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L’enfant algérien à l’école : du pouvoir de la langue à la langue du pouvoir 

Insaniyat N°41 | 2008 | Enfance et socialisation | p.27-39 | Texte intégral


The Algerian child/school learner: From the power of language to the language of power

Abstract: It is urgent to anticipate the bad functioning of the Algerian school from a social linguistic point of view, without fear of being accused of a whatever identity offence. It’s a matter of identifying the child’s need as a learner at a linguistic cultural level again. From then on we can put integrated and didactic pedagogical strategies and didactic know how to work in the teaching/learning situation, taking the child’s cultural universe into account, the mother tongue, what he is in his society that he is sometimes refused to being at school. 
However subversive as Mohamed Lakhdar Maougal qualifies it, we can’t omit using the learner’s socio linguistics and not political linguistics, the aim being to predict the reasons for the child’s neglect of school, and to stop this conflict of two identities, the school one and the social one.

Keywords: mother tongue - sociolinguistics - school establishment - child /learner - linguistic immersion - stigmatisation - evaluation - socio didactics


Ibtissem CHACHOU : Doctorante en sciences du langage/sociolinguistique, Université de Mostaganem, 27 000, Mostaganem, Algérie


 

On se perd toujours dans l’enfance : les méthodes d’éducation, le rapport parents enfant, l’enseignement etc., tout cela donne un moi, mais un moi perdu »

Jean Paul Sartre (Situation, x. Paris, Gallimard, 1976, P.99)

« La frontière entre identité et altérité découpe parfois le territoire du Moi »

Dourari Abderrezak (Les malaises de la société algérienne, crise de langue, crise d’identité, Ed : Casbah, 2003, P. 54)

C’est ce moi, perdu, découpé, qui fera l’objet de cette réflexion sur le thème de l’enfance au Maghreb. On s’y interrogera sur les voies de la déroute en milieu scolaire en abordant la question des points de vue sociolinguistique et socio-didactique dans la mesure où on ne peut dissocier le vécu de l’enfant à l’école de son vécu en dehors de l’école ; car toute la question serait peut-être à reconsidérer, à partir de ces étapes cruciales dans la vie de l’enfant algérien, celle où il franchit le seuil de l’école pour y entrer et celle où il le franchit pour en sortir.

Il ne s’agira pas, pour nous, d’apporter des réponses mais de poser un questionnement sociolinguistique pour tenter d’obtenir des éléments de réponse en sachant qu’elles ne seraient exploitables que si les disciplines connexes apportent leur lot de connaissances sur la question.

En lisant l’argumentaire de ce numéro, nous n’avons pas pu nous empêcher de nous remémorer cet affligeant spectacle qu’offrent nos écoles dont les trottoirs, au dernier jour des vacances scolaires, se trouvent jonchés de l’albâtre des cahiers et des livres éparpillés en lambeaux, dispersés aux quatre vents sous les huées libertaires des enfants en liesse, heureux de s’être affranchis de l’ombre d’on ne sait quel ogre, soulagés de s’être débarrassés du poids d’on ne sait quel fardeau. Bref, le constat général n’échappe à personne : l’enfant algérien n’aime pas son école, ou du moins éprouve-t-il à son égard des sentiments ambivalents puisqu’il ne s’y sent pas tout à fait à son aise. Mais d’où proviendrait cette ambivalence sinon du fait paradoxal que l’école, institution de savoir censée être valorisée et valorisante, dévalorise ses apprenants. Comment ? C’est ce à quoi nous nous proposons de réfléchir ici.

Nous nous proposons d’engager une réflexion heuristique sur un des éléments édificateurs de la personnalité de l’enfant à savoir le langage. Cet élément par l’intermédiaire duquel s’établit son fondement socio anthropologique et de fait ses rapports en société, n’est pas sans relation avec le phénomène de l’échec en milieu scolaire, car quand les langues maternelles donnant accès au langage sont minorées, celles là mêmes qui sont censées assurer la continuité de soi, c’est tout son éthos qui s’en trouve subséquemment ébranlé. Il va s’agir pour nous de savoir quel traitement l’institution scolaire réserve-t-elle à la langue maternelle, à ce fait socio culturel par excellence par le moyen duquel l’homme s’inscrit dans le monde avec toute la teneur et la portée de l’ancrage socio symbolique que cette inscription implique.

Comment l’enfant subit-il la rupture linguistico-culturelle avec son milieu social ainsi que la stigmatisation des éléments ayant structuré et continuant de structurer son identité en contexte extra scolaire. Quelles sont les retombées de cette confusion dans les repères sur le développement psycho cognitif et l’équilibre psycho affectif de l’enfant ? Enfin, au-delà du constat, nous suggérons des perspectives socio didactiques pouvant permettre la résorption des conflits en milieu scolaire, c'est-à-dire par là même où commence traditionnellement la déperdition identitaire.

I. Quelle(s) langue(s) pour quelle école pour quel enfant

Il est difficile de soutenir que, dans les pays du Maghreb, l’école participe de la socialisation de l’enfant. Ce dernier comme dans tout processus d’évolution ordinaire est conduit à être socialisé par le biais de la langue maternelle qui lui a préalablement donné accès au langage et au monde. Une langue dans laquelle il a évolué jusqu’à l’âge de six ans. C’est cet enfant qui, au seuil de l’univers nouveau qu’est l’école, sera réduit à la condition de « sauvage »[1] durant au moins les premières années de sa scolarisation où il sera confronté à la réalité diglossique du pays. En effet, l’enfant ne maîtrisant, dans la plupart des cas, qu’une ou plusieurs langues algériennes, que sont l’arabe algérien et les langues berbères, se retrouve dans une situation d’immersion dans un bain linguistique arabisant d’où seront exclus de facto ses langues maternelles.

Avant de nous intéresser au vécu de l’enfant à l’école, au traitement que cette dernière réserve aux langues maternelles, et par ricochet à ses apprenants qui en sont les locuteurs natifs, rappelons brièvement le contexte sociolinguistique qui préside aux enjeux liés à l’enseignement des langues et aux statuts qui leurs sont assignés, car aborder les pratiques socio-langagières au Maghreb suppose une rétrospective historique sur la question des langues, laquelle s’insère dans celle plus globale de la représentation de l’identité dont la définition demeure équivoque dans les sociétés post coloniales[2].

Ces dernières se traduisent le plus souvent par des quêtes idiomatiques. La langue se fait dès lors l’hypostase[3] d’une identité mal vécue donnant lieu à un discours hypertrophique.

En effet, la réalité sociolinguistique algérienne est plurielle. Afin d’esquisser à grands traits cette situation, rappelons qu’elle se particularise par : un bilinguisme arabe scolaire officiel – langue française dans des domaines d’usage formels. Ce sont des langues supranationales et super structurelles, et par une diglossie arabe scolaire- arabe algérien, l’un étant réservé à des domaines formels, et l’autre à des domaines informels. C’est le cas également des langues berbères dont le rapport à l’arabe officiel relève d’un bilinguisme diglossique. Ce sont les langues de « la communication effective »[4].

Tamazight (langue polynomique[5]), après avoir été promue langue nationale en 2002[6], fait actuellement l’objet d’une revendication visant à l’officialiser.

Bien que les linguistes maghrébins s’accordent sur la complexité des situations sociolinguistiques au Maghreb, ils divergent néanmoins lorsqu’il s’agit de déterminer la nature des rapports qui existent entre les langues en présence. Ils sont qualifiés par certains de conflictuels (Fouad Laroussi, Benrabah Mohamed), et par d’autres de pacifiques (Khaoula Taleb Ibrahimi, Yasmina Cherrad, Abderrezak Dourari, Dalila Morsly)[7].

Pour mieux situer ce contexte ayant déterminé le statut des langues en Algérie, il n’est pas inutile de rappeler le projet nationaliste et réformiste élaboré pour l’Algérie post-indépendance reposant « sur un triptyque (la langue arabe, la religion musulmane, la nation algérienne) inspirée par une lecture téléologique du passé de l’Algérie »[8] Ce projet visait « une restauration rapide de la civilisation arabo-islamique en Algérie »[9]. C’est dans cette perspective que la langue arabe scolaire a été considérée comme une des constantes de la nation algérienne.

Cette conception linguistique homogénéisante menée par une politique d’arabisation anarchique date officiellement de 1963. C’est le président algérien de l’époque Ahmed Ben Bella qui déclarait le 05 juillet de la même année que «  l’arabisation est nécessaire, car il n’y a pas de scolarisation sans arabisation »[10]. Cette idée s’inscrit dans une logique selon laquelle « la culture nationale constitue la synthèse de l’expérience collective de la société algérienne (…) elle représente le creuset de notre personnalité (…) de notre langue arabe(…) »[11], le caractère idéologique de cette conception se précise davantage lorsqu’on sait que le contenu de « culture nationale »[12] et de « personnalité nationale »[13] correspond à des données sur-idéologisant le triptyque cité ci-dessus ainsi que l’Histoire datée et particulièrement enseignée à partir de 1830 pour, entre autres raisons idéologiques, l’imposer en tant que modèle puissant face à l’ancien colonisateur.

II. L’enfant/apprenant algérien face à l’immersion linguistique ou la cassure érigée en système

Les chercheurs en didactique s’accordent de plus en plus à reconnaître à la langue maternelle son importance en tant que substrat langagier participant à la construction du sujet dans la phase préliminaire de l’émergence de sa personnalité, celle-là même « dans laquelle s’est organisée la fonction symbolique primordiale et celle qui a accompagné la construction de la personnalité »[14]. D’autant plus qu’elle « la mieux acquise, son appropriation, mettant en jeu des capacités mémorielles plus fortes et bénéficiant de la plasticité maximale des organes sensori-moteurs »[15]. Ces capacités gagneraient à être mises à profit afin d’optimaliser un processus d’enseignement de certaines disciplines dont nous parlerons plus loin, et d’apprentissage des langues étrangères dans le but d’atténuer la xénité des idiomes appris à l’école dès la première année de scolarisation de l’enfant.

Loin des conceptions dualistes opposant « arabe institutionnel/arabe algérien et langues berbères », nous proposons de repenser la valorisation des langues maternelles dites aussi « natives » et « naturelles » en les intégrant au programme officiel et dans les pratiques scolaires de l’enfant/apprenant.

Selon Elie Bajard « la langue maternelle est la langue de l’identité individuelle voire nationale »[16], d’où la nécessité d’une reconnaissance étatique pour sa réhabilitation, cette reconnaissance sera d’autant plus efficiente que si elle se faisait par le biais institutionnel de l’école, celle-là même qui lui consacre un traitement inégalitaire qui passe, pour ne nous limiter qu’à cet exemple, par les opérations de dénomination. En effet, les langues maternelles sont communément mais péjorativement surtout qualifiées de « langue de la rue » [luġat ešāŗi3] et de « langue du souk » [luġa suqiya] ou [3āmiya], qui signifie en arabe classique langue du vulgum, par le corps enseignant sans qu’il ne mesure les conséquences d’une pareille stigmatisation.

Certains chercheurs en sciences du langage ont analysé de près les retombées d’une telle situation. Chérifa Ghettas  note à ce propos : « la classe qui est le lieu du dialogue et de la communication devient le lieu de la censure. Ce climat étouffant caractérisé par les interdits et les sanctions, hostile à la langue familière de l’enfant va creuser davantage le fossé entre le parler de l’enfant et la langue de l’école »[17]. Il en résulte des complexes tels le sentiment de culpabilité, l’insécurité linguistique, et la haine de soi qui se manifestent dans le discours épilinguistique du locuteur algérien. L’apprenant en pâtit dans la mesure où il intériorise les rapports conflictuels véhiculés par les représentations des acteurs de l’école algérienne, ils se traduisent in situ par des « jugements négatifs »[18] et des « sanctions pédagogiques (psychiques ou symboliques) »[19]. Cet état de fait ne va pas sans perturber la scolarisation de l’apprenant eu égard à l’importance de « leurs implications cognitives et méthodologiques »[20].

En en proscrivant l’usage dans les situations formelles d’enseignement/apprentissage, c’est tout un symbole fort de l’identité du locuteur qui se voit ébranlé.

Sur le plan cognitif Ben Meziane Thâalbi explique que face à la  « « confusion dans les repères, il (l’apprenant) trouve parfois l’échappatoire dans les formations pathologiques réactionnelles abondamment décrites au Maghreb : dyslexie, dysorthographie, aphasie bégaiement, trouble de l’articulation, insuffisance des opérations de mentalisation et de construction logique. »[21], ce que d’aucuns exprimeront en s’appuyant sur l’exemple du lycéen qui, à la fin de son cursus scolaire, éprouve des difficultés à tenir un discours correct et cohérent dans l’une ou l’autre des langues enseignées[22] .

Il serait intéressant aussi de s’interroger sur la question problématique de la conception qu’en ont les acteurs de l’école algérienne, ceux-là même à qui incombe le rôle de la valorisation de la langue officielle, et sur celle de leur gestion de cette dualité. Affichent–ils une attitude hostile vis-à-vis des langues maternelles dans les situations d’enseignement / apprentissage ? Les utilisent-ils paradoxalement dans des discours pédagogiques, et ce notamment à des fins explicatives ? Est-ce que la survalorisation de la langue officielle se fait systématiquement au détriment des langues maternelles ? La langue maternelle est-elle considérée comme une langue fautive ? Enfin, une pédagogie de la faute est-elle consacrée par notre école ? 

A ce sujet, il convient de s’intéresser au cas de l’enfant qui n’ayant pas encore une suffisante maîtrise des idiomes enseignés à l’école : quelle langue lui permettra de s’épanouir de façon optimale non sans tenir compte de son quotidien, de son vécu…et de ces centres d’intérêt réels ? Quelle langue lui permettra de continuer à construire de manière cohérente son imaginaire, c’est-à-dire ce qu’il a acquis comme savoir être et savoir faire durant la phase préscolaire de sa vie ?

Comment l’institution scolaire assurera-t-elle ce continuum au lieu d’ériger la cassure en méthode a-pédagogique ? Comment parviendra-t-elle à réaliser et/ou à réussir cette transition/évolution nécessaire à l’équilibre psychoaffectif, et au développement psycho cognitif de l’enfant ? Car, comme nous l’avons souligné plus haut, il ne s’agit encore là encore que d’un enfant scolarisé en moyenne à l’âge de six ans.

Imposer une immersion à l’enfant dès ce jeune âge en milieu scolaire revient à le contraindre « d’abandonner un univers lourdement chargé affectivement, c’est opérer une violence qui pourrait être évitée ou tout au moins, c’est imposer un trouble qui, s’il est nécessaire, pourrait être mieux traité. Par ailleurs, si la langue première est écartée au profit d’une autre jouissant d’un statut plus élevé, elle s’en trouve ainsi dévalorisée et son locuteur opprimé »[23].

Il s’agit en outre de le préparer à une ouverture à d’autres langues, à d’autres cultures, mais cela se fera t-il avec efficience sans un ancrage préalable dans la langue et la culture du terroir ? Sans cela, construira-t-il sereinement et positivement d’autres savoirs ? Accèdera-t-il avec le recul nécessaire et critique à d’autres imaginaires ?

Le lien étroit que l’enfant entretient avec sa langue maternelle est un agent fondamental dans la construction de son identité, et sans lequel il serait problématique de prétendre lui inculquer une culture humaniste dans le cadre par exemple d’une éducation interculturelle. Pour ce faire, il est important que l’enfant se sente accepté par cette école avec ce que sa maghrébinité charrie comme spécificités sur les plans linguistiques, culturels, historiques, et sociologiques.

L’objectif est qu’il puisse s’accepter pour pouvoir accepter l’Autre, cet Autre menaçant parce que inscrit et présenté dans une logique manichéenne d’exclusion de tout ce qui n’est pas admis comme « Soi », un Soi, qui est, ailleurs, d’habitude systématiquement survalorisé au détriment de cet Autre stigmatisé qui peut n’être parfois que cet enfant lui-même, évoluant en milieu extra scolaire, parlant une langue sensiblement et/ou complètement différente et baignant dans une culture qui l’est, elle aussi, relativement de celle enseignée à l’école.

Cette survalorisation produite par le biais de l’exacerbation voire le caractère disproportionné du sentiment nationaliste insiste sur « « les critères narcissiques » de l’identité arabo-musulmane à l’exclusion de tout autre indicateur pourtant historiquement fondateur de l’identité  collective »[24], ce qui n’est pas sans déboucher sur l’éclatement des repères identificatoires et définitoires du sujet pensant/parlant et subséquemment sur des radicalisations anxiogènes de type « culturel et racial »[25].

Ainsi, au lieu que l’enfant fort de ses acquis antérieurs, s’ouvre sereinement à une nouvelle culture, il s’y trouve enfermé et dépossédé de son vécu, y compris de ses langues maternelles, désormais proscrites dans les situations formelles d’enseignement/apprentissage.

III. Des langues et des identités à valoriser : Le cas de « Tamazight »

Les langues maternelles sont celles que l’on acquiert et les langues étrangères sont celles que l’on apprend, or, le-dit « tamazight » (langue polynomique dont l’unité est abstraite) est, à l’instar de l’arabe institutionnel, du français et de l’anglais...etc., une langue que le petit algérien apprend sur les bancs de l’école. Dans ce cas on ne peut que constater que cette « tamazighisation » se calque sur le modèle d’une arabisation qui, pour ne soulever que cet aspect, dénigre les langues maternelles du petit algérien berbérophone désormais confronté à une « triglossie» ! D’ailleurs l’objectif assigné à cet enseignement « devrait refléter la synthèse d’un certain nombre de diverses variantes »[26] qui va permettre « …l’intercompréhension entre les locuteurs amazighophones »[27]. Mais pourquoi devrait-on aller jusqu’à inventer une nouvelle langue où plutôt un nouveau code linguistique alors que l’arabe algérien, qui est une langue « véhiculaire »[28], et/ou le français qui est une peut-être une langue usuelle, remplissent déjà cette fonction.

L’intervention sur la structure de la langue peut s’avérer préjudiciable pour le locuteur car la langue ne se réduit pas à un simple instrument de communication, elle est le lien  par le biais duquel « toutes les formes de la vie sociale s’établissent et se perpétuent »[29]  et à partir du moment où ce lien est rompu, le sujet s’en va quêter d’autres modèles qu’il pense plus valorisants pour pouvoir s’y identifier.

Considérons à présent un autre aspect, celui relatif aux finalités éducatives assignées aux nouveaux programmes. Nous avons pu relever en ce qui concerne les objectifs se rapportant aux valeurs identitaires qu’elles ont pour visée de garantir « la maîtrise des langues nationales et à valoriser l’héritage civilisationnel qu’elles véhiculent »[30]. Si l’on s’en tient à la dénomination de « langues nationales » que sont aujourd’hui en Algérie l’arabe officiel et le tamazight (langue polynomique), l’on est en droit de s’interroger sur le sort que réserve l’école algérienne à l’héritage véhiculé par l’arabe algérien et les langues berbères de l’usage quotidien et de la création collective.

Ne s’en trouve t-il pas de facto, et ce, par la seule vertu de la formulation de l’objectif, exclu ? C’est du moins ce qui semble en ressortir, à moins que cela ne relève de ce qu’appelle Thaâlbi Ben Meziane « la dissonance pédagogique »[31]. Le concept en question réfère-t-il à une réalité concrète ou bien correspond-t-il à un choix conçu in abstracto ?

IV. Des savoirs à didactiser

Afin de minimiser l’impact de ses violences, il serait salutaire de songer à inclure dans le programme scolaire des séances d’activité ludiques et artistiques. Les langues maternelles serviraient de supports linguistiques pour la réalisation dans un premier temps de projets à dominante orale tels que : le montage d’un spectacle inspirée d’une pièce de théâtre pour enfant, la récitation de comptines, l’adaptation d’un conte de la littérature algérienne en faisant participer l’apprenant à leur recueil, le montage d’une chorale, la récitation de courts poèmes, de proverbes, de quatrains, de blasons, ou de devinettes, etc.

Ces formes d’expression artistiques et culturelles existent déjà, elles sont à puiser dans le répertoire algérien qui ne cesse de s’enrichir par des productions conçues dans les langues du vécu qui vaut tant par la richesse de ses langues, par la diversité des ses genres littéraires que par les spécificités régionales qu’il recèle.

C’est cette même langue qui « avait traversé la colonisation et constituait une référence d’identité nationale »[32] qui « servait comme seul véhicule des lettres, la poésie et la chanson »[33] avant 1830. C’est elle qui assurait le maintien des liens avec le passé, « c’est par elle que passe l’attachement aux traditions, l’enracinement dans le terroir »[34], Grandguillaume Gilbert relève un fait qui, en apparence, peut se présenter comme étant paradoxal : « certes, dans leur diversité, elles revoient à la fragmentation des allégeances, aux appartenances ethniques ou régionales mais c’est ce qui suscite l’attachement dont elle fait l’objet »[35], un fait qui à notre avis nécessite un traitement objectif au lieu d’un déni subjectif motivé plus par des a priori dus à des appréhensions identitaires que reposant sur des constats scientifiquement plausibles.

Leur reconnaissance et leur valorisation seraient à même de soulager l’apprenant du poids des incohérences. Ces dernières prennent leur source dans la confrontation de deux identités : l’une sociale et l’autre scolaire dans la mesure où « le concept de langue maternelle est étroitement lié à la conscience des affiliations identitaires des sujets à la société »[36]

Notre proposition porte les aspirations de nos hommes et femmes de théâtre, de nos cinéastes et de nos conteurs qui rêvent d’investir l’école algérienne afin de contribuer à l’émancipation et à l’épanouissement de nos enfants.

Il va sans dire que la production et l’enregistrement social du sens se font spontanément dans les langues du vécu, ces dernières jouent, également, le rôle d’institutions organisant la vie sociale des individus vivant en communauté et transmettant leurs savoirs accumulés à la faveur de la somme des expériences vécues et partagées et qui se trouvent récupérées dans les productions littéraires, « la langue porte la marque des évènements qui ont modelé l’Histoire du groupe, elle crée une solidarité avec le passé »[37] et quand cette solidarité en vient à être brisée, le sujet en perte de repères optera de facto pour un modèle compensatoire, à une sorte d’identité de rechange dont les retombées n’ont pas été sans nourrir le cycle de « fantasmes névrotiques et d’aberrations meurtrières »[38]. L’exemple le plus saillant est celui de la décennie noire que l’Algérie a tragiquement vécue.

La représentation idéologique et mythique de l’identité nationale par l’Etat a, entre autres conséquences, mené à l’amputation de l’Histoire de l’Algérie de son passé préislamique[39] et même celui contemporain. L’exemple cette fois-ci nous viendra des quelques livres d’Histoire traitant du passé des régions et des villes algériennes. Ces sources livresques ont le mérite de rapporter les faits historiques tels qu’ils ont eu lieu, c'est-à-dire sans omission ni glorifications démesurées.

La ville de Mostaganem[40], pour ne citer que l’exemple de cette ville, a connu des exactions sous la domination turque. Les récits de batailles ayant opposées les armées turques aux tribus des environs de la ville se trouvent consignés dans des poésies du genre Melhûn. Mais, quoique scripturaire, il s’agit d’un savoir doublement stigmatisé, car véhiculé dans les langues minorées par les institutions étatiques, des langues auxquelles on dénie l’historicité et leurs capacités de véhiculer des vérités historiques. Car, en fait, elles indisposent du fait qu’elles vont à l’encontre des choix politiques et de l’interprétation idéologique et mythique de l’identité prônée par l’Etat. Mais la question que nous nous posons est de savoir ce que nous ferons à l’ère de l’unification linguistique utopique et de la négation de soi du théâtre de Mahieddine Bachtarzi, Ould Abderrahmane Kaki, Kateb Yacine et Abdelkader Alloula ? De la poésie élaborée de Mohamed Benmsayeb et de Sidi Lakhdar ben Khelouf ? De la chanson de Cheikh Hamada et de Aissa El Djermouni ? Des contes du Ahaggar et du Djurdjura ? Et des chants féminins du Ouarsenis 

Hormis les visées pédagogiques que de telles activités impliquent, c’est l’enrichissement de la personnalité de l’enfant qu’elles favorisent, sa valorisation et son épanouissement harmonieux dans un environnement duquel il ne sera pas sevré de manière brutale. Un environnement où il sera appelé à évoluer, et où il lui sera profitable d’assumer le moins négativement possible la situation diglossique que présente la configuration sociolinguistique de son pays.

Les langues maternelles seraient aussi le véhicule de la modernité dans la mesure où « la progression peut (…) se faire sans déracinement, parce que le présent reprend et assume l’ensemble des éléments du passé »[41] et c’est parce qu’à « l’intérieur des langues maternelles (dites dialectales) au Maghreb que s’opère la profonde transformation culturelle, à partir des éléments que la tradition a toujours considéré comme légitimes (le terroir, l’islam) … »[42], et cela serait à l’institution scolaire, en tant que premier lieu de socialisation du futur citoyen, qu’il appartiendrait d’opérer cette avancée.

Les paradoxes « linguistico-pédagogique »[43] et sociolinguistique creusant le fossé entre la société dynamique et plurilingue et l’école essentiellement monolingue, gagnerait à être remis en question. L’objectif étant d’œuvrer autant que faire se peut pour que l’enseignement et la conceptualisation du rôle des langues et des cultures ne soient plus tributaires des rapports de force idéologiques, mais pour qu’ils soient au contraire repensés à la lumière des données scientifiques, didactiques et pédagogiques.

Il serait intéressant aujourd’hui d’amorcer une réflexion heuristique sur une future pédagogie intégrative des langues maternelles à l’école algérienne, cette dernière ne pouvant plus se permettre de faire l’économie d’une recherche qui « a valorisé le rôle de la langue première chez l’apprenant »[44] et qui ne la perçoit plus comme un écueil dirimant à l’apprentissage des autres langues, mais qui au contraire la considère comme « un des fondements du nouveau système que construit l’apprenant »[45]. C’est  dans cette visée qu’ « une pédagogie du multilinguisme »[46] s’avère primordiale à l’opposé d’ « un multilinguisme spontané »[47].

V. En guise de conclusion

Ainsi, dirions-nous, l’institution scolaire apparaît comme la voie royale à emprunter pour que l’enfant apprenne à retrouver les chemins de la liberté, en recouvrant tous les repères de son « moi perdu », devant être pensé en termes de fondements et non plus en termes de modules à additionner.

Ceci passe inexorablement par la réhabilitation  de ses langues maternelles dans leurs fonctions qui sont celles de toutes les langues naturelles, et par leur reconnaissance officielle comme étant des socles de l’identité algérienne, en les dotant de statuts valorisants. « L’enjeu en est la réhabilitation de l’identité historique d’un peuple et le retour au rationnel : remplacer la haine de soi par l’amour de soi sans narcissisme »[48] , car il y va du passé, du présent et de l’avenir de l’enfant algérien, ce futur citoyen que seule la réhabilitation scientifique de la substantifique mœlle de son identité pourrait lui permettre de rétablir le courant avec les siècles délibérément obscurcis de son passé et d’assumer positivement sa diversité culturelle et son plurilinguisme devant enfin l’enrichir au lieu de l’appauvrir, le libérer au lieu de l’handicaper et l’avantager au lieu de le désavantager. 

Bibliographie

En plus des autres, les ouvrages cités en note, cf. :

Benrabah, M., Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique, Paris, Ed. Sêguier, 1999.

Blanchet, Ph., (dir.), « Diversité linguistique, idéologie, et pluralisme démocratique », cahiers de l’institut linguistique de Louvain, n° 18/1-2, 1992, Peeters.

Boudalia-Griffou, M., L’école algérienne de Ibn Badis à Pavlov, Alger, Ed. Saphonic, 1989

Boyer, H. (éd.), Plurilinguisme : « contact » ou « conflit » de langues ? Paris, L’Harmattan, coll. « Sociolinguistique », 1997.

Dourari, A., « Pluralisme linguistique et unité nationale. Perspectives pour l’officialisation des variétés berbères en Algérie », in Publications de l’Université de Rouen, n°233, 1997.

Remaoun, H., « Ecole, Histoire et enjeux institutionnels dans l’Algérie indépendante », in Elites et questions identitaires, Réflexions, Alger, Ed. Casbah, 1997.

Sebaa, R., « L’arabisation en Algérie : une négation de soi ? », in Transeuropéennes politiques de la langue, Hiver, 1998-1999.

Thaâlbi, B.M., Ecole, idéologie et droits de l’homme, le modèle algérien, Alger, Ed. Casbah, 1998.


Notes

[1] Hagège, C., Halte à la mort des langues, Paris, Ed. Odile Jacob, Octobre 2002, p.16.

[2] Thaâlbi, B.M., L’identité au Maghreb, l’errance, Alger, Ed. Casbah, p.19.

[3] Dourari, A., Les malaises de la société algérienne, crise de langue crise d’identité, Alger, Ed. Casbah, 2003, p.14.

[4] Idem.

[5] Marcellisi, J.-B. 1984, « Langues dont l’unité est abstraite et résulte d’un mouvement dialectique, et non de la simple ossification d’une norme unique, et dont l’existence est fondée sur la décision massive de ceux qui la parlent, de lui donner un nom particulier et de la déclarer autonome des autres langues reconnues », cité dans Chiorboli, 1990, p.1. In Dabène L, 1994, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues étrangères, Paris, Ed. Hachette, p .48.

[6] Discours du président Bouteflika du 12 Mars 2002.

[7] Voir le numéro 17-18 de la revue Insaniyat, Langues et société, Oran, CRASC, 2002.

[8] Yelles, M., « Pour en finir avec le patrimoine ? Production identitaire et métissage dans le champ culturel algérien », in Revue Insaniyat, n° 12, Oran, CRASC, 2002, pp. 20-21.

[9] Idem.

[10] Discours de Ben Bella Ahmed du 05 Juillet 1963 à Alger.

[11] Idem.

[12] Ibidem.

[13] Ibid.

[14] Dabène, L., op.cit, p.15

[15] Idem, p.11.

[16] Bajard, E., « Langues rivales », in Le français dans le monde, n° 315, Mai- Juin 2001,  p. 39.

[17] Ghettas, C.H., cité par Grandguillaume, G, in « L’oralité comme dévalorisation linguistique » p.11, publié dans Peuples méditerranéens, langue et stigmatisation sociale au Maghreb, n °79, Avril-Juin 1997.

[18] Benramdane, F., « Quelles langues pour quelle école pour quelle Algérie ? », in Le Quotidien d’Oran du 26/02/2002, p. 7.

[19] Idem.

[20] Ibid.

[21] Thaâlbi, B.M., op. cit, p.130.

[22] Grandguillaume, G., « Les langues au Maghreb : Des corps en peine de voix », in Revue Esprit, immobilismes au Maghreb, n° 10, p. 96.

[23] Bajard, E., op. cit.

[24] Idem.

[25] Ibid.

[26] Programme de la 4ème année primaire, Juillet 2004, publié par le Ministère de l’Education Nationale.

[27] Idem.

[28] Dourari, A., op.cit, pp. 51-52.

[29] Levi Strauss, C., Anthropologie structurale, Ed. Plon, 1958, p. 361.

[30] Programme de la 3ème année primaire, publié par le Ministère de l’Education Nationale.

[31] Thaâlbi, B.M., op. cit., p.131.

[32] Grandguillaume, G., « Les langues au Maghreb : Des corps en peine de voix », op.cit., p. 96.

[33] Elimam, A., cité par Dourari, A., op. cit., p. 119.

[34] Grandguillaume, G., op. cit., p. 93.

[35] Idem.

[36] Shivendra, V., cité par Dabène, L., op. cit., p. 22.

[37] Charaudeau, P., « Langues, discours et identité culturelle », in EIA, n° 123, 2001, p. 98.

[38] Yelles, M., op. cit., p. 26

[39] Remaoun, H., « Si les principaux référents identitaires sont orientés vers la civilisation islamique…le Moyen-Orient prend une part exagérée par rapport au Maghreb, et les autres dimensions de l’histoire de l’Afrique du Nord (…) l’Algérie ne fonctionne pas comme paradigme de la conscience socio-historique chez les lycéens algériens », cité par Thaâlbi B.M., op.cit, p. 116.

[40] Belhamissi, M., Histoire de Mostaganem, des origines à nos jours, Ed. SNED, 1982.

[41] Granguillaume, G., « Arabisation et langues maternelles dans le contexte national au Maghreb », in International journal of sociology of language, 1999, n° 87, p. 54.

[42] Idem.

[43] Benramdane, F., op. cit.

[44] Rolin-Ianziti, 2001, « Langue maternelle : le retour », in Le français dans le mode, op. cit., p.32.

[45] Giaccobe, I., cité par Rolin-Ianziti, Idem.

[46] Grandguillaume, G., « Les langues au Maghreb », op.cit, p. 98.

[47] Idem.

[48] Dourari, A., « L’officialisation de Tamazight est possible, langues et imaginaires en Algérie entre le pluralisme réel de la société et le monolinguisme désincarné de l’Etat », in liberté du 31 mars 2004.

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