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Hippolyte Lecq (1856-1922): un agronome colonial ou la défense d’une agrologie nord-africaine

Insaniyat N°19-20 | 2003 | Historiographie maghrébine : champs et pratiques | p.177-197 | Texte intégral


Hippolyte Lecq (1856-1922) : a colonial agronomist or for a North African Agrology.

Abstract: This article presents the French colonial agronomist Hippolyte Lecq’s itinerary. He was  an important civil servant in Algerian agriculture at the start of the century. This article recalls mainly his ideas of economy, and rural colonial society. Lecq, through his numerous articles, shows through the Algerian example, a point of view relevant to North African agriculture, economy and rural society, at the beginning of the XXth C in North Africa. He questions firstly the remarks relative to rural conditions, agricultural potential and vocation of Algeria, underlining especially the duress which the arid or semi-arid climate represents for agriculture, to which he added fertile land in limited quantity. Lecq puts forward the importance of Native economy. This approach leads him to underline the limits of the colonial model and to promote a specific “agrology” for North Africa.

Key words : Engineer – Agrology – Northern Africa – Colonialism – Native Agriculture.


Omar BESSAOUD : Chercheur, CIHEAM-IAM-Montpellier, France.


Introduction

Nous exposerons l’itinéraire d’un agronome colonial (H. Lecq), ses conceptions de l’économie et de la société rurale coloniale, ses commentaires sur les pratiques agronomiques de l’époque (1880-1922) et ses tentatives de poser les fondements d’une «agrologie Nord-africaine».

Cet essai de définition d’une «agrologie spécifique à l’Afrique du Nord» – qu’il poursuit en collaboration étroite avec l’un de ses collègues agronomes, Charles Rivière – l’a conduit à formuler des thèses qui, sans remettre en question le cadre colonial, dépassent le discours colonial classique. L’analyse de l’agronome, de l’expert technique confronté aux réalités agricoles du moment, lui a permis d’exposer des points de vue pertinents sur l’agriculture nord-africaine – la colonie algérienne étant prise comme exemple[1] -, points de vue qui nous paraissent d’une grande actualité aujourd’hui. Les manuels et traités pratiques qu’il publie avec Ch. Rivière[2] sont une extraordinaire source d’information et une synthèse originale, à la fois sur l’état des savoirs agronomiques, mais également sur l’économie et les sociétés rurales du début du XXe siècle au Maghreb.

Nous présenterons, i) l’itinéraire professionnel de Lecq, ii) les mythes et «fausses illusions» –souvent entretenus sur l’agriculture algérienne– qu’il dénonce, iii) les conceptions sur l’agriculture traditionnelle «indigène» et la «modernité» du système colonial qu’il développe,iv) les principes de «l’agrologie Nord-africaine» qu’il énonce, avant de conclure sur les enseignements méthodologiques que l’on peut tirer d’une étude des manuels agronomiques et des itinéraires des agronomes coloniaux pour l’histoire de l’agriculture algérienne.

Avant l’exposé des thèses, il est utile de rappeler quelques points de repères sur l’itinéraire professionnel et intellectuel de notre agronome, ce qui nous permettra d’éclairer et de comprendre les positions sévères vis-à-vis de la colonisation agraire qu’il est parfois conduit à adopter .

1. Itinéraire professionnel et intellectuel

H. Lecq est né au milieu du XIXe siècle (en 1856) à Lambres, commune proche de la ville de Douai (dans le nord de la France). Nous savons peu de choses de son itinéraire académique, sinon qu’il poursuivit des études classiques qui l’on conduit vers une licence de droit et, plus tard, à décrocher un diplôme d’ingénieur agronome obtenu à l’Institut National Agronomique de Paris. Très jeune, fonctionnaire de l’administration agricole, il sera nommé inspecteur de l’agriculture auprès du Gouvernement Général de l’Algérie, fonction qu’il exercera jusqu’en 1912 (date à laquelle il prend sa retraite). Il fut membre de commissions d’enquêtes agricoles[3], publia de nombreux rapports officiels sur l’agriculture algérienne, des brochures qui font le point des questions d'actualité («Algérie agricole» écrit en 1888 et «L’Algérie et ses productions agricoles» diffusée lors de l’exposition universelle de Paris en 1900). Il fut membre de l’Académie d’agriculture de France, et assurera à ce titre d’importantes contributions scientifiques pour le compte de revues agricoles[4] (publications de la société d’agriculture d’Alger, de l’Académie d’agriculture, la revue agricole d’Afrique du Nord…).

Il a édité avec Rolland, ingénieur agronome et responsable de l’enseignement agricole en milieu indigène, «Le livre du fellah» (1906), où les auteurs tentèrent, à titre privé, de développer un programme d’enseignement à donner aux «indigènes». Les auteurs de la publication «ont en vain sollicité le concours de l’administration locale» pour sa large diffusion: les milieux coloniaux, hostiles à la société indigène s’y opposèrent[5].

A côté de publications qui faisaient le point de la situation de l’agriculture algérienne, il a publié en collaboration avec Ch. Rivière[6] trois ouvrages majeurs qui ont longtemps fait autorité dans les milieux de l’enseignement et de la recherche agronomique en Afrique du Nord: «Le Manuel pratique de l’agriculteur algérien» (1900), «l’Encyclopédie agricole», «Les cultures méridionales Algérie, Maroc, Tunisie» (1914) et « Le traité pratique d’agriculture pour le Nord de l’Afrique: Algérie, Tunisie, Maroc, Tripolitaine» (1906).

Lecq retourna en France durant la grande guerre et subit des exactions liées à l’occupation allemande. Il participera à la réédition du Traité pratique (1914) et de l’Encyclopédie (1917). Il meurt en 1922 (dans son Nord natal) et c’est son collègue, l’agronome Charles Rivière, qui rééditera en l’enrichissant, à la veille du centenaire (1929), la troisième version du «Traité pratique d’agriculture».

H. Lecq a alimenté ses travaux de recherches et publications - comme de nombreux agronomes nord-africains de son temps - des manuels et enseignements qui faisaient état des avancées de la science agronomique du XIXe siècle et qui étaient dispensés par les agronomes français métropolitains les plus en vue de l’époque. Les références[7], au moment où se constitue l’agrologie Nord-africaine (réunissant essentiellement des agronomes algériens ou tunisiens), sont les ouvrages publiés au XIXe siècle par la librairie agricole de la Maison rustique de Paris. Les traités généraux d’agriculture sont ceux d’Ollivier de Serres (1539-1619), («Le Théâtre d’agriculture et Message des champs» en 2 volumes, réédité en 1804), «l’Encyclopédie pratique de l’agriculture» en 13 volumes publiée sous la direction du Pr Moll, «Le cours d’agriculture» en 6 volumes du Comte de Gasparin (1783-1862), le «Traité d‘agriculture» de Mathieu De Domsbale (1777-1843), les traités et travaux de De Jussieu (1797-1853), de Boussingault (1802-1887), de La Trehonnais (dont Napoléon III va s’attacher les services pour encadrer le domaine de Boukandoura, près d’Alger, acquis à la suite de son voyage en Algérie en 1865) pour ne citer que ceux des agronomes qui sont le plus souvent évoqués par nos auteurs. Il convient de retenir que Lecq (et Rivière) retien(nen)t une définition de l’agronomie «comme une science des localités qui a des principes généraux» empruntée à l’agronome Jacques Bujault (1771-1842). Cette définition est essentielle pour comprendre la démarche de l’agrologie Nord-africaine qu’il(s) veu(len)t promouvoir.

Il y a aussi les ouvrages précurseurs de ses contemporains qui jettent les bases de l’économie rurale tels Léonce de Lavergne (1809-1880), célèbre auteur de «L’économie rurale de la France depuis 1789», E. Lecouteux (1819-1893) (cf. son «Cours d’économie rurale» publié en 1879-1889) et Leroy-Beaulieu (1843-1916), dont les écrits d’économie rurale sur l’Algérie et la Tunisie inspireront très fortement les agronomes «Nord africains»[8].

Nous reviendrons sur d’autres référents philosophiques et politiques qui éclairent et/ou expliquent les positions de notre auteur sur l’agriculture indigène («arabe» «kabyle», «oasienne», des agriculteurs sédentaires aux pasteurs nomades), le secteur «moderne» et la colonisation agraire.

Mais avant, nous avons pris parti de rappeler quelques considérations sur l’état des ressources naturelles du Nord de l’Afrique qu’il évoque particulièrement dans les trois ouvrages publiés avec Ch. Rivière.

2. De la dénonciation des mythes et/ou des « illusions et des chimères» aux considérations sur l’état réel des ressources et des vocations agricoles en Afrique du Nord

L’ensemble de ses écrits (du Manuel de l’agriculteur algérien, le Traité pratique et l’Encyclopédie) remettent en question les appréciations (émanant du milieu des agronomes ou des hommes politiques) relatives aux conditions naturelles (climat et sol), aux potentialités et vocations agricoles de l’Algérie.

2.1. Les climats et les sols

Il dénonce dans un chapitre du traité pratique intitulé «climat et colonisation» cette affirmation qui faisait dire à «de nombreux enthousiastes» quel’Algérie «est la terre promise», que son climat est «incomparable» et que son sol est «d’une fertilité merveilleuse [et] d’une inépuisable fécondité». Ceci, dit-il pour justifier certaines orientations prises par les politiques publiques de «mise en valeur» de la colonie.

Il rappelait que, faute de données climatiques sérieuses, l’Algérie avait été longtemps considérée comme une «région chaude» –entendez par là tropicale– «convenant aux cultures dites coloniales». La Monarchie de Juillet mobilisera –afin de légitimer l’occupation coloniale– les avis des agronomes de l’époque (De Gasparin, Moll...)[9] qui faisaient autorité dans la métropole pour dire que, compte tenu des conditions climatiques spécifiques de l’Algérie, il était donc possible de créer «une agriculture spéciale dont les produits ne feraient pas concurrence à ceux du sol métropolitain» (Encyclopédie, p. 49). L’opinion publique partageait l’idée que les ressources naturelles de l’Algérie étaient comparables à celles des nouvelles contrées dont les produits commençaient à approvisionner le vieux continent. L’histoire de l’Afrique romaine, son rôle particulier dans les approvisionnements en blé et en huile de la capitale de l’Empire, étaient régulièrement évoqués pour valider cette opinion, largement répandue dans les milieux de la colonisation, sur les prétendues richesses naturelles de l’Algérie.

Les progrès enregistrés par ailleurs par l’agronomie au XIXe siècle (dans le domaine de la sélection végétale et animale, dans le domaine des fertilisants…) nourrissaient également un optimisme et une croyance absolue dans le progrès technique. En effet, pour de nombreux agronomes coloniaux, la question climatique était une question secondaire. Lecq rappelle ainsi que les agronomes de son époque pensaient très sérieusement que l’on «pouvait face à l’aridité par les plantations arboricoles et l’irrigation sur grande échelle».

En fait, pour notre auteur, «le fameux grenier de Rome est une légende trompeuse» et les appréciations sur l’état des ressources naturelles ont été empreintes d’une «grave erreur» (Traité pratique, p. 3).

Nos auteurs (Lecq et Rivière) font remarquer dans le Manuel de l’agriculteur algérien (1900) comme dans le Traité pratique (de 1906) que si «sur la carte, l’Algérie occupe une étendue considérable»,la terre arable y est en quantité limitée…Plus loin, ils écrivent que «l’Algérie, trop tôt limitée par le désert, n’a donc pas de grandes plaines, d’immenses régions semblables à celle du Far-West, à terres fertiles sous un climat tempéré… C’est un immense relèvement à climat continental et steppien à cause du voisinage immédiat du désert» (Traité, p. 53). «Le climat est méditerranéen mais perd ce caractère dès que l’on pénètre dans l’intérieur des terres (influence du désert et de la steppe). Les parcours «où la colonisation n’a rien à faire» dominent entièrement le pays » (Encyclopédie, pp. 50-51). Le climat aride ou semi-aride constitue ainsi une forte contrainte pour l’agriculture.

La deuxième contrainte tient à la nature des sols qui sont limités. Lecq énonce ici un constat qui paraît évident mais qui n’était pas partagé par les agronomes au milieu du XIXe siècle: «ce territoire, écrit-il, ne présente en réalité qu’une longue mais faible bande de territoire agricole…Ici et en tout temps, tout ce qui est exploitable est exploité et suffit à peine à nourrir les habitants eu égards aux maigres ressources en cheptel mort ou vif dont ils disposent: sans doute, on peut remplacer certaines cultures par d’autres plus riches (vignes, orangeraies…) et transformer en terres de labours des terres de parcours… en un mot, on peut pratiquer une agriculture plus intensive et faire rendre au sol en immobilisant de plus grands capitaux; mais le domaine agricole n’est plus susceptible d’extension» (Traité pratique, p.p. 359-360 ).

Contrairement donc à une «erreur trop répandue», il rappelait que «la caractéristique générale de la météorologie algérienne, comme celle de notre Nord-africain, est que les conditions de végétation sont de plus en plus défavorables au fur et à mesure que l’on s’éloigne du littoral, non seulement pour les plantes tropicales mais aussi pour celles dites européennes» (Traité pratique, p. 55).

Ces contraintes climatiques tracent des frontières bien définies aux vocations agricoles de l’Afrique du Nord.

2.2. Les vocations agricoles

En Algérie, notre agronome pense que les données sur le climat et le sol «doivent commander une sérieuse réserve» sur l’introduction et la généralisation de nombreuses cultures (Encyclopédie, p. 259).

Dans l’une de ses premières productions académiques qui portait sur l’Algérie, E. Lecouteux, considéré comme le père fondateur de l’économie rurale, écrivait (dans le «Journal d’agriculture pratique» de 1887) que «la France a de puissants voisins… qui sont engagés dans la voie du protectionnisme, mais elle a pour compensation l’Algérie qui pourrait remplacer l’Italie et l’Espagne pour les produits méridionaux, l’Australie pour ses laines, l’Amérique du Sud pour ses peaux, l’Allemagne pour ses moutons, les Etats-Unis pour ses blé et ses maïs» (Encyclopédie, p. 281). Pour Lecq, c’était mal apprécier «les conditions locales» et les contraintes de climat et de sol et de rappeler, que lorsque les autorités coloniales tentèrent de généraliser –comme elles le firent pour la vigne– les cultures de la betterave sucrière, des graines oléagineuses et du coton, toutes ces tentatives se révélèrent infructueuses et coûteuses au plan économique.

«Pour les oléagineux: colza, tournesol… n’ont donné aucun résultat tangible en Algérie en dehors des oliviers». En plus elles se révèlent «épuisantes pour les sols» (Traité pratique, p. 185). «La culture de la betterave sucrière est périodiquement conseillée, en Algérie, beaucoup plus qu’en Tunisie où l’eau manque. Mais les essais qui ont été faits partout et le Maroc s’en préoccupe, ont révélé des difficultés primordiales à peu près insurmontables, du moins absolument anti-économiques pour la production de l’alcool et du sucre» (Traité pratique, p. 202). Après des expérimentations plusieurs fois renouvelées, Lecq notait que la culture du coton a été «impossible à adapter au climat et aux conditions économiques».

H. Lecq rappela les «errements» et «essais infructueux» réalisés par la colonisation: l’introduction de cultures tropicales (caféier, cacaoyer, bananeraies…) préconisée au début; dans les années 1850-1870 (qui correspondent au IIe Empire et à son entreprise de «Royaume Arabe») où, partant du constat que le mouton (mérinos) faisait la fortune de l’Australie et de l’Argentine, «l’on rêva la même fortune pour l’Algérie» en entreprenant des améliorations sur l’élevage, la culture du blé dur, de l’orge et de la vesce-avoine, et l’on favorisa des projets de développement du coton. L’échec relatif du «modèle australien» d’agriculture, conjugué à la crise du phylloxera qui frappa le Midi de la France, poussa les colons à planter de la vigne et à créer un immense verger viticole «hors de toute proportion cependant avec les besoins locaux de la consommation». L’on a même tenté de faire de l’agriculture oasienne, la réserve alimentaire de l’Algérie pour lutter contre les disettes et la famine, sans compter «l’utopie de la mer intérieure» reliant les chotts algéro-tunisiens que proposait la Société de Ferdinand de Lesseps (Encyclopédie, p. 656).

Tous ces essais et projets agricoles avortés se nourrissaient «d’illusions et de fausses chimères» sur les véritables vocations naturelles de l’Afrique du Nord que notre agronome dénonça très vigoureusement.

Lecq nous invite à consulter «la remarquable collection du bulletin national d’acclimatation» qui nous renseignerait sur le nombre considérable d’espèces dont l’introduction dans la colonie [algérienne] avait été conseillée. «Cependant –écrit-il– l’agronomie algérienne est restée ce que les arabes en avaient faite, l’acclimatation n’y a ajouté aucune branche de plus malgré les efforts réels» (Traité pratique, p. 14). Ce sont les mêmes productions que l’on retrouve: «céréales, oliviers, orangers, dattiers, vigne, caroubier, tabacs, vergers d'arbres à noyaux et à pépins greffés, cultures maraîchères, cultures industrielles puisque jusqu'en 1830 le cotonnier était cultivé en grand dans les plaines d’Oran... Quant à l’élevage, il était alors plus prospère qu’aujourd’hui»... (Traité pratique, p. 14).

Jugement assez sévère si l’on rappelle que la colonisation a introduit le géranium rosat, la pomme de terre, le blé tendre et la vesce avoine par exemple[10].

Elle développe une connaissance inédite sur le matériel végétal par la création d’un service botanique dès 1844 ; elle réunit les collections de plants et de végétaux (figuiers, oliviers, orangers, 1500 cépages) dans le premier jardin expérimental d’Afrique (le jardin du Hamma près d’Alger aménagé dès 1844), où furent mis en œuvre des programmes d’expérimentation et d’acclimatation[11].

Ainsi, sur les conditions de mise en valeur du sol –et donc les vocations naturelles– il regrette «que la question ne soit pas plus avancée, que nous connaissions si mal, au point de vue scientifique, notre sol, notre climat, que nous soyons encore à discuter l’établissement et la valeur des méthodes de préparation, d'amendement et de fertilisation du sol, que nous ne soyons pas encore fixés sur les améliorations à apporter à l’élevage du bétail, à la mise en valeur du sol ni sur les solutions à donner aux questions agronomiques les plus importantes... Partout ce fut longtemps la même pénurie de connaissances agronomiques, en entomologie, en zootechnie, en zoologie, en chimie agricole, en parasitologie, en économie rurale, en documents statistiques, etc.» (Encyclopédie).

En définitive, «il y a lieu de faire dans l’Afrique du Nord la part de la forêt, la part de la culture et la part de l’élevage», en tenant compte de ces handicaps naturels (Lecq et Rivière, Traité pratique).

Ses conceptions sur l’agriculture indigène et l’agriculture coloniale moderne tranchent avec les avis des agronomes coloniaux.

3. Agriculture traditionnelle indigène-agriculture moderne coloniale

Statistiques à l’appui, Lecq plaide pour une reconnaissance de l’autre économie agricole, de loin la plus importante pour lui, et il s’attelle à mettre en lumière le rôle et la place de l’économie agricole indigène dans l’économie locale.

3.1. La reconnaissance de l’agriculture indigène

«C’est l’indigène, en effet, qui produit la plus grande quantité de blé et d’orge (trois fois plus que l’Européen): il est l’éleveur unique de bétail, c’est lui qui alimente d’olives nos huileries et qui assure à l’agriculture la main d’œuvre dont elle a besoin. Par sa production, l’indigène entretient un important commerce d’exportation (céréales, huiles, mouton…) et par les impôts qu’il paye, et qu’il avait naguère à payer sur les produits de la terre, et par les différentes taxes qu’il acquitte, il fournit aux budgets de l’Etat, des départements et des communes, la moitié environ de l’ensemble de leurs recettes» (Encyclopédie, p. 57).

D’après une évaluation contenue dans la brochure qu’il publie à l’occasion de l’exposition universelle de Paris en 1900, Lecq évalue la valeur de la production à 300 millions de francs, contre 150 millions de francs pour l’agriculture européenne («L’agriculture algérienne et ses productions»). Ces données, observe-t-il, doivent inciter à s’intéresser de plus près à cette forme d’agriculture et à l’aider à «évoluer dans une voie de progrès» (Encyclopédie, p. 58).

Il met un soin particulier à développer des arguments favorables au progrès du secteur traditionnel, et ceci contrairement à ses contemporains et collègues agronomes qui se bornaient à penser et à dire «qu’il n’y avait rien à faire, que l’agriculture indigène n’était pas perfectible», «qu’elle resterait routinière et misérable» au prétexte «que l’indigène était fataliste et, par suite, incapable de tout effort dans la lutte pour la vie» ( Encyclopédie, p. 58).

Il fait remarquer judicieusement que dans certaines régions d’Afrique du Nord «où la réussite de la récolte dépend bien plus du temps qu’il fera que de la perfection des procédés culturaux», on ne peut en fait rationnellement pratiquer une autre agriculture «que celle d’un caractère extensif, celle qui réduit du minimum les sacrifices d’argent et de travail» (Traité pratique, 1906). Et à la différence d’un Van Hollenhoven (cf sa thèse sur «Le fellah algérien»,1900) qui pense que le cultivateur indigène est un piètre agriculteur «se reposant sur les éléments de la nature plus que sur son effort personnel» que «là où les facteurs sont plus favorables, l’agriculteur nord-africain est ouvert au progrès, travailleur opiniâtre, acharné dans la lutte pour la vie». En témoigne, souligne-t-il, «les plantations d’oliviers, de figuiers, et de vignobles qui pré-existaient à la colonisation, aux orangeraies de la Mitidja, à l’aménagement hydraulique et plantations de palmiers-dattiers dans le Sud».

«Aujourd’hui, les principaux éléments de l’agriculture sont donc les mêmes et dans le Nord de l’Afrique, l’Algérie prise comme exemple, que ceux qui existaient au moment de la décadence du monde musulman: céréales, olivier, oranger, dattier, vigne, caroubier, tabac, vergers d’arbres à noyaux et à pépins greffés, culture maraîchère, culture industrielle puisque jusqu’en 1830, le cotonnier était cultivé en grand dans les plaines d’Oran, la sériciculture maintenant dans l’oubli. Quant à l’élevage, il était alors plus prospère qu’aujourd’hui: la production chevaline n’était pas à son déclin; le troupeau d’ovins, qui paraissait avoir un effectif de 20 M de têtes avant 1830, resté longtemps aux environ de 10 M, est réduit actuellement au dessous de ce chiffre».

Lecq note par ailleurs que le sous-développement de l’agriculture indigène est le fait de circonstances historiques (oppression à la suite de multiples invasions et conquêtes), économiques (exploité, surchargé d’impôts –«jamais assuré de jouir du produit de son travail»[12]. Il insiste sur le fait que l’état archaïque de l’agriculture indigène «ne tient pas à la race, ni au dogme mais plutôt aux conditions économiques, sociales et politiques qu’il n’est pas impossible d’améliorer»[13].

En fait, pour notre agronome «c’est le conflit foncier qui domine la question indigène» (Encyclopédie, p. 322).

« Le sol n’était pas vacant mais possédé par des populations qui y étaient profondément attachées et exploité par des méthodes de culture sans doute primitives, mais qui pourtant n’étaient pas plus arriérées que celles en usage en France au XVIIème et XVIIIème siècles». «La transformation du régime foncier a condamné les populations à périr de faim lui et son troupeau» (Traité pratique, pp. 322-332). Et de souligner lourdement que la colonisation agraire a «diminué le domaine de l’indigène, en refoulant celui-ci, en le cantonnant dans les régions les plus pauvres» (Traité, p. 124). Et de rappeler également, lorsqu’il aborde la question du pastoralisme, les «préjudices [qu’a causé] à l’élevage la limitation des terres de parcours par suite de l’extension de la propriété melk» (p. 324 du traité).

Parmi les réformes de type agronomique préconisées pour l’agriculture indigène, il se borne à signaler:

- l’aménagement hydraulique au profit des cultures vivrières,

- une meilleure préparation des sols et des récoltes par la substitution d’un instrument perfectionné à l’outillage archaïque encore en usage,

- le développement des productions fruitières adaptées au climat (olivier, figuier, dattier…)[14].

Parmi les réformes économiques et sociales, il cite «une meilleure condition de vie du khémmas, encore véritable serf dont l’émancipation est à poursuivre par la lutte contre l’usure; le développement des institutions du crédit, de corporation, de mutualité et de prévoyance; l’extension de la propriété individuelle ainsi que des locations à plus long terme que seules favorisent les améliorations foncières». Un accent particulier est mis sur l’éducation professionnelle des fellahs afin d’améliorer les pratiques agricoles, «le maniement des outils, des soins à donner au bétail…» (l’Encyclopédie, pp. 70-71).

Les propositions très techniques qu’il avance sont loin de remettre en question l’occupation coloniale et la domination politique. La défense qu’il prend de l’agriculture indigène ne remet nullement en cause son attachement au système colonial qu’il servira, comme on le sait près d’un demi-siècle en Algérie, en tant que haut fonctionnaire de l’agriculture. Ses positions libérales le conduisent à mettre l’accent sur des limites d’un modèle colonial qui sont rarement évoquées.

3.2. L’agriculture coloniale et ses limites

Sa défense de la colonisation s’inspira –tout comme A. De Tocqueville[15] (Ecrits sur l’Algérie,1841) de l’idée que, «coloniser, c’est faire œuvre de solidarité humaine la plus haute, élever la dignité, en moralité et en bien-être les peuples qu'elle pénètre... et que coloniser, c’est créer une société civilisée» (G. Leynes cité par Lecq et Rivière dans l’Encyclopédie, p. 335).

La grande majorité des agronomes était profondément influencée par la pensée libérale et les principes philosophiques du XVIIIe siècle. L’idéologie des droits de l’homme dont ils se réclamaient est à rattacher, globalement, aux cadres intellectuels construits par «la Philosophie des Lumières».

Les sociétés orientales sont analysées comme des sociétés où dominent les despotismes. Le règne de la Raison, qu’on appelle de tous ses vœux, ne peut être instauré, pour nos agronomes Nord-africains, que par la France, «pays qui porte les valeurs de liberté et d’égalité».

Il adhère très fortement aux principes républicains qui triomphent avec la IIIe République, principes qui justifient la colonisation profondément convaincue qu’elle diffusera les valeurs de liberté, d’égalité, de solidarité et de progrès[16].

3.2.1. De la colonisation officielle comme école de progrès

Lecq se montra un fervent partisan de la colonisation privée – libre– et dénonce à ce titre la colonisation officielle qui aurait «été moins une œuvre nationale et d’intérêt général qu’une entreprise de placement, aux frais de l’Etat, des clientèles politiques» (p. 361 du traité).

En fait, les arguments utilisés par ses contemporains pour promouvoir la colonisation officielle et de distribution de lots de terres aux concessionnaires français lui apparaissent fallacieux.

Ainsi, pour justifier les mesures prises pour accroître le domaine de la colonisation au détriment de l’indigène, ses collègues –agronomes ou économistes– évoquaient le transfert de valeur sous la forme de salaires payés comme frais de main d’œuvre aux anciens possesseurs de terre et qui rapportaient plus que l’exploitation personnelle du sol. Lecq contesta toujours avec force, et chiffres à l’appui, cette démonstration (voir par exemple l’Encyclopédie p. 65 et suivantes).

Autre argument qu’il remet en question :«le colon est l’éducateur de l’indigène». Faux, écrit-il, et cela pour deux raisons au moins:

- «Quand il s’agit de la colonisation officielle, le recrutement de colons au sein du prolétariat ne fournit à son entourage aucun enseignement puisqu’il se contente de relouer ses terres à l’ancien propriétaire dépossédé»;

- «quant à la colonisation capitaliste (colonisation libre) qui semblerait être une puissante école de progrès, c’est sa perfection même qui s’oppose à l’efficacité de ses exemples. Entre ses raffinements et la routine rudimentaire de l’indigène» commente-t-il, «l’abîme est trop profond» (p. 66 de l’Encyclopédie).

Il démontre un fait important et longtemps passé sous silence, celui de l’échec de la colonisation paysanne, ou pour parler comme aujourd’hui, l’échec du modèle paysan français en Algérie.

3.2.2. L’échec du modèle paysan français en Algérie et la pratique d’une «agriculture-vampire»

Il rappelle que les colons-concessionnaires de terre que l’on installe sont «peu préparés aux choses de la terre» et «dénués d’aptitudes agricoles». Aidés par l’Etat, les colons se sont même habitués à se considérer comme des sortes de fonctionnaires dépendants, pour leurs ressources et leurs activités, de l’Etat.

Les colons installés utilisèrent, «lorsqu’ils ne quittent pas les concessions qui leur sont cédées», ce que font une bonne partie d’entre eux –des modes de faire-valoir indirect: le faire-valoir par régisseur où des anciens élèves d’agriculture sont recrutés, le fermage à bail et bien d’autres formes (métayage, colonat tertiaire, khemmassat, etc.).

Ainsi, la colonisation conçue comme politique de petite colonisation –œuvrant à l’application du modèle français d’agriculture familiale– n’est pas restée plus d’une génération sous la formule qu’on lui avait assignée. Lecq établit le constat que la petite propriété évolua vers la moyenne ou la grande et les villages de colonisation se dépeuplèrent dès la première moitié du XXe siècle. Ce processus fut accéléré après les années 1930.

Par ailleurs, quelque soit son origine, le colon qui s’installe en Algérie, en Tunisie ou au Maroc n’a d’autres objectifs «que de faire des affaires, gagner de l’argent par les moyens les plus faciles et les plus rapides : il s’embarrasse peu des principes économiques, ou même moraux ou sociaux..., notamment en ce qui concerne l’exploitation du sol». L'exploitation du sol en bon père de famille est une clause pratiquement absente des contrats de location du sol. C’est au contraire «dans la plus large mesure, la pratique de l'agriculture-vampire» (Traité pratique).

Après un siècle d’occupation, «à cause des errements» suivis (ici l’on fait référence aux échecs relatifs à l’option «productions coloniales» mais aussi aux échecs des expériences d’extension de cultures industrielles telles que le coton et la betterave à sucre), les agronomes algériens pensent que les grands problèmes d’ordre agricole, économique et social restent encore à résoudre.

Sur les aspects techniques, des agronomes s’accordent à affirmer qu’il y a –compte tenu des contraintes de climat et de sol – une «agrologie spécifique à développer en Afrique du Nord».

4. Vers une agrologie Nord-Africaine

Dans le Traité pratique, Lecq et Rivière pensent d’emblée que «tout serait à changer dans notre agrologie, et de là dans notre système de colonisation»; et partant de ce constat, ils proposent d’opérer «deux divisions agricoles bien nettement tranchées qu’impose la climatologie agricole, soit le domaine de la terre arable qui est malheusement la plus réduite, même trop, et l’autre division, la plus grande, même de trop… immense extension seulement réservée à un pâturage[17] …» (Traité,p. 13).

Une agrologie spécifique à l’Afrique du Nord se fonde d’abord sur l’observation des pratiques agronomiques et des savoirs accumulés dans le passé.

De formation classique, Lecq, comme tous les agronomes de son époque, est pétri de culture latine. Les œuvres de Pline, de Columelle, de Virgile… sont ainsi lues et commentées[18]. H. Lecq avait une bonne connaissance, à travers ces auteurs, de l’histoire de l’Afrique antique, de ses productions agricoles, de son organisation agraire et des sociétés rurales indigènes. S’appuyant sur les auteurs latins, il souscrit par exemple à l’idée que «la population indigène [berbère] a participé à la civilisation de l’Empire romain et y a coopéré…». 

Il y a également un fait nouveau inauguré par la colonisation de l’Algérie: la découverte de l’agronomie arabe et de ses grands auteurs que l’on traduit[19]. Lecq, en bon libéral et républicain, influencé par les principes progressistes du courant «indigénophile», accède aux œuvres arabes qui sont traduites. Il observe les pratiques agronomiques lors de ses enquêtes d’inspecteur et il compare. Il conclut que les agronomes arabes avaient ainsi bien opté pour la diversification des cultures – «la diversité des végétaux de choix répandus dans son domaine[celui de l’agriculture arabe]» le démontre amplement. En raison des conditions locales –de sol et de climat– les agronomes arabes étaient opposés à la monoculture que préconise l’agronomie française.

Par son climat spécial, «le Nord de l’Afrique doit avoir une agrologie particulière en raisons des combinaisons et des réactions très complexes que subissent la terre arable et ses cultures».

L’un des principes clés de l’agrologie Nord-africaine énoncé par notre auteur, est que tous les progrès techniques ne peuvent être réalisés que localement et en tenant compte des caractéristiques agro-climatiques [20]:

«Même s’il y a des améliorations possibles en outillage, en mode de culture, en cheptel, en améliorations foncières…ces transformations ne seraient réalisables que très localement [c’est nous qui soulignons] et la plus grande partie de l’Afrique du Nord est et restera impropre à l’établissement de centres européens prospères et durables» affirme-t-il (Encyclopédie, p. 322).

En raison de ces spécificités, l’importation de techniques agricoles en Afrique du Nord mises au point ailleurs et dans des conditions certainement plus favorables, est jugée aléatoire et inefficace.

« C’est en effet se tromper gravement que de croire qu’il suffit d’importer dans une région une variété à plus grand rendement pour que le produit soit augmenté. Une vache hollandaise, un bœuf Durham sont sans doute susceptibles de produire plus de lait ou de viande qu’un animal de race primitive, mais seulement s’ils se trouvent dans des conditions d’habitat et d’alimentation qui leur permettent de développer leurs aptitudes… Il en est de même pour les espèces végétales».

Sur le transfert technique, il écrit aussi que c’est «une dangereuse utopie d’espérer obtenir exclusivement par de profonds labours [en ayant recours à la charrue française] une longue série de bonnes récoltes en faisant fond seulement sur les réserves d’éléments fertiles encore accumulés dans le sol, car des champs ensemencés sans discontinuité finissent par arriver à un tel degré d’épuisement que quelque soit la perfection du travail et des cultures, les dépenses dépassent les rendements»[21] (pp. 81-82 du Traité pratique). Il avait lui-même tenté d’apporter des modifications aux charrues arabes qui ont été employées pour la première fois dans la région de Sétif (Encyclopédie, p. 84).

L’opposition déclarée aux techniques de labours profonds l’oriente vers la remise en cause de la technique du dry-farming pratiqué par les colons depuis le milieu du XIXe siècle. Cette technique ne peut–être généralisée pour des raisons qui tiennent à la nature du climat et des sols nord-africains. «Aussi est-ce une imprudente chimère que de continuer à croire à la vitalité d’une agriculture et même d’une végétation quelconque si pauvre qu’elle soit, entre le tell et la si proche région des steppes où l’on a été jusqu’à croire à l’action heureuse du dry-farming». Cette pratique technique est selon lui dangereuse pour les sols et la reproduction de la fertilité (Traité pratique, p. 644 et suivantes).

La crise de la céréaliculture caractérisée par de bas rendements qui se manifestèrent dès la première décennie du siècle, et qui se prolongèrent jusqu’à la fin des années 20, engagent les agronomes à débattre des méthodes d’intensification à promouvoir. Lecq et son compagnon Rivière vont exposer les différentes solutions qui furent préconisées.

Deux points de vue vont s’affronter :

- Les bas rendements des cultures de céréales étaient attribués au manque de fumure du sol. C’était l’avis des agronomes tunisiens. L’insuffisance dans les connaissances accumulées sur la nature des sols, leur composition chimique, de même que les limites imposées dans la production de fumure organique ne pouvaient pas permettre dans le court et moyen terme de tirer des conclusions sûres[22].

- L’importation et la production de «variétés à plus grand rendement» auraient été pour d’autres une solution adaptée pour que la production augmente. L’Encyclopédie agricole note que «c’est se tromper gravement que de croire qu’il suffit d’importer dans une région une variété à plus grand rendement pour que par cela même le produit en soit augmenté» (Encyclopédie). La contrainte climatique apparaît comme un obstacle au développement du potentiel génétique des blés importés.

Lecq et Rivière, qui font la synthèse des débats de l’époque, avancent l’idée que l’amélioration des variétés et/ou leur importation ne peuvent être rentables que dans le cadre d’un perfectionnement des méthodes culturales.

Ils écrivent :

«Dans le Nord de l’Afrique, la première condition à réaliser pour améliorer le rendement des céréales, c’est de mieux préparer le sol [c’est nous qui soulignons] avant l’ensemencement : ainsi la plante supportera plus facilement la sécheresse et se nourrira mieux. Ce n’est que quand on aura réalisé cette amélioration primordiale et qu’on aura assuré la restitution au sol des éléments fertilisants enlevés par les récoltes antérieures que l’on pourra tenter l’essai des variétés nouvelles» (Encyclopédie, pp. 128-129). Par ailleurs, selon nos agronomes, l’expérience montre que ce sont les variétés indigènes, «celles qui jouissent d’une adaptation séculaire au milieu», qui savent le mieux bénéficier des améliorations réalisées sur le terrain des «itinéraires techniques» et sont d’un meilleur rapport.

Conclusion

La commémoration du centenaire de la colonisation de l’Algérie avait été l’occasion pour le pouvoir colonial de convoquer les cadres intellectuels (y compris les agronomes) afin de dresser un bilan officiel des «progrès de la colonie» depuis 1830. La Commission du centenaire, composée de personnalités scientifiques, assurera ainsi la publication de travaux portant sur les différents secteurs de la vie économique, sociale, culturelle et politique[23]. Ces travaux, de nature apologétique, présentent un intérêt pour le chercheur du point de vue d’une analyse de discours visant –au-delà de ses ressorts idéologiques – à saisir, d’une part, les modes de représentation construits de la réalité coloniale et, d’autre part, à identifier les mythes et les symboles que la puissance coloniale mobilisa.

Une démarche historique interprétant le système colonial et analysant la société politique et civile qui l’a accompagné, qui se veut anti-dogmatique et anti-insitutionnelle, ne peut toutefois se suffire de contre-lectures ou de contre-discours généraux.

La lecture des manuels d’agronomie, des productions scientifiques montrent souvent que les réalités coloniales sont plus complexes, plus nuancées qu’il n’y paraît, dès lors que l’on adopte l’hypothèse méthodologique de les replacer dans leur contexte. Et ce contexte ne renvoie pas seulement aux champs socio-économiques et politiques, mais concerne aussi les cadres de pensée et les référents intellectuels et philosophiques[24].

Nous découvrons que la société coloniale est aussi marquée par des différences. La société civile coloniale n’est pas une, elle ne peut être homogène, en dépit des intérêts qui réunissent les Européens de la Métropole et les colons. Des ingénieurs, et Lecq n’en constitue qu’une figure, ont parfois une conscience aiguë des problèmes que posait la colonisation. Ils vont même parfois être conduits à des affrontements par revues et articles interposés, l’affrontement prenant à l’occasion un caractère ouvert. Ce fut le cas au début du siècle lorsque l’administration en Algérie refusa de publier «Le livre pratique» sur le fellah de Lecq, lorsqu’elle décida la dissolution d’institutions dont le fonctionnement ne correspondait pas aux intérêts de la colonisation (comme les centres de formation professionnelle destinés aux populations indigènes, les bergeries ...), lorsqu’elle céda en gérance privée le jardin d’essai du Hamma-Alger.

Leur prise de conscience était souvent le fruit des contacts avec le terrain, l’administration leur confiant des enquêtes et les associant à des commissions de travail chargées de trouver des solutions techniques à des problèmes (dont ils perçoivent souvent les racines politiques ou sociales). La confrontation aux dures réalités vécues par les sociétés locales, les échecs enregistrés dans certaines entreprises coloniales, le contrôle exclusif exercé sur les moyens budgétaires et financiers par une minorité de colons et, ceci, au détriment de la société globale (et de la Métropole aussi), ne laissent pas indifférente cette partie de l’élite.

Cette dernière se prononcera –au nom du libéralisme– contre la colonisation officielle et affichera des positions en faveur de formes privées de colonisation.

Elle exprimera des opinions proches des courants «indigénophiles» qui s’étaient affirmés lors du IIe Empire. Aussi dénoncent-ils, sans complaisance parfois, les effets négatifs de la colonisation française. La reconstruction de ces itinéraires, et leurs efforts pour fonder une agrologie spécifique, «une agrologie Nord-africaine» doivent être considérés comme une partie intégrante et intérieure de l’histoire des idées et des pratiques agronomiques de nos pays.

Bibliographie de Lecq (non exhaustive)

- Lecq, H.: Le domaine des sources: Oued el Halleq.- Paris, Imprimerie Lavagne, 1882.- p. 69.

- Lecq, H.: L’exploitation agricole de la trappe de Staouéli.- Alger, Ed. Jourdan, 1882.

- Lecq, H.: De la fermentation des moûts de vin à température basse. - Alger, Imprimerie Orientale Fontana P., 1894.- p. 14.

- Lecq, H.: Adaptation des principales cultures aux sols et aux conditions climatiques de l’Algérie.- Alger, Imprimerie Giralt, 1897. - p. 30.

- Lecq, H.: Rapport de la Commission d’études des améliorations à apporter dans la situation agricole de la vallée du Chéliff.- Alger, Gouvernement Général de l’Algérie, 1898.

- Lecq, H.: Progrès et ressources de l’Algérie.- Brochure, 1899.

- Lecq, H.: L’Algérie agricole de 1880 à 1890.-1899.

- Lecq, H.: A propos de la réfrigération des moûts de vin.- Paris, Challamel, 1900.- p. 11.

- Lecq, H. et Ringemann, M.: Concours pour la construction d’une charrue à l’usage des indigènes.- Alger, Rapport sur les essais comparatifs de la Maison Carrée, Giralt, 1900.- p. 55.

- Lecq, H.: Concours pour la construction d’une charrue à l’usage des indigènes.- Rapport à Monsieur le Gouverneur de l’Algérie, Programme du concours de 1901, 1900.

- Lecq, H. en collaboration avec Bastide, M.: L’agriculture algérienne: ses productions.- Alger, Imprimerie Giralt, 1900.- p. 108, brochure publiée pour l’Exposition Universelle de 1900.

- Lecq, H. et Rivière, Ch.: Manuel pratique de l'agriculture algérienne. - Paris, Edition Challamel, 1900.

- Lecq, H. et Rolland C.: Notions d’agriculture algérienne à l’usage des écoles primaires / Le livre du futur colon.- Grenoble, Editions C. Rolland, 1903.

- Lecq, H. et Rolland, C.: L’enseignement agricole des indigènes. - Alger, Jourdan, 1906.- p. 24.

- Lecq, H. et Rolland, C.: Petit manuel d’agriculture à l’usage des écoles d’indigènes musulmans / Le livre du fellah.- Paris, 1906.

- Lecq, H. et Rivière, Ch.: Traité pratique d'agriculture pour le Nord de l'Afrique - Algérie, Tunisie, Maroc, Tripolitaine.- Paris, Société d'Editions Géographiques, Maritimes et Coloniales, 2ème édition en 1911, 3ème édition de 1929, 1906.

- Lecq, H. et Rivière, Ch.: Encyclopédie agricole.- Paris, Publiée par une réunion d’ingénieurs agronomes sous la direction de G. Wery,  Cultures du Midi, de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc, 2ème édition en 1917 et troisième édition revue et corrigée en 1924, Librairie J. B. Baillère et fils, 1906.

- Lecq, H.: L’oléiculture en Algérie.- Paris, L. Maretheux, 1908. - p.18.

- Lecq, H.: Application du froid industriel aux produits alimentaires: primeurs, viande, poisson, moûts et vins du nord de l’Afrique.- Mâcon, Imprimerie Protat, communication faite au 2ème congrès français du froid organisé à Toulouse du 22 au 25 septembre 1912 par l’Association Française du Froid, 1912.- p.23.

- Rolland, C. (sous la direction de H. Lecq): L’enseignement agricole en Algérie dans les écoles primaires d’Européens.- Alger, Typographie A. Jourdan, 1906.- p. 24.


Notes 

[1]- Lecq et Rivière no tent dans l’introduction du traité que «l’Algérie a été donnée comme base principale d’agronomie générale pour le Nord de l’Afrique».

[2]- Le manuel de l’agriculteur algérien, Le traité pratique d’agriculture d’Afrique du Nord, l’Encyclopédie agricole: cultures méridionales, Algérie, Tunisie, Maroc. L’on parlait du « Lecq et Rivière» pour désigner ces ouvrages comme l’on parle aujourd’hui du Isaac et Malet (histoire), du Huisman et Vergès (philosophie) ou du Lagarde et Michard (littérature).

3- Il préside ainsi en 1898 la «Commission d’études des améliorations à apporter dans la situation agricole de la vallée du Chélif» installée par le Gouvernement Général de l’Algérie.

[4]- Il collabore à plusieurs revues agricoles, dont la «Revue agricole et viticole de l’Afrique du Nord», journal d’agriculture pratique paraissant tous les samedi et qui était publié sous le patronage des Chambres d’agriculture d’Alger, Constantine, Oran et Tunis et des Associations agricoles d’Algérie et de Tunisie.

5- Ce détail est fourni par Ch. Rivière dans la troisième édition du traité (1929). Ce livre fut, en revanche, très apprécié à l’époque par ceux qui s’occupaient d’enseignement agricole en France (cf. rapport à la société d’agriculture de France de E. Tisserand (1830-1925), séance du 17 octobre 1906, agronome illustre de l’époque qui eut à gérer les domaines de Napoléon III, qui fut le premier directeur de l’Institut National Agronomique de Paris en 1876. Il exercera également des responsabilités à la direction de l’Agriculture du nouveau ministère créé par Gambetta en 1881).

6- Ch. Rivière suivit à la ferme impériale des essais d’introduction de nouvelles variétés de blé (entre 1867 et 1871), il fut directeur du jardin d’essai du Hamma-Alger (1912) et président de la Société d’agriculture d’Alger.

7- Que l’on trouve dans toutes les bibliographies du Lecq et Rivière (le Manuel, le Traité pratique ou l’Encyclopédie).

[8]- Leroy-Beaulieu, auteur de «L’Algérie et la Tunisie» et de «La colonisation chez les peuples modernes» (1908), l’un des tous premiers économistes ruraux du début du siècle, pensait –tout comme Lecq et Rivière– que «l’ancienne régence» ne pouvait être qu’une colonie d’exploitation et non une colonie de peuplement car l’immigration française était dans ce pays, plus que tout autre, d’une grande faiblesse(la Tunisie ne comptait en 1891, que 46 000 Français contre 88 000 Italiens sans compter les Anglo-maltais, les Sardes et les Espagnols). Les agronomes de la Métropole française ne manqueront pas ainsi de s’impliquer directement par leurs travaux et leurs conseils, dans les débats qui concernent les colonies françaises d’Afrique du Nord (qu’il s’agisse du Comte De Gasparin, de Boussingault, de De Jussieu, de Moll, de La Tréhonnais, de Gaudichaud, de Hardy ou de bien d’autres…).

[9]- Le traité du Moll (professeur au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris ) sur l’agriculture algérienne (1834) est, d’une part, l’un des tous premiers ouvrages (il date de 1834) et, d’autre part, il énonçait pour le gouvernement français les principales orientations d’une colonisation agraire. Moll recommandait le modèle de colonisation agraire romain.

[10]- Elle découvre la clémentine (au sein de la pépinière de la congrégation des frères de Misserghin près d’Oran), plante de nouveaux cépages pour la production de vin et développe de nouvelles variétés d’agrumes importés d’Amérique etc… Il est vrai que de nombreuses innovations techniques et agronomiques interviendront entre les deux guerres.

[11]- Cf notre article: Notes introductives à une histoire des institutions agricoles et des élites coloniales au Maghreb.- Oran, Crasc, Revue Insaniyat, n°5, mai-août, 1998.- vol. II, 2, où nous avons eu l’occasion d’évoquer la question de la «conquête scientifique» et de ce que de nombreux auteurs –de Hardy, Lecq et Rivière à Demontès– appelaient«l’outillage intellectuel» de l’agriculture, ses acquis mais aussi ses lacunes.

[12]- Loew et d’Orient dans un célèbre ouvrage (La question algérienne, 1936) feront une critique radicale des effets de la colonisation sur la paysannerie algérienne. L’essentiel de cette critique est déjà contenu dans les ouvrages des agronomes Lecq et Rivière publiés au début de ce siècle. Les thèses des chercheurs algériens de la période post-indépendance s’inscriront également dans ce cadre tracé au début du siècle (cf. Benachenhou, A.: La formation du sous-développement en Algérie; Henni, A.: La colonisation agraire et le sous-développement en Algérie.- 1981; Sari, D.: La dépossession en Algérie.- 1980).

[13]- Dans le rapport sur la région du Chélif que nous avons consulté, il analyse les causes de la paupérisation des fellahs algériens: système de l’usure, impôts et taxes, bas salaires et évolution vers le khemmassat à la suite de la constitution de «grands domaines, véritables latifundia, dont la formation a été facilité par la substitution de la propriété individuelle à la propriété collective» (pp. 11 et 12 du rapport).

[14]- En tant que président de la Commission d’étude sur les améliorations à apporter dans la région du Chélif (1898), commençant par citer les contraintes agro-climatiques qui «expliquent les variations brusques de la production des céréales», il préconise des aménagements hydrauliques «sans lesquels il est quasiment impossible d’envisager une mise en valeur des sols et une intensification agricole», l’introduction des maraîchages et de l’arboriculture fruitière. Il y a enfin des recommandations relatives aux procédés culturaux dans la culture des céréales et à l’amélioration des assolements par l’introduction des légumineuses.

[15]- Cf. ses Ecrits sur l’Algérie de 1841 et 1847.- In De Tocqueville, A.: De la colonie en Algérie.- Bruxelles, Editions Complexes, Collection Historiques politiques, 1988.- 179 p.

[16]- Il convient de noter que le contexte qui prévaut dans la période qui court du IIe Empire à la IIIe République est, notamment dans les domaines de l’agronomie, la réalisation de progrès liés à la révolution agricole des engrais, à la sélection des espèces végétales et animales ainsi que le lancement des institutions d’enseignement et de recherche agronomique. La crise économique du dernier quart de siècle se traduisit, d’une part, par des politiques protectionnistes (concurrence des produits d’Outre-Mer) et, d’autre part, par le développement des industries agro-alimentaires.

[17]- Ils font toutefois remarquer «qu’une agrologie productive à pratiquer sur les hauts plateaux et les steppes reste un grave problème à résoudre» (Encyclopédie, p. 82).

[18]- Lecq et Rivière citent les œuvres de Pline «l’Histoire naturelle», de Columelle «De Rustica», Virgile «Les Bucoloques» et «les Géorgiques», Caton l’ancien, Varron…

[19]- Nos auteurs citent le Kitab-el-filaha de Ibn-el-Awam. La traduction du «Livre de l’agriculture» de Ibn El Awam a été couronné par le prix de la société Impériale d’Agriculture sous le IIème Empire (traduction de J-J. Clément-Mullet).

[20]- Cette approche agronomique est conforme à la définition de l’agronomie comme «science des localités doté de principes généraux».

[21]- Plus loin nous lisons que dans les «dures conditions faites à la végétation en ces pays – Afrique du Nord - un bon labour à la charrue française, trop souvent indiqué et prôné par ceux trop ignorants des difficultés ou des impossibilités du milieu, serait un travail tout à fait insuffisant pour assurer une récolte dans les années pauvres en pluie; mais de plus, il aurait détruit pour de longues années cette pauvre végétation cependant si utile et qui avait mis des siècles pour s’implanter dans ce sol».

[22]- «Des insuffisances de rendements, surtout en céréales, la plus grande et la plus importante culture du Nord de l’Afrique, semble coïncider depuis bien des années avec un arrêt et même une régression de la colonisation sur certains points. Et en recherchant la principale cause, on pense l’attribuer au manque de fumure du sol; c’était l’avis des agronomes tunisiens il y a plus d’un quart de siècle; mais on pourrait penser, non sans raisons, que la question se présentait plus complexe, et, longtemps avant cette époque, nous sollicitons du gouvernement de l’Algérie la mise en concours d’un travail spécial d’agrologie algérienne, qui déterminerait bien la biologie interne de notre sol sous des influences climatiques à préciser». (Manuel pratique de l’agriculteur algérien, p. 86).

[23]- Les travaux portant sur l’agriculture et l’économie rurale avaient été coordonnés par Démontès. Demontès, V.: L’Algérie agricole, 1830-1930.- Paris, Collection du centenaire de l’Algérie, Librairie Larose, 1930.

[24]- Nous faisons référence aux travaux inaugurés par Braudel et les historiens de l’Ecole des Annales, qui élargissent le champ de la recherche historique à l’étude des comportements et des mentalités.

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