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Salah Bey et la cité de l'oubli*

Insaniyat N°3 | 1997  | Mémoire et histoire | p. 71-91 | Texte intégral


Salah Bey and the city of forgetfulness

Abstract : The reflection that we attempt in this article, is a number of questions about Salah Bey’s past (1771-1792), his souvenir was retained in the Constantine peoples’ memory, in a song "Galou l’arab Galou"  (قالوا العرب قالوا) after his death, due to tragic circumstances.
Oral history is only a pretext for orientating research, towards an other history "a real alternative history" rid of common place, of risks in the compiling.
The concern for making this period understandable has brought us to apprehending the complexity of events by taking into account several variables, interfering in the different social field spheres.
Thus, if the song reveals a crystallised social identity around the person of the decreased Bey it contains, and this is the most important, -even if it is not clarified - a history of structures (which is still to be done) where the family network seems to prevail over the economic interests, where religious configuration, under cover of conciliatory or hostile attitudes interfere with the sphere of the prince, namely that of political domination...
It is a question throughout this preliminary work, of postulating a historiographic project, taking into account the "elaboration of new models and forming new references in history".

Keywords : history, memory, Constantine, historiography, Salah Bey


Ouanassa SIARI-TENGOUR: Université de Constantine, 25 000, Constantine, Algérie.


 « qu'importe que Cirta soit oubliée»...
KATEB Yacine. Nedjma**.

 

 

La mémoire interrogée sur Salah BEY relate une mélopée où le barde populaire évoque sa fin tragique[1].

Salah BEY a administré pendant une vingtaine d'années le Beylik de l'Est, et incontestablement il a été « le plus grand gouverneur que Constantine ait connu »[2].

Comme tout prince, il veille au maintien de l'ordre, et au respect des institutions.

La ville lui doit de nombreuses réalisations dans le domaine urbain et rural, mais également culturel[3].

Prince guerrier, ayant le sens de l'honneur, il volera au secours du Dey d'Alger menacé, avec ses troupes plus d'une fois.

Sa mort va survenir dans des conditions particulières.

Sur ordre du Dey, il est relevé de ses fonctions le 16 août 1792 et arrêté par le nouveau Bey Brahim BOUSBAI.

Trois jours après sa déposition, Salah BEY se débarrasse de son successeur, en le tuant dans son sommeil et se réinstalle à Dar El Bey, bien décidé à conserver sa charge, au prix d'une désobéissance à son suzerain.

La ville est alors secouée par une vive agitation opposant partisans et rivaux de Salah BEY.

Le calme ne revient qu'avec l'arrivée d'un second Bey, investi par le Dey d'Alger : Hassan BOUHANEK, lequel exécute Salah BEY dans la nuit du 1e au 2 septembre 1792.

L'émotion soulevée parmi la population est à la mesure de l'événement. Elle est à son comble parce que la ville a été impuissante à défendre son prince, elle a laissé le bourreau pénétrer dans ses murs et accomplir son forfait, sans être inquiété le moins du monde.

Comment expliquer cette trahison ?

Parce qu'il s'agit bien d'une trahison. Mais qui est alors derrière cette forfaiture.

Est-ce le fait d'un membre du sérail ? Donc d'un proche de l'entourage du Bey ?

Ce meurtre est-il la conséquence d'une opposition ?

Cela supposerait l'existence d'un contre-pouvoir dans la ville même. Ce qui n'exclut pas du reste l'existence d'une opposition extérieure à la cité, voire des rivalités politiques entretenues ou suscitées par la puissance que prenait au fur et à mesure Salah BEY, tout le long de son règne.

Hors de Constantine, le souvenir n'est point entretenu.

Pourquoi le deuil n'est-il suivi que par les Constantinois ?

Faut-il en conclure que Salah BEY n'était point aimé ?

Que son règne laissait à désirer dans l'arrière pays...

Et si la disparition violente de Salah BEY traduisait d'autres sentiments que l'attachement et la fidélité... d'une population qui s'est sentie alors menacée. Le souvenir stigmatisé dans la chanson serait l'expression de la peur dans ce cas précis.

La chanson ne relate point toutes ces interrogations, mais si l'on veut se défaire des lieux communs tendant à n'accorder aucun crédit à cette période de l'histoire, il est temps d'investir ce champ par les nouvelles approches que l'anthropologie historique propose aux chercheurs[4].

Il existe en effet un mythe Salah BEY qui ne résiste pas à l'enquête critique.

Le règne de Salah BEY, à travers les vers de la chanson, est considéré comme la représentation, le symbole d'une période idéale que la mémoire, au fil du temps, a amplifié.

Au delà de la relation retenue, il importe de souligner la signification particulière de ce mythe, en tant que manifestation marquant une position socio-politique voire idéologique.

Pour comprendre ou saisir l'importance de ce mythe, il convient de le replacer dans son contexte.

En effet, seul l'ancrage historique est à même de permettre de cerner et de comprendre la portée d'une telle représentation sociale, qui laisse deviner ou dévoile une identité sociale déterminée[5].

C'est pourquoi, notre démarche va d'abord s'atteler à sérier les traits ou évènements dont il faut expliciter la valeur prégnante. Ensuite, il restera à dégager les différentes relations ou connexions, repérables entre plusieurs instances, et voir dans quelle mesure et comment leur conjugaison a pu provoquer ou entraîner des moments forts tels que crise, rupture, et donc des changements à l'intérieur d'une configuration sociale donnée[6].

De telles considérations ont l'avantage de rendre compte de la complexité des manifestations historiques. Elles nous éloignent des lectures positives, à sens unique.

André BURGUIERE dirait et nous l'approuvons « qu'il (me) semblerait plus indiqué de considérer l'hétérogénéité et la discontinuité des formes du changement comme autant de voies d'accès à la réalité sociale[7] ».

Salah bey et l'institution

C'est un lieu commun que de souligner le rôle joué par les grandes familles constantinoises auprès de Salah BEY.

Salah BEY s'est coalisé avec une fraction des familles fortunées de la ville. La consécration de cette alliance s'est traduite par la signature d'un texte officiel relatif aux Habous.

Quand on examine les signatures apposées à la fin du texte précédant l'inventaire systématique des biens habous, élaboré en 1776, on relève à côté du sceau de Salah BEY, instigateur du projet, les noms des deux muphti de la ville : Si Mohamed BENELMOUHOUB et Si Ahmed BEN DJELLOUL, suivis de ceux des deux cadis : Si Bel Abbes et Si Chaâbane BENDJELLOUL.

Nous n'avons que de peu de renseignements sur ces personnalités, hormis le fait qu'ils figurent comme dignitaires au sein du Diwan du Beylik de Constantine, en raison de leur statut de « gens de religion et de science ».

Leurs noms consignés dans un texte officiel de cette importance renvoie moins à un souci d'authentification qu'à une forme de légitimation sociale du bien Habous.

Au reste, la lecture de l'introduction du titre attire notre attention, précisément sur deux points essentiels : - le souci manifeste de Salah BEY d'accomplir une oeuvre pie, en procédant à la protection de ces biens Habous et dont l'usufruit permet l'entretien des mosquées, des écoles, en plus de la rémunération du personnel en service (mouderres, imâms...).

- Le souci de remettre de l'ordre dans la gestion de ces biens Habous. Salah BEY dénonce ouvertement les oukil peu scrupuleux qui n'ont pas hésité à déroger à la déontologie de leur charge en détournant à leur profit de nombreux immeubles[8].

Les conséquences de tels abus semblent avoir pris une proportion considérable au point d'entraîner la fermeture de plusieurs édifices à vocation culturelle, voire leur ruine définitive.

S'il n'est pas permis de douter du zèle religieux de Salah BEY, à réaliser la consécration de l'institution Habous, les précautions prises afin d'assurer la pérennité de la fondation, à savoir le dépôt des registres portant inventaire (de ces biens), auprès des deux cadis malekite et hanéfite de Cheikh El Bled et du chef du Beit El Mel - nous amènent à considérer autrement cette initiative qui confirme plutôt l'emprise d'un groupe social tant au niveau politique qu'au niveau économique.

Cette collusion des notables de la ville de Constantine avec le pouvoir turc est scellée ainsi, ouvertement, sans pour autant déroger aux prescriptions religieuses en vigueur.

Ainsi, les avantages des deux parties se trouvent garantis.

Il semble que toute l'habilité déployée aux termes de cette convention, par Salah BEY, visait à gagner le soutien vital de ces notables, fort enclins à la dissidence dès lors que leurs intérêts matériels se trouvent menacés[9].

C'est là une première configuration où Salah BEY apporte sa caution politique à un groupe social.

Comme élément de réponse, élevé dans l'entourage du Bey Ahmed EL KOLLI, il va profiter de ses nombreuses alliances avec des grandes familles (Les Mokrani, les Bendjelloul, les Ben Gana) pour consolider son pouvoir, une fois investi dans la fondation de bey en 1771.

Est-ce une situation si exceptionnelle que de rencontrer une telle volonté d'intégration des intérêts d'un groupe social à ceux de l'autorité publique ?

Constantine est tout de même la capitale du Beylik de l'Est, et quoi de plus normal, qu'une association de groupes sociaux citadins à la gestion des affaires.

Mais dans les rapports liant la société à l'autorité politique, il existe un rapport d'inégalité ou de domination qui ne peut être du côté des citadins constantinois.

Salah BEY, à travers le traitement préférentiel qu'il accorde à ceux de ses sujets les plus nantis, doit renoncer probablement au prélèvement fiscal sur la propriété.

L'hypothèse de la non imposition des terres immobilisées au titre de Habous ouvrent une piste de recherche possible[10] sont exemptées de l'impôt. C'est donc un manque à gagner auquel Salah BEY renonce, au détriment des recettes du trésor (Beit El Mal).

Le geste de Salah BEY n'a pas été dicté par simple générosité : l'allégeance consentie par le Bey nécessite une réciprocité.

Les notables offrent au Bey leur appui, ou mieux encore s'interposent comme médiateurs, au terme de la conclusion de ce que l'on peut appeler un contrat.

Replacés dans un réseau familial élargi (aux nombreuses ramifications dans l'arrière pays), ces notables se portent garants des leurs et de leurs alliés. C'est donc en termes de soutien pour ne pas dire de réciprocité de services qu'il faut évaluer le texte instituant les Habous à Constantine.

Celui-ci assume par conséquent un rôle de régulation sociale et de pacification politique. Tel est le prix de la concession de Salah BEY aux notables de la ville.

Il ne faut pas perdre de vue, en effet, qu'en cette fin du 18e siècle, l'agitation sociale est quasi permanente.

Des études régionales et locales mettraient à nu les difficultés socio- économiques du monde rural, inhérentes aux impondérables naturels (sols médiocres, irrégularité des pluies...) au faible niveau du peuplement, au retard des techniques dont les conséquences se répercutent immédiatement sur la production agricole générale.

La pression fiscale pèse d'autant plus fort sur les campagnes que la Course accuse un déclin irréversible depuis le milieu du 17e siècle.

Le nombre de soulèvements dûs au refus de verser l'impôt est significatif de cet état de fait (marasme économique).

C'est dire que l'intervention de Salah BEY dans le champ institutionnel est subordonné à la sauvegarde des intérêts disons supérieurs du Beylik, donc de l'état. Ceux-ci se concrétisent, cela peut passer pour paradoxal ou contradictoire ou incompatible, par la reconnaissance des réseaux familiaux qui constituent le pivot de l'organisation sociale[11].

Une telle lecture éclaire autrement ce passé considéré jusque là comme incohérent. Et que le poète n'en souffle mot n'est pas important en soi. On comprend un peu mieux pourquoi la seule évocation de sa disparition brutale renferme en fait, toute l'histoire, qui se trouve ainsi résumée par un événement intermédiaire capable de suggérer le déroulement du passé.

DAKHLIA écrit à ce propos « cette mémoire se définit plutôt comme la cristallisation d'un événement type, emblématique d'une structure ; un seul schème narratif suffirait à restituer toute la chaîne des affrontements avec le pouvoir central[12]».

Cependant, Salah BEY s'est comporté en serviteur zèle vis à vis de ce pouvoir central, qu'il ira délivrer des attaques espagnoles.

La chanson rappelle seulement le rang suprême auquel est parvenu Salah BEY, désigné comme étant Bey des Beys (باي البايات).

Salah bey des beys

Cette histoire « pleine de trous » relègue à l'arrière plan les victoires remportées par Salah BEY, y compris celles où il s'est distingué, de manière éclatante face aux Espagnols, à deux reprises, en 1775, puis en 1783.

On sait, en effet que devant la menace de la flotte espagnole Le Dey d'Alger, Mohamed BEN OTHMANE (1766-1791) sollicite l'assistance militaire de ses principaux Beys (Titerri, Mascara, Constantine).

Il est pour le moins étrange que la chanson fasse l'impasse sur cette victoire, d'autant plus que la tradition orale en offre un exposé où le miracle de la victoire est attribué à la bienveillance d'un saint : Sidi Ahmed ZOUAOUI[13].

Nous aurons l'occasion de revenir sur le rôle dévolu à ce saint.

Retenons seulement que dans une telle configuration politique, les hauts faits d'armes et la vanité qu'on peut vouloir en tirer sont supplantés par la liquidation brutale de Salah BEY.

Est-ce à dire que « le Bey des Beys », sa reconnaissance comme le souverain par excellence, sa légitimité politique émane non de ses succès sur les champs de bataille, mais d'une position reflétant un modèle parfait d'intégration à la ville ?

Rare exemple de symbiose entre une ville et son prince ! La chanson n'évoque-t-elle pas le refus de livrer Salah BEY à son bourreau et l'offre suprême de leur fortune pour le sauver ?

Mais le sort de Salah BEY était déjà réglé.

Peu avant sa mort, le Dey Mohamed BEN OTHMANE (12/07/1791), est remplacé par son fils Hassan EL KHAZNADJI (1791-1798), qui s'empresse de procéder à certains changements à la tête des Beylik du Titteri et de Constantine.

Comment expliquer cette disgrâce, autrement que par des rivalités personnelles ?

La liquidation de Salah BEY relève de la pure vengeance, selon Vayssettes. L'épouse du nouveau dey n'est rien d'autre que la fille de KHAZNADAR, chargé des relations étrangères à l'époque du Dey Ali NAKCIS BOUSEBAI et qui fut condamné à mort en janvier 1764 : il était tenu comme responsable des incidents de la Calle qui aboutirent à l'arrestation du Consul français... A l'issue d'une enquête, le témoignage de Salah BEY ; commandant de la garnison de la Calle, fut décisif quant au verdict final[14].

On sait comment Salah BEY se débarrassa de ce premier rival.

Le dey d'Alger dut nommer un second bey pour Constantine.

Celui-ci est le fils de Hassan BOUHANEK (Bey de Constantine 1736-1754) exilé dans des circonstances non encore élucidées, par Salah BEY[15].

Ses fidèles partisans le défendront, mais en vain. Il sera livré à ses bourreaux dit-on par le KAID NOUBA, alors qu'il était réfugié dans la maison du Cheikh El Bled (famille LEFGOUN).

Il est intéressant de relever l'implication de Abd El Rahman Lefgoun, dans la liquidation de Salah BEY.

Les versions existantes sont contradictoires quant au rôle joué par Cheikh El Bled.

Celle rapportée par VAYSSETTES lave de tout soupçon Cheikh El Bled, alors que celle de CHERBONNEAU évoque la mise aux arrêts de Salah BEY, malgré la protection accordée par celui-ci[16].

L'histoire peut proposer plusieurs lectures : Salah BEY est vaincu, parce que Kaïd Nouba et ses troupes se sont rangées du côté du nouveau bey nommé par Alger.

En ce sens Kaïd Nouba, haut dignitaire, sans aucun zèle particulier, exécute les ordres émanants de ses supérieurs. Son action est une illustration du bon fonctionnement de l'Etat turc.

L'attitude de Cheikh El Bled est du même ressort. La seconde version, plus explicite quant au rôle joué par Cheikh El Bled ne recèle en fait aucune contradiction avec la première version, indépendamment du souci d'identifier le responsable de la mort de Salah BEY.

Dans les deux cas de figure, Cheikh El Bled se rallie à Kaïd Nouba, et donc à l'autorité publique. Il n'y a là rien de suspect : l'attitude de Cheikh El Bled est dans l'ordre des choses.

Ce qui heurte la sensibilité du barde, c'est le retournement de Cheikh El Bled, qui avait accordé « l'amen » et puis s'est ravisé.

Sa protection « couvrait les gens voués à la mort »[17].

Les vers ne contiennent aucune équivoque de ce point de vue et pointe un doigt accusateur, sans pourtant désigner quiconque clairement. Subtilité ou prudence ? Et donc crainte, mais de quoi ? De représailles possibles...

Ne dit-on pas que les notables de la ville ont informé le dey d'Alger, sitôt que la nouvelle de l'assassinat d'Ibrahim Bey se répandit ?

Mieux encore, son successeur Hassein BEN BOUHANEK (1792-1795) arrive et pénètre dans la ville sans rencontrer le moindre obstacle. Salah BEY était déjà mis à l'arrêt et ses partisans maîtrisés...

Le Bey dont le souvenir est entretenu par la chanson, ne faisait par l'unanimité autour de lui. La tradition populaire apporte un autre éclairage et nous introduit dans une nouvelle configuration, mettant en scène Salah BEY et deux personnalités religieuses.

Salah bey et les saints

D'abord il y a la malédiction du Cheikh décapité sur la place publique et sa métamorphose en corbeau, d'où le nom de Sidi Mohamed El Ghorab dont la légende est encore bien vivante dans les souvenirs des Constantinois[18].

VAYSSETTES a reproduit les circonstances de l'affrontement qui opposera Salah BEY à Sidi Mohamed connu pour ses critiques acerbes.

« Le jour où il eut la conviction certaine que le saint homme travaillait à miner son pouvoir, il ne vit plus en lui qu'un sujet en révolte et le condamna à mort. »

On pourrait spéculer longuement sur la place et sur le rôle joués par les saints, dans l'hagiographie maghrébine.

Mais le silence observé sur ce « duel » est pour le moins troublant, et ne peut être mis sur le compte de l'oubli.

Tout au plus, taire ces dissensions, ou ne pas prendre parti, ce qui revient au même, peut signifier une sorte de désapprobation de l'opinion publique, qui serait à la limite d'une attitude orthodoxe, c'est à dire de bienveillance à l'égard des saints.

A l'inverse, il est permis de poser comme hypothèse, l'existence d'un courant hostile aux saints d'une manière générale, que Salah BEY a exprimé plus ouvertement.

L'offense faite au Saint est un non-événement alors, et à ce titre ne mérite aucune allusion, aucune mention digne de figurer dans la mémoire des hommes.

On pencherait alors vers l'émergence d'une coalition sociale ou si l'on veut d'un consensus qui donne plus de force à la représentation sociale qu'incarne Salah BEY.

Comment considérer alors, l'hypothèse de l'hostilité quasi permanente des saints au pouvoir turc, soulignée par de nombreux auteurs[19] ?

Au cours de son règne, Salah BEY dut affronter un autre saint : Cheikh Sidi Ahmed ZOUAOUI, qui, avant de devenir ennemi du Bey, était son proche conseiller.

La victoire que les troupes de Salah BEY remportèrent sur les assaillants espagnols incompe, dit-on aux karamates du Cheikh. Comment l'allié dans le combat mené contre l'infidèle, devint l'ennemi à abattre ?

Simple rivalité entre deux personnalités éprises de pouvoir ? Dans son opposition à Salah BEY, Sidi Ahmed ZOUAOUI, n'est pas seul, il est soutenu par la foule des khouans mécontents.

Aucune allusion n'est faite dans la chanson à la lutte qui opposa les deux hommes.

Est-ce l'impossible réconciliation qui fait que l'auteur de la chanson évite d'en parler ?

Où bien s'agit-il d'un parti pris qui va à l'encontre de l'ambition du saint ?

En fait, derrière les deux protagonistes, se profile « une compétition institutionnelle »[20], celle du Bey par l'intermédiaire des percepteurs chargés de la collecte de l'impôt et celle qu'impose la zaouia du Cheikh par l'intermédiaire du produit de la ziara.

Faut-il continuer à qualifier ces évènements de purement religieux ?

Dans cet affrontement entre deux logiques, dont l'une paraît supplanter l'autre, les propositions de Gellner, qui renvoient à l'opposition entre « laïcs » et « marabouts » seraient-elles opératoires ?

Simple rejet de l'ordre religieux, où expression de l'émotion, la chanson de Salah Bey évacue cette hagiographie si présente ailleurs, à l'échelle de l'histoire maghrébine du moins.

En guise de conclusion : savoir historique et recherche

La référence à plusieurs configurations, tout en introduisant des discontinuités, selon que l'on évoque tel ou tel niveau de configuration a pour avantage d'offrir un éclairage nouveau de cette ambivalence historique.

Le soutien ou l'attachement à Salah Bey ne doit pas nous induire en erreur : il énonce ou exprime un choix pour ou contre le prince. Dans notre cas, il s'agit d'un soutien franchement accordé à Salah Bey. Peut-on en conclure pour autant d'une hostilité voire d'une remise en question (pour ne pas parler d'une lutte ouverte) du pouvoir spirituel des saints ? Une telle attitude d'opposition même virtuelle au pouvoir normatif d'un cheikh de zaouia est-elle imaginable, dans le contexte de l'époque ? Le glissement vers une attitude laïque, semble s'affirmer clairement dans l'opinion institutionnelle, qui se concrétise dans un acte officiel où sont recensés les Biens Habous en 1776.

Comme l'indique J. Revel « l'institution et les normes qu'elle produit n'apparaissent donc plus comme extérieures au champs social ni comme imposées à lui. Elles sont inséparables de la configuration du jeu social et des actions qui y sont possibles »[21].

Nous ne reviendrons pas sur la signification des mécanismes compliqués ou complexes sous-jacents à une telle pratique sociale.

Mais au delà du désir de préserver les intérêts économiques et sociaux des uns et des autres, le souci de s'inscrire dans l'acte institutionnel vise à illustrer la marge de manoeuvre, d'un groupe d'individus et de leurs revendications dans la perspective d'une gestion autonome.

La garantie que confère l'institution, contribue ainsi à gommer l'anarchie ou le dysfonctionnement qui affectait les Biens Habous (en fait la préservation de la propriété foncière) et induit surtout une redéfinition double : tant politique que sociale de l'institution, de la dynamique qu'elle entraîna, ainsi que les différents acteurs (ici, l'autorité publique/ Le Bey assisté des principaux membres de son Diwan et des principales familles possédantes de la ville de Constantine).

Il est indéniable que le règne de Salah Bey, examiné ou abordé à travers une telle diversité de trajectoires et temporalités multiples, devient plus attrayant et moins monotone.

L'historiographie traditionnelle (qui présente toute la période turque comme une succession de beys, assassinés pour la plupart, démis pour les chanceux, où les règlements de compte voire les actes de pur banditisme font partie de la vie quotidienne des divers réseaux de parentèle...) mérite une sérieuse mise en examen.

Les dernières approches de l'histoire nous invitent en effet à renoncer à des explications linéaires, puisant leur cohérence dans une succession chronologique.

La chanson de Salah Bey fait référence exclusivement à sa disparition dans des circonstances tragiques.

La mémoire s'en remet à une vision des faits où le sentiment de deuil est à la mesure de l'acte de barbarie perpétrée.

Chose étrange, il n'y a pas d'accusations formulées explicitement, mis à part la référence au Chaouch qui lui mit les fers.

Oubli réel ou dissimulation volontaire ? Comment expliquer le silence-amnésie sur l'intervention du pouvoir central (car c'est bien sur ordre du Dey d'Alger, Hassan Pacha, que Salah Bey est tué) ?

L'absence de l'évocation de la responsabilité du pouvoir central suggère deux interprétations possibles, contradictoires du moins en apparence et complémentaires à la fois. C'est d'abord l'aveu d'une incapacité à défendre et protéger Salah Bey et en filigrane, manière d'éviter de faire endosser à une partie quelconque la responsabilité de la disparition de Salah Bey, manière subtile également de se concilier/ réconcilier le nouveau maître et son suzerain.

C'est aussi la fragilité de ce corps social qui laisse deviner une restructuration sociale où les différenciations ne sont pas tout à fait tranchées.

D'ailleurs, la dernière strophe de la chanson sonne comme un repli sur soi, faisant référence à l'enveloppe sécurisante de la famille campant, loin des tumultes de la ville, auprès des Bédouins (el jarbane). Cette nostalgie de la vie bédouine serait-elle l'expression d'un rejet des lois de la cité et une réhabilitation du lignage, comme le suggère J. Dakhlia qui écrit : « Le discours du lignage sur le lignage est seul légitime. En ce sens, la cité n'existe pas »[22]

Etrange glissement d'un conflit politique vers la mouvance familiale et privée. (p. 265).

Le détour ou retour à la loi du sang, du nasab traduit cette ambiguïté voire cette difficulté à concevoir la question du pouvoir politique et de ses représentations hors du groupe social où il s'exerce. Il reste alors à poser la pertinence d'une « lecture segmentaliste du fait politique »[23].

En parallèle, on devine une perception du monde qui a du mal à se défaire des valeurs propres au groupe lignager, au profit d'une vision où l'autonomie du politique serait la norme. Est-ce la projection personnelle de l'auteur de la chanson[24] ?

Mais de toutes les façons, si la mémoire a retenu et immortalisé le souvenir de Salah Bey, c'est bien parce que sa mort suppose une signification particulière, conférant à l'événement une portée singulière pour la population constantinoise.

Celle-ci (ou une partie d'entre elle) s'identifie à son Bey, et s'y reconnaît. C'est là un point important et rare : les récits hagiographiques dépeignent les souverains de manière, le plus souvent négative. Tel n'est pas le cas pour Salah BEY, auquel la mémoire accorde une légitimité absolue.

Cette référence au cadre politique et à son représentant suprême, nous introduit dans le monde de la cité.

« En ce sens, la cité existe » bel et bien[25].

Salah Bey mérite alors qu'une chanson, il nécessite de nouvelles investigations, où l'analyse le dispute au récit exposé de façon intelligible[26].

C'est là une exigence capitale pour le métier d'historien et un autre sujet de réflexion.

Annexe 1



Rectification en marge, quatre au lieu de trois.


 

Annexe 2

 

Cette version a été chantée par Raymond GHENASSIA. Elle est différente d'autres versions comprenant des variantes d'un chanteur à l'autre.

 


Notes

* Le titre fait référence au livre de DAKHLIA, J. - L'oubli de la cité - Paris, 1990.

** Kateb, Yacine - Nedjma - Paris, 1956 - p. 183.

[1] Si le texte est bien postérieur à la mort de Salah BEY, son origine n'est pas encore déterminée. Précisions seulement que selon les explications de Mr H. BENTALHA - qu'il en soit remercié ici - la composition est celle qui est commune du genre madh (مدح) poème écrit en arabe dialectal, propre à la région de Constantine, et chanté sur le mode «mahjouz (محجوز), équivalent du « haouzi », propre à la région de Tlemcen. Le texte figurant dans l'annexe N°2, m'a été communiqué aimablement par Mr. H. BENTALHA.

Ni la R.A., ni le R.S.A.C. n'ont publié ce texte dont l'existence n'était un secret pour personne, alors que la chanson populaire sur « Constantine en 1802 » due à un poète contemporain de SALAH BEY : cheik Belgacem EL RAHMOUNI EL HADDAD est publiée avec une traduction en français par COUR. (A) in la R.A, n°60, 1919. - p.p. 224-240.

De nombreux mélomanes attribuent la chanson à un compositeur juif de Constantine, dont la communauté a bénéficié d'avantages, notamment l'attribution de terrains urbains. Tandis que d'autres avancent le contraire, en s'appuyant sur la facture du poème qui renvoie par le style, la sémantique, aux compositions bédouines.

[2] Cf. BOUROUIBA, R. - Alger, Constantine, 1978.

[3] Cf. VAYSSETTES, E. Histoire de Constantine sous la domination turque, de 1517 à 1837 - in recueil de la Société d'archéologie de Constantine (R.S.A.C.), 1868 - p.p. 329-375. Son texte, avec celui de MERCIER, E. - Histoire de Constantine, 1903, restent essentiels, pour les aspects chronologiques, VAYSSETTES a comme avantage d'avoir puisé dans le texte de Salah EL ANTARI, avant sa publication éditée en 1846 en arabe, qui sera traduite au français par DOURNON, A. - Constantine sous les Turcs d'après Salah EL ANATRI.- R.S.A.C., 1928-1929.- p.p. 61-178.

[4] Cf. JOUTARD, Ph. - Ces voix qui nous viennent du passé - Paris, 1983

LEPETIT, B. - les formes de l'expérience.- Paris, 1995.

FARGE, A. et REVEL, J. - Logiques de foule. - Paris, 1988.

BURGUIERE, A. - De la compréhension en histoire - Annales, Economies, Sociétés, Civilisations, N°1, 1990 - p.p. 123-136.

FURET, F. - De l'histoire récit à l'histoire problème. In J. BERQUE - Les Arabes par leurs archives - Paris, 1976.

FURET, F. - Histoire et mémoire - Paris, 1988.

DUBY, G. - Histoire sociale et idéologies des sociétés - In Le Goffet Ph. NORA – Faire l'histoire - Paris, 1976 - p.p. 147-168.

DAKHLIA, J. - L'oubli de la cité. La mémoire collective à l'épreuve du lignage dans le Jérid tunisien - Paris, 1990

[5] Cf. CHARTIER, R. - Le monde comme représentation - In Annales, E.S.C., n°6, 1989.

[6] Cf. LEPETIT, B. - op. cité - Histoire des pratiques, pratique de l'histoire - p.p. 9-22.

[7] BURGUIERE, A. - Le changement social - p.p. 272 et sv.- In LEPETIT, B. - Les formes de l'expérience - op. cité. 

[8] Le texte et sa traduction ont été publiés par Féraud, Ch. - sous le titre : Les anciens établissements religieux musulmans de Constantine - Revue Africaine, année 1968 - pp. 121-132. Voir aussi notre travail préliminaire : Questions autour des Habous, des médersas et des Ulémas - In L'espace culturel.- cahier LAHASC-URASC - Université d'Oran, 1987, 5-20. Voir annexe n°1.

[9] DAKHLIA J. - op. cité, ch. VI : Figures du souverain/le Bey dans l'ordre des familles - p.p. 226 et sv.

[10] Cf. Abd El Rahim Abderrahmane - La compagne égyptienne au 18e siècle - Le Caire, 1974 - p.p. 69 et sv. qui attestent que les terres Waqf (Habous) étaient exemptées de l'impôt, et ne versaient qu'une redevance symbolique. 

[11] Pour plus de détails. Cf. les travaux de J. BERQUE méritent plus qu'une référence mais une réflexion sérieuse et la poursuite des enquêtes de terrain.
BERQUE, J. - Qu'est-ce qu'une tribu nord-africaine - Alger, in Maghreb, Histoire et Société, 1974 - p.p. 22-34. Structures sociales du Haut Atlas - Paris, 1956. 

[12] DAKHLIA. J. - op. cité. - p. 90.

[13] Il existe une importante bibliographie publiée, dans l'ensemble au 19e siècle, par les principaux animateurs de la Revue Africaine et du Recueil de la Société d'Archéologie de Constantine.
Outre VAYSSETTES et MERCIER, déjà cités, voir :
BRESNIER, L. - Récit indigène de l'expédition d'O Reilly.- R.A. n° 8, 1864 - p.p. 334-346.
Amiral MAZARREDO.- Expédition d'O Reilly contre Alger en 1775. - R.A. n°8, 1864.- p.p. 225-266.
BERBRUGGER, A et FERAUD. L. - Expédition d'O Reilly en 1775. - R.A. n°9, 1865.- p.p. 303-306.
TRUMELET, L'Algérie légendaire - Paris, 1892 - p.p. 252 et sv.
ROZET et CARETTE - Algérie, Etats tripolitains - Tunis, 1980 - p.p. 252 et sv.

[14] Cf. les propos très suggestifs de DAKHLIA. J.- op, cité.- p. 238 : « C'est un topos du pouvoir despotique que celui de l'influence des femmes sur le monarque ».

[15] Voir VAYSSETTES et MERCIER.- op. Cité BOUHANEK, Hassan était lié d'amitié avec SALAH BEY, pendant leur jeunesse, visait le titre de Bey. Ses tentatives de complot déjouées, il aura la vie sauve qu'au prix de la fuite en Oranie.

[16] VAYSSETTES.- op. cité.- R.S.A.C., 1868 - pp. 379 et sv., analyse les points de vue de CHERBONNEAU et d'un descendant de la famille BENDJELLOUL, alliée à Salah Bey.

[17] Cf. MERCIER - op. cité.- p.p 291 et sv.

[18] DERMENGHEM. E. - Le culte des saints dans l'Islam maghrébin - Paris, 1954.
La légende est expliquée aussi dans VAYSSETTES, MERCIER, TRUMELET... Le lieu existe toujours dans la banlieue de Constantine, associant les deux noms : Sidi Mohamed El Ghorab et Salah Bey.

La référence au corbeau est présente dans l'imaginaire local du moins. Cf. Les Quatrains de Sidi MEJDOUB le sarcastique, poète maghrébin du XVIe siècle - Paris, 1966.

[19] BRAUDEL, F. - La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, tome 3 - Paris, 1990 - p.p. 361 et sv.

JULIEN, Ch. A. - Histoire de l'Afrique du Nord - Alger, 1975 - p.p. 250 et sv.

Il faut ajouter que le règne de Salah Bey est agité par de nombreux soulèvements : Les Ouled Nail, les Ouled Amor, les Ben Djellab de Touggourt, les Ouled Sidi Obeid. Pour ces derniers, la tradition orale, signalée par VAYSSETTES, MERCIER rapporte la malédiction proférée contre les exactions de Salah Bey, TRUMELET en a traduit le texte. Ouvrage, op. cité - p.p. 248-251.

[20] DAKHLIA. J. - op, cité.- p. 221.

[21] In LEPETIT, B. - op, cité. p. 83.

[22] DAKHLIA J. - op. cité. - p. 279.

[23] Idem.- p. 287.

[24] Tout concourt en effet à attribuer l'origine du texte à un meddah des environs de la ville, dont l'imaginaire est subjugué à la fois par la réputation de Salah Bey et le poids des structures sociales.

[25] DAKHLIA J. - op. cité.- p. 299.

[26] BOUAZZIZ, Yahia a publié le texte de Salah El ANTARI - Alger, OPU, 1985 - Relation d'une histoire de Constantine, sous les Turcs, écrite sous la dictée de BOISSONNET... a cru pour nous éclairer « d'ajouter » 4 pages consacrées à Salah Bey où, pêle-mêle, est rapporté tout ce qu'il a pu glaner.
Nous reviendrons prochainement sur cette difficulté à détrôner la compilation vulgaire par l'analyse des textes, ce qui suppose, un sérieux travail de critique.

* Cette version a été chantée par Raymond GHENASSIA. Elle est différente d'autres versions comprenant des variantes d'un chanteur à l'autre.

 

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