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Esthétique de l’écriture de l’Histoire : une nouvelle dynamique des jeux et enjeux dans Nulle part dans la maison de mon père et La disparition de la langue française d’Assia Djebar

 N°67 | 2015  | Variations culturelles | p. 33-46 | Texte intégral  


Esthetics of History writing : a new Dynamics of games and challenges in " Nulle part dans la maison de mon père » and « La disparition de la langue française » of Assia Djebar "

Abstract: History remains a literary speech space relentlessly solicited and constantly resumed by Assia Djebar: the inclusion of History in her fiction is bound to the adjustment of the past and is wholly expressed on the colonial period. The stream of History is acutely present in the novel “La disparition de la langue française” (French vanishing), it is over determined by the stream of writing which contributes to refreshing Algeria’s events when according these the magnitude of retentive sense and aspiration. To what extent does the state of spoilt identity and mutilated Algeria take sense? In “Nulle part dans la maison de mon père” (Nowhere in the house of dad’, we discover an infant, then a young girl, insatiable of freedom and independence, happy to preserve an inherited custom and of an experience that she outstandingly masters, split between Algeria and France: we discovered there a Memory, live History (ies) of Algeria in the sense of Catherine Milkovitch-Rioux.

Keywords : story - Algeria - History (ies) - Memory (ies) - Assia Djebar.


Kahina BOUANANE:  Université d’Oran, département de traduction Es-Sénia, 31 000, Oran, Algérie
Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle, 31 000, Oran, Algérie 


L’Histoire demeure un espace du discours littéraire constamment sollicité et sans cesse revisité par Assia Djebar : l’insertion de l’Histoire, dans son œuvre romanesque, est liée à l’actualisation du passé et s’articule tout particulièrement sur la période coloniale. Ce passé, bien souvent, se matérialise à travers l’écriture récurrente, voire rituelle, de la thématique de la guerre. Ses textes sont fortement référenciés en déployant une scénographie coloniale relative à la contextualisation des évènements historiques. De ce fait, nous constatons que dans Nulle part dans la maison de mon père [1] et La disparition de la langue française, [2] l’espace de référence est l’Algérie, les noms des villes et des personnages sont majoritairement algériens. En fait, par définition, le roman est un récit fictif qui met en scène des personnages agissant dans un cadre spatio-temporel [3] . Les personnages sont un : « élément majeur du récit : à titre d’agent et de support de l’enchaînement des actions, ils en constituent des actants. Le personnage est toujours construction de mots et de signes » [4] 

Les personnages sont les porteurs de ces signes, c’est pourquoi pour Philippe Hamon [5] , ils fonctionnent comme des véritables emblèmes. De ce fait, nous tiendrons compte du personnage en tant que signe fondamental, stratégique et constitutif de la fiction participant au code général de l’œuvre qui nous occupe. Le personnage peut se définir comme une sorte de morphème doublement articulé : il peut être « référentiel », en ce sens qu’il renvoie à un sens immobilisé par une culture et : « dont la lisibilité dépend directement du degré de participation du lecteur à cette culture » [6] .

Les personnages des textes de nos choix renvoient à un sens fixe, immobilisé par leur culture. Ils serviront d’ancrage référentiel qui renvoie à une idéologie propre en Algérie. Ils assurent donc ce que Barthes appelle un « effet de réel » [7] . Les personnages des textes appartiennent à cette catégorie de personnage embrayeur. Ce sont des porte-parole, ils tissent dans l’énoncé un réseau d’appel et de rappel causal. Cela nécessite la connaissance des présupposés du contexte.

Pour Philippe Hamon le personnage est ce : « faisceau de relations de ressemblance, d’opposition de hiérarchie et d’ordonnancement (sa distribution) qu’il contracte, successivement ou / et simultanément, avec les autres personnages et élément de l’œuvre » [8] .

Le personnage à une fonction particulièrement symbolique dans les deux romans, d’une part, il a une fonction singulière du sens, et d’autre part, il a un impact significatif dans la représentation de la mémoire et de l’Histoire à la fois.

Philippe Hamon considère le personnage comme un ensemble de signes linguistiques que l’on pourrait disséquer, il dit : « … considérer à priori le personnage comme un signe, c’est à dire choisir un point de vue qui construit cet objet en l’intégrant au message défini lui-même comme une communication, comme composé de signes linguistiques, au lieu de l’accepter comme donnée par une tradition critique et par une culture centrée sur la notion de personne humaine, cela impliquera que l’analyse reste homogène à son projet et accepte toutes les conséquences méthodologiques qu’il implique » [9] . Ainsi, le personnage est un élément constitutif du récit. Tout en restant dans les sentiers tracés par l’auteur, nous définissons le personnage non pas comme une « donnée a priori stable qu’il s’agirait purement de reconnaître, mais une construction qui s’effectue progressivement, (…) une forme vide que viennent remplir différents prédicats » [10] . Le personnage se construit donc à travers ses fonctions, ses relations avec les autres personnages et avec son environnement spatio-temporel. Dans son article Introduction à l’analyse structurale des récits, Roland Barthes semble retracer brièvement l’histoire du personnage dans la littérature. En fait : « dans la poétique aristotélicienne, la notion de personnage est secondaire, entièrement soumise à la notion d’action : il peut y avoir des fables sans caractère, dit Aristote, il ne saurait y avoir de caractères sans fables (…). Plus tard, le personnage, qui jusque-là n’était qu’un nom, l’agent d’une action, a pris une consistance psychologique, il est devenu un individu, un personnage, bref, un être pleinement constitué (…) » [11] . L’Analyse structurale au sens de Barthes semble être « soucieuse de ne point définir le personnage en termes d’essences psychologiques, elle s’est efforcée jusqu’à présent, à travers des hypothèses diverses, (…) de définir le personnage non comme un être, mais comme un participant » [12] .

C’est à partir de ces définitions qui concernent le personnage que nous approcherons ceux de notre corpus : Berkane est face à cette béance qui le conduira à sa propre disparition, et l’héroïne de Nulle part dans la maison de mon père est égarée dans la spirale de son enfance qui produit l’absence/présence, De ce fait, ces romans partagent une position commune : ils témoignent tous d’une crise dont les signes vont être portés par les différents personnages. Par définition, une crise est un état d’instabilité qui place le sujet dans une situation conflictuelle à la limite de l’incompréhension. Les personnages, dans cet état de crise, vont tour à tour se remémorer, l’une grâce à sa nostalgie, l’autre à travers son exil.

Dans un mouvement de va-et-vient l’auteure se place confortablement entre deux codes linguistiques et culturels : la langue française et la langue vernaculaire. Dans la disparition de la langue française, on retrouve Berkane, le héros de ce roman, suite à une rupture amoureuse, décide de mettre fin à son exil parisien pour rejoindre sa terre natale. L’amour de la terre et celui d’une femme se disputent l’espace de ce roman. Dès son retour, cet homme veut revoir les lieux et réentendre les voix, sa mémoire se met en marche. Mais au-delà de la douce amertume des souvenirs, Berkane souffre de cette nouvelle Algérie qui se dérobe sous ses pas. Aveuglé par ses sentiments confus et par sa souffrance due à sa mésaventure sentimentale récente, ce personnage ne semble pas apercevoir le mouvement qui l’emporte dans les sentiers de la folie. Mais au-delà de la douce amertume des souvenirs, Berkane souffre de cette nouvelle Algérie : il souffre de la mémoire des lieux, elle est affectée, il lui est de plus en plus malaisé de raconter sa ville, lorsqu’il tente de le faire, il se réfère à la période du colonialisme et il s’aperçoit rapidement qu’il superpose deux topologies sans qu’il existe un lien entre elles, et de ce fait, il fabule. Il a perdu la réalité d’un espace dont il fut familier, d’où le sentiment de frustrations et de crise face à une trame historique non assumée par ce personnage. Dans ce roman, Alger et plus précisément la Casbah demeure au cœur d’une folle passion que l’exil ne cesse de creuser. Berkane laisse les voix d’Alger pénétrer son être, son âme, et il est en quête de ses propres fractures mémorielles. Pour Berkane, sa seule véritable vie est celle de « sa terre » dit-il. Après une longue absence, le temps qu’il a passé en France, rien ne lui apparaît plus comme autre réalité. Berkane comprend alors qu’il lui fallait retourner chez lui, pour revoir ses lieux, réentendre des voix qui réactiveront sa mémoire. Il sort donc d’une passion qui pendant vingt ans avait gommé la dialectique du Même et de l’Autre. Rejeté par la « Française », Berkane se retrouve seul face à lui-même. Que lui reste-il de son identité individuelle ? C’est donc face à une crise que tout se déclenche. Tout le roman est en fait une quête identitaire du personnage principal. Qui est-il ? D’où vient-il ? Comment donc s’exprime-t-il?

L'Histoire au service des quête(s) identitaire(s)

C’est face à toutes ces questions que Berkane se trouve confronté. Les réponses lui permettent de se construire, puisque par définition une identité est une construction d’un individu à travers trois dimensions ; la dimension sociale, culturelle et enfin la dimension personnelle. Cette dernière qui donne sens à la vie de l’homme en le structurant et en l’enracinant.

Berkane vit cette dépersonnalisation à trois niveaux. Lorsqu’il vivait avec Maryse, le rapport dialectique avait disparu : le même (le Moi) se confondait avec l’Autre d’où la perte du sens qui fonde la personnalité de l’homme et qui le conduit à une crise identitaire. Berkane a vécu coupé de ses racines pendant plus de vingt ans, arraché de ses racines culturelles et sociales qui finalement sont arrivées à corrompre les racines individuelles. C’est pourquoi la première réponse à sa quête identitaire est le retour au pays : « Je reviens donc, aujourd’hui même, au pays, Homeland (…) Moi seul ici et le cœur aussi vide» [13] .

Le mouvement de l’Histoire est tout particulièrement présent dans le roman La disparition de la langue française, il est surdéterminé par le mouvement de l’écriture qui contribue à actualiser les évènements de l’Algérie en leur donnant la dimension du souvenir de la sensation et du désir. Jusqu’où prendrait la dimension de l’identité fragmentée et d’une Algérie déformée prend sens ?

Dans Nulle part de la maison de mon père, on y découvre une enfant puis une jeune fille insatiable de liberté et d’indépendance, heureuse de récolter une tradition en patrimoine et d’une expérience qu’elle conquiert remarquablement, écartelée entre l’Algérie et la France. Cette jeune femme est torturée par toutes sortes d’interrogations : l’émancipation intellectuelle va-t-elle de pair avec l’émancipation des mœurs si étroitement contrôlés dans cette Algérie coloniale ? Que représente son père, censeur omniprésent dans sa conscience d’enfant, dans sa vie : un protecteur ou un castrateur impitoyable ? Elle se fait un chemin, celui de la vérité personnelle, il se déclare comme douloureux, ce dernier se fait par une tentative de suicide que l’héroïne commet en plein centre d’Alger à l’automne 1953, douze mois avant le début de la guerre d’Algérie, période sur laquelle l’auteure reste silencieuse. Cette dernière entrevoit une explication à ce geste : échapper à cette sujétion morale engendrée par ce patriarche, n’en plus pouvoir de n’être « nulle part dans la maison de son père ». L’énonciation de la guerre d’Algérie révèle de nouvelles investigations au niveau des techniques formelles et un raffinement très poussé dans la composition globale du roman. Elle expose des agencements très travaillés au niveau de la pulvérisation de la parole et du discours sur la mémoire collective. C’est un véritable jeu et enjeu dans lequel perce une grande délectation langagière au niveau de la procédure narratologique que nous interrogeons : quelles formes narratives contribuent à la représentation du référent historique dans la fiction ? Quels mécanismes participent à son agencement et pour quelle fonctionnalité du discours sur l’Histoire ?

Littérature et Histoire chez Assia Djebar sont à la fois distantes et constamment imbriquées l'une dans l'autre. Littérature et histoire s'alimentent réciproquement dans les deux romans, ils nous parlent tous d'une histoire, d'un vécu. Cette connaissance de la réalité délivre certes un savoir mais aussi une tentative de reconstruction massive d'un monde décrivant des scènes de confrontation ou encore d’humiliation « La langue française n’a rien à voir avec le choix du fournisseur ! ». Ce passage accentue fortement la conviction de tout dire sur une tranche de vie, et une époque historique.

Nous avons choisi les deux derniers romans de Djebar où le monde avant et après 1962 est représenté à la fois comme évènement et comme situation. C’est, à un premier niveau de lecture, qu’on repère différents jalons biographiques : les grands moments de la vie, un itinéraire spatio-temporel et une évolution sociale particulièrement marqués par l’Histoire; le tout adroitement recréé par la fiction. Assia Djebar se dévoile de plus en plus manifestement dans ses deux derniers romans, les faits sont concrets, mesurables, descriptibles de sa vie. La disparition de la langue française et Nulle part dans la maison de mon père sont deux œuvres qui relatent sa jeunesse pendant et après 1962 notamment, on retrouve des évènements qui relatent la guerre où des situations d’un « jeu de vie » que la romancière recrée à faire et à défaire certains évènements : « Je reviens donc, aujourd’hui même au pays… Homeland (…) moi seul ici et le cœur aussi vide » [14] . « Rien n’est plus dangereux que de chercher à rompre le cordon maternel qui relie un homme à sa langue. Lorsqu’il est perturbé, cela se répercute désastreusement sur l’ensemble de sa personnalité » [15] .

La disparition de la langue française est un roman imprégné de mémoire et d’histoire, nous avons un protagoniste Berkane qui revient au pays après vingt années d’émigration en France, Berkane, la cinquantaine, est définitivement de retour en Algérie, dans son pays natal et dans sa langue d’origine. Au retour cet homme qui veut revoir les lieux, réentendre les voix, la mémoire se met en marche. Dans ces textes l’auteure va se construire et se déconstruire. Elle donne la parole pour la première fois à un homme, et au fur et mesure qu’on avance dans la lecture, le lecteur se rend vite compte que la voix narrative est celle de l’auteure, elle s’abrite cette fois-ci dans le corps d’un homme. A savoir, pour ouvrir une parenthèse d’ordre autobiographique, en 1962, Assia Djebar regagne son pays devenu indépendant et publie Les Enfants du nouveau monde. Elle enseigne à l’université d’Alger (histoire moderne de l’Afrique). En 1965, quand le Gouvernement algérien décide que l’enseignement de l’histoire doit se faire en arabe, Assia Djebar repart en France. De par sa formation en tant qu’historienne, elle inscrit particulièrement dans ces romans des faits précis. Par exemple dans les nouvelles d’Oran, langue morte (1997), Assia Djebar raconte la souffrance des femmes à l’heure de l’intégrisme des années 1990. Le titre du recueil témoigne de la préoccupation constante de l’écrivaine, qui a grandi entre trois langues : le berbère, l’arabe dialectal et le français. Dans Le Blanc de l’Algérie (Albin Michel, 1996, p. 64), elle explique les maux de son pays par ses problèmes linguistiques. L’arabe officiel est la langue des hommes, la romancière cherche ailleurs sa propre parole, son histoire, son pays et son Algérie.

C'est avec cet air d’affrontement que fut son dernier roman Nulle part dans la maison de mon père, l’écrivaine reconstitue sa mémoire et relate sa propre mémoire ainsi que ses mémoires d’enfance, de jeunesse et d’adulte. Au fil des pages, l'héroïne sans nom, représente aussi une Algérie qui fut appauvrie par la colonisation de la connaissance de sa culture ancestrale, mais fut enrichie de la découverte d'une autre qu'elle s'est totalement appropriée dans l'expérience et le combat pour la liberté.

Cohésion entre Histoire et Fiction

Il semble que La disparition de la langue française et Nulle part dans la maison de mon père intègrent de l’Histoire sa dimension référentielle avec sa fonction de révélation et d'explication d'un certain comportement de personnages essentiellement féminins avec, exceptionnellement, un homme comme principal personnage. C’est dans ce qui se nomme « Histoire-contexte » que La disparition de la langue française, contribue principalement à la quête de ces « situations » dites « attachantes » par rapport à la grande épopée nationale qu'est la Guerre de libération.

On retrouve des histoires personnelles, dont chaque fibre s’enracine dans l’Histoire collective, Assia Djebar nous en propose plusieurs passages comme l’annonce au début de ses deux romans : la motivation guerrière à partir de la distribution-présentation des personnages. La vision de l’Histoire prend alors l’aspect restreint de l’intimité familiale et aussi individuelle, élargie par moments au monde de la rue.

Les personnages ne se révèlent pas par poussées successives de leur vie intérieure, c'est l'auteure qui les prend en charge, les présente dans leur statut social et leur fonctionnalité, explique leur nature et surtout interprète leurs positions diverses vis-à-vis de l’événement, préservant ainsi leur singularité. Certains personnages se dissolvent dans la collectivité en lutte, une lutte qui porte plusieurs noms : « Ce temps est usé… tout comme moi » [16] , « Il se dit qu’il vit comme ensommeillé tout se mêle, et tangue, et fluctue, davantage. D’ ailleurs, le passé lointain celui de sa première enfance, ou des années à l’école française » [17] .

Il semble que l’intention de l’auteure était sans doute d'inscrire une certaine forme de coexistence historique travaillée par deux perspectives qui s’accomplissent l’une dans l’autre. L’aventure personnelle s’inscrit dans un devenir en un espace de démonstration historique. La perception de l’événement n’est que la Révolution et n'est d'aucune façon problématique ; bien au contraire, l’événement est porteur de solutions et laisse entrevoir les contours du nouveau monde qu'il faut nécessairement rejoindre. L’espace et le lieu qu’occupe Berkane ne relèvent pas seulement de l’extériorité, les choses aussi, sont liées à l’intérieur de son propre corps. Il est question de son expérience par excellence subjective puisqu’elle met à nu l’expérience d’un être exilé, celle des frontières. L’expérience de l’espace « a ainsi lieu dans un dedans insituable, elle est elle-même ce dedans ou ce lieu » [18] .

A cet effet, Dans Nulle part dans la maison de mon père, évènement et situation sont intentionnellement concertés aussi bien dans le temps que dans l’espace et des situations jouent de la régularité de l’énonciation, imposant la continuité au niveau du discours, l’Histoire est lisible à l’intérieur du champ sémiotique. L’Histoire, dans cette œuvre, n'est pas qu’un seul objet. Elle demeure avant tout le leitmotiv d'investigation historique où évènement et situation historiques se relaient et donnent ainsi l’élan à une fiction historique. Le roman Nulle part dans la maison de mon père mêle les souvenirs d’enfance à l’évocation du passé, et conduit sur les voies tortueuses d’un autre type de quête.

Ainsi la perspective historique se met en place dès l’ouverture en éclairant progressivement, par les décalages temporels et spatiaux qu'opère le discours. Le décodage du discours idéologique lui-même est appuyé par des réseaux de signification. Les passages servent de projet commémoratif et l’appel à la guerre omniprésente sont comme chargés par cet appel du dedans et un amour effréné pour l’individu. Ainsi, aussi bien l’évènement que la situation historique sont favorisés par l'apparition fréquente de jeux d'intrigues de personnages qui se distinguent les uns des autres par leur manière d'être et leur mode d'existence par rapport à cette guerre qu'ils vivent, pour ainsi dire, dans la distance, de l'autre côté de la frontière algérienne.

En effet, Assia Djebar semble décider de dépasser outre le témoignage et est consciente de la difficulté de narrer une somme d'expériences vécues en leur restituant leur poids d'authenticité historique. Elle libère ses œuvres pour la laisser continuer dans sa trajectoire selon la seule nécessité du présent, celle de l’écriture. C'est ainsi que progressivement l’espace social se rétrécit pour laisser un maximum de place à l’individu. Cette restriction est accentuée par la recherche d'effets esthétiques qui se substituent peu à peu à l’effet de représentation de l’Histoire. L’auteure se retrouve à écrire son livre tout comme son personnage Berkane qui, à la fin de la guerre, décide de partir pour « écrire son histoire et inscrire l’Histoire » dit-il.

Aussi bien La disparition de la langue française que Nulle part dans la maison de mon père sont des romans qui ont le mieux tiré profit de la formation d'historienne de son auteure.

Lire ces deux romans, c'est opérer un constant travail de liaison, établir de nombreux points de suture de tous les fragments textuels conformément au code qui régit tout à la fois la fiction et la narration et qui s’élabore dans le rapprochement de trois expériences différentes de discours historiques : discours-témoignages d'époques, discours-témoignages des femmes de la tribu et discours-parcours autobiographique. Tous les sens passent par la corrélation mise en œuvre par l’instance narrative. Et comme pour authentifier l'attente de l'historiographe, l’auteure donne la primauté au trait autobiographique chargé d’histoire.

Cette inscription historique de ces deux romans met en avant les récits qui vont couvrir les moments essentiels de l'occupation française. Les récits occuperont les deux premières parties du roman ; la troisième partie nous ramène à la Guerre de libération ; la constance temporelle est comblée par les va-et-vient de la voix de la narratrice révolutionnant les moments, mettant bout à bout les témoignages, transformant, enrichissant les documents. Par les rapports privilégiés qu'ils entretiennent avec les textes cités et qui lui permettent dans une dimension autobiographique d’opérer les articulations les plus diverses, l'auteure inaugure une perspective intéressante dans la manière d'utiliser la citation comme agent mobile de recherche et de questionnement, d’ordre, entre autre, historique en installant un point stratégique qui prolonge inévitablement une référence qui convoque la Guerre de libération. La citation suivante se trouve sollicitée par des attitudes interprétatives diverses : « Je reviens donc, aujourd’hui même au pays… Homeland ici et le cœur aussi vide » [19] , « Ma déception de ce retour à mon quartier, je le trouve double. Des retrouvailles irrémédiablement fissurées, partant à la dérive, comme un paquebot qui se pencherait juste avant de s’enfoncer. Comment ne pas tirer cette conclusion : ma casbah, à force de délabrement consenti, de laisser-aller, ma citadelle où chacun n’est plus que chacun, et jamais le membre d’une communauté, d’un ensemble bruyant, mais vivant, cette ville-village, de montagne et de mer, m’est devenue désert du fait de son état de dépérissement misérable… » [20] .

L’auteure semble installer une primeure dans ces romans, en les rattachant de multiples façons à l’Histoire du pays, dans son passé absolu et son passé plus récent, à l’Histoire et à la femme. Le paradigme féminin est une sorte d'instance unificatrice pour un nouveau rapport au sens. Témoins oubliés et voix ensevelies vont tenter une vitale et douloureuse percée à travers les couches sédimentées de la mémoire ; voix, murmures, chuchotements, conciliabules, voix à la recherche d'un corps, voix prenant corps dans l'espace, s’érigent en principe constructif et base thématique de toute la troisième partie. Celle-ci met en jeu un nouveau type de discours historique émanant d'instances exclusivement féminines. L’acquis historique féminin produit son mode d'expression avec ses propres procédés d'articulation : « Ombre sans mystère, se dit-il, attendri, car je ne viens ni étranger ni en touriste attardé, simplement en ould el houma, oui, moi, l’enfant du quartier à la mémoire soudain oblique » [21] . Dans ce passage, les voix d'aujourd'hui partent à la rencontre de voix d'hier, consignant les moments, et instaurant la femme comme origine et aboutissement mais, principalement à instaurer un autre type de narration où histoire et littérature prennent définitivement place : « Chuchotements des aïeules aux filles qui deviendront aïeules ne subsiste du corps que ouïe et yeux d'enfance attentifs, dans le corridor, à la conteuse ridée qui égrène la transmission qui psalmodie la geste des pères, des grands-pères, des grands-oncles paternels. Voix basse qui assure la navigation des mots. Chuchotements des femmes. Temps des asphyxiées du désir, tranchées de la jeunesse où le chœur de spectatrices de mort vrille par spasmes suraigus jusqu'au ciel noirci. Les vergers brûlés par Saint-Arnaud voient enfin leur feu s’éteindre, parce que la vieille aujourd'hui parle et que je m'apprête à transcrire son récit ».

La narratrice intervient pour commenter et faire fructifier les dits, les rapprochant d'autres dits, permettant, par ressemblance ou par analogie, d'explorer ces expériences entre autres féminines dans ce qu'elles ont de simple et d'héroïque jusque dans leur vécu quotidien.

Les romans semblent exprimer le retour de l'auteure à ses positions initiales, celles énoncées explicitement dans Les Alouettes naïves et selon lesquelles l’interprétation de l’humain et de l’individu comme incarnation historique est ce qui dynamise l’écriture de la fiction, et que son dépassement vers le général d'une catégorie sociale ou d'un peuple est le fait d'une extension de l’écriture par la lecture.

Les romans apparaissent comme une approche stratégique possible pour revoir les évènements et leur permettre de se recréer dans la conquête de l'espace et la réorganisation d’autres relations. L’intérêt se trouve dans la mise en lumière des causes profondes de l'oppression, historiques ou psychologiques, ont toutes quelque chose à voir avec la problématique identitaire, Romans de la résistance. Ces romans retravaillent poétiquement l'imaginaire social et psychologique en libérant le regard surtout en lui restituant la force originelle de la restitution de la guerre avant 1962 et même pendant cette période.

Nulle part dans la maison de mon père représente bien plus qu’un simple « auto dévoilement », un retour sur « un chemin de vie ». Car au-delà de l’expérience intime qui constitue le matériau premier, c’est également un regard sociologique que l’académicienne porte ici sur l’Algérie. Avec, entre autres, un témoignage sur la condition des femmes et la « séculaire séparation des sexes » comme sur la période coloniale et la division entre Algériens et Français, mais une vision partielle qui est parfois partiale d'ailleurs, une forme de connaissance historique. Aussi, Assia Djebar elle-même est de formation historique, et ce avant de se diriger vers la littérature. Ces romans sont mus par un désir de rapprochement de la réalité sociale en se basant à la fois sur une lecture esthétique et historique afin de cerner la culture algérienne en levant le voile justement sur « l'histoire culturelle d'un pays » tout en affirmant la partie sur la Révolution algérienne [22] .

L’espace et le lieu qu’occupent les deux personnages des deux romans ne relèvent pas seulement de l’extériorité, les choses aussi sont liées à l’intérieur de leurs propres corps. Il est question de leurs expériences par excellence subjectives puisqu’ils mettent à nu l’expérience d’un être exilé, celle des frontières.

L’expérience de l’espace « a ainsi lieu dans un dedans insituable, elle est elle-même ce dedans ou ce lieu » [23] . La spatialité littéraire devrait alors nous permettre de saisir le souci d’habiter la représentation de l’espace, non seulement à travers l’étude de la capitale, la Casbah, mais aussi en englobant espaces intérieur et extérieur, dedans et dehors, espace intime ou espace spirituel parmi lesquels le sujet va et vient, contre lesquels il se heurte.

Dans ces représentations spatiales, tantôt mélancolique (sensitive), tantôt incertaine, les deux principaux protagonistes se défient souvent dans une sorte d’agitation, de dispersion.

Aussi bien dans le roman La disparition de la langue française que Nulle part dans la maison de mon père, la langue française semble être personnalisée et prend une dimension humaine en devenant le personnage principal, d’où le fait que Berkane se souvient souvent des scènes d’affrontement algéro- français oubliées : « La langue française n’a rien à voir avec le choix du fournisseur ! » [24] . Ainsi, ce que nous retenons c’est cette collision algéro- française, une sorte de rupture : « L’abus de sens est dans le français » [25] , « C’est une langue (français) dérangée et qui me semble déviée » [26] .

Berkane, le principal personnage vit et souffre encore d’un passé et d’un exil présent. Nous le connaissons à travers une parole perturbée, embrouillée qui pourrait le plus souvent le désorienter, dans le sens où sa mémoire refait surface de manière régulière et vient heurter son présent : « Mémoire embourbée, ne sachant ni où je suis, ni qui je suis et ce malaise qui cherche à se vomir » [27] , « Je sens un trouble en moi, un flou, une équivoque dont j’ignore la nature » [28] , « Je suis définitivement en perte » [29] .

Les énoncés ci-dessus témoignent de la thèse d’un personnage qui paraît se perdre dans son propre parcours. Il est perdu, troublé et offusqué dans son être. Ce trouble et cette rupture s’articulent aussi dans la passion qu’il a tout au long du roman pour son pays et pour Nadjia. Une femme algérienne, exilée de passage dans son pays. Avec cette femme, Berkane renaît avec la langue de l’amour et avec sa langue maternelle (dialecte). La perte de ses repères, l’Algérie ‘nouvelle’ que Berkane ne reconnaît plus représente donc des opposants qui semblent empêcher ce personnage à arriver au bout de sa quête.

Pour conclure, l’utilisation de la matière historique par Assia Djebar témoigne de la violence coloniale et de la contre-violence libératrice de la Guerre d’indépendance. Elle a apporté un « regard subjectif, mais critique » sur l’écriture de l’Histoire et les « enjeux politiques » qu’elle représente. Elle évoque la « nécessité de témoigner autrement » de la violence de la guerre, ce qui l’a conduit à aborder l’Histoire par le biais du roman en rappelant que la présence de l’histoire chez les romanciers algériens n’excluait pas une dimension « métahistorique ». Cette dernière dimension permet de replacer la littérature algérienne dans un contexte plus universel. Un point qui révèle ainsi la « question de la violence historique » qui s’est tant posée chez les écrivains algériens, et qui se trouve dans les premiers textes utilisant l’Histoire comme matière littéraire. Certains indices, évènements et situations, tant du point de vue de la création littéraire que de certaines propositions historiographiques, laissent à penser que cette frontière n’est point en train de frémir, la littérature est porteuse d’un savoir historique [30] .

 


NOTES

[1] Djebar, A. (2007), Nulle part dans la maison de mon père, éd. Fayard, p. 408.

[2] Djebar, A. (2006), La disparition de la langue française, éd. Albin Michel, p. 224.

[3] Bakhtine, M. (1978), Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard.

[4] Op.cit.

[5] Hamon, Ph. (1972), « Pour un statut sémiologique du personnage », in Littérature, éd. Larousse n° 6.

[6] Ibid.

[7] Voir l’article de Barthes, R. (1968), « L’effet de réel », in Communication 11, Paris, Seuil.

[8] Ibid.

[9] Barthes, R., Kayser, W., Booth, C., Hamon, Ph. (1977), Poétique du récit, Paris, Seuil, p. 117.

[10] Hamon, Ph. (1977), Pour un statut sémiologique du personnage, dans poétique du récit, Paris, Seuil, p. 126.

[11] Barthes, R., Introduction à l’analyse structurale des récits, dans l’analyse structurale du récit, op.cit., p. 21-22.

[12] Ibid ., p. 22.

[13] Djebar, A. (2003), La disparition de la langue française, Paris, Albin Michel, p. 13.

[14] Djebar, A. (2003), La disparition de la langue française, Paris, Albin Michel.

[15] Arezki, D. (2005), Les Romancières Algériennes francophones, Paris, éd. Séguier.

[16] Djebar, A. (2003), La disparition de la langue française, Paris, Albin Michel, p. 13.

[17] Ibid., p. 72.

[18] Bonhomme, B. (1999), « Espace et voix narratives dans le poème contemporain », in Les Cahiers de Narratologie Appliquée, n° 9, « Espace et voix narrative ». Textes réunis et présentés par Marc Marti, Nice, Publications de la Faculté des Lettres, p. 175- 203.

[19] Djebar, A. (2003), La disparition de la langue française, Paris, Albin Michel.

[20] Djebar, A. (2003), La disparition de la langue française, Paris, Albin Michel, p. 87.

[21] Op.cit., p. 68.

[22] Se référer à Mémoire, Histoire et Oubli de Paul Ricœur afin de mieux cerner la représentation de ces trois notions.

[23] Bonhomme, B. (1999), « Espace et voix narratives dans le poème contemporain », in Les Cahiers de Narratologie Appliquée, n° 9, « Espace et voix narrative ». Textes réunis et présentés par Marc Marti, Nice, Publications de la Faculté des Lettres, p. 175- 203.

[24] Ibid., p. 80.

[25] Ibid., p 156.

[26] Ibid., p. 157.

[27] Ibid., p. 25.

[28] Ibid., p. 23.

[29] Ibid., p. 87.

[30] Plusieurs auteurs bondissent dans ce sens, tels que Leila Marouane, Maîssa Bey, Yasmina Khadra… .

 

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