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Barcelone, Mémoire et Identité, 1830-1930, Stéphane MICHONNEAU, Presses universitaires de Rennes, 2007. 349 pages.

L’élaboration de ce travail doit beaucoup à la réflexion inspirée par Pierre Nora sur les Lieux de mémoire (1993). L’auteur analyse méthodiquement les processus politiques à l’origine de la construction de la mémoire collective dans un espace régional, qui est celui de la Catalogne. L’évènement fondateur de cet intérêt pour la mémoire est lié à la conjoncture politique des années 1990.

Au cours de cette période, le discours sur la mémoire de la Guerre civile s’impose dans la sphère publique. Le PSOE en fait son cheval de bataille au cours de sa campagne électorale contre le Parti Populaire. Rien de plus aisé que de ranimer le souvenir du rôle joué par la Catalogne dans la Guerre civile, la résistance au pronunciamiento de 1936 et la prise de Barcelone (1939), dernier bastion des républicains.

Les historiens ne pouvaient ignorer les débats animés autour de l’émergence de la question de la Guerre civile, de ses traumatismes ni ignorer leurs résonances sur l’approche de l’Etat-nation. En prenant comme exemple le cas catalan, Stéphane Michonneau montre comment un groupe social, celui des élites de Barcelone, a participé à la fois à la formulation du nationalisme espagnol, et à la réactivation d’un nationalisme régional produisant des interactions originales issues de l’usage du passé, et comment il a réussi à énoncer une politique de mémoire fondée sur une pratique de la commémoration, qui n’a pas toujours rencontré l’adhésion de tous.

C’est par l’examen des archives des institutions locales que l’auteur aborde l’élaboration de cette mémoire collective, amorcée dans le tournant de 1860, dans une Catalogne, en plein développement urbain. Le lancement de l’Ensanche marque le début de l’extension de la ville de Barcelone hors de son vieux centre et hors de ses murailles, après une vive polémique opposant l’ingénieur urbaniste Cerdà son concepteur et l’architecte Rovira i Trias. Le projet de Cerdà innovait avec le concept de vialidad (route) et préconisait la nécessité du mouvement, de la circulation et de l’accessibilité. Cette perception moderne et futuriste heurtait les partisans d’une conception stable de la ville pour qui la référence au passé s’imposait d’elle-même et allait nourrir le particularisme provincialiste.

Mais tout projet d’aménagement urbain est fortement lié, sinon dépendant de la conjoncture politique. Or, entre 1830 et 1930, plusieurs évènements ont lieu dont la Révolution de 1868 est sans doute le plus marquant (renversement d’Isabelle II). Jusqu’à la proclamation de la Première République, en 1874, les élites politiques de Barcelone partagées entre deux idéaux l’un monarchiste et l’autre républicain, parviennent difficilement à produire une mémoire acceptée de tous. Même le monument dédié à Christophe Colomb (1888) dont le nom est associé à la découverte du nouveau monde, du progrès et des temps modernes échoue à réunir les différents porteurs de mémoire et donc à sceller un nouveau consensus national.

 L’année 1901 s’ouvre sur l’exclusion des « partis dynastiques, libéral et conservateur » de la scène politique à Barcelone. La nouvelle donne politique se joue entre républicains et régionalistes  d’abord, au sein même du conseil municipal «  transformé en tribune », avant de conquérir l’espace public. Commence alors « une redéfinition de l’horizon commémoratif barcelonais » qui vise à éliminer «  les repères du paysage symbolique monarchique » suivie de la réalisation de plusieurs monuments destinés à forger les contours de la mémoire catalane et de la mémoire républicaine. Outre la commémoration de personnalités comme celles du docteur Robert (maire de Barcelone mort en 1902), du poète Cinto Verdaguer (pour les Régionalistes) et de Pi i Margall (pour les Républicains), la mémoire de la Catalogne se cherche un ancrage au dessus des références partisanes. Il n’est pas jusqu’à la langue qui ne soit mobilisée pour conforter le catalanisme en marche. A la veille des années 1930, la Catalogne n’en a pas fini avec cette quête des repères symboliques, au gré des conflits politiques. Par épuisement, la place de Catalogne (1925) et la place d’Espagne 1929 donnent lieux à des œuvres d’art plus en conformité avec le symbolisme classique et donc détachées de « la rhétorique politique ». La ville monument se fond dans la ville mémoire marquant une nouvelle étape visant l’émergence d’un projet national.

Stéphane Michonneau ne s’est pas limité à l’analyse, par ailleurs très fine, pertinente, très bien argumentée et érudite des lieux de la commémoration de la capitale catalane dans leur articulation au temps complexe de l’histoire. Il s’essaie et réussit fort bien à esquisser une approche de la mémoire à l’aune de l’anthropologie historique. La société commémorante est passée au crible, à travers ses principaux entrepreneurs, ces « experts en mémoire » et la compétition qu’ils se livrent. De même, l’auteur étudie les diverses formes d’expression de cette mémoire et leur évolution. Au moyen de la pétition des souscriptions, du mouvement associatif, s’opère une mutation essentielle, qui fait basculer « la société de mémoire élitaire vers « une société de mémoire de masse ». Enfin, le discours de la commémoration retient plus spécialement, l’attention de Stéphane Michonneau. En le déconstruisant, il démontre que si la production mémorielle obéit à un devoir de mémoire, elle est au cœur d’un échange qui au-delà de la symbolique, de la pédagogie civique et de l’émotion, n’en est pas moins un « échange lucratif ». C’est que « le culte de la mémoire apporte un gain symbolique positif à son officiant » qui se traduit par de « la réputation sociale, du crédit ». Par « la magie commémorative », ce culte instaure une religion politique qui invite à un large consensus autour de représentations nouvelles. C’est tout un processus de contrôle social et donc de domination qui est établi. 

Cette brève introduction éclaire le lecteur sur les cheminements de la fabrication de la mémoire dans un contexte politique agité et dans des conditions sociales particulières. 

En moins d’un siècle, en Catalogne, la mémoire s’est démultipliée et s’est fragmentée au gré des affrontements politiques mais elle a gagné en popularité. La pratique de la démocratie à l’échelle locale n’est pas étrangère à l’émergence de ce bouillonnement identitaire. La lecture de ce beau livre n’en est que plus attrayante.

auteur

Ouanassa SIARI-TENGOUR

 

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