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Hommage Mahfoud Bennoune (1936-2004) : un témoignage

Insaniyat N°25-26 | L'Algérie avant et après 1954 | p.299-305 | Texte intégral


 

 

 

«Un homme bon. Ce qui est peut-être, encore mieux, un “dur”»: c’est en ces termes qu’un ami britannique, spécialiste du monde arabe, qui a été aussi un ami de longue date de Mahfoud Bennoune, a réagi à la nouvelle de sa mort. Je partage entièrement cette appréciation, tout en ayant des choses à y ajouter.

Ayant commencé mes propres recherches sur l’Algérie en 1972, j’ai pris connaissance des premiers écrits de Mahfoud Bennoune assez tôt, mais j’ai dû attendre plus de vingt ans avant de faire sa connaissance. Et ce n’est qu’après notre première rencontre que j’ai pu vraiment apprécier ses écrits. C’est dire à quel point il peut être nécessaire de connaître un écrivain pour pouvoir comprendre pleinement le sens de sa démarche et de son œuvre.

Nous nous sommes rencontrés, pour la première fois, en juin 1993, à Londres. Un petit groupe de Britanniques s’intéressant à l’Algérie avait pris l’initiative, fin 1992, de fonder une association d’études algériennes (The Society for Algerian Studies), siégeant à l’Université de Londres, et nous avons voulu la lancer en tenant un colloque international. L’idée fondamentale était de sortir le débat sur l’Algérie du tête-à-tête franco-algérien, en permettant au milieux britanniques désirant comprendre le drame algérien d’écouter les diverses analyses et points de vue des Algériens eux-mêmes, venus directement leur parler, tout en donnant à ces derniers l’occasion, en écoutant des perspectives britanniques, d’entendre un autre son de cloche. Contact fut pris avec des amis à l’Université d’Alger, en particulier avec Moussa Selmane et Lakhdar Maougal, qui s’organisèrent en équipe à cette fin, et ce sont eux qui nous proposèrent la participation de Mahfoud, entre autres.

Si ce colloque a permis à notre association de démarrer avec un certain élan, cela ne doit pas faire oublier à quel point notre pari a pu sembler téméraire. En effet, nous avons tenu à inviter et à réunir des personnalités connues pour leurs points de vue divergents, à un moment où la confrontation politique en Algérie entre ces points de vue avait cédé à l’affrontement meurtrier. Pour nous, il n’était pas question de nous ingérer dans ce conflit en prenant parti pour un courant idéologique contre un autre, ou en refusant à quiconque le droit d’assister et de participer à un colloque ouvert, par principe, au public. Nous risquions donc gros, et les débats de la première journée ont effectivement été assez houleux, notamment quand Mahfoud lui-même, à l’époque très engagé

politiquement en tant que membre du Conseil consultatif national, a été pris à partie à plusieurs reprises par certains islamistes venus avec l’idée erronée que le colloque n’était qu’une tribune pour leurs ennemis. Ce n’est que lorsque tout le monde a pu constater la neutralité rigoureuse de notre association et notre volonté de donner la parole à tous, à condition qu’ils respectent les règles de bienséance, que le calme et la sérénité ont pu venir s’installer définitivement et permettre aux débats de clarifier les enjeux du drame et les arguments des points de vue respectifs au lieu d’ajouter à la confusion et à la mésentente.

Sachant à quel point Mahfoud était personnellement engagé sur le plan politique à l’époque, j’ai été très agréablement surpris de constater qu’il était parfaitement d’accord avec notre conception du colloque. Par la suite, je me suis rendu compte que sa compréhension découlait tout logiquement d’un élément fondamental de sa propre démarche en tant qu’intellectuel algérien. Comment saisir cette démarche?

Notons d’abord qu’il s’est toujours attaqué aux grandes questions ayant un rapport direct à la problématique fondamental du devenir de l’Algérie. De sa thèse sur l’émigration des montagnards originaires de la société disloquée du Nord-Est algérien, ses articles sur la paysannerie algérienne[1] et notamment son étude de son village natal,[2] son essai sur le devenir du tiers-monde, qui posait avec prescience les alternatives – développement ou régression[3], son analyse de l’histoire économique de l’Algérie[4], l’initiative géniale qu’il a prise avec Ali El-Kenz de faire témoigner cet acteur clé de l’État algérien indépendant, Belaïd Abdeslam[5], son analyse lucide de l’évolution des États-Unis[6], son traité de l’anthropologie de l’Algérie politique suivie de sa proposition d’une stratégie de sortie de crise[7] et, enfin, l’essai passionné et passionnant qu’il a consacré au drame des femmes algériennes[8] –, tous les travaux de Mahfoud Bennoune, auxquels il faut ajouter les articles, très nombreux, qu’il a faits publier dans la presse algérienne, ont porté le sceau de l’engagement politique aussi bien que scientifique, celui d’un « intellectuel public » qui mettait inlassablement son énergie au service de l’intérêt général tel qu’il le concevait plutôt qu’au service d’une théorie abstraite quelconque, et encore moins de sa carrière et de son intérêt personnel.

Reconnaissons ensuite que Mahfoud Bennoune a été un de ceux qui ont le courage de leurs convictions et n’hésitait pas à aller à contre-courant de la mode intellectuelle ou politique. On peut citer à l’appui de ceci l’évaluation qu’il a faite, dans The Making of Contemporary Algeria, de la politique économique algérienne des années 1980, sur laquelle il a porté une jugement sans appel et autrement plus lucide qui s’inscrivait en faux contre le consensus, encore solide au moment de la rédaction de son livre, de presque tous les observateurs étrangers, et en premier lieu les organes les plus influents des médias occidentaux, qui n’avaient eu de cesse d’encourager les responsables algériens de l’époque dans leurs choix désastreux dont le résultat essentiel, l’avortement du grand projet de développement national mis en œuvre dans les années 1960 et 1970, était une prémisse de fond des émeutes d’octobre 1988 et, partant, de la catastrophe politique qui s’en est suivie.

Dans le même ordre d’idées, on peut citer l’initiative qu’il a prise avec Ali El-Kenz de faire témoigner Belaïd Abdeslam, artisan majeur de ce projet, au moment où Abdeslam, à l’instar des autres acteurs principaux de la période de la construction de l’État-nation algérien, était voué aux gémonies sous prétexte d’être un «dinosaure» de la vie politique algérienne, terme qui ne traduisait que le refus, lourd de conséquences, de ses adversaires d’engager un véritable débat sur la crise algérienne, les responsabilités de chacun et les choix à faire.

Citons, enfin, sa prise de position on ne peut plus claire sur la question de la femme algérienne, où il n’a pas hésité à rompre, avec beaucoup de franchise, avec certains de ses propres camarades du maquis de l’ALN habités encore par une vision conservatrice et égoïste sur cette question.

Remarquons, enfin – faits très significatifs, à mes yeux – que ses livres ont tous été publiés soit à Alger par des maisons d’édition algériennes (OPU, OPU-ENAL, ENAG, MARINOOR) soit en Angleterre (Cambridge University Press), et jamais par des maisons d’édition françaises; que son premier article académique important, sur la doctrine de la guerre subversive des militaires français pendant la guerre d’Algérie, a été publié dans le Middle East Report, revue progressiste de Washington, et que le film documentaire sur son pays dont il a été l’auteur en 1983, Building a New Nation, a été réalisé pour une société de production britannique et diffusé sur une chaîne de la télévision britannique. En effet, un aspect clé de son œuvre est le fait qu’il s’adressait en priorité soit à ses compatriotes algériens, soit aux anglophones, américains et britanniques. Tandis que de nombreux universitaires et autres intellectuels algériens ont consacré le gros de leurs efforts à expliquer leurs pays, sa révolution et les enjeux de sa vie politique turbulente aux Français, Mahfoud semblait peu ou pas du tout intéressé par cela. Sans doute, le fait qu’il ait vécu et poursuivi ses études supérieures aux Etats-Unis et pu acquérir une maîtrise de la langue anglaise y était pour quelque chose. Mais je crois que son propre passé de maquisard, et donc de révolutionnaire, le portait à vouloir faire œuvre utile à la fois en faisant ce qu’il pouvait pour élever la conscience politique de ses compatriotes, et en rendant accessible et intelligible l’expérience algérienne aux anglophones généralement peu intéressés par celle-ci et très enclins à gober les thèses françaises à ce sujet. En perçant ainsi une brèche dans le monopole français du champ d’études algériennes, un aspect de l’œuvre de Mahfoud tendait à remettre en cause l’hégémonie française sur les débats théoriques et politiques sur l’Algérie, hégémonie qui entrave la clarification d’idées nécessaire à une véritable renaissance de la pensée politique algérienne à la hauteur des défis auxquels l’Algérie doit faire face.

Cette idée de Mahfoud Bennoune et du sens de sa démarche, que je n’ai pu commencer à me faire qu’en juin 1993, a trouvé une confirmation inoubliable quelques mois plus tard, quand nous nous sommes retrouvés aux Etats-Unis lors d’une table ronde sur la crise algérienne à Harvard début mars 1994 (à laquelle assistaient de hauts fonctionnaires du gouvernement américain). Maintenant que, dix ans plus tard, la survie de l’État algérien est assurée depuis un bon moment déjà, il est possible d’oublier à quel point le contraire pouvait paraître vrai en 1994, et nombreux étaient les participants à la table ronde de Harvard (notamment tout un groupe venu de Paris comprenant deux professeurs renommés et un haut fonctionnaire français) à soutenir que l’effondrement définitif de l’État algérien n’était qu’une question de temps, voire de quelques semaines, et qu’il ne fallait surtout pas miser sur la direction politique algérienne d’alors pour sauver la situation. C’est dire l’enjeu politique de cette occasion formellement académique. Nous nous sommes retrouvés, donc, Mahfoud et moi, face aux tenants de la thèse la plus pessimiste et aux colporteurs d’un scénario on ne peut plus alarmiste, qui risquaient de trouver des oreilles attentives et crédules chez leurs interlocuteurs américains. Beaucoup dépendait de l’attitude de Mahfoud à ce moment-là. Seul parmi les participants à être venu d’Algérie, s’il avait paru, lui aussi, pessimiste ou désespéré par la situation, qui sait ce que serait advenu de la vision et de la politique de Washington à propos de la crise algérienne? Or, ses auditeurs se sont trouvés face à un battant, à quelqu’un qui maintenait son analyse et défendait ses convictions, s’exprimant avec une très grande détermination. C’est après avoir entendu chacun la communication de l’autre que nous avons convenus tout naturellement à prendre un café ensemble et faire le tour de la situation, et je considère c’est à ce moment qu’est née notre amitié réelle, fondée comme elle était sur un sentiment de solidarité agissante.

Nous sommes restés en contact par la suite. J’ai pu le revoir à plusieurs reprises à Alger lors de mes visites successives entre 1996 et 2003, et je garde de très forts souvenirs de mes visites chez lui, des repas pris ensemble à Alger et à Londres, et des discussions passionnantes sur l’histoire politique de l’Algérie. Et puisque j’ai tenu à rappeler son intervention à Harvard en 1994, comment ne pas me souvenir aussi de sa communication remarquable lors du colloque sur les élites algériennes et égyptiennes organisé par le CREAD à Timimoun en mars 2002, quand il a fustigé avec un courage et un franc-parler difficiles à émuler certaines dérives de la vie politique algérienne et a insisté sur l’importance de ce que les appareils de l’État, et l’institution militaire et ses services de renseignement en premier lieu, soient comptables de leur action devant les instances politiques légitimes de l’État pour que l’Algérie devienne un État de droit digne du nom.

Mahfoud était certainement un dur dans le sens où il avait des convictions politiques très claires et très affirmées et entendait leur rester fidèle. Il était aussi un dur dans le sens où, étant sûr de son point de vue, il s’attendait à ce que ses adversaires en tout débat soient aussi clairs et aussi sûrs de ce qu’ils avançaient. Mais, une fois convaincu du sérieux de son interlocuteur, il savait écouter et non seulement acceptait la confrontation d’idées mais la savourait.

Je garde de lui aussi l’image d’un homme assez austère qui vivait très simplement et, tout en ayant beaucoup de choses importantes à dire, était plutôt modeste et discret et gardait beaucoup de choses pour lui-même. Déjà affligé par sa maladie avant que je ne le rencontre en 1993, il a toujours fait preuve d’un grand stoïcisme qui forçait l’admiration. Mais il avait avec cela un grand sens de l’humour et rigolait souvent, sachant sans doute que la rigueur intellectuelle et l’engagement politique doivent toujours compter avec les particularités sans nombre des êtres humains, y compris leurs manies et leurs bêtises, et prendre tout cela avec philosophie, sans jamais se désarmer.

Note de la rédaction

Deux jours après son décès survenu le 17 mai 2004, l’Université de Berkeley, Michigan, où il a fait ses études en anthropologie, obtenu son doctorat, et enseigné près de sept années, a institué un prix Mahfoud Bennoune, qui concerne les thèses en sciences sociales portant sur le Maghreb.

La liste des travaux de Mahfoud Bennoune

La liste de ses écrits. Celle parue dans la presse était incomplète-

  • El Akbia, un siècle d'histoire algérienne. OPU 1986.
  • The building of contemporary Algeria: 1830, 1987.
  • Cambridge University Press 1988. Traduit en français par moi même en 2003/2004. A paraître.
  • Essai: From State Socialism to Market Economy : The growth and decline of the Algerian middle classes, Entrepreneurial elites and the bourgeoisie. (non publié).
  • Essai: déconstruire le système: L'Etat et les forces sociales en Algérie. (non publié).
  • Democracy and fundamentalism in Algeria, a diachro -synchronic analysis 1992, non publié.
  • L'an 2000 du tiers monde. OPU 1985.
  • Le hasard et l'histoire: entretiens avec Belaïd Abdesselam (avec Ali El Kenz) ENAG 1990.
  • L'Origine des espèces (en arabe).
  • L'Amérique: de l'Etat Providence au pouvoir néo libéral: de Roosvelt à Reagan (1992).
  • L'Algérie et la modernité. Ouvrage collectif avec Ali EL Kenz et d'autres.
  • Etudes publiées dans la presse :.
  • Ebauche d'une histoire sociale du triangle de la mort.
  • La Mitidja et ses environs de 1830 à aujourd'hui.
  • Les zones franches.
  • Esquisse d'une anthropologie de l'Algérie politique. Marinoor 1998.
  • Les Algériennes victimes d'une société néopatriarchale. Marinoor, lere édition, mars 1999.
  • Education, Culture et développement (2 tomes) ENAG /Marinoor2000.
  • L'Algérie médiévale à partir de 1212 (à paraître).
  • La science arabe (manuscrit) Mahfoud a également sillonné l'Algérie et fait un film avec une équipe de la BBC sur l'industrialisation en Algérie intitulé « Building a natiom». Il a été co-fondateur de la revue Middle East Report (MERIP).

Cette liste n'est pas exhaustive. Il manque d'autres écrits en anglais.

Hugh Roberts


notes

[1] ‘French Counter-revolutionary doctrine and the Algerian Peasantry’, Middle East Report (MERIP), New York, 1973; ‘The dynamics of socio-economic change in three Algerian peasant communities. An essay on the dialectical relations between economy, ecology and social organisation’, Libyca, Alger, 1980-1981.

[2] El Akbia: un siècle d’histoire algérienne (1857-1975), OPU-ENAL, Alger, 1986.

[3] L’An 2000 du tiers monde: développement ou régression, OPU, Alger, 1985.

[4] The Making of Contemporary Algeria (1830-1987): colonial upheavals and post-independence development, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.

[5] Le Hasard et l’Histoire, entretiens avec Belaïd Abdesselam, en collaboration avec Ali El-Kenz, ENAG, Alger, 1990.

[6] L’Amérique: de l’État providence au pouvoir néo-libéral, de Roosevelt à Reagan, ENAG, Alger, 1992.

[7] Esquisse d’une anthropologie de l’Algérie politique, illustrée par une stratégie algérienne de sortie de crise (acceptée, puis abandonee par un pouvoir inapte), Marinoor, Alger, 1998.

[8] Les Algériennes, victimes de la société néopatriarchale, Marinoor, Alger, 1999.

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