à la ville. Notre étudiant démontre, pièces à l'appui, dates et cartes en main, que l'argument selon lequel il s'agissait de gagner du temps pour permettre à Kellerman d'arriver sur les lieux à la veille de Valmy est construit post festum. Car personne à Bar ne savait où se trouvait l'armée patriote quand la foule a contraint Gossin au voyage. D'une phrase qu'on croirait écrite hier, le jeune homme conclue : «ces erreurs des témoins de 1793 s'expliquent. Ils sont portés à reconstruire le passé d'après ce que l'avenir leur a révélé ». Braudel sait déjà tout faire, établir les données et hiérarchiser les faits, éclairer les actions et les motivations, nouer et dénouer les fils d'une intrigue. Il domine les sources et sait rendre le vif et le vrai du moment. Juge d'instruction, mais aussi peintre et dramaturge, le jeune historien traite de la Révolution à Bar-le-Duc selon les canons de la tragédie. Il n'ignore pas non plus les règles du suspense, puisque le mémoire suit une progression émotionnelle qui culmine avec la mort de Gossin et la victoire de la Nation. Mais Braudel regarde déjà du côté de ce qu'il appellera encore longtemps la «grande histoire ». A propos du voyage de Verdun, il a cette formule frappante: «Dans l'histoire de l'ancien constituant (Gossin), il a un intérêt capital. C'est un fait insignifiant dans l'immense histoire générale ». Ce dernier terme revient en conclusion, pour soutenir le choix de périodisation, et expliquer pourquoi l'auteur a arrêté son étude à Valmy. « A mon sens, écrit‑il, toute division chronologique rationnelle dans l'histoire révolutionnaire de Bar doit s'appuyer sur des considérations d'ordre général. Or ce mois de septembre est un moment décisif dans l'histoire de la France. Le système monarchique a été brisé le 10 août; en septembre, la République a remplacé la vieille royauté capétienne. Une page de notre histoire a été définitivement tournée ». La méthode et le style du premier Braudel sont en place. Toutefois, ce qui retient davantage l'attention, c'est la qualité de prise en main du sujet, l'impression d'autorité qui se dégage d'un texte caractérisé par la sûreté de l'argumentation et la fermeté du jugement. La construction est solide, équilibrée. L'écriture est incisive et sobre, ordonnée par une phrase courte éloignée de tout pathos. On est frappé par la coexistence, et le contraste, entre l'empathie marquée pour le sujet et le regard très distancié sur les hommes. Comme si, a vingt ans, il n'avait déjà plus d'illusion sur la nature humaine. On croirait que le texte est écrit par un homme de quarante ans.

Pourtant, l'Algérie apporte autre chose à Braudel. Un grand sujet, une grande ambition, après il est vrai une période de latence et d'incertitude, où la vie personnelle, les cours au lycée et le service militaire ont pris le dessus. A la reprise d'écriture, cinq ans ont passé. Certes, Braudel confirme immédiatement ses qualités initiales, clarté de l'exposition, fermeté de l'argumentation, cohérence de la construction, autorité de la démonstration. Toutefois, la nouvelle production du jeune historien ne progresse pas d'un seul mouvement. D'un côté, elle ne conserve pas intégralement la qualité innovante des débuts, qui aurait permis à Braudel de suivre plus tôt la naissance de l'histoire sociale et l'entreprise des Annales, s'il avait rencontré un Georges Lefebvre. Elle perd en effet ce qui a contribué pour partie au meilleur du mémoire de 1922, la finesse de l'étude inséparablement géographique et sociologique, voir ethnographie, du milieu étudié. On pourrait considérer la perte comme définitive, si Identité de la France ne constituait pour le vieux maître une sorte de retour à cette histoire quasi anthropologique du proche et du local esquissée avec brio dans sa jeunesse, mais sans préoccupation épistémologique claire, à une époque où ce type d'histoire n'était même pas pensable. Il faudra attendre la Méditerranée, quinze ans à vingt ans plus tard, pour retrouver cette inspiration, à une toute autre échelle, avec un exceptionnel bonheur d'écriture, mais sans sortir de la liaison préférentielle avec la géographie. D’un autre côté, l'histoire amorcée par Braudel en Algérie gagne non seulement en ampleur d'investigation, bien au delà du simple passage du mémoire à la thèse, mais aussi en volonté de problématisation, bien au delà de ce qu'exige le travail de thèse ordinaire. L'autorité se confirme, l'audace s'affirme. Braudel s'impose d'abord une rupture avec la dimension monographique et périphérique. Il ne s'agit plus d'observer un petit pays sur une courte période, et d'apporter ainsi une modeste pierre au gigantesque édifice de l'histoire révolutionnaire, mais d'étudier une politique mondiale à l'échelle d'un règne, sinon d'un siècle, en s'installant au centre d'un empire, quitte à conserver en tant que de besoin un regard non seulement depuis la frontière, mais depuis l'autre camp. On retrouve le Braudel empereur et stratège évoqué plus haut[46] .

On sentait le jeune homme impatient de se confronter avec un grand sujet et de se mesurer avec ses pairs, c'est chose faite. On est d'autant plus surpris qu'il se soit inscrit avec un Pagés aujourd'hui complètement oublié, alors qu'il avait reçu en Sorbonne l'enseignement de Hauser. A moins qu'il n'ait pas eu d'autre choix sur le moment, ou qu'il y ait vu l'avantage de rester davantage maître de lui même. Surtout, il avance avec détermination du côté de l'histoire problème, dans une sorte de long intermède entre la critique de type positiviste qui est à son zénith et la nouvelle histoire qui est encore à venir. Le problème posé par le sujet déposé fin 1926 se ramène à la question: qu'est ce qu'une politique impériale, comment se formule-t-elle, se pratique-t-elle, se développe-t-elle, évolue-t-elle ? Comment le Prince (sa maison, l'Etat), soutenu ou tenu par tous ceux qui durablement ou non la soutiennent, pris entre le hasard (le mot revient souvent) et la nécessité, est il conduit à faire des choix, à arbitrer pour diriger, fût-ce au prix de reculs et de compromis, entre des forces opposées et des intérêts multiples, dans un espace économique social, culturel et politique sans cesse et âprement disputé ? La formulation est classique, mais elle déborde de loin l'histoire diplomatique et militaire. Elle anticipe déjà sur la future histoire globale. La question est toujours là, sous cette forme explicite, trente ans plus tard, quand Braudel rédige ses biographies de Charles-Quint et Philippe II. Mais elle est posée alors à partir d'une demande adressée dès 1942 par Fèbvre à Braudel, sous une autre formulation: comment se mettent en place et s'organisent la première monarchie et le premier empire occidental des temps modernes, face au colosse ottoman qui l'a précédé.

A vingt cinq ans, le jeune professeur d'Alger revendique une histoire exigeante, agressive, poussée parfois jusqu'à la polémique, on l'a vu, mais toujours soucieuse de rigueur méthodologique et de hauteur de vue. Autorité ne signifie pas arrogance, mais cohérence. Il s'impose en effet à lui même ce qu’il demande aux autres. Avec toute l'ampleur de ses cent dix pages, l'article de 1928 se présente à la fois comme un exercice démonstratif et un portrait ou autoportrait. Démonstratif parce qu'il donne une réponse argumentée aux critiques formulées dans ses premiers compte rendus. Portrait dans la mesure ou Braudel se présente en artiste à travers une esquisse, dressant du même coup un idéal type de l'historien. Et ce à travers un canevas analytique et programmatique déjà très au point, deux ans avant d'entendre Pirenne à Alger et de parachever à travers lui ce premier idéal. Trois exigences, déjà perceptibles en 1922, prennent une importance cardinale à ses yeux. La maîtrise du champ historiographique, l'ampleur et la pertinence de la documentation, et la façon de poser et traiter une « question ». Les premiers mots de son article de 1928, qui servira plus tard de thèse complémentaire, et a d'ailleurs des allures de pré-soutenance, disent à la fois les limites du texte et la nature de son « ambition »: non pas « présenter l'étude complète d'une question très vaste », mais « préciser l'état actuel des connaissances », « indiquer les grandes lignes du problème »[47]. L'un ne va pas sans l'autre. Le sujet n'acquiert le statut de question, ne devient vraiment problème, qu'à partir d'un état des lieux, quand la documentation et la bibliographie ont été passées au crible de la critique et mises en regard. Dans ses compte rendus, Braudel fustige la documentation légère ou désinvolte, et le travail de deuxième main.[48] Pour lui même, il demande toujours davantage. « Je n'ai pu que commencer l'immense travail de dépouillement que j'espère mener à bien », écrit-il en mars 1929 au recteur Charléty[49]. Ne croyons pas à l'hyperbole, car il précise qu'il a déjà « réuni sur les papiers de Naples plus de huit cent fiches de notes »[50]. L'article de 1928 et le rapport de 1929 montrent un Braudel de passion et de raison. Le doctorant est déjà pris par la passion du document, celle de l'imprimé, et plus encore celle de l'archive. Cette passion remonterait au premier contact avec la fameuse série K des Archives Nationales, pour les besoins d'un exposé de licence consacré à la paix de Vervins[51]. Elle se devine dès le mémoire de 1922 au plaisir de citer au bon moment la pièce qui fait foi, et au souci de dresser copie des trouvailles pour nourrir la correspondance avec les érudits de Bar-le-Duc, qui accompagne et suit la rédaction de son travail. Elle se confirme six ans plus tard. La mention de la liasse, le legajo, et dans la liasse, du papier daté et signé, a quelque chose de jubilatoire. Elle est le fait d'une main amoureuse du parchemin, d'un homme captivé et capté par la puissance de la trace. Mais la raison résiste à la passion, à l'ivresse des grands fonds, même quand la profondeur en est abyssale, comme à Simancas. L’œil reste lucide, car l'historien doit sérier, hiérarchiser et dominer sa documentation, dicter sa loi au fonds. Ainsi fait Braudel dès sa première campagne, en portant sur chaque séquence: feuillet, liasse, série, fonds, un regard à la fois critique et panoramique. Un document n'existe que dans un ensemble, et sa valeur est fonction « des jugements et des hypothèses » qu'il autorise. II faut savoir « faire des choix », et évacuer « les faits-divers de second ordre »[52], mais tout aussi bien « pousser 1'enquête au voisinage de dates qui paraissent intéressantes », et mettre à profit les « détails significatifs », ainsi que le « hasard » qui favorise les apports inattendus. Travaillant sur les archives de l'Inquisition, à la recherche de données supplémentaires sur « la guerre contre les Maures révoltés », il tombe sur des récriminations relatives à la cherté de la vie. Il découvre du même coup la richesse financière de l'institution et des « inquisitions » régionales, et « la place insoupçonnée que les questions d'argent tiennent dans leur correspondances »[53]. J'ai déjà dit la qualité et la puissance de lecture de Braudel, dont la mémoire visuelle est réputée prodigieuse et lui aurait permis d'écrire la Méditerranée sans ses fiches. On ne sera pas surpris qu'en deux ans Braudel ait presque tout lu de son sujet. On peut le croire, au vu des notes et compte rendus, quand il dit avoir lu et annoté aussi bien « les ouvrages historiques », dont la liste est déjà « bien longue », que les « ouvrages modernes, dont la liste est « plus longue encore»[54]. Biographies de l'Empereur, ouvrages sur l'Eglise et l'Inquisition, histoires de l'Espagne, et du Maghreb, politique européenne, et la liste n'est pas exhaustive. Autour de l'axe Merriman, rien n'a été laissé dans l'ombre. Rien ou presque, car il lui a manqué la lecture de Ranke, mise à profit plus tard, pour penser l'affrontement entre les blocs. Mais la documentation et l'archive ne font qu'ouvrir à l'essentiel. L'article de 1928, comme tous les textes de Braudel, veut éclairer ce qui est confus, mettre de l'ordre dans la masse des données, dépasser le fouillis des faits et la chronologie des événements, trouver un fil pour chaque labyrinthe, sortir de la description pour aller vers l'explication. Le véritable historien donne du sens, trace des perspectives, éclaire des liaisons souterraines, dégage les lignes de force. C'est la première qualité requise, soulignée dès le premier compte rendu. Dans son ouvrage sur la « L'Algérie dans la littérature française », Charles Taillart a su « dégager les faits essentiels de la multitude des faits », et « donner une solution à un problème »[55] Rien de tout cela n'est nouveau. On en trouve l' anticipation dans l'idée d' «histoire parfaite», au temps de La Popelinière, et le programme explicite chez Seignobos. Une chose toutefois est de proclamer une intention, autre chose est de la réaliser.

C'est ce à quoi s'attache Braudel, avec la fougue de ses vingt six ans, dans son article de 1928. D'emblée, il déclare ce qu'on y trouvera et ce qu'on n'y trouvera pas. On ne trouvera ni biographie ni bataille, mais « l'étroite liaison des entreprises africaines et des complications européennes ». Il se pose en s'opposant, soulignant les défauts de l'historiographie seiziémiste, qui selon lui sont de méthode et d'analyse. Braudel dénonce avec force « la place exceptionnelle / des biographies des grands personnages », « dont on a dit bien des fois que le point de vue en était assez dangereux et factice ». Il vitupère également les « récits de bataille », alors que fait défaut « une étude précise sur les armes et le matériel », ainsi qu'une vraie connaissance de « la cartographie nord-fricaine et des instructions nautiques ». Voilà pour la méthode. On croirait entendre Fèbvre, alors que les Annales sont encore dans les limbes. En fait, c'est déjà un cheval de bataille du positivisme. Des faits certes, mais non de la petite histoire. Reste le défaut d'analyse. Quel que soit le sujet, Braudel n'aime pas les vues partielles et les chronologies sans rigueur. La qualité de l'historien se mesure à la pertinence de sa périodisation. Ainsi, l'histoire espagnole, en tout cas celle de la « question d'Afrique », reste-t-elle insatisfaisante faute de voir « la transformation et l'évolution des problèmes ». Tout l'article de 1928 repose sur la distinction de trois étapes qui en font ressortir la dynamique et les limites, selon un découpage dont l'intelligence réside dans « l'étroite relation qui lie les affaires d'Europe et celles d'Afrique » [56] et dans la lutte pour le contrôle de la mer, « théâtre d'une lutte grandiose » entre le roi catholique, maître de la Méditerranée occidentale, et le sultan, maître de la Méditerranée orientale. Braudel ne peut s'inspirer de Sayous et Hamilton, puisque leurs textes sont encore à venir, un an et trois ans plus tard. Il est encore loin de la vision puissante du déplacement des centres à l'intérieur de la nouvelle économie‑monde qui conduit l'empire espagnol à sa dérive atlantique. Mais son approche stratégique est déjà très solide. Il n'a pas eu besoin de Ranke pour mettre en scène le combat pour la suprématie entre les maîtres du monde. Enfin si la bonne périodisation est l'indice d'une bonne problématisation, celle ci renvoie finalement à la qualité du « point de vue ». Il faut l'entendre en un double sens, topographique et topologique. C'est la dernière exigence de cette première épistémologie braudélienne. La faiblesse des études relatives aux entreprises espagnoles en Afrique du Nord tient à « une vue partielle de la question ». Elle est vue suivant les auteurs depuis l'Espagne (l'immense majorité), depuis le Maghreb (Mercier et Cour), ou à partir de la politique européenne et de l'histoire générale (Merriman). Braudel lui va articuler les trois points de vue et les postes d'observation auxquels ils correspondent. Quant à la « croisade », qui prolongerait en Afrique la Reconquista péninsulaire, il refuse de la réduire au fanatisme et met sur le même pied « l'importance du passé, les passions religieuses et les intérêts temporels ». Selon ses propres termes, il isole dans un même problème trois questions. Cette manière de faire ne sera pas changée par la suite, même si une nouvelle vision de l'histoire s'impose, nourrie de nouveaux concepts et modèles, dans un déplacement toujours plus puissant du côté des acteurs et des pratiques économiques, mais aussi du côté des échelles de temps et d'espace, dans un souci toujours plus affirmé d'histoire globale, sinon totale.

Le petit mémoire de 1922 peut paraître bien modeste, l'article de 1928 bien trop traditionnel. En fait, une partie du meilleur Braudel est déjà là. Il a le sens de la temporalité sociale d'une « question », de la tension entre les tendances contraires qu'elle manifeste, des forces qu'elle mobilise, des jeux et des enjeux qui l'investissent. Il sait inscrire l'événement dans la durée, passer de l'anecdote à l'essentiel, du particulier au général, du local au global, pousser les feux de l'analyse sans rien perdre de la synthèse. Hostile à tout réductionnisme, il cherche des solutions multifactorielles aux problèmes posés, pratique l'explication causale sans évacuer le hasard, l'aléa, s'intéresse à l'action intentionnelle sans effacer l'illusion, le rêve, les passions. Passion de comprendre et regard agnostique sur le monde se combinent chez ce jeune homme éloigné de tout emballement idéologique, qui regarde vivre les hommes comme un naturaliste et s'affronter les puissants comme un joueur d'échec.

Conclusion

Braudel a-t-il tourné le dos à son passé ? A l'adolescence parisienne, sans doute et sans regret. A la Révolution de Aulard et Mathiez, sans contredit. Au lycée Bugeaud, assurément. A l'Algérie et à la Sorbonne, c'est moins sûr, car Hauser lui a servi de boussole et Gautier de stimulant, avant de croiser Pirenne, et de rencontrer Bloch et Fèbvre. A l'enfance barroise, certes non ! Toute son œuvre démontre le contraire, conformément à son propre témoignage. L'homme et ses textes y retournent et y puisent sans cesse, comme réservoir émotionnel, stocks de souvenirs et d'images, point de repère, étalon de mesure, et instrument de référence, pour les plus lointaines explorations de l'humain, à l'aune du métier d'historien.

Braudel a-t-il autant qu'on le dit et qu'il le dit tourné le dos à sa première manière et à son passé d'historien ? La question me parait mal posée. Y a-t-il coupure épistémologique ou remaniement historiographique? Y a-t-il un Braudel avant la Méditerranée, et un autre après, complètement différent, ou un seul Braudel en incessante reconstruction? Il me semble plus opératoire d'être braudélien à propos de Braudel et de postuler plusieurs Braudel, en tension intime du début à la fin, dont le dialogue intérieur produit ce géant complexe à l'évolution discontinue. Un Braudel changeant certes de sujet et de problématique, mais non de méthode, et d'obsession, sinon de concept, fidèle à des registres d'élection qui n'effacent pas les prédilections de jeunesse et n'ignorent pas les multiples avancées de sa discipline, tout en résistant à leurs reformulations respectives, au moins sous sa direction. C'est encore aujourd'hui un des problèmes de l’œuvre. Parmi ces problèmes, on a évoqué celui des années algériennes. A mon sens, ces années continuent, déplacent et débordent un questionnement lorrain jamais évacué et qui se continue jusqu'au Brésil, entre terre et mer, histoire des terroirs et histoire du monde, et jusqu'à la grammaire des civilisations, entre amour des siens et regard jupitérien sur tous les hommes. « C'est ainsi que les hommes vivent », postule le mémoire de 1922. Mais comment et pourquoi vivent-ils ainsi, comment produisent-ils cette vie qui les produit, ici et maintenant ? C'est précisément la question de toute une vie. Comment l'inventent-ils sous contrainte, portés par un long passé encore lisible dans la trace néolithique, et pris dans la physique de l'histoire, celle des rapports de force, matériels et spirituels, de l'humain, autour de la Méditerranée, et de tous ses équivalents de terre et de mer, dans la diversité des cultures et des civilisations ? C'est l'axe stratégique de la recherche d'une vie.

Les questions algériennes, qui dans un premier temps réduisent l'objectif à la politique, la guerre et la diplomatie, fût-ce à l'échelle d'un empire, contribuent en fait à établir une première géo-histoire dont les limites même conduisent à en bouleverser le champ, à poser les jalons d'une approche nouvelle, et à explorer toujours plus avant cet axe qui la construit. Plus importantes que les questions explicites sont sans doute les questions implicites, celles des années algériennes elles mêmes, car ces dernières se trouvent, entre la dernière adolescence et la pleine maturité, à l'intersection de trois expériences de recherche, de métier et de vie. Elles participent activement au cheminement d'une interrogation souterraine, formulée plus tard dans la double topique à trois échelles de l'espace et du temps. Elles laissent une empreinte, un stock de références et d'images, sans cesse sélectionnées, réemployées et recomposées, à la mesure des exigences successives de l’œuvre ultérieure. Elles contribuent à rendre pensable et possible, et en quelque sorte nécessaire, la permutation fondatrice entre Philippe II et la mer, jusqu'à l'économie-monde, voire à l'histoire- monde.


Notes

[1]- L'idée est ancienne et a fait l'objet d'une note de Maurice Aymard restée à l'état de manuscrit. Je remercie ce dernier d'avoir bien voulu m'en donner communication. Cette idée a été reprise par Pierre Daix dans sa biographie, mais sans revêtir une profondeur démonstrative à la hauteur du problème.

[2]- Daix, Pierre, Paris, Erato et Gemelli, Guilia: Autour de la Méditerranée.- Paris, ed de Fallois, 1996; Les ambitions de l’Histoire.- Même éd, 1997.

[3]- L'anthropologue dirait «entre le Même et l'Autre». Cf Augé, Marc: Le sens des autres, actualité de l'anthropologie.- Paris, Fayard, 1994. 

[4]- La Méditerranée à l'époque de Philippe II.- Paris, 1ère éd., 1949.- p.p. 189 et 190.

[5]- Compte rendu du livre de Merrintan, Roger : The Rise of the Spanish Empire in the Old World and in the New, t IV.: Philip the Prudent, 1934.- In Revue historique, juillet‑août 1936.- p.p. 78‑84.

[6]- Braudel ne donne aucun article à ce sujet au journal Le Monde, quand Berque, Julien, Marrou et bien d'autres sortent de leur réserve universitaire pour protester contre le tout répressif, et préconiser la voie des négociations.

[7]- Un obscur théologien dont les émules espagnols se proposent d'adapter le réformisme religieux, dans un mouvement qui met l'accent sur « les lumières de la vérité intérieure » pour accéder à la vérité de Dieu dans « un passage du Moi à l'Etre ». [Les expressions sont de Braudel].Compte rendu de l'ouvrage de l'abbé Pierre Jobit, Les éducateurs de l’Espagne contemporaine, in Revue historique, avril juin 1938.- p.p. 362‑365.

[8]- Revue Africaine, n° 335‑336, 2ème trim 1928.- p.p. 184‑233, et n° 337, 4ème trim 1928, p.p. 351‑428. Dès la première page, Braudel souligne qu'il s'agit de faire le point sur « la croisade espagnole d'Afrique ».

[9]- In Revue d'histoire moderne, t. 2, n°11, sept‑oct 1927.- p.p. 367‑372.

[10]- Comme le montrent les louanges adressées à la thèse de Jean Baruzi sur St Jean, in Revue d'histoire moderne, op. cité.- p. 372.

[11]- Ibid.- p. 371.

[12]- Ibid.- p 371. On ne peut donc souscrire sur ce point au jugement d'Erato Paris sur l'influence de Louis Bertrand et de « l'école d'Alger » sur le premier Braudel. Je remercie cette dernière de m'avoir communiqué un texte préparatoire à sa thèse sur la genèse intellectuelle de la Méditerranée, très bien documenté sur l'université d'Alger dans les années 1920.

[13]- Les Espagnols…- Op. cité.- p. 203.

[14]- Ibid.- p. 211.

[15]- Une histoire longue de six siècles, qui commence avec la prise de Tolède en 1047 et s'achève avec les dernières expulsions du début XVIIe, s'il est vrai que « dans le lent naufrage de l'islam ibérique… beaucoup de choses surnagent, même au delà de la date fatidique de 1609 ». (Cf note suivante)

[16]- Conflits et refus de civilisations : espagnols et morisques au XVIème siècle.- Annales ESC, octobre-­décembre, 1947.- p.p. 396‑410. Les conflits de religion sont aussi du même coup des conflits de civilisation. Trente cinq ans avant Huntington, Braudel met les grands systèmes culturels au cœur de la dynamique historique du conflit, mais sans se permettre la moindre prédiction‑prédication prophétique.

[17]- Les Espagnols.- Op. cité.- p.192.

[18]- Compte rendu de Llorca, Bernardino: Die spanische Inquisition und édie Alumbrados 1509‑1667.- In Revue historique, sept ‑oct 1936.- p. 328. Texte repris dans Autour de la Méditerranée. Les écrits de Fernand Braudel, ed. par Roselyne de Ayala et Paule Braudel, Paris, Ed. de Fallois, 1996.

[19]- Le choix de Philippe II, fin 1926, est postérieur d'au moins un an au premier retour à Alger, (fin 1925). Il est donc né vraisemblablement en liaison avec un projet de vie en Algérie, concrétisé par un premier mariage avec une Algéroise, et conforté par le secrétariat historiographique du Centenaire.

[20]- Car son texte sur les Espagnols en Méditerranée pour le volume «Histoire et historiens du Maghreb » dans la collection du centenaire de l'Algérie (1930), n'est que la reprise synthétique du grand article de 1928 sur le même sujet.

[21]- Préface à Autour de la Méditerranée.- Paris, ed Fallois, 1996.- p. 1.

[22]- Carlier, Omar: L’espace et le temps dans la recomposition du lien social en Algérie de 1830 à 1930.- In Dakhlia Jocelyne (éd.): Urbanité arabe- Hommage à Bernard Le petit.- Paris Sindbad – Actes Sud, 1998.

[23]- Pierre Daix évoque dans sa biographie la liste des anciens élèves de Braudel, que ce dernier a bien voulu confier à Jean Claude Bringuier.

[24]- Sondage dans le Recueil de la société de la société d Archéologie de Constantine.

[25]- Entretien à bâtons rompus avec J. Berque, en mai 1995, quelques semaines avant sa mort.

[26]- Carlier, Omar: Charles ‑André Julien à Oran : entrée dans la vie et genèse de l’œuvre (1906‑1922). A paraître

[27]- Habermas, Jurgens: L'espace public.- Paris, Payot, 1979.

[28]- Revue africaine, 1927.- n° 329‑330, p.p. 123‑127. L'ouvrage de Taillart est paru en 1925 à Paris aux éditions Champion.

[29]- Complémentaire du célèbre Playfair, l'Essai de Taillart est encore un outil de travail utile aujourd'hui.

[30]- The rise of The Spanish Empire in The Old World and The New. New York.- Ed. Mac Millan, 1925.- T. 3.

[31]- Revue d'histoire moderne, t. 2, n° 11, sept‑oct 1927.- p. 369.

[32]- Le témoignage de Mme Braudel sur ce point serait très précieux, même s'il ne saurait remonter vraiment au delà de 1930.

[33]- L'histoire de l'Algérie et l'iconographie.- Gazette des beaux arts, Janvier 1930. - p.p. 388/409. Voir également, Un voyage à travers le passé de l'Algérie.- Paru dans la Revue Africaine, 1er et 2ème trim 1930.- n° 342‑343, p.p. 154/165.

[34]- Ibid.- p. 369.

[35]- Ibid.- p. 368. L'été suivant, il sera à Simancas, avant même d'avoir obtenu l'argent de sa bourse.

[36]- La marque est là pour longtemps. Braudel y reviendra encore vingt ans plus tard, dans un article des Annales, alors qu'il est désormais à la tête de la prestigieuse revue.

[37]- Turin, Paravia : 1928.- 2 vol.

[38]- Il aime chez Esquer, même si on doit faire la part de l'amitié pour l'érudit et l'aîné, sa capacité à pousser « chaque question … dans ses derniers prolongements » (cf Revue Africaine 1930 ); chez Sayous sa capacité à « étendre le champ de son observation » (Revue Africaine 1930).

[39]- Revue historique: 1932.- p.p. 665‑669.

[40]- Ibid.

[41]- Revue Africaine, 1er et 2ème trim, 1933.- p. 37.

[42]- D'ordinaire, Braudel est plus sensible au tour de force que représente ce genre d'exercice.

[43]- Celle où il a utilisé les travaux de Braudel notamment. Braudel a la délicatesse de ne pas se citer, mais les initiés auront compris.

[44]- La formule est du jeune Braudel lui même cf. Mémoire: Op. cité.- p. 118.

[45]- « Le voyage de Verdun, écrit Braudel, un simple accident.. dans la vie locale, ... est simplement la preuve, selon nous, de l'attitude lamentable des Barrisiens, que les témoignages de 1793 représentent, non sans ironie, comme des modèles de vertus patriotiques. »

[46]- A première vue, le sujet est ambitieux mais pas audacieux, car la mure est classique. Il s'agit d'uns étude de politique étrangère, dans le droit fil du courant historiographique dans lequel va s'illustrer Pierre Renouvin. En fait, l'absence même du terme politique étrangère dans le titre, et la présence quasi alternartive du mot méditerranée, sont les indices d'une visée intellectuelle plus audacieuse, inspirée de Vidal, sinon de Ratzel, même si cette ambition n'est pas transparente à elle-même. Jusqu'où aller en effet dans la construction triangulaire de la relation entre un Monarque, son pays et son Empire? Jusqu'où déplacer le regard, depuis le bureau de l'Empereur, en quelque sorte dans son dos, mais aussi depuis d'autres lieux, et avec d'autres yeux, fut‑ce pour se limiter à la frontière maritime occidentale de l'Empire?

[47]- Les Espagnols: Op. cité.- p.184.

[48]- Inversement, il souligne toujours la qualité de la documentation, comme dans le compte rendu de Charles Taillart, « qui a mis en œuvre une documentation formidable » op. cité.- p.

[49]- Autour de la Méditerranée: Op. cité.- p. 23.

[50]- Ibid.- p. 26.

[51]- Ibid.- p. 157.

[52]- Ibid.- p.p. 15 et 20 Il faudra encore un demi‑siècle pour que la discipline apprenne à faire son miel du fait ­divers.

[53]- Ibid.- p.p. 15 et 20.

[54]- Les Espagnols: Op. cité.- p. 32.

[55]- Cf. Taillart: Op. cité.

[56]- Les Espagnols: Op. cité.- p. 370.

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