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Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro, Algérie 1956, Paris, Armand Colin, Alger, Casbah Editions, 2010

Dans une interview parue dans le quotidien El Watan (8 mai 2011), Raphaelle Branche précisait que « l’étude de la région de Palestro (Lakhdaria) remonte à l’envie de travailler sur un événement marquant pour les Français au début de la guerre » en Algérie. De fait, la section de soldats français commandée par le sous- lieutenant Hervé Artur tombe dans une embuscade dirigée par le commando dirigé par Ali Khodja, le 18 mai 1956. Quoi de plus banal dans une guerre où les affrontements entre armés sont le lot quotidien et où les victimes tombent de part et d’autres ? Mais dans le cas de l’embuscade de Palestro, la situation de guerre est niée du moins par l’armée française, mobilisée pour « rétablir l’ordre et la sécurité ». La mission dont elle est chargée par le gouvernement français n’est-elle pas de pacifier ? Pour Ali Khodja et ses compagnons, le combat obéit aux principes énoncés dans l’appel du Front de Libération nationale (FLN) le 1er novembre 1954. Ils appartiennent en effet à l’armée de Libération nationale (ALN). Et ils se battent pour libérer l’Algérie du joug colonial. Ce n’est pas la seule ambiguïté qui plane sur cet évènement. Comme l’a souligné, Raphaëlle Branche, sa désignation même diffère selon les acteurs impliqués. Pour les Algériens, il s’agit de l’embuscade de Djerrah qui fait écho à Palestro. La mémoire a retenu pour les uns Palestro, pour les autres la victoire du commando Ali Khodja. Mémoires de guerre, elle bénéficie d’un retentissement que l’on retrouve dans les écrits de l’époque… Mais des habitants de Djerrah qui en parleront ? C’est l’un des mérites de la recherche effectuée par Raphaëlle Branche. Elle ne s’est pas limitée à rendre compte de l’évènement dans la conjoncture de l’histoire immédiate ; elle a convoqué la longue durée et scruté le temps de la colonisation. Le résultat du croisement d’une approche au ras du sol, selon l’expression, de Jacques Revel[1] et d’une insertion dans la profondeur du temps où s’entremêlent une mais plusieurs « histoires d’une embuscade ». En jouant sur la variation des temporalités, le récit acquiert une épaisseur autre du fait que l’auteure ne perd jamais de vue les effets dialectiques de la violence des dominants et dominés.

L’ouvrage est subdivisé en cinq parties. La première est consacrée au « coup d’éclat d’une guérilla conquérante » où se distingue les maquisards entraînés par Mustafa Khodja dit Ali Khodja, un jeune déserteur de 22 ans. Mais sans le soutien et la complicité de la population civile, la guérilla n’aurait pu enregistrer de tels succès ni survivre. Qu’elle soit le fruit de la persuasion ou du recours à la force, l’implantation du FLN au sein des populations rurales est réelle en ce printemps 1956.

La seconde partie s’interroge sur « le vrai visage de la guerre ». Le maintien de contingents sous les drapeaux et le rappel de tous les disponibles en plus des appelés sont autant de mesures destinées à renforcer les rangs de l’armée française mobilisée en Algérie dans une guerre désignée par un tas d’euphémismes (opérations de rétablissement de l’ordre et de la sécurité, opérations de pacification…). Le jour même de l’embuscade de Palestro, « a lieu la plus grande manifestation, celle de Grenoble » contre le départ des rappelés, preuve qu’un mouvement social avait pris conscience de la gravité de la situation, contestait l’incorporation et revendiquait la paix. Mais la raison d’Etat et ses relais s’en tenaient à donner de l’embuscade une autre appréciation, celle d’une « Algérie sauvage » dont la description se résume à des actes de barbarie à répétition (3ème et 4ème parties). La représentation de l’embuscade de Palestro équivaut à un massacre de plus, niant à l’ennemi une quelconque légitimité et encore moins une victoire. Pourtant, « on est loin d’une France coloniale dominatrice et sûre d’elle : les morts de Palestro viennent rappeler la fragilité de la présence française en Algérie, et justifie qu’on se batte pour elle ». La nation française ne peut que s’incliner devant la mémoire de ses héros non sans puiser dans le lexique de l’ensauvagement produit de l’observation ethnographique qui a accompagné la conquête.

Raphaëlle Branche ne s’enferme pas dans le récit journalistique, elle recourt à l’analyse des représentations, elle convoque la mémoire du lieu, la mémoire paysanne, la dépossession foncière, la part prise dans l’insurrection de 1871 (massacres des colons) avec ses conséquences (répression excessive, mise sous séquestre et condamnations) pour comprendre les logiques du soulèvement des habitants de Djerrah.

Cependant, il convient de signaler à l’auteure que cette région a été le lieu d’implantation du PPA-MTLD comme on peut le lire dans les mémoires de Ramdane Bouchebouba[2]. Ce dernier est nommé à la tête de la daïra de Palestro le 2 novembre 1947. Il succède à Ali Mougari qui avait accompli un énorme travail de recrutement à l’échelle des onze douars de la commune mixte de Palestro. Bouchebouba achève la mise en place les structures clandestines de l’organisation (groupe, cellule, section) pour les préserver des arrestations. Il note au passage que « ces paysans pauvres, expropriés et refoulés dans les montagnes  […)  avaient appris l’existence du PPA et de son programme » en allant travailler en ville ou dans la Mitidja dans les fermes des gros propriétaires. Aussi le mouvement de recrutement fut-il massif et « pour l’ensemble de la région de Palestro, il y avait 9736 adhérents ». Beni Khalfoun avait dépassé les trois mille ! Cette politisation des masses rurales recoupe le témoignage recueilli auprès d’Hocine Aït Ahmed à la BDIC[3]. Avec l’aide de Tahar Ladjouzi, chef de la kasma de Palestro, les efforts de Bouchebouba réussiront à créer des commissions de justice pour régler les innombrables problèmes dont les crimes de sang étaient « les plus durs à traiter». En soustrayant ainsi les villageois à la justice française, le PPA-MTLD avait non seulement consolidé son implantation mais il a aussi préparé les conditions de la rupture avec l’administration coloniale.

Ce qui paraît donc, en ce mois de mai 1956, comme l’œuvre de bandes criminelles obéit en fait à l’esprit de résistance nourri de toutes les injustices coloniales mais cet esprit de résistance est porté également par la dynamique nationaliste[4] dont nous ignorons presque tout. En optant pour la lutte armée, l’organisation du FLN donne du sens à la volonté latente de rompre avec l’ordre colonial. « La guerre était là depuis plusieurs générations avant même de recommencer » comme l’écrit justement Raphaëlle Branche, au cœur de l’intensité. On perçoit tout l’intérêt d’approfondir les recherches sur le terrain de l’histoire sociale, de l’histoire de la terre et des hommes, l’histoire des productions vivrières qui diminuent, celle des prix en hausse continue, celles des tensions et des solidarités qui travaillent à leur rythme les comportements et les actions au quotidien, qui divisent et séparent les masses rurales.

Dans la dernière partie, Raphaëlle Branche revient sur les bouleversements que la guerre a introduits dans la vie quotidienne des Français et Algériens de Palestro et sa région. La poursuite de la guerre/pacification se fait au nom de l’Algérie française : des réformes sont tentées « pour rattraper les retards accumulés vis-à-vis de la population autochtone pendant de longues décennies » sur fond d’un quadrillage de l’espace par l’armée française en vue d’exercer un contrôle sans partage sur les hommes. La violence déployée par « la 7ème compagnie » contredit toutes les déclarations de bonnes intentions. Les populations algériennes sont ballotées entre zones interdites, SAS et camps de regroupements. Le pays « du Djebel Ahmed et Ouled Djerrah sont complètements rasés ». De l’autre côté, le nombre des habitants européens se rétracte et se replie à Palestro.

Aujourd’hui, Palestro s’appelle Lakhdaria, du nom d’un de ses martyrs Lakhdar Saïd Mokrani. D’après les investigations de Raphaëlle Branche, si le souvenir de l’embuscade est demeuré intact chez les habitants de la région, il n’est pas inscrit au memorandum du musée du Moudjahid alors que la chronologie élaborée par Messaoud Maâdad[5] signale bien l’évènement. La mémoire nationale n’est pas toujours en phase avec la mémoire sociale dont des pans sont révélés régulièrement comme en témoigne les souvenirs de Hocine Aït Idir[6], publiés récemment.

L’ouvrage de Raphaëlle Branche est bien documenté, le croisement des archives écrites et des sources orales recueillies auprès des acteurs d’hier montre une fois de plus ce que la pratique du terrain peut apporter à l’ouverture de nouveaux chantiers et à la connaissance historique.

NOTES

[1] Préface à Giovanni Levy (1985), Le pouvoir au village,Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVII° siècle, Paris, Gallimard, 1989 (traduction française).

[2] Ramdane Bouchebouba, Les chemins d’un militant, Alger, Editions Alpha, 2009. Il adhère au PPA à la veille de la Seconde guerre mondiale dans son village natal Alma/Boudouaou, devient un permanent du parti et sera responsable des daïra de Palestro, Bouïra, Sidi Bel Abbès, Oran, Médéa, Sétif. En mars 1954, il est membre du CRUA, puis de la Fédération de France après le déclenchement de la guerre de libération.

[3] Avec Gilles Manceron, Ali Guenoun, Amar Mohand Amer, Rosa Olmos, nous avons enregistré 26 heures d’entretiens avec Hocine Aït Ahmed, qui a commencé à militer dans les rangs du PPA au cours de la Seconde guerre mondiale dans la région d’Ain el Hammam.

[4] Le mouvement nationaliste n’est pas limité au seul PPA-MTLD. Les études manquent sur la présence de l’Association des Ulémas, de l’UDMA, du PCA. De même, la région étant un foyer de forte émigration vers la France, elle mérite aussi des recherches.

[5] Messaoud Maâdad, Guerre d’Algérie, Chronologie et commentaires, Alger, Enag éditions, 1992

[6] Hocine Aït Idir, Commando Ali Khodja, Wilaya IV, Zone 1, souvenirs d’un combattant, Alger, Editions Alger-Livres, 2011.

 AUTEUR

Ouanassa SIARI-TENGOUR

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