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Modernisation et retraditionalisation à travers les champs associatif et politique : le cas de la Kabylie

Insaniyat N°8 | 1999 | Mouvements sociaux, Mouvements associatifs | p. 21-42 | Texte intégral


Modernization and retraditionalism through the political and associative field : the case of Kabylie

Abstract : How con we explain in our society, the irruption of modernization instruments as the association or political party which, by nature, proposes new ways of grouping? The article proposes to show from the Kabylie example that in reality the groups to which a madernization process happen, start off again themselves by reinvesting new agents. The bearers of a new way of organization also, negociate their insertation themselves. There is thus a transaction. Modernization agents' practices con appear to be ambiguous, but it is question of necessary ambiguity. In other respects, the groups can, in some particular situation produce tradition, that is to say bring into operation a process of retraditionalism we explain, from precise examples, how ail that is possible and how it works. Our reflections are based on the principle that there is not only continuity on the historical plan (between the forced modernization situation induced by colonization and that induced by the event of a national Algerian state) but certain permanent elements notably an ambivalent conduct of agents who adiust their strategies, to function of anticipated interests. Fundamentally the thesis defended by Jeanne Fauret appears to us still relative/y recent, and we have born in mind this conclusion of G. Batandier concerning the change countries formerly dominated « Every thing change but not all in bloc ».

Keywords : association, Kabylie, modernization, tradition, field


Mohamed Brahim SALHI : Sociologue-Département d’Architecture, Université de Tizi -Ouzou, 15 000, Tizi -Ouzou, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie


Nous avons toutes les raisons de penser, au regard de l'observation attentive de la Kabylie actuelle et de son itinéraire historique (XXème siècle), que les demandes de modernisation articulées a une réactivation constante de la tradition constituent un élément essentiel d'un groupe que la littérature sociologique et anthropologique tend à présenter comme singulier. Il nous semble plus intéressant d'interroger les modalités que cette société faisant face au changement met en œuvre pour traduire et approprier les catégories de la modernisation et comment elle rebondit pour préserver le corps social. La singularité apparaîtrait alors plus comme un ensemble de stratégies tendant à trouver les postures les mieux ajustées pour articuler le local et le global. Dans le fond la thèse soutenue par J. Favret[1] gagnerait à être revisiter tant elle nous semble encore d'une fraîcheur certaine. En outre, il convient de se demander dans quelle mesure les attitudes de vigilance de ce groupe et les « dissidences» récurrentes à l'endroit de l'Etat dans l'histoire récente, ne devrait pas être lues comme autant de demandes de participation et de captation des effets d'une modernisation dont le groupe s’estime dépossédé. Par ailleurs dans la situation de crise, comme c'est le cas depuis le début des années 90, les communautés villageoises kabyles, face à des changements menaçants parce que peu prévisibles et difficilement gérables, engagent une démarche de retraditionnalisation (ou de production de la tradition) en remobilisant des éléments des registres anciens et en les réaménageant peu ou prou. Sur le plan organisationnel après une période de semi-clandestinité (années 60-70) les instances de gestion villageoises (tajmaat) réapparaissent. En même temps les communautés villageoises se dotent d'instruments tendant à créditer l'adoption de formes modernes. En effet, c'est au cours de l'année 19S7 que le « comité de village » apparaît. Plus systématiquement après 1988, fleurissent un nombre important d'Associations dans l'espace villageois. L'observation de toutes ses formes d'organisation et leur modalité de fonctionnement tendent à conforter les hypothèses que nous avons décliné plus haut. La présente contribution tentera d'en apporter des éléments de démonstration.

1. Association, parti, tradition et modernisation dans l'histoire de la Kabylie

Nos recherches sur la situation de la Kabylie du milieu du 20ème siècle, montrent que les algériens de cette région ont très vite recouru à la loi de 1901 régissant la création et l'organisation des associations en France et par extension dans les pays sous domination coloniale française. Si les lettrés sortis du réseau scolaire français sont les plus nombreux à se doter de cet instrument d'organisation moderne, les registres des associations consultés[2] indiquent qu'au tournant des années 1930, ils ne sont pas les seuls acteurs à avoir initié des associations ou a en être membres. De 1905 à 1940, prés d'une centaine d'associations sont enregistrées par les services du Département d'Alger pour le seul arrondissement de Tizi-Ouzou. Il convient de remarquer que ce chiffre inclut les associations exclusivement représentatives de la population européenne des bourgs de colonisation (Tizi Ouzou, Dellys, Azzazga)[3]. En outre, le plus souvent, les associations sont localisées dans les centres de colonisation en plaine ou en montagne[4]. Pour la période allant jusqu'à 1940, les algériens de l'arrondissement de Tizi-Ouzou fondent des associations regroupant des catégories de la population liées par leurs professions ou une appartenance institutionnelle. C'est le cas des anciens élèves des écoles indigènes ou encore des instituteurs[5], Les associations sportives musulmanes apparaissent aussi et elles s'identifient au mouvement national en gestation[6]. La contribution des militants nationalistes dans la mise en place de la Jeunesse Sportive de Kabylie en 1946 précédée de plusieurs tentatives dés les années 30, est attestée[7], le club et l'Association sportive musulmane en général sont représentatifs d'une démarche tendant à investir le champ sportif et au-delà, le champ social de façon emblématique face aux organisations du même type dans les milieux européens.

Au tournant des années 30, dans le sillon de la prédication réformiste, un nouveau type d'association apparaît : l'Association religieuse et de bienfaisance. Les pionniers sont : l' « lslah » de Dellys (enregistrée le 20 novembre 1931) et «Echabab el Islami » de Tizi-Ouzou (déclarée le 22 Février 1934). L' «Islah» initie la création d'une médersa tandis que « Echabab el-Islanu » échoue dans une tentative similaire, mais ses fondateurs relancent en 1944 ce projet sous la dénomination de «Association d'éducation Echabiba». Cette institution éducative activera sans discontinuer jusqu'en 1963. D'antres associations, d'inspiration réformiste, seront fondées en Grande-Kabylie. Nous retrouvons le même type de localisation que celui signalé plus haut pour les autres associations. Leurs objectifs sont sensiblement les mêmes : promotion de l'éducation, de l'enseignement de la langue arabe, et des activités d'assistance et de bienfaisance. On peut à titre indicatif signaler celles qui ont eu une activité relativement soutenue et dont le rayonnement englobe les villages avoisinants : l’Association «El Kheira» de Draa-EI-Mizan à caractère foncièrement caritatif, l'Association d'éducation et d'instruction religieuse «EI-lslahiya» de Mechtras, l'Association d'instruction et d'éducation du village Ahriq (Akfadou) et l'Association de bienfaisance et d'enseignement «El Fallah» des Issers (Basse-Kabylie)[8]. D'autres noyaux associatifs, particulièrement dans le vieux massif kabyle ont été initiés par des personnalités proches du mouvement réformiste. Mais leur audience et leur capacité d'essaimage sont restées très limitées malgré une réelle ténacité dans le travail de mobilisation[9]. En montagne, le travail des Comités locaux réformistes précède la création de l'association et passe toujours par la conquête d'une position forte au sein de la tajmaat (assemblée de village). Ce fait témoigne déjà d'une articulation entre un cadre découlant de la modernisation (induite par la colonisation) et les structures organisationnelles de type communautaire. Des dynamiques endogènes se dessinent. Il s'agit pour les communautés de capter des éléments constitutifs de cette modernisation comme l'instruction. Mais ces cadres nouveaux ne sont totalement adoptés que dans la mesure où ils sont contrôlés par le groupe qui en recode le langage de sorte à l'ajuster aux valeurs locales. Il n'est pas rare par exemple de rencontrer des exemples où les partisans de la nouvelle organisation sont contraints d'arrêter leurs activités parce qu'elle a porté atteinte au consensus de la communauté villageoise[10]. En fait, on se trouve dans une situation où les acteurs de la vie associative sont pris dans un jeu de transaction et de négociation pour pouvoir se faire entendre ou s'insérer dans le milieu local. Le champ politique de la Kabylie du milieu du 20ème siècle, mieux connu, témoigne de cette tendance à l'oscillation par une manipulation des registres de valeurs anciens et nouveaux, Ainsi nous ne pouvons sérieusement comprendre l'implantation massive du PPA-MTLD dans les communautés villageoises kabyles si nous occultons le travail d'insinuation (dans le sens de se glisser entre) du nationalisme dans le tissu lignager kabyle et la conquête par celui-ci de positions fortes au sein des instances de gestion villageoises lui permettant de mobiliser à son profit des ressources de pouvoir déjà disponibles. Par ailleurs le nouveau message est délivré et circule dans des réseaux devenus accessibles pour le nouvel acteur et familiers pour les villageois. Il y a, et les exemples ci-après le montrent, un énorme travail d'acclimatation du nouveau venu qui se traduit par un emprunt à la symbolique du groupe. Ce n'est qu'à cette condition que son discours devient audible. Nous en avons montré les modalités dans d'autres écrits[11]. Nous reprenons ici quelques exemples pour illustrer les réflexions avancées plus haut.

A la fin des années 30, et plus systématiquement au sortir de la seconde guerre mondiale, le courant nationaliste radical (PPA- MTLD) s'implantent rapidement et densément en Kabylie et très particulièrement dans les milieux villageois de montagne[12]. L’«étoilisme» kabyle dans l'émigration moderne de type ouvrière préfigurent certainement l'impact du nationalisme dans la région de départ[13]. Nous savons en effet que l'émigration est articulée avec une infinité de « réseaux secondaires » avec les communautés villageoises et qu'en plus les mouvements de retour reconduisent l'émigré (et donc le message dont il peut être porteur) au village. Ce sont cependant des noyaux de lettrés kabyles qui donnent une impulsion décisive à l'expansion du mouvement nationaliste en Kabylie au tournant des années 40. Il en va ainsi des jeunes lycéens de Ben-Aknoun[14]. Le PPA-MTLD, à la différence des oulémas réformistes, aborde la Kabylie sans exclusif par rapport notamment aux structures lignagères sacrées et aux nombreuses zawiyas (d'envergure variable). Il y recrute même des militants et des responsables locaux dont certains seront ensuite promu à une destinée nationale (cas par exemple de Radjef, Oussedik, Ait-Ahmed….) Il convient de souligner que la nature de ce tissu religieux explique en partie le fait que le nationalisme n'y rencontre aucune résistance notable. Nos recherches sur cette question montrent en effet qu'en Grande-Kabylie cette structure lignagère se présente comme une mosaïque de groupes. Ces derniers sont très peu fédérés entre eux[15]. De plus, nous n'avons pas relevé de cas de lignages exerçant une réelle domination politique sur un ensemble de communautés villageoises. Cette situation est tout à fait différente de celle par exemple de certaines régions où des fiefs se constituent autour d'un lignage et d'un établissement religieux avec une domination politique sur des populations assez nombreuses : cas des Ben Ali Chérif dans la vallée de la soummam, des Benhamlaoui dans le Constantinois, ou encore des Kacimi dans la région de Bousaada[16]. L'étude des liens interlignages par le jeu des alliances matrimoniales indique très nettement que le tissu religieux en Grande-Kabylie est plus proche d'une configuration en petites enclaves ou micro-groupes que d'un ensemble fortement structuré et à large solidarité[17]. Nos recherches récentes visant à établir une carte exhaustive de la sainteté et des lignages religieux dans cette région confirme cette configuration[18]. Seuls les grands pôles de scirpturalité arrivent à asseoir un rayonnement dépassant les limites des micro-groupes locaux et aussi certains saints comme le Clieikh Mohand ou El-Hocine[19]. Plus fondamentalement il est utile de prendre en considération les modalités d'insertion de ces agents dans la société kabyle au moment de son islamisation et de façon particulière comment celle-ci leur a assigné des positions dans l'organisation sociale[20]. Au milieu du 20ème siècle alors que, dans la vallée de la Soummam et dans les fiefs dont il a été question, nous relevons une certaine stabilité des grandes familles exerçant mi-contrôle politique (souvent associés à l'exercice de mandats administratifs ou électifs) en Grande-Kabylie une lecture attentive des listes des auxiliaires de l'administration et des élus locaux (délégations financières, djema'a de centres municipaux...), montrent que les familles influentes sont celles qui ont émergé récemment, c'est à dire, au tournant des années 20. Leur envergure n'est pas remarquable et leur influence est circonscrite à l'échelle d'une zone de la taille d'un Douar[21]. De plus sur 14 familles influentes recensées à la fin des années 40, seules 5 sont d'origine maraboutique et de façon générale toutes ont émergé dans le courant des années 20: « dans la même one qui nous intéresse, souligne un rapport sur cette question, les grandes familles varient tous les 20 ans et leur situation n’est jamais assise. Nous ne pouvons leur voir jouer le même rôle modérateur qu’en pays arabe. Le terme grande famille recouvre en Kabylie une réalité fort différente. Celle qui est la plus en vue aujourd’hui n’a pris son essor qu’en 1945»[22]. Le nationalisme radical du PPA-MTLD rencontre en Grande-Kabylie une structure lignagère de grande densité mais très peu fédérée et dont le poids politique n'est pas remarquable avec cependant une prégnance certaine sur la religiosité ambiante des groupes. Ce tissu religieux dans la mesure où il n'est pas l'objet d'une démarche « d’extirpation» de la part des nouveaux acteurs politiques se montrent perméable à leur message. Davantage encore, le nationalisme se moule dans ces réseaux disponibles qui lui fournissent un appui réel dans son entreprise de pénétration et d'enracinement dans les communautés villageoises. Par ce canal il mobilise à son profit la symbolique de la religion populaire. De très nombreux exemples peuvent illustrer cette situation[23], Ainsi dans la région d'Azzefoun la zawiya de Cheurfa de fraîche création (1940) est non seulement acquise au nationalisme, mais son cheikh est aussi le responsable local du parti. Il en va de même pour la zawiya de Zekfaoua dans la même région et de celle de Arous chez les Ait-Oumabu (Larba'a nath Irathen)[24]. A partir de 1946 l'articulation de cette mosaïque religieuse avec le nouveau mouvement politique se traduit par mi type de mobilisation mixte mettant en œuvre les éléments propres au cadre politique nouveau et les structures communautaires. C'est ce que souligne de façon systématique les rapports de l'époque : « il se confirme d'après les renseignements recueillis que c'est l'action concertée des marabouts qui a soulevé dés le 30 Mai (1946) la vague de nationalisme qui s'est manifesté le 2 Juin et qui demeure puissante. Tous les villages de la commune mixte du Djurdjura (110) ont reçu la visite d'un marabout influent, le nommé Boukhoulef Akli, a parcouru le douar important des Itouragh (qui compte 25 villages) toute la nuit du 1 au 2 juin engageant les populations à ne pas voter ou voter AML (Amis du Manifeste et la Liberté)»[25]. En Novembre 1946 les moqadems et les marabouts s'engagent de façon ouverte et explicite en faveur des candidats du PPA ainsi dans la région du Djurdjura «Au cours de chaque réunion religieuse, avant, pendant et après les fêtes de l’Aid El Kebir, ils ont appelé leurs fidèles a adopter une position favorable au PPA. Les éléments de ce parti ont pris la parole dans le cadre de ces rassemblements... »[26]. Quant à la tajma'at, il est clair que non seulement elle fut sollicitée par le parti nationaliste mais qu'elle constitue aussi chez ses militants locaux une référence : Amar Imache dans son militantisme en France ne cessera d’emprunter dans sa démarche politique à la coutume berbère, plaidera pour l’importance du A'arch et de la djema'a.... Amar Imache pense que ces institutions donneront à l'Algérie indépendante un caractère social et démocratique »[27] . Et de fait sur le terrain les militants nationalistes kabyles reprendront à leur compte les modes d'organisation communautaires tout en mettant en oeuvre de manière concomitante les principes de leur parti. Les passages suivants des mémoires de Hocine Ait-Ahmed sont tout à fait illustratifs « Quand les responsables locaux ou les militants de base n'avaient pu régler un problème, on réunissait une Djema'a ad hoc d'arbitrage de médiation et de bons offices. Mes camarades et moi en faisions souvent partie...» et l'auteur ajoute: «Nous avions systématiquement encouragé les jeunes à participer à ces Djema'a ad hoc. Jusque là dans ces institutions qui tournait à la gérontocratie, la tradition voulait qu'un jeune admis à prendre la parole au milieu des anciens commençât par s'excuser pour se faire pardonner à 1'avance les propos frivoles ou futiles qu'il pourrait tenir : «les affaires du village sont si importantes et moi si peu de chose... ». A présent nos jeunes militants se fondaient sur une autre formule : «un avis, une opinion. c 'est comme une cible : n'importe gui peut taper dans le mille indépendamment de son âge de sa puissance ou de sa richesse»[28]. En somme il s'agit d'une démarche tendant à recomposer ces instances villageoises non sans en préserver l'essence : « La meilleure façon de triompher des structures sociales et mentales conservatrices ce n'est pas de les affronter en duel oratoire mais de les envelopper dans le mouvement de la participation fervente et responsable»[29] . On devine les tensions et la transaction qui s'engage dans une telle démarche et le face à face entre deux registres l'un d'essence communautaire et l'autre plus global ou universelle. En fait ce qui n'est pas dit explicitement ici, c'est que le nouveau message a plus de chance d'être audible en étant retisser dans les mailles de la logique communautaire qui le remâche et le retraduit ou si l'on veut qui l'apprivoise en rendant les contours plus familiers. Le nouvel acteur politique est nécessairement rattrape par le milieu car comme le souligne H. Ait-Ahmed « celui qui arrive dans les campagnes par la voie ferrée, la route asphaltée, représente un pouvoir politique lointain, centralisé et dominateur »[30]. A contrario on devine sans difficulté comment le nouvel agent politique se représente son soi projeté dans le milieu de sa "prédication' : un véritable profil mixte occupé à des transactions perçues comme nécessaires ou inévitables pour se caler dans une posture acceptable de son point de vue (parce qu'elle est efficace) et recevable par la communauté parce que, décodée dans son langage même si elle accepte en retour quelque entorse à la norme estimé comme étant un coût lui aussi nécessaire dans une conjoncture où ce qui importe c'est une alternative à la domination coloniale. Du point de vue de la pratique politique, de nombreux matériaux montrent que les acteurs recourent à des types de mobilisations tantôt rationnels et tantôt émotionnels c'est à dire puisés dans le stock des croyances populaires. Il en va ainsi de l'usage des mots d'ordre de type partisans diffusés par tracts ou par des inscriptions murales et de la discipline militante d'un coté[31]. Et de l'autre coté de la forme de garanties des engagements par des acteurs religieux locaux comme nous l'avons vu plus haut ou encore du recours à une forme de contrat moral redoutable dans le contexte communautaire : le sermon prêté par-devant un saint. En 1946, par exemple, après une intense campagne autour des élections du 10 novembre (législatives), le PPA-MTLD de la région de Michelet (Djurdura) convoque les notables et les chefs religieux locaux au sanctuaire du saint Djedi-Menguelet (fédérateur des groupes de la confédération des Ait- Menguelet) et les fait jurer de faire voter le lendemain pour les candidats nationalistes. Ce qui fut fait[32], Le contraire, c'est à dire le parjure, aurait été difficilement imaginable dans la logique du groupe. Entre la loyauté envers un saint dont la malédiction est redoutée et l'engagement envers le parti qui, lui, mobilise en principe des catégories plus rationnelles, le compromis est laborieux dans le sens où le message politique est réinsérer dans la symbolique du groupe dans laquelle il prend force. En pensant à l'instrumentalisation « froide » de la religion dans notre histoire récente par l'islamisme niais aussi par la bureaucratie religieuse officielle on peut, en extrapolant, pointer une manipulation, c'est à dire mi-jeu dans lequel une partie serait dupe pour le moins. Or, on sait que l'adhésion de la montagne kabyle au courant nationaliste radical est massive et profonde. De fait, l'approche par la manipulation ne paraît pas opérante. Il y a plutôt mise en oeuvre dans le jeu des acteurs politiques immergés dans les communautés villageoises d'une « nécessaire ambiguïté culturelle » dont G. Balandier résume les traits ainsi « Les parti veulent construire un cadre unitaire au-delà des particularismes; assurer la diffusion d’idées nouvelles, attribuer un rôle prépondérant à leurs agents de la modernité, mais leur insertion en milieu paysan leur impose de la ire des concessions à l'ordre ancien » ainsi, sont-ils                  «... condamnés à l'ambiguïté culturelle durant la période initiale et parfois au-delà. En récupérant des symboles anciens et efficaces ils organisent le cérémonial de la vie politique (y incorporant parfois des éléments rituels) afin de le sacraliser : Ils donnent à leur leader un double visage ou lui construisent une personnalité héroïque (au besoin en le situant' dans la descendance des héros populaires). Ils recourent enfin à des moyens traditionnels pour forcer l'adhésion et fonder l'autorité de leurs agents »[33]. Dans le fond face à la modernisation politique, les communautés villageoises rebondissent sur elles-mêmes. Elles retraduisent les éléments de changement et les ajustent de sorte à ne pas ébranler l'ordre social. La tradition joue ici une fonction de code sémantique pour déchiffrer et donner sens dans la logique du groupe aux valeurs nouvelles.

Les considérations que nous venons de développer concernent les pratiques politiques. Il nous semble, comme nous l'avons souligné, que les pratiques induites par le mouvement associatif fonctionnent sur le même mode dans la mesure où, objectivement, nous sommes aussi en présence d'un élément de modernisation qui réfère à des formes de solidarité « dépourvues d'antécédents» dans la société kabyle. Mais, il faut le souligner, les associations au regard des données en notre possession sont plus nombreuses dans les petits bourgs et centres de colonisation que dans les villages à l'exception de celles qui arrivent dans le sillon réformiste niais dont l'envergure n'est pas remarquable. Sans prétendre pour le moment avancer une conclusion assurée, il nous semble que le peu de réceptivité des communautés villageoises à ce type d'organisation et à l'époque qui nous intéresse ici, s'explique par une vitalité des formes d'organisation anciennes qui continuent à assurer la gestion de la vie sociale. En revanche dans les milieux pré-urbains (villages et centres de colonisation), la multiplication des associations tient au fait que de nouvelles couches sociales y émergent et ont besoin d'un outil pour s'affirmer en tant que telles par rapport à la fois à la population algérienne et à la population européennes. Nos données sur le cas de Tizi-Ouzou ou de Draa-El-Mizan confortent cela. De façon générale des travaux sur le champ associatif dans d'autres régions d'Algérie souligne la même tendance[34]. A partir de nos données sur quelques associations dans les petits centres de colonisation dans la région de Grande-Kabylie, il est possible de dire que : 1) souvent l'Association est le fait d'une petite bourgeoisie (commerçants, petits fonctionnaires) qui émergent dans le champ local au tournant des années 20. Dans les centres de colonisation comme Tizi-Ouzou elle tente de fédérer autour d'elle des composantes hétérogènes tant du point de vue de l'appartenance sociale que de la provenance géographique (villages de la Kabylie). En fait, il s'agit pratiquement en l'absence des liants sociaux traditionnels, de créer un cadre communautaire par défaut. En effet, dans ces milieux il n'y a ni Tajema'at, ni confrérie, ni saints immédiatement disponibles pour formaliser une identité Surtout face à l'autre à savoir les Européens. De ce point de vue, l'Association en mettant en avant de nouveaux leaders en dehors des processus traditionnels souligne le poids désormais dévolu aux facteurs d'ascension sociale par la fortune ou le savoir. Mais 2) cette tendance générale est susceptible d'être nuancer dans le cas de certaines Associations comme l'Association d'éducation EL CHABIBA de Tizi-ouzou ou du Nadi Esalem de la même ville (voir plus bas des données précises). Dans ce cas précis les nouveaux cadres organisationnels servent de support pour consolider les contours d'une communauté dont l'implantation est très ancienne et qui recherche un moyen de matérialiser sa visibilité sociale en tant que telle. En effet, autour de ces deux nouvelles institutions gravitent des populations transfuges originaires de l'intérieur de la Kabylie ou d'origine allogène (Koulouglies) localisées dans un espace de refoulement après 1870 par la colonisation. Il s'agit de ce que l'on appelle la Dechra ou du village indigène (dans le jargon colonial) ou encore de (La Haute-Ville). Ces populations qui se disent être tiziouziénnes de souche ont de façon générale rompu les liens avec les villages d'origine et adopté un parler arabe typique (arabe tiziouzien). Elles sont dans la conjoncture des années 30 à 50 en situation de marginalité par rapport a la population européenne du centre de colonisation et distantes des populations récemment installée dans celui-ci et provenant des villages kabyles (migrations datant du début du 20ème siècle) et qui gardent de solides attaches avec les communautés d'origine. Au tournant des années 30 au sein de cette communauté de la Dechra, émergent quelques commerçants et petits clercs que nous retrouvons dans les organes dirigeants des Associations dont il a été question. Nos recherches[35] montrent qu'en fait ils sont aussi les leaders et les porte-parole du groupe. Les équilibres et les tensions au sein des organes associatifs recouvrent très largement, et bien au-delà de cette période, ceux en oeuvre au sein de la communauté. Dans le fond donc cette instrument de la modernisation, tout en servant à s'affirmer par rapport à l'autre, est retravailler pour retisser des liens de type communautaire en se substituant à des cadres, qui pour, des raisons tenant à l'histoire p4iticulière de ce groupe, n'ont pu être reconduit. A titre indicatif nous donnons ci-dessous quelques éléments pour comprendre toutes ces considérations.

Tableau N01 : Composition du Conseil d'Administration de l'Association d'Education Echabiba de Tizi-Ouzou (1950) [36]                                                      

appartenance géographique des 30 membres

Nbre

Catégories socioprofessionnelles

Nbre

Natifs de Tizi-ouzou (Dechra)

 

Natifs de Tizi-Ouzou (originaires d’autres régions d’Algérie)

23

 

02

Commerçants et propriétaires agricoles

 

Artisans

15

 

05

Natifs d’un village kabyle et y résidant

01

Employés de bureau, commis et clercs d’avocats

07

Natifs de Tizi-Ouzou et liés au village kabyle d’origine

04

Enseignants (réformiste)

01

 

 

Ouvrier

02

 

 

Élu dans une assemblée local

 

 

La communauté localisée dans la Dechra est fortement représentée (25/30). Un seul membre réside dans un village kabyle de montagne et quatre autres habitent en dehors du vieux village c'est à dire dans le village européen. Ces derniers sont en général restés liés socialement à leur village d'origine. Nos enquêtes montrent par exemple que cette composante de la population de Tizi-Ouzou développe des stratégies matrimoniales tendant à consolider leur appartenance aux villages d'origine tandis que la tendance sur le plan matrimoniale pour la Dechra est plus franchement endogamique (entre familles de la communauté de «souche Tizi-ouzienne »). De plus les notabilités que nous retrouvons à la tête de cette association demeurerons bien au delà de cette époque les principaux leaders de la Dechra. En l'état actuel de nos recherches, il est possible de conclure que l'Association d'Education Echabiba se présente comme mi-espace de cristallisation d'une communauté, Dans une atmosphère domine e culturellement par la revendication du savoir moderne des notabilités du cru articulent une ascension sociale par la fortune et un projet de promotion par le savoir qui lui permet de disposer d'un capital de prestige social. Du fait de la prégnance da réformisme au sein de cette association[37] il est plausible qu'elle offre mi-accès pour légitimer l'adoption de la langue arabe pour une communauté pour le moins insulaire par rapport à son environnement montagnard et villageois et par ailleurs de l'articuler par ce biais à la communauté globale.

En somme les instruments de la modernisation politique, le parti et l'association, sont différencièlement ad9ptés en Grande-Kabylie. Le milieu villageois est moins réceptif à la forme associative que les milieux « urbains». Mais la façon dont les communautés retraduisent cette modernisation est pratiquement semblable dans la mesure où les vertus du nouveau cadre, celles auxquelles il postule objectivement (une nouvelle manière de se lier) sont réinvesties par les groupes. Ces derniers, tout en étant sensibles à la modernisation, n'en continue pas moins de produire de la tradition. Très précisément, et sans postuler à un déroulement linéaire de l'histoire, ce sont ces démarches à la fois de réappropriation et de retraditionalisation qui nous paraissent récurrentes lorsqu'on observe la Kabylie actuelle. Nous proposons dans la suite de cette contribution une somme d'indices et de réflexions pour ouvrir une piste en ce sens.

II. Modernisation et invention de la tradition

Lorsque se mettent en place les structures politiques et administratives de l'Algérie indépendante dans les années 60, les instances d'organisation villageoises passent à une phase d'occultation SOLIS l'effet d'un modèle étatique de type hyper-centralisateur mais qui est porteur d’un projet de modernisation très affirmé et englobant (économique, politique, social...). Le local est suspect parce qu'il contrarie le projet unificateur et centralisateur mis en place et aussi parce que du point de vue du jeune Etat national il est connoté par de forts relents « régionalistes». Ces derniers pèsent d'autant plus qu'en accédant à l'indépendance, l'Algérie a connu des affrontements, durant notamment l'été 1962. où les protagonistes ont mobilisé des loyautés de type régional en plus de celles les ayant liés dans les maquis ou aux frontières[38]. Les polémiques, aux conséquences parfois ravageuses, ont par ailleurs marqués le mouvement national sur cette question de « régionalisme» et la crise berbériste de 1949 au sein du PPA-M'l'LD est la plus marquante[39]. La rébellion de 1963/1964 localisée principalement en Kabylie, conforte une idée largement en circulation d'une «unité nationale en péril» et donc d'une nécessaire vigilance qui se traduit par une dénégation systématique de toute expression "particulariste" La conception même du développement se fonde sur un paradigme modernisateur impliquant une intégration des communautés rurales notamment au «progrès technique et économique», impliquant dans l'optique des développeurs de l'époque l'effacement inéluctable de la traditionalité de ces communautés identifiée comme un obstacle [40]. On imagine dés lors comment la nouvelle bureaucratie locale et l'Etat pouvait percevoir une instance comme Tajma'at. Mais de façon générale tous les modes d'organisation de la société qui échappent au contrôle du Parti et de l'administration. Nous savons que le champ associatif soumis à des conditions de fonctionnement particulièrement tatillonnes se limitera à des créneaux «inoffensifs» dans l'optique de la bureaucratie et du Parti (associations de parents d'élèves, des associations musicales et des associations sportives...) quand ces derniers n'en assurent pas plus directement le parrainage. Pourtant si l'on s'en tient au cas qui nous intéresse ici, dans les faits autant la bureaucratie locale que le Parti composent dans la gestion de la vie locale avec les représentants des villages ou tout au moins sont-ils attentifs aux «bruissements » des communautés villageoises notamment quand il s'agit de répartir des subsides ou de localiser une école ou même de délimiter une nouvelle commune lors des redécoupages administratifs. En réalité tout en leur déniant un statut officiel et en les acculant à une semi-clandesnité, c'est à dire en leurs contestantes toutes légitimités, on les tolère. De nombreux exemples, sont cités par Hugh Roberts notamment pour les «élections» aux assemblées communales ou de wilaya dans les années 1970[41]. Les assemblées villageoises demeurent donc vivaces mais informelles. Une enquête réalisée par Marie-France Virolle sur la criminalité liée à l'honneur en Grande-Kabylie[42] montrent comment cette société conserve ses ressorts et remobilise les codes traditionnels et les réseaux de solidarités propres aux groupes pour gérer des situations mettant enjeu leur équilibre. Ainsi entre 1962 et 1979, sur 480 affaires relatives à l'atteinte à l'honneur et/ou à sa défense et connues de la justice, 203 (42%) se soldent par un non-lieu fautes de preuves et de témoins «... Si une enquête n'étant pas en voie d'aboutir au bout de quelques semaines, il était extrêmement rare qu 'elle aboutisse car le moment de surprise, d'émotion, de bouleversement passé, la colère de la famille de la victime un peu apaisée, les réseaux d'alliances, d'intérêts se reformaient, des pressions exerçaient, les haines ou les soutiens se refermaient sur eux dans le silence »[43]. Et quand d'aventure l'auteur d'un délit se décide à se dénoncer il le fait auprès du responsable du village qui lui en réfère à l'autorité officielle. Par ailleurs, nous savons qu'au tournant des années 70, avec la mise en œuvre des plans spéciaux de développement, les communautés villageoises ont exprimé des demandes de modernisation dès infrastructures et d'apport des signes du confort moderne (eau, électricité) par le biais de représentations dûment cooptées par les Tajma'ats. Au plus fort d'une vie politique verrouillée des délégations de villages étaient reçues es-qualité par l'administration locale. Cette dernière pour la mise en œuvre de projets an niveau villageois (route, piste...) et au regard à la fois de l'extrême densité du tissu villageois et souvent aussi du peu d'emprise des structures administratives sur celui-ci était d'une certaine manière contrainte de composer avec ce qui pourtant est fortement dénié c'est à dire une représentation communautaire de fait. Les communautés villageoises ont pour leur part compris aussi l'intérêt, dans une situation de captation de la rente, de maintenir disponible des mécanismes de mobilisation tenant de la tradition. En 1980 puis, plus systématiquement à partir de 1987, ce mode de représentation prend une dénomination nouvelle : le comité de village.

En Avril 1980, le mouvement de contestation après avoir franchi «le seuil de manifestation » caractérisé par de multiples altercations et incidents, franchit le « seuil d'explosion »[44]. La contestation est localisée à Tizi-Ouzou principalement à l'université, à l'hôpital, et dans les quelques unités industrielles que comptent la région et qui sont implantés dans la banlieue de cette ville moyenne. Le rôle de premier plan joué par des acteurs dont le profil de formation est du niveau du supérieur (enseignants, médecins, ingénieurs, techniciens...) est remarquable. Il s'agit pour l'essentiel de cadres formés dans la foulée de la politique de modernisation de l'Etat dans les universités algériennes ou à l'étranger. Leur retour dans leur région d'origine est rendu possible par la même politique qui au milieu des années 70, dans le cadre d'une stratégie visant l'« équilibre régional », met en oeuvre des investissements au niveau des régions, une décentralisation des grandes sociétés nationales par la création d'unités régionales, et enfin la création de centres universitaires de province. Il convient d'ajouter à tout cela la disponibilité du logement particulièrement pour les cadres. Ces conditions favorisent un considérable mouvement de retour au local. Bien que le discours revendicatif ait toujours dénié le caractère « élitiste » de la contestation identitaire, le profil des acteurs, les modes de contestation et d'organisation, les mots d'ordre, et les formes de mobilisation indiquent de façon assez précise l'empreinte d'une élite locale en gestation. Cette dernière est objectivement partie prenante du projet de modernisation de l'Etat dans la mesure où c'est grâce à son action qu'elle émerge en tant que telle. Mais elle en conteste les modes de gestion politiques dont l'approche de l'identité. La qualification de cette élite localement n'est donc acquise que dés lors où elle articule la contestation avec le communautaire. Ainsi la revendication des libertés démocratiques, qui correspondent à une demande de participation politique est mise en perspective au coté de la reconnaissance de la langue amazighe. Mais plus encore, les comités mis en place dans les lieux centraux de la contestation (université, hôpital) coordonnent leurs actions par le biais notamment d'étudiants du cru avec ce qu'on devine être les anciennes Tajma'at et qui sont désignés par le terme de comités de villages. Dans la foulée de ce mouvement de contestation, sont remis en circulation les arguments et considérations tendant à poser cette institution « démocratique» comme alternative au modèle contesté. La nouvelle appellation semble référer aux virtualités d'adaptation de cette institution au nouveau contexte. A la même époque prennent forme des collectifs ou des commissions de jeunes au sein des villages. Dans les faits, au début des années 80, les institutions villageoises acquièrent plus de visibilité et sortent d'une situation de quasi-clandesnité. Tolérée jusque là elles deviennent officieuses. En 1986-1987 à la faveur de sérieuses tensions consécutives à la politique de restrictions budgétaires hypothéquant les actions des municipalités les autorités locales acceptent le principe de discuter avec les comités de village. Il est clair que cette reconnaissance d'une situation de fait devait s'accompagner dans l'esprit des autorités d'un contrôle virtuellement dévolu aux militants du Parti. La complexité du terrain avec une vie villageoise réfractaire à la présence d'étrangers au groupe et le peu d'enracinement du Parti qui fonctionne plus comme une petite bureaucratie, laisse énormément de champ aux comités de village. Les collectifs de jeunes dans la foulée du Mouvement Culturel Berbère initient dans l'espace villageois des actions d'alphabétisation en langue amazighe. De plus à cette époque de nombreux villages remettent en vigueur certaines dispositions coutumières et exhument les textes de vieux Qanouns. Ces derniers sont luis à jour notamment pour la hauteur des amendes, la nature des délits et leurs qualifications. Ainsi les modalités d'organisation des mariages et des funérailles sont recodifiées de sorte à interdire l'ostentation. Certains villages se dotent de «règlements intérieures» écrits, adoptés par consensus au cours d' « assemblées générales »des villageois. Enfin, les comités de villages sont les interlocuteurs de l'administration pour les affaires de la communauté non sans que celle-ci n'est auparavant dûment pris connaissance de la nature des doléances et tractations. Globalement et de façon très schématique, la situation se présente ainsi avant la rupture de 1988. Quelques conclusions provisoires peuvent être avancées :

1) Le mouvement de contestation de I 980 articule, par le profil de ses acteurs et la nature des revendications des registres recourant à des valeurs politiques modernes (libertés démocratiques, modes de contestations..) et à des valeurs communautaires.

2) Face à l'Etat, l'efficacité de ce mouvement réside dans sa capacité à une légitimation par le communautaire et avoir toujours disponible ce dernier notamment par le biais de l'identitaire

3) Si les communautés villageoises captent les formes induites par la modernisation en ajustant les institutions traditionnelles, qui se relégitiment dans la foulée de la contestation, elles mettent aussi en oeuvre des processus de retraditionalisation ou de production de la tradition.

A partir de 1988, après les événements du mois d'octobre qui entraînent l'ouverture du champ politique, ce double mouvement de captation de la modernisation et de la retraditionalisation apparaît encore de façon plus affirmée en milieu villageois. Les enquêtes de terrain[45] confortent ce que nous appelleront, pour le moment, des pistes de recherche très probantes. Nous livrons dans cette contribution quelques éléments de réflexion.

Les chiffres concernant la création d'associations dans la Wilaya de Tizi-Ouzou montrent que dans l'ensemble, les villages kabyles se dotent d'associations. Les comités de village ne prennent pas nécessairement cette forme et se contentent de cohabiter avec les associations. Les APC élues après 1990 et plus systématiquement en 1997, habilitent ces comités qui deviennent les intermédiaires privilégiés avec les populations. En réalité les comités de villages officieux jusque-là, accèdent localement à un statut quasi-officiel, tandis que les collectifs culturels de jeunes prennent la forme d'associations. Sur le plan statistique de 1988 à 1994 pas moins de 5839 associations, tous statuts confondus, ont été crées sur le territoire de la wilaya de Tizi-ouzou[46] prés de 80% c'est-à-dire 5250 ont été crées entre 1988 et 1991. Le mouvement retombe ensuite puisque seulement 689 associations demandent leurs agréments entre 1992 et 1994. De plus, l'on constate qu'un nombre très important d'associations disparaissent, dont certaines sans jamais avoir sérieusement activé. C'est ainsi que 4008 associations cessent d'activer dans la même période 1988-1994. Il restera en principe 1831 associations en activité à la fin de 1994. Le bilan établi en 1998 par les services des associations de la Wilaya de Tizi­-Ouzou indique l'existence de 2258 associations[47]. Le tableau suivant montre comment elles se repartissent en fonction de leur objet. Les chiffres ne prennent en compte que les associations supposées être actives suivant l'année de leur création.

Tableau N02 : Création et objet des associations de 1987 à 1998

 

87

88

89

90

91

92

93

94

95

96

97

98

Total

Ass. Religieuses

02

08

72

27

10

07

07

04

07

05

16

10

175

Ass. Culturelles

 

03

30

36

75

63

78

49

48

27

37

20

466

Asso. Parents d’élèves

19

133

30

39

11

23

48

20

04

05

35

21

388

Club scientifique

02

02

01

04

02

01

05

03

06

02

01

05

34

Asso. Sociales & humanitaires

01

02

05

13

07

06

02

11

01

08

06

10

72

Asso. De secourisme

 

 

 

 

01

 

 

 

 

 

 

 

1

Asso. Chasse

01

01

03

07

 

 

 

 

 

 

 

 

12

Asso. Auberges

 

01

02

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3

Asso. Office du tourisme

 

01

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

1

Asso. Activités de jeunes

 

04

21

06

02

02

06

03

05

07

08

01

65

Asso. Foyers de jeunes

01

 

 

01

 

 

 

 

 

 

 

 

02

Asso. Professionnelles

 

 

06

16

11

03

09

05

04

05

06

01

66

Asso. Des ayants droit

 

 

13

14

06

10

07

04

06

05

02

02

69

Asso. Des villages

 

 

23

163

113

51

77

77

62

47

53

33

699

Asso. Des chômeurs

 

 

 

07

07

01

 

 

 

 

 

 

15

Clubs sportifs amateurs

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

106

53

159

Ligues de sport

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

12

08

20

Asso. Sport Universitaires

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

06

05

11

Total

26

154

207

333

245

167

239

176

143

111

288

169

2258

 

Ce tableau montre que le nombre d'associations crées avant 1988 est insignifiant et se limite à des secteurs où l'objet est strictement délimité et dont les effets induits ne sont pas jugés politiquement « dangereux » comme c'est le cas pour les Associations de parents d'élèves bien que leur nombre ne soit pas très important. Il faut remarquer que ce type d'association est le premier à« fleurir» en 1988, et ce, essentiellement après le mois d'octobre (donc dés la rentrée scolaire de la même année). Nous savons la place importante qu’occupe le débat sur l'école dans le contexte de l'ouverture politique et qui explique cette « ruée» sur un instrument qui était, dans l'esprit des parents, susceptible de tordre le bâton à l'envers à savoir redresser une institution jugée altérée. A partir de 1989, ce sont surtout les associations culturelles et villageoises qui occupent une part remarquable dans le mouvement de densification du tissu associatif avec une grande amplitude de 1989 à1994. Les associations religieuses apparaissent aussi avec force en 1989 et 1990. Ces dernières, outre les associations initiées par le mouvement islamiste en milieu urbain, se constituent dans les villages autour de projets de reconstruction ou de réhabilitation de mosquées et de qoubas des saints locaux. Il faut noter que la réactivation des cérémonies de célébration de ces saints, des zerdas, des circuits de pèlerinages est antérieure à 1988 puisque dés le début des années 80, nous avons relevé au cours d'enquêtes de terrain, la reprise des activités rituels liés à la religion populaire et une prise en main de la restauration des lieux sacrés notamment par le ravalement de très nombreuses qoubas en milieu villageois. L'association religieuse permet de disposer d'une couverture légale pour recevoir des dons et les gérer sans compter la possibilité de capter quelque subvention de la part de l'Etat. Les associations culturelles et villageoises voient le jour en grand nombre à partir de 1989 et les demandes d'habilitation restent assez soutenues dans le temps. Il faut souligner que l'association de village ne se confond pas systématiquement avec le comité de village qui lui, est une version actualisée de la Tajma'at, et ce, tout au moins dans l'esprit des acteurs villageois. Ce type d'association a un caractère social (défense des intérêts du village). Elle peut fonctionner comme couverture légale du comité de village ou en certains cas, en son absence ou du fait de sa carence, être la seule organisation au sein du village. On notera aussi que l'association culturelle villageoise cohabite avec le comité de village qui lui apporte un soutien niais qui, dans bien des cas, prétend la parrainer.

Par ailleurs des associations visant la défense du cadre de vie sont constituées en milieu urbain notamment à Tizi-Ouzou dès 1990 mais leur action lie devient visible qu'à partir de 1994. Deux d'entre elles se feront particulièrement connaître Thafat et Cadre de vie. La première va intervenir à l'automne 94 pour bloquer un projet de densification de poches au sein de la toute première cité de la Zhun-sud de Tizi-Ouzou. Un véritable bras de fer opposera cette association soutenue par les résidents de la cité Djurdjura aux « coopérateurs» et qui dégénère en affrontement lors de la tentative d'ouverture d'un chantier. La seconde se constitue et se manifeste avec force depuis 1996 pour remettre en question un POS qui se propose de réaménager le tissu de l'ensemble de la Zhun, en le densifiant, c'est-à-dire pratiquement en « créant une ville dans la ville ». En fait, l'action de ces associations indique l'émergence de luttes urbaines et révèle les nouveaux enjeux dans l'espace urbain ainsi que le profil des acteurs des dynamiques sociales et économiques dans cette ville moyenne et des tensions qu'elles génèrent. Si nous relevons ici ces cas, c'est pour souligner, qu'en fait, des conflits de nature inédite dans ce type d'espace sont entrain de se tisser et constituent un objet de recherche tout à fait neuf, et ce d'autant plus qu'une urbanisation galopante dans la vallée du Sebaou va nécessairement finir par affecter les terroirs en amont tant au plan écologique qu'au point de vue économique et social.

Il serait difficile dans cette contribution de faire un état des lieux du mouvement associatif en Grande-Kabylie. Il est possible cependant de mettre rapidement en perspective quelques facteurs qui expliquent de notre point de vue sa densité. Ensuite, nous proposeront quelques réflexions à partir de l'observation de plusieurs associations villageoises dans la région du Djurdjura (Ain El- Hammam) à partir de quelques hypothèses qui nous paraissent plausibles.

Le premier facteur explicatif est naturellement lié à la situation induite par les bouleversements consécutifs à la rupture politique de 1988. Sur le plan local, la contestation identitaire des années 80 a engendré des dynamiques de formalisation de cadres d'expression et d'organisation (comités de villages en collectifs culturels), ces derniers sont comme nous l'avons vu plus haut, une réactualisation des vieux cadres. A partir de 1989, le Mouvement Culturel Berbère encourage les collectifs culturels à se constituer en association et se pose pratiquement comme le cadre fédérateur comme en témoigne la tenue des assises de ce mouvement en juillet 1989. De plus, les partis politiques influents dans la région à savoir le RCD et le FFS, ont inspiré la création d'associations et en tout cas fortement appuyé une emprise de leurs militants sur le tissu associatif qui de fait devient un enjeu aux yeux des appareils politiques. Les comités de villages n'ont pas échappé à cette logique. La première grande conséquence est double le champ associatif arrive très difficilement à marquer ses frontières avec le politique ce qui le «stérilise» partiellement dans le sens où les actions envisagées dans la société sont toujours soupçonnées de capitalisation politique. Le mouvement de dissolution dont nous avons parlé et son ampleur indiquent clairement comment les aléas politiques entre 1989 et 1994 avec des luttes acerbes pour le monopole de l'influence politique entre le RCD et le FFS ont refroidi bien des ardeurs sur le plan associatif Le mouvement du boycott scolaire en Kabylie de septembre 1994 à juin 1995, a mis à nu la segmentation du champ associatif qui s'enchâsse dans la bipolarisation politique traduite dans deux grands regroupements sur le plan « culturel » une aile RCD enveloppée dans un chapeau fédératif sous le nom de MCB-Coordination nationale et une aile FFS se réclamant des assises de 1989 sous le nom de MCB-Commissions -Nationales. Il convient d'ajouter à cela un regroupement aux allures « canal historique» qui se donne le nom générique d’AGRAW ADLSAN AMAZIGH (Mouvement culturel berbère) qui tente de se positionner à égale distance des deux regroupements satellites en œuvrant à fédérer les associations culturelles d'enseignement de la langue amazighe. Dans les faits, la totalité du champ associatif fait preuve lors de cette année 1994-1995 d'une totale soumission aux stratégies politiques en se contentant de relayer les mots d'ordre des uns ou des autres. Les associations de parents d'élèves pourtant nombreuses n'ont pratiquement pu que mesurer l'ampleur du désastre an sortir de la « grève du cartable». Le mouvement associatif va des lors traverser un moment de « refroidissement » et les tentatives actuelles de regroupement en dehors des cadres évoqués, notamment sous l'égide de la Ligue. Des Activités de Jeunes de la Wilaya de Tizi-Ouzou, indiquent une tendance à un redéploiement du mouvement associatif dans la région et un début de réflexion sur ses missions[48].

Au niveau villageois la bipolarisation politique et les stratégies d'englobement par le politique a aussi retenti sur les comités de village, qui deviennent un lieu de gestions de tensions menaçantes du point de vue de la cohésion du groupe. Nous avons particulièrement relevé cela lors des élections législatives de 1991. En effet, au sein de grands nombres de villages, la bipolarisation a induit des clivages et des altercations, qui ont fait penser un moment que les vieux çoffs se sont réhabiliter sous de nouvelles modalités mettant à l'épreuve les comités de village, qui en principe, se donnaient comme objectif de sauvegarder le consensus au sein de la communauté particulièrement à un moment où la conjoncture économique et sociale avec une intervention de l'Etat (par le biais des municipalités) se réduit considérablement. De plus les ressources externes traditionnelles constituées par les salaires gagnés dans les villes (y compris le pôle régional Tizi-Ouzou), ne sont plus garanties et déjà se dessinent un mouvement de reflux de jeunes diplômés, d'exclus du système éducatif et de salariés ayant perdus leurs emplois. Reste les ressources de l'émigration. Il faudrait encore pouvoir les capter au profit de toute la communauté. Cette situation a, nous semble-t-il, conduit les associations et les comités de village à « réinventer» de la tradition, à gérer cette irruption du politique sur la scène villageoise, et à penser une acclimatation des instruments nouveaux en terme d'organisation dans le cadre de ce mouvement de retraditionalisation qui retissent des repères et recodent les significations du changement. L'observation sur le terrain conforte cette hypothèse.

Ali Zamouni, vieux militant du PPA-MTLD, président d'une association d'envergure "wilayale, résume de notre point de vue, toute la problématique du rapport vieux cadres de la société kabyle et nouveaux modes «d'organisation». Les djmeaas, explique t-il, étaient des organisations de solidarité. Elles avaient compris la nécessité de s’organiser même Si je ne me souviens pas, de solidarité intervillage Notre société est fractionnée; chacun vit dans son village. L’esprit de Tadlemat n’est plus pareil. Le terme de comité de village est impropre, il est plus juste de I’ intituler « assemblée ». (Un comité signifie qu’il n’y a que quelques uns qui dirigent. Il faut bannir cette ­expression. D'ailleurs, nous l'avons toujours appelé Tadjemat (assemblée).

«Je trouve que c'est bien comme ça »[49] Dans l'esprit des acteurs se dessinent une ambiguïté qui est bien exprimée dans ces propos à savoir que les vieux cadres ne peuvent pas, dans la situation actuelle, être reconduit en l'état, niais il y a tout de même recherche de restauration de l'essence. Dans le fonctionnement observé, le comité de village peut, comme nous l'avons relevé plus haut, recouvrir le schéma traditionnel (représentation des lignées par des membres adultes chefs de familles) tout en innovant par des modalités visant à surajouter une instance plus moderne : l'assemblée générale de village. Cette dernière regroupe tous les villageois adultes avec cependant une primauté pour les membres ayant statut de chefs de familles ou d'âge avancé ce qui signifie déjà que le caractère gérontocratique propre à la Tadjemat est reconduit même s'il est contesté par les jeunes. Ainsi lors de notre passage au village Bouidel (commune d'lferhounéne) un associataire d'Azzar (association culturel), étudiant de son état, exprime devant un membre du comité de village la nécessité d'une participation des jeunes à la prise de décision au sein de l'assemblée générale du village en mobilisant son argumentaire dans le registre « démocratique» moderne. La réplique du membre de comité de village, s'inspirant d'un registre plus traditionnel, est déclinée ainsi «si toi, tu donnes un avis même s'il est bon et que ton père soutient le contraire, c’est lui qui aura raison devant l'assemblée du village ». Ces propos soulignent par ailleurs la nature des hiérarchies ail sein de ces organisations villageoises. Ces dernières, sous la forme informelle du comité, innovent dans le fonctionnement en recourant à des modalités tenant de la bureaucratie moderne. Tous les comités que nous avons pu approcher, tiennent des registres de comptes rendus de réunions, d'enregistrement des correspondances, des décisions prises, et surtout des affaires de différentes portées devant eux par les villageois avec les suites qui leur sont réservées. En fait donc, nous sommes en présence d'une véritable débauche d'énergie qui donne une certaine formalisation à ce qui apparaît comme un mode d'organisation mixte. Le comité de village se donne une légitimité de type communautaire. Les assemblées élus au niveau des communes ont entrepris une politique tendant non seulement à reconnaître ces comités mais aussi à en faire des interlocuteurs privilégiés. [I convient de noter aussi que ces comités strictement confiné au sein des frontières de chaque village, mettent en oeuvre des dytiamiques de captation des moyens pour l'équipement, l'entretien et le développement des villages. Cela peut se faire auprès des collectivités publiques locales ou par la mobilisation de réseaux moins formalisés comme l'émigration ou les bourgeoisies locales implantées dans les villes. En toute probabilité les dytiamiques villageoises (très différentielles) sont soutenues aussi par des relais au sein des notabilités politico-admistritatives locales ou nationales issues du cru. Enfin, on notera avec attention le fait qu'en cours d'enquête (avril 1998) les acteurs rencontrés ont de façon systématique occultés le poids des tensions politiques qui ont marqué l'espace villageois pour insister sur la cohésion du groupe. La remobilisation des qanouns reliftés sous forme de règlements intérieurs opposables à tous, semblent être la seule parade des groupes villageois à la dissociation par le politique. Reste à comprendre les rapports du comité de village et de l'association culturelle (regroupant les jeunes). Ils sont à notre avis des rapports de subordination et cela de plusieurs manières. Le comité de village jouit d'un droit de regard sur les activités de l'association. Il est très souvent représenté dans son bureau. Il lui apporte tine aide matérielle ou logistique (domiciliation dans un local du village) dont il contrôle l'utilisation. Mais il instaure une frontière intangible dans la mesure où il ne tolère aucune intervention concurrente de l'association dans les affaires du villages, c'est-à-dire dans sa gestion. Une association aussi active et imaginative comme Tagmats du village Taqua (commune de Ait-Yaliya, Ain El-Hammam) évite très soigneusement d'inscrire une activité qui empiéterait sur les attributions de l'instance villageoise. Les tensions entre les deux types d'acteurs sont très vives, très intenses mais très sourdes et gérées au plus prés par le comité de village qui, à notre sens, ne laisse aucune marge significative aux jeunes associataires. En fait l'espace associatif apparaît ici comme un espace concédé par la communauté villageoise mais très nettement contrôlé par elle. Les jeunes, souvent an chômage ou sans activité ludiques et culturelles..., sont perçus comme un potentiel subversif de l'ordre communautaire mais jouissant tout de même de certaines compétences, ne serait ce qu'en vertu du savoir acquis. L'association est une occupation et du fait de soi' encadrement par la communauté, un instrument d'intégration aux valeurs du groupe villageois. De plus, de part son statut, elle fonctionne aussi comme un médiateur avec l'extérieur notamment avec les institutions officielles pour une possibilité de capter de maigres ressources. L'activité de l'association hors de l'espace villageois est par ailleurs perçue comme un bon vecteur de mise en visibilité du village, c'est-à-dire de sa représentation et donc de sa reconnaissance en tant que tel dans les propos et les comportements des acteurs de la vie associative locale, il semble bien que ce compromis soit bien intégré. Parmi les menaces sur l'ordre villageois, deux sont citées comme les plus inquiétantes : une circulation de plus en plus importante de la drogue et une consommation de l'alcool en hausse. Ces phénomènes sont des indicateurs du changement économique et social en cours qui déstabilisent les communautés villageoises dans la mesure où ce type de déviance à une telle échelle, menacent les fondements du lien social d'autant que les réseaux de dealers sont installés dans ce qui est devenu une petite ville de montagne : Ain El Hammam. De jeunes membres d'associations locales tout en relevant les faits et en se proposant d'initier des actions de prévention ou de prise en charge (cellule d'écoute par exemple) délivre un discours de réarmement par la réactivation de la tradition. Ainsi un enseignant de lycée membre d'une association dans la Commune d'llliltene, tout en dénonçant le peu d'efficacité des institutions officielles contre les réseaux de vente de la drogue, n'en explique pas moins le phénomène par le fait «qu'o!' a délaissé la tradition ». Le président d'une autre association au nom évocateur pourtant (« Universalis» village Aourir) résume tout le processus complexe de ne gociati on-transaction dans lequel s'inscrit l'action associative. Il admet en effet que les associations sont confrontées à une pesanteur de la 'vie villageoise en affirmant : «il y a encore au niveau villageois des carcans», mais en ajoutant avec une ferme conviction cette sorte de sentence récurrente chez un grand nombre d'acteurs: « la modernité oui! Mais il ne faut pas qu'elle remette en question la norme 'villageoise ». La nécessaire ambiguïté dont il a été question dans la première partie de cette contribution pour les acteurs du jeu politique au milieu du 2o~e siècle, rebondit donc avec une certaine fraîcheur. Nos observations indiquent de façon générale que cela vaut aussi pour les élites locales (voir le mouvement de contestation identaire). C'est ainsi le cas des élus locaux dont un grand nombre est pourtant diplômé de l'enseignement supérieur (cas des présidents et vice-présidents des APC de Ain Ait-Yahya, Illiten Ces élites promues par le savoir dans le cadre des valeurs globales de l'Etat ­Nation (dont les partis politiques auxquels ils peuvent appartenir mettent en avant le principe), mobilise le communautaire dans une démarche tendant à revendiquer plus de participation au niveau global.

Conclusion

Cette contribution montre la difficulté d'aborder à partir d'une grille de lecture générale l'objet association et le champ associatif A l'épreuve des réalités locales, des mouvements qui affectent la société dans sa totalité ou certains de ses groupes en raison de leurs particularités, les virtualités de modernisation auxquelles postule le mouvement associatif comme les mouvements d'encadrement politiques se trouvent souvent retravaillées et détournées et se voient par un jeu parfois subtil, retraduites dans un langage propre au groupe. Nous ne pensons pas que ces dynamiques endogènes qui en apparence clôturent le local soient des démarches tendant nécessairement à l'insularité, mais au contraire des modes d'accès au global mais à partir de lieux, de grilles et de significations audibles, compréhensibles, pour la société ou le groupe à Lin moment de sa trajectoire historique. La retraditonalisation dont nous avons parlé n'est pas de notre point de vue mécanique, c'est-à-dire convocable à tout moment, Elle n'est pas non plus la seule chose qui advient dans le groupe qui nous intéresse puisqu'en même temps des mouvements contraires se dessinent nettement. Le cas de figure du comité de village et de l'association en témoigne. Mais Si les compromis sont possibles à partir de la réactivation de la tradition, c'est très probablement parce que les valeurs charriées par la modernisation et les cadres proposés, mais aussi la conjoncture particulière dans laquelle ils émergent, diminuent considérablement leur capacité d'autonomisation et donc leur efficacité en tant que tels. Dans notre société marquée par des modes de gestion souvent autoritaires par l'Etat, puis par une véritable crise de celui-ci et une profonde brisure du lien social à la faveur d'une violence d'une densité inédite concomitante d'une profonde crise économique et sociale, il n'est pas difficile d'imaginer l'alternative consistant à rechercher à remettre en circulation des valeurs jugées plus « authentiques » moins              « altérées » et surtout plus rassurantes dans la mesure où elles fonctionnent aussi comme grille explicative pour donner sens « aux malheurs du moment » et ces éléments ainsi rafraîchis servent ainsi d'outils pour tordre les cadres nouveaux jusqu'à leur imprimer la forme par laquelle on peut le mieux s'en saisir.


Notes

* Chercheur associé au CRASC.

[1] FAVRET, Jeanne.- Le traditionalisme par axcés de modernité.- in Archives européennes de sociologie, vol 8 n° 1, 1967.- p.p. 71-93.

[2] Registre des associations non classés conservés au dépôt des archives de la wilaya de Tizi -Ouzou.

[3] C’est le cas notamment des associations coopératives de la vallée du Sebaou et de la basse-Kabylie.

[4] C’est ce qui ressort des listes des associations déclarées de 1905 à 1934.

[5] A titre d’exemple : Association des anciens élèves et amis de l’Ecole des Ouadhias (1931) ; Association des anciens de l’école des Issers (1925)…

[6] Voir les Unions sportives musulmanes qui sont une réplique aux clubs sportifs européenns. L’une des premières enregistrée est l’Union sportive de Bordj - Menael (1925).

[7] Voir Naim ADNANE.- JSK. Quarante ans de football. L’histoire exemplaire d’un club algérien

[8] L’association El Kheira est fondée vers 1940, elle n’active de façon effective qu’après 1946, son rayonnement déborde sur les régions de Boghni et de Mechtras où elle contrbue à la création d’associations ayant la mémé vocation. Voir dossier associations archives de la Wilaya de Tizi -Ouzou et Archives d’Outre-Mer.- Aix-en Provence, notamment série S.

[9] Voir SALHI, Mohamed Brahim.- Confrérie religieuse et champ religieux en Grande-Kabylie au milieu du XXème.- in Annuaire de l’Afrique du Nord, vol. XXXIII, 1994.- p.p. 253-269, et Politique, religion et société dans la Kabylie des années 40/50.- Séminaire maghrébin « Société et religion au Maghreb ».- Tunis , CERES, 26/29 Mai 1994.

[10] Voir sur les relations entre les comités réformistes et les organisations villageoises.- CHEVRILLON, Olivier.- Aperçu sur l’enseignement réformiste en Algérie.- Mémoirz de L’ENA. 1949.

BILLECARD, Rolland.- Le problème des associations culturelles musulmanes dans le Département d’Alger.- Mémoire de L’ENA. 1950.

[11] Voir SALHI, Mohamed Brahim.- Lignages religieux, confrérieset société en Grande-Kabylie.- in IBLA 1995, t. 58, n° 175.- p.p. 15-30.

- Et entre le terrain et l’archive : l’approche des pratiques religieuses populaires.- In Actes de la journée d’étude du CNRPAH « Les anthropologues algériens par eux-mêmes ».- Alger, 1997.- p.p. 31-36.

[12] Voir Rapports sur l’activité politique en Kabylie, in Archives-Aix, 16 H 72, et la situation politique en Kabylie (1936-1959).- in Série S. dossier 25.

  • Et AIT-AHMED, Hocine.- Mémoires d’un survivant. Alger, Rahma ?1993.
  • Zamoum, Ali.- Tamurt imaziguen. Mémoires d’un survivant. Alger Rahma, 1993.

[13] Voir STORA, Benjamin.- Les sources du nationalisme algérien. Parcours idéologiques, origine des acteurs.- Paris, L’hrmattan, 1989.

  • Et Dictionnaire bibliographique de militants des nationalistes algériens, 1926-1954.- Paris, L’harmattan, 1984.
  • Mohamed HARBI.- Le FLN : mirage ou réalité. Des origines à la prise du pouvoir (1945-1962).- Paris, Editions. J.A., 1980.
  • Omar CARLIER.- Le cri du révolté. Amar IMACHE, un itinéraire militant.- Alger, Enal, 1986.

[14] Voir AIT-AHMED, Hocine.- Op.cité et AIT-AMRANE,. M.O.- Mémoire au lycée de Ben Aknoun, 1945.- Alger, 1992.

[15] Voir pour plus de détails Mohamed Brahim SALHI.- Etude d'une confrérie religieuse algérienne: la Rahmaniya à la fin du XIXéme siècle et dans la première moitié du XXème siécle. Thèse de 3éme cycle. Paris. EHESS. 1979. particulièrement les chapitres 2,4 5. El article in IBLA. op.cité

[16]-voir SALHI. Mohamed Brahim. -Thése op. cité.-p.p.149-157 et p.p.325-346.

[17]- Ibid. chapitre 4.

[18]- Ces recherches sont en cours dans le cadre d'une thèse d'Etat et consistent notamment en une réactualisation des cartes établies dans nos précédents travaux par un relevé systématiques des lignages religieux, des différentes figures de la sainteté et des réseaux encore actifs.

[19] Parmi les grands pôles de scripturalité kabyles on peut citer entre autres la Zawiya de Sidi-Mansour (Timizart. Azzeloun) et La Zawiya de Sidi-Abderhamane El Yellouli (llloula-Mt Idjer). Voir notre Thèse.- op. cité. ch 4 et 5. Sur cette figure de la sainteté kabyle, voir: Legende d'un saint: Cliikh Mohaud ou Lhocine.- Fichier de Documentation Berbère, n° 96, 1967. Pèlerinage à la tombe de Chikh Mohand, F.D.B. n° 98,1968, et M. MAMMERI. Chikh Mohand a dit.- Mger, 1989.

[20] Voir SALHI, Monel Brahinu.- Lignages religieux....- in IBLA.- Op.cite.

[21] Situation politique de la Kaylie.- Op.cié.

[22] Ibid.

[23] Voir notre Thèse.- Op.cité, notamment les chapitres 4, 5, 6.

[24] Voir particulièrement : Rapport sur la situation politique dans la région d’Azzefoun, du mois de juin 1946, in Archives-Aix, 16 H 73. Rapports du SLNA, premier semestre 1947, in 16 H 80-81.

[25] Rapport d’ensemble sur la situation politique dans le Djurdjura, B M Q I. Décembre 1946. et rapport sur la répercussion des élections, 12 juin 1946, in Archives-Aix. 16 H 73.

[26] Ibid.

[27] STORA, Benjamin.- Sociologie du nationalisme algérien.- thèse de 3ème cycle, Université de Paris VII, 1984.- p. 96.

[28] AIT-AHMED, Hocine.- Op.cité.- p. 68.

[29] Ibid.- p. 68.

[30] Ibid.- p. 74.

[31] Rapports sur la situation politique dans le Djurdjura.- Op.cité.

[32] Ibid.

[33] BALANDIER, Georges. - Anthropologie politique. - Paris, Quadige-PUF, 1984.- p.p. 213-214.

[34] Voir par exemple le cas de l’Ouest algérien, Omar CARLIER.- Socialisation et sociabilité : les lieux du politique en Algérie (1895-1954), O. CARLIER, N. MAROUF.- Espaces maghrébins. La force du local.- Paris, L’harmattan, 1995.- p.p. 165-221.

[35] Thèse de doctorat d’Etat en cours.

[36] Dossier Cercle de la paix non classé consulté aux archives de la Wilaya de Tizi-Ouzou et enquête personnelle (1994 et 1995).

[37] Ibid.

[38] Voir notamment Mohamed HARBI.- L’Algérie et son destin. Croyants et citoyens.- Paris, Arcantère, 1992.

[39] Sur cette question voir Omar CARLIER.- La production sociable, l’image de soi. Note sur la crise berbèriste de 1949.- in Les nouveaux enjeux culturels au Maghreb.- Paris, CNRS, 1986.- p.p. 347-371. GUENOUN, Ali.- Chronologie du mouvement berbère. Un combat et des hommes- Alger, Casbah Editions, 1999.

[40] Sur les approches du développement, voir : JEAN-Pierre Olivier de SARDAN.- Anthropologie et Développement. Essai en socio-anthropologie du changement social - Paris, APAD-KARHALA, 1995.

[41] ROBERTS, Hugh.- Algérien socialism and the Kabyle question. Monographs in development studies, n° 8, School of East Anglia, June 1981.

[42] VIROLLE, Marie-France.- Les attitudes face à la mort en Grande-Kabylie. Thèse de 3ème cycle.- Paris, EHESS, 1980.

[43] Ibid.- p 264.

[44] Pour la chronologie voir : Ali GUENOUN.- Op. Cité. Pour les seuils caractéristiques du conflit identitaire, voir : Bernard CHERUBINI.- la régulation quantitative et qualitative des sociétés interculturelles.- in Une sociologie des identités est-elle possible ?.- Paris, L’harmattan, 1994.- p.p.107-124.

[45] Les enquêtes sur le terrain ont été réalisées notamment en 1987-88 dans le cadre d’une étude CREAD-Wilaya de Tizi -Ouzou, d’une étude sur l’artisanat traditionnelle sous l’gide du CREAD en 1991-92, dans le cadre du projet CRASC Les montagnes algériennes (séjour de terrain d’avril 1998).

Voir par ailleurs, pour la région de la Soummam le très bon travail de Azzedine KENZI : Tajmaat du village Leqelaa des Ait -Yemmel : étude des structures et des fonctions. Mémoire de Magister. Institut de langue et Culture Amazighes de Tizi-Ouzou, 1998, 2 vols.

[46] Statistiques du Services des Associations de la Wilaya de Tizi -Ouzou.

[47] Ibid.

[48] - c’est ce qui ressort de la préparation des Assises du mouvement associatif de la Wilaya de Tizi-Ouzou, projetées sous l’égide de la ligue des Activités culturelles et de jeunes de la même wilaya.- voir PASSERELLES. Revue de la Lacj.n° 1.

[49] - Interview de A. Zamoum, in PASSERELLES.- Op.cité.

 

 

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