N°47-48 | 2010 | Communautés, Identités et Histoire | p. 7-11 | Texte intégral
Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j'aurai passé ma vie
à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère
d'une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun
sens, sinon peut-être de permettre à l'humanité d'y jouer son rôle.
(Lévi-Strauss, Tristes Tropiques)
Claude Lévi-Strauss lors de sa mission au Brésil
© C. Levi-Strauss/Musée du quai Branly
Rares sont les penseurs comme Claude Lévi-Strauss qui ont suscité un intérêt considérable et continu de la part des spécialistes en sciences humaines et sociales dans le monde entier. On ne compte plus les hommages qui lui en sont rendus, outre les publications et les rencontres scientifiques traitant de son œuvre.
En rendant hommage à Claude Lévi-Strauss, nous ne ferons que souligner son mérite exceptionnel et sa contribution originale à la pensée humaine. Lévi-Strauss n’est pas seulement l’anthropologue qui a réhabilité la pensée primitive, et a mieux compris et expliqué le rapport entre race et histoire en tenant compte de la diversité des cultures humaines, mais il est aussi le philosophe humaniste avec les qualités d’un écrivain hors-pair.
Lévi-Strauss a réussi à toucher la diversité des cultures sous un angle original, celui de la richesse de la culture de l’autre. L’auteur de Race et Histoire (écrit en 1952 à la demande de l’UNESCO) a donné à la pensée ethnologique un nouvel essor à travers le regard critique qu’il porta sur la civilisation occidentale, l’histoire, la race, le progrès, la culture et l’ethnocentrisme. L’ethnocentrisme, Lévi-Strauss l’a combattu, selon les mots de Roger Caillois « avec une rare persévérance, cet ethnocentrisme dont les civilisés sont communément affligés à l’égard de ceux qu’ils appellent “sauvages” ».
La diversité des cultures humaines, écrit Lévi-Strauss à juste titre, est « en fait dans le présent, en fait et aussi en droit dans le passé, beaucoup plus grande et plus riche que tout ce que nous sommes destinés à en connaître jamais […] La notion de la diversité des cultures humaines ne doit pas être conçue d’une manière statique ».
L’anthropologie qui, selon lui, « appelle à la réconciliation de l'homme et de la nature, dans un humanisme généralisé », s’est ému de la condition de l’homme et de la civilisation de son siècle. Dans Tristes Tropiques (paru en 1955), dont G. Bataille disait un « livre humain, un grand livre », l’auteur, s’exprimant en tant qu’écrivain, observateur, et voyageur, porte un regard critique sur la civilisation contemporaine, « une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers ». Imprégné de la pensée de Montesquieu, de Rousseau et de Montaigne, le voyage a poussé Lévi-Strauss à considérer certains défis éthiques auxquels sont confrontés les Occidentaux dans leurs regards, études critiques et réflexions sur les sociétés non-développées. « Notre ordure lancée au visage de l'humanité… L'humanité s'installe dans la monoculture ; elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave », voilà ce que le voyage a fait comprendre à Lévi-Strauss.
Si son œuvre nous apporte, comme toute grande œuvre, un témoignage incontestablement lucide de notre siècle, ce n'est point qu'il ait compris autrement la réalité des autres cultures et civilisations, mais parce qu’il nous interpelle toujours et nous propulse dans des aires culturelles dont il a étudié les représentations et les pratiques à travers leurs symboles, mythes et rites. Lévi-Strauss a su, peut-être mieux que personne de son siècle, concilier les valeurs et l’apport des « autres » sociétés et groupes ethniques. En dehors de la sphère de la civilisation occidentale, Lévi-Strauss a fait découvrir à l’humanité la contribution des autres sociétés. En Australie et en Afrique, dans l’Orient et l’Extrême-Orient, dans des domaines qui relèvent des arts plastiques, de la musique, du droit, du système politique et familial, très différenciée, mais importante a été la contribution des sociétés non-occidentales. Ce que les cultures apportent à l’humanité c’est la richesse de la diversité. « Et ce qui fait l’originalité de chacune d’elles, écrit-il avec autant de finesse que de bon sens, réside plutôt dans sa façon particulière de résoudre des problèmes, de mettre en perspective des valeurs, qui sont approximativement les mêmes pour tous les hommes : car tous les hommes sans exception possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances scientifique, des croyances religieuses, une organisation sociale, économique et politique» (Tristes Tropiques, Chapitre XXXVIII). C’est la fécondité de la différence culturelle que défend Lévi-Strauss, une différence liée à l’accomplissement du progrès.
Il n’y a pas, pour paraphraser Lévi-Strauss, de supériorité civilisationnelle et culturelle des Européens ou des Occidentaux, mais une complémentarité inéluctable entre les cultures et les sociétés de l’humanité.
« Aucune société n’est parfaite. Toutes comportent par nature une impureté incompatible avec les normes qu’elles proclament, et qui se traduit concrètement par une certaine dose d’injustice, d’insensibilité, de cruauté » (Race et Histoire, chapitre V).
Telle est l’idée qui va s’insinuer dans les lectures et les critiques de l’œuvre straussienne sous l’expression de « relativisme culturel ». Et c’est cette idée qui va prévaloir dans les débats l’opposant tout d’abord, et pour la première fois, à son concitoyen et « frère-ennemi » Roger Caillois dans les années 1954-1955 (qui va le recevoir 20 ans après à l’Académie). Ce dernier, lui reprochant sa critique de l’Occident et d’avoir soutenu l’idée que les « cultures sont équivalentes et incomparables », défend l’Occident pour avoir « produit des ethnographes ». C’est donc réfuter l’idée de Lévi-Strauss pour qui les indigènes australiens sont les véritables fondateurs de la sociologie. Ensuite, après la parution de L’Anthropologie structurale, Lévi-Strauss devient la cible de plusieurs attaques. Dans la Critique de raison dialectique, Sartre, après avoir fait l’éloge de la thèse de Lévi-Strauss sur Les Structures élémentaires de la parenté, fait re-surgir une rivalité entre le travail de l’historien et celui de l’anthropologue. À l’idée que seule compte l’histoire, soutenue par Sartre, Lévi-Strauss réplique dans La Pensée sauvage que l’histoire mène à tout, mais à condition d’en sortir.
Lévi-Strauss, en polémiste énergique et ingénieux, et en critique redoutable, mais avec un esprit clairvoyant et non acharné, a été, durant sa carrière scientifique et académique longue et splendide, au centre de nombreuses réflexions critiques et querelles théoriques avec entre autres Gurvitch, Barthes, Derrida, Foucault et Ricœur.
Pour comprendre la manière à travers laquelle il concevait les critiques et attaques de ses pairs, il n’est pas inutile de lire et relire la conclusion de L'Homme nu qui contient une partie de ce que Catherine Clément appelle la « belle polémique dans un style acerbe, cocasse, irrésistible, clouant au pilori chacun de ses adversaires, enfumant dans un nuage de fumée de cigarette les existentialistes comme aux plus beaux jours ».
Pour toute sa contribution et son œuvre nous devons lui savoir gré. Sa contribution se situe tout d’abord dans l’ouverture de nouveaux horizons dans la recherche en sciences sociales, de comprendre autrement les autres cultures et de les étudier différemment.
L’originalité et l’actualité même de l’anthropologie lévi-straussienne tiennent à la façon même de s’ouvrir à l’autre, à travers laquelle se dessine « une philosophie à venir » qui puisse rendre compte de l’apport de toutes les cultures au progrès de l’humanité. Pour toute sa pensée et sa contribution, nous avons une dette envers Lévi-Strauss. Certes, pour reconnaître cette dette un simple hommage comme celui-ci, n’est guère significatif.
Pour les spécialistes et les étudiants en sciences sociales, la traduction des travaux de Lévi-Strauss mérite de figurer au premier rang
parmi les travaux des grands penseurs de l’humanité. Force est de constater que la langue arabe a, peut être plus que d’autres langues, besoin de réverbérer sa pensée. Cette pensée, dense précise et profonde, est le résultat de la rencontre d'une riche expérience avec une pensée humaine.
Belkacem BENZENINE
Bibliographie
- Œuvres de Lévi-Strauss
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Tristes tropiques, Paris, Plon, 1993, 504 p. (Coll. Terre humaine)
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Regarder écouter lire, Paris, Plon, 1994, 223 p.
Race et histoire ; race et culture, Paris, A. Michel, Éd. UNESCO, 2001, 172 p. (Bibliothèque Albin Michel.Coll. Idées)
La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1990, 389 p.
Mythologiques, Paris, Plon, 1964-1971. 4 vol. (Comprend 1, Le Cru et le cuit ; 2, Du Miel aux cendres ; 3, L’Origine des matières de table ; 4, L’Homme nu)
Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1990, 452 p.
Le Regard éloigné, Paris, Plon, 1983, 398 p.
Des Symboles et leurs doubles, Paris, Plon, 1989, 270 p.
- quelques œuvres et critiques sur Lévi-Strauss
Bertholet, Denis, Claude Lévi-Strauss, Paris, Plon, 2003, 465 p.
Cazier, Philippe, (Sous la direction de), Abécédaire de Claude Lévi-Strauss, Mons, Sils Maria, 2008, 198 p.
Charbonnier, Georges, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, Paris, Presses pocket, 1989. 188 p. (Agora, 48)
Chemouni, Jacquy, Psychanalyse et anthropologie : Lévi-Strauss et Freud, Paris, Montréal, L’Harmattan, 1997, 350 p. (Culture et cosmologie)
Clément, Catherine, Claude Lévi-Strauss ou la structure et le malheur, Paris, Librairie générale française, 1985, 159 p. (Livre de poche. Biblio essais, 3)
Clément, Catherine, Claude Lévi-Strauss, Paris, Presses universitaires de France, 2002, 127 p. (Que sais-je ?,)
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Derrida, Jacques, Mosconi, Jean, Lévi-Strauss dans le XVIIIe siècle, Paris, Éd. du Seuil, 1966, 88 p. (Cahiers pour l’analyse, 4)
Desveaux, Emmanuel, Au delà du structuralisme : six méditations sur Claude Lévi-Strauss, Bruxelles, Editions Complexe, 2008, 158 p. (Collection Ethnos)
Henaff, Marcel, Claude Lévi-Strauss, le passeur de sens, Paris, Perrin, 2008, 233 p. (Collection Tempus, 231)
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