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Association, auto-organisation et changement social : le cas des jeunes issus de l'immigration maghrébine en France

Insaniyat N°8 | 1999 | Mouvements sociaux, Mouvements associatifs | p. 71-93 | Texte intégral


Association - self organisation and social change : The example of second-generation immigrant maghrebin youth in France

Abstract : The hypothesis developed here assumes the principle of a theory founded on the impulsive self-organization work process, as a necessary initial mode depending an a social analysis of the relation between different senses. That concerns rationalization activity, relative to managing societies undergoing a competitive market economy structure. The forms backed by the young second generation Maghrebin immigrants in France constitute here the objectification tool of this impulsive structure. They will be constituents of "local" build up, for redefining social management modes and the key to access in public sphere through multiplying peripheric state systems as a functional decentralised system recuperating creativity. But the capital element is that this set structure of codes and norms by the system in view up social order have given birth to social alternatives. This recurrence of self organization phenomenon which is throughout human history, is to keeping as a strict phenomenon of social change. However, if self organization is inscribed in social change structure, this doesn’t guarantee that it fixes social evolution on the upward way to "progress". Modern social change proceeds from anticipation, related to social movement, but also to specialists’ projects relating to necessary social condition to economic adjustment and actual politics. There recuperation would seem like a behavioural levelling mechanism as a voluntarist state activity. However, the withdrawal of individuals in autonomous spaces confronted with this activity hasn’t solidarity for objective, its drive is related to reliance ; mediators form the contempory state answer to rationalize control of its results.

Keywords : self-organization, social change, young, maghrebi immigration, France


Gérard PREVOST : Institut Maghreb-Europe, Université Saint Denis, Paris VIII.


L'intérêt de l'analyse scientifique des formes associatives ne réside pas tant dans leur classification typologique - il en existe de nombreuses dont les critères appellent souvent des problématiques contradictoires -, que dans le dévoilement des mécanismes structurels du changement social. L'hypothèse développée ici pose le principe d'une théorie fondée sur le travail pulsionnel des processus d'auto organisation, comme sa modalité initiale et nécessaire. Dans un premier temps, elle relève d'une socioanalyse du rapport entre différents sens: les sens technologiques qui organisent les pratiques de rationalisation du social et le sens commun comme résultat historique intériorisé de ces pratiques. Ainsi, consiste-t-elle à analyser ce va et vient entre les structures objectives de la société et ses formes cognitives - comment les agents sont, et ont été, amenés à donner du sens à leurs activités -. Cependant, cette voie féconde, en tant qu'elle vise à surmonter les problèmes non résolus hérités des approches structuro-fonctionnalistes, tend à désagréger la notion d'Etat. En effet, montrer l'Etat et la Société dans un rapport de fluidité où l'Etat est à la fois le produit des processus internes à la société et son constituant non séparé d'elle, revient à penser le changement social exclusivement en dehors des déterminismes fonctionnels par lesquels l'Etat parvient à assurer son primat sur la société. Ceux-ci concernent précisément l'activité de rationalisation, relativement à la gestion de sociétés soumises à la structure concurrentielle de l'économie de marché. Réintégrer l'Etat est le moyen d'objectiver les structures rationnelles, et leur conversion historique, conduisant son autonomisation fonctionnelle et systématique selon une logique interne économique et technologique, et d'explorer ce travail fait par la société sur elle-même pour, en parlant comme Durkheim, inventer des "choses" qui n'apparaissent pas comme un arbitraire s'imposant de l'extérieur aux individus.

Que le changement social soit un effet de structure historique organisant la succession des ordres sociaux - Marx-, qu'il soit le produit des conflits d'historicité articulés aux mouvements sociaux - Alain Touraine-, qu'il repose sur la structure paradoxale de l'habitus - Pierre Bourdieu -, ou, lié à la capacité du pouvoir d'assigner les individus à telle ou telle place, qu'il résulte des changements dans les structures rationnelles entraînant des changements de dispositifs - Michel Foucattît -, l'objet de l'analyse du changement social renvoie fatalement au travail des médiations mise en jeu par l'Etat, en son sein et en dehors de lui. Nous utilisons dans cette perspective le concept de "récupération"1 concerne l'activité de récupération par l'Etat de la créativité sociale des individus pour la réintroduire dans la vie sociale en sorte que, une fois réinterprétée, reformulée selon les catégories dominantes dans les discours socio-politiques (qui résultent de l'état et des changements dans les structures socio-économiques), ils croient que les transformations sont leur propre produit.

Avec l'associationnisme, on a affaire avec une expérience sociale et à une activité qui fait intervenir les sciences sociales, les experts et les spécialistes. Ceux-ci réinterprètent les sens qui naissent dans les processus d'auto organisation avec des formulations qui, réintroduites dans la société, vont prendre forme sous un nouveau sens commun. L'auto organisation est première dans le processus qui fait naître l'association, sa forme institutionnalisée. Elle oblige, a un moment situé et daté, les élites de l'Etat à modifier les rapports avec la société et avec les structures d'auto organisation qu'elle se donne.

Les formes mises en jeu par les jeunes issus de l'immigration maghrébine en France constituent ici l'outil d'objectivation de cette structure pulsionnelle.

La territorialisation de l'action de l'Etat

Il faudrait "reconstruire I'histoire du travail historique de déshistoricisation"[1] des structures objectives et subjectives de la domination vécue par l'immigration, pour comprendre les stratégies accomplies des jeunes issus de l'immigration. Leurs dispositions incorporées cumulent en fait deux histoires distinctes, celle de leurs parents, arrachés à leur pays d'origine dans un projet migratoire se donnant le retour pour but, et la leur propre qui arrête ce projet sur le pays d’accueil - qui est aussi celui de rejet -. Socialisés sur le sol français, ils ont intériorisé les normes de leur environnement social. Mais l'incorporation de leurs dispositions stratégiques provient d'une socialisation dans leur groupe culturel, où leur a été transmis, non seulement les normes du pays d'accueil,

Mais aussi des éléments liés au passé colonial. C'est cet ensemble de facteurs de socialisation qui va les prédisposer à exiger "réparation" dans la configuration présente, dans un rapport de dette donc.

Il convient de remonter au 19è siècle. Indissociable de la révolution industrielle, l'immigration massive sous-tend à l'époque l'idée d'un phénomène temporaire en réponse à des problèmes spécifiques : le temps de l'immigration se percevait comme le temps des cycles économiques et des cycles démographiques accompagnant une vision utilitariste de l'immigré il permettait de résoudre les problèmes liés au déficit de main d'oeuvre et corrélativement ceux liés aux déficits de population. L'immigration méditerranéenne d'Afrique du Nord des années 60, dont sont issues les nouvelles "catégories" jeunes, se fait dans le prolongement de l'après guerre mondiale. C'est cette immigration qui sera constitutive de la construction du "local". Comme lieu de gestion par l'Etat des nouveaux problèmes sociaux et cadre d'affirmation des villes, il exige de penser les populations immigrées dans les relations avec le pouvoir, essentiellement à travers des associations, dont beaucoup seront le support d'affirmation collective de l'ethnicité. A un tel niveau. L’assimilation ne pouvait pas fonctionner dans la mesure où le système de gestion antérieur n'y apparaissait plus comme légitime. Les territoires devenaient des territoires de diversité culturelle, de telle sorte que les pouvoirs politiques savaient qu'ils ne pouvaient plus jouer cette carte. Le territoire local s'imposait pour l'Etat, comme un niveau de décision définissant ces cadres de référence et dont la diversité culturelle était une contrainte pour l'action publique.

Mais Si le niveau territorial s'imposait, c'est aussi parce qu'il apparaissait comme le lieu d'émergence de la crise sociale et de la crise des relations pluriethniques. La notion de banlieue en est issue. Elle correspond au passage d'un modèle à un autre. De la banlieue d'hier, lieu d'intégration des déracinés, de l'ouvrier parisien au migrant provincial ou étranger, pauvre mais conviviale, où la culture ouvrière domine tous les secteurs de la vie sociale, la "banlieue rouge" faite de réseaux d'entre aide et de solidarités multiples qui impose son mode de vie original par la force du nombre et la respectabilité ouvrière; on passe à celle des transformations urbaines des années 60 et de la transformation des modes de vie populaires. Ce nouveau modèle est né avec des caractéristiques qui pour l'essentiel sont à la source des discours de stigniatisation qui ont nourri l'imaginaire collectif et façonné son image: des constructions denses selon le principe "masse, urgence, économie" qui ont pris l'allure du "grand ensemble" vécu par les catégories populaires, dans un premier temps, comme un accès à la modernité, au "confort pour tous", puis comme rupture où la ville s'est perdue, la privatisation de la vie quotidienne, "la rupture des liens sociaux"... De façon concomitante avec l'émergence des problèmes de cohabitation ethnique : le regroupement familial et l'apparition des étrangers dans le logement de la «norme» et l'affaiblissement du mouvement ouvrier et de la banlieue dans ces traits antérieurs, la banlieue s'est refermée en devenant espace d'incertitudes et d'indéterminations. Lieu de la crise urbaine, elle concentre sur elle la plus grande part des effets de la crise, politique, sociale et économique et posant plus crûment la centralité de la relation jeunesse et crise urbaine ; pas seulement la jeunesse en tant qu'âge de la vie, mais comme une séquence de vie marquée par l'indétermination, et l'insécurité, surtout pour ce qui concerne les jeunes d'origine étrangère. D'où le surcodage d'une "opposition intergénérationnelle" se substituant à des oppositions "interclassistes", pour les agents de l'Etat et les experts des sciences sociales. Le local se révèle alors d'autant plus pertinent qu'il se livre à l'expérimentation de nouvelles formes de conflictualité en vue d'installer les modes d'apprentissage de la structure normative naissante devant s'incorporer aux conduites individuelles.

Les jeunes issus de l'immigration sont ainsi devenus incontournables pour la redéfinition des modalités de gestion du social. Dans ce contexte, la place des jeunes issus de l'immigration et la diversité de leur action, les a mis en position d'interlocuteur privilégié et les a positionné comme des producteurs de symboliques nouvelles

En effet, après 1981, la nouvelle majorité a semblé se démarquer de la vision économiste et utilitariste. Elle a d'abord problématisé l'immigration autour des droits de l'homme et de l'insertion. Les jeunes de la seconde génération s'y sont engouffrés, renouvelant ainsi les perceptions de l'immigration. Français issus de l'immigration ou de nationalité étrangère, ils vont réclamer l'accès à la sphère publique et obliger les institutions à penser autrement les politiques publiques. Dès lors, même Si l'on continue à parler d'immigration, autre chose se joue avec le procès d'auto organisation et l'associationnisme qui commence à nourrir les processus à travers lesquels les rapports entre Etats et société vont se réorganiser, d'abord avec les lois de décentralisation, puis avec une multiplication des dispositifs étatiques périphériques.

C'est cette problématique qui amène à penser le changement social. Elle définit le cadre nouveau d'élaboration des politiques publiques et de redéfinition des modes de gestion du social. Ce repositionnement vers le local se conjugue avec la recherche d'un nouveau paradigme sociétal doublé d'un déplacement de la ligne de partage entre public et privé, autrement dit le travail de déshistoricisation aux fins d'incorporation des dispositions stratégiques conformes à la nouvelle configuration socio-économique, pas seulement pour les jeunes, mais pour l'ensemble de la société française.

Le système fonctionnel décentralisé

La loi de décentralisation visait deux objectifs : lutter contre la crise de légitimité de l'Etat en "rapprochant les centres de décision des citoyens» et diminuer ses dépenses en transférant aux institutions locales et territoriales une partie de la gestion des affaires publiques. Le local est devenu un enjeu dans la mesure où une partie de ces objectifs lui a été "transférée". L'attribution de compétences nouvelles s'est doublée d'une nécessité pour les communes de dégager les moyens de les financer. Le local est apparu, pour ces raisons, comme lieu approprié du redimensionnement de l'Etat et, en s'appuyant sur une capacité présumée de la société à favoriser l'émergence d'initiatives "privées", comme moyen de résolution de la crise fiscale. En conséquence, les politiques locales se sont structurées en combinant trois types de représentation pour former une "politique publique" : elles s'adressent à des jeunes qui "posent problèmes", elles font appel à la création "privée" et au bénévolat, et elles sont le produit d'interaction définissant des modalités de récupération de la créativité sociale. Par exemple, les services culturels des communes appelés par le pouvoir politique à donner des réponses aux revendications des jeunes ont utilisé largement la technique de récupération, par la transformation des usages des formes culturelles musique, tags, notamment.

Parce que les modes de représentation qui construisaient l'immigration changent on allait assister à la transformation des institutions et des appareils administratifs. Dès lors, les collectivités locales se trouvent confrontées à un tournant afin de constituer une stratégie "idéologique" dans le prolongement du pouvoir de l'Etat et face à des agents sociaux d'un nouvel ordre. Elles ont dû passer d'une situation d'adaptation ou d'assimilation de personnes à la structuration territoriale, à partir de populations diverses dont les trajectoires socio-économiques et socioculturelles étaient en construction.

Le mouvement de localisation allait produire une multiplication de dispositifs périphériques autour de l'appareil local, multiplication qui traçait la carte des interactions entre les processus d'auto organisation et ceux de l'activité de l'Etat mobilisés à y récupérer la créativité sociale. Ainsi, par ce processus "de spatialisation du politique»[2], l'appareil politico-administratif local se trouve mis en première ligne de l'articulation Etat société et de la mise en oeuvre technique qu'elle supposait dans la nouvelle configuration.

La décentralisation possédait donc, dans la décennie 80, cette dimension fonctionnelle. La préoccupation d'élaborer un cadre structurel pour des projets propres à rabattre l'actualisation des propriétés de la concurrence et du marché sur une identité locale dominant l'entité politico-administrative cette part de dimension symbolique sans laquelle il n'y a pas de "conscience émotionnelle" d'appartenance[3] se heurtait à une difficulté majeure: le refus des jeunes dès lors qu'ils constataient que les adaptations se faisaient sans contrepartie pour eux, et même contre eux. Du coup, les opérations de développement économique et social accompagnant le local, en tant qu'espace privilégié de leur exécution, s'avéraient n'être que des injonctions.

La construction d'un objet "jeune

Aussi, l'autre aspect décisif provient-il du fait que la pluri-culturalité qui se manifeste alors, reste dominée, encore aujourd'hui, par la présence des jeunes dans l'espace publique et surtout par les procédés qu'ils utilisent pour interpeller l'action publique. La "question jeune" est devenue le miroir grossissant de la crise de la ville et des usages urbains. Ils ne forment cependant pas un groupe homogène : le sexe, le statut social des parents, les conditions de logement, l'expérience scolaire, le fait d'être né ou non en France, la durée du séjour. le cadre administratif d'immigration (nationaux, double nationalité, regroupement familial, régularisation, réfugiés...) contribuent à les différencier. Dans le même temps, les modes de socialisation créent des homologies de position qui les rapprochent des autres jeunes français du même âge, particulièrement dans les lieux marqués par le poids de la population et des traditions ouvrières, l'importance des phénomènes des grands ensembles et le contexte spécifique de la banlieue.

Qu'ils soient "intégrés" reste certes l'objectif déclaré, mais même intégrés ils seront impliqués dans l'élaboration et la transformation des politiques étatiques. Celles-ci, à partir des années go, par leur action propre d'une part puis, d'autre part, par une sorte d'enchaînement action/réponse, contribueront à leur visibilisation. L'impact de cet objet 'jeune" en construction sur les politiques publiques, s'accentuera avec la décentralisation. Elle a eu pour effet, on l'a vu, d'orienter la demande sociale vers le niveau local, c'est à dire là où s'appréhendent concrètement les situations autour desquelles se nourrissent les controverses. Les cadres d'expression des problèmes des jeunes issus de l'immigration se sont formés dans ce contexte de construction des représentations et des modes d'identification des populations étrangères.

L'objet jeune est donc une construction sociale issue de deux stratégies. D'une part, celle des jeunes issus de l'immigration où le Maghreb, cet "ailleurs" reste bien présent et a des répercussions sur la vie "ici", notamment, au plan juridique (par exemple, le problème du service militaire ne semble pas encore totalement résolu). Cet aspect, tant culturel qu'identitaire, a revêtu mie grande importance pour les jeunes qui y ont puisé les rai sons de la particularité de leur insertion dans la société d'accueil. Mais leur sentiment d'appartenance à des communautés ethniques et culturelles diverses a combiné des registres différents, pas nécessairement conflictuels, avec la réalité d'une socialisation localisée, dont le caractère souvent largement avancé justifiait la revendication d'une identité spécifique et ceci au moment même où les différences et la distance avec le reste de la société française se réduit. Détenteurs d'un capital culturel minimum qui leur permettait de s'exprimer dans l'espace public, ces jeunes sont donc alors souvent en position de médiateurs entre leurs parents et la société française, en particulier dans les relations qu'ils entretiennent avec les pouvoirs publics et les collectivités locales. De leur insertion dépendait dans une large mesure, celle de leur famille. Mais, devant faire face plus que d'autres à un cumul de handicaps sociaux, ils apparaissent du même coup comme révélateur des problèmes auxquels se confronte la jeunesse dans son ensemble qu'il s'agisse de la difficile maîtrise du passage de l'école à l'emploi ou qu'il s'agisse de l'accès au logement autonome. Comme les jeunes en général, les jeunes issus de l'immigration se trouvaient face à une transition à négocier pour devenir "adulte" dans la société locale française.

D'autre part, c'est le moment où l'action municipale commence à dynamiser le travail politique traditionnellement rempli par les organisations ad hoc - qui restent très vigilantes vis à vis des enjeux idéologiques -, mimant l'expérience des syndicats et mettant en place des commissions spécifiques pour "favoriser l'émergence des revendications" comme dans le champ politique, les représentations restaient donc profondément liées à celles construites autour de l'immigration de travail. La difficulté à distinguer entre insertion et intégration était ainsi pointée, et dans les débats commençait à poindre le souci d'obtenir des jeunes issus de l'immigration qu'ils abandonnent leurs traditions culturelles.

Le cadre du débat dans lequel s'est inscrite la construction d'un objet jeune local, à la source d'une connaissance nouvelle conduisant la redéfinition des politiques locales, a pris forme de cette façon. Il se construisait par étape organisation, sélection d'interlocuteurs, plus production de discours venant structurer les mobilisations et marquer une volonté revendicative. Si du côté des jeunes, la forme d'imposition des revendications spécifiques passe alors par la dimension pluri-culturelle, du côté politique l'on considérait que les problèmes spécifiques naissaient d'un repli communautaire, non d'une attitude stratégique. D'où le reproche adressé par les jeunes envers la "société d'accueil et ses représentants", de ne pas poser le problème politique de leur insertion, reproche accueilli précisément comme le refus d'une démarche d'insertion[4].

Les représentations sociales qui commandent tant les jeux stratégiques que les attitudes quotidiennes se trouvent ainsi enserrées dans un ensemble parcouru à la fois par les symboliques historiques liées aux situations d'immigration, aux politiques d'immigration et par les symboliques liées au présent, aux questions posées par cette imposition d'une population dont le destin s'inscrit dans celui de la population d'accueil : elles s'y télescopent.

Auto-organisation et associationnisme

Dans cet ensemble de conditions, les associations ont été le support institutionnalisé des formes d’auto-organisation des jeunes issus de l'immigration maghrébine ils trouvaient ainsi une clé d'accès au système politico-administratif Mais l'interaction entre les deux pôles se positionnait dans le cadre structurel par lequel s'opère le procès de récupération, et qui, pour beaucoup, les amènera à s'en retirer.

Il faut rappeler que le mouvement d'auto organisation de l'immigration est ancien, les jeunes s'en sont beaucoup inspirés. Malgré la répression qu'il a subi pendant plus de 40 ans, il fut pour les populations en migration, sous des formes diverses, le moyen de leur affirmation collective et, par la création de liens de sociabilité propres à la culture d'origine, de leur relation avec le cours politique des pays d'origine. Leur différence face à la norme, était l'alibi du rejet par la société française qui confortait la coupure entre l'espace public, réduit au privé, et l'espace du travail. Cette dualité culturelle, structurelle, n'était pas observée par les sciences humaines, ni par les syndicats qui au nom de l'unité de classe ne relayaient pas les revendications spécifiques. Jusqu'en 1960, le mouvement possède une base familiale ou religieuse, et un caractère local. Ce n'est qu'à partir de 1981 que commenceront à naître des associations interethniques, de jeunes et de femmes, démarginalisant largement le débat sur l'immigration[5]

Dès 1970-1972, le mouvement s'est fait plus revendicatif vis à vis de la société française, sur quatre grands sujets : le logement, le culturel, les langues d’origine et l'identité communautaire. Et à partir de 1977, il prend une dimension de plus en plus revendicative. Cessant de jouer uniquement un rôle de socialisation et venant se télescoper ou se compléter avec le mouvement français de solidarité de l'après 1968, il commencera à se situer en tant qu'interlocuteur, encore non reconnu, pour les questions relevant de l'immigration. De là naîtront de grandes associations organisant toute une série d'action locales ou nationales sur la question culturelle dont, par exemple, la lutte dans les foyers qui a été un temps fort d'organisation et de mobilisation dans l'immigration. D'autres associations constituées à partir de structures déjà existantes, ont joué un rôle important à partir des années 1970 : les ASTI, qui se voulaient des associations entre français et immigrés et les comités unitaires français/immigrés qui déjà vers les années 1973, avaient une dimension interethnique. Cependant, Si une logique de solidarité existait entre les deux mouvements, il faut rappeler la résistance des organisations syndicales et de partis politiques français vis à vis de ces formes d'auto organisation elles y voyaient un risque de division de la classe ouvrière et une menace quant à leur pouvoir et leur contrôle sur cette partie des ouvriers.

Il faudra attendre 1981 pour que les structures d'auto organisation des étrangers soient reconnues[6]. Moment décisif de la structuration du rapport des étrangers et des jeunes issus de l'immigration avec la machine politico- administrative locale, cette "liberté" donnait une impulsion vers I' institutionnalisation des formes d'auto organisation des France- Maghrébins. On peut donc dire que c'est à partir des années 80, et comme résultat de l'implantation dans le nouvel habitat social, que les associations fourniront le cadre de la légitimation des jeunes et des femmes issus de l'immigration dans les quartiers, remettant en cause les schémas traditionnels des formes associatives anciennes essentiellement tournées vers le pays d'origine dans une démarche à distance qui consistait à gérer l'immigration comme un phénomène transitoire. Elles ne seront pas d'emblée des contre pouvoirs, mais des vecteurs de l'affirmation du sentiment d'appartenance communautaire, s'offrant, pour l'action publique, comme des instruments d'intégration, c'est à dire des instruments en vue de l'incorporation de dispositions différentielles relativement à l'histoire passée. Mais ils seront aussi des lieux pour la formation d'une élite sociale, ouvrant la voie à la professionnalisation de jeunes promus au rang "d'agents de développement".

On voit ainsi les singularités des stratégies des jeunes. Elles relèvent d'une structuration découlant de facteurs dont certains proviennent de leur proximité, propre à la période post coloniale, avec les classes moyennes et les structures militantes. Les enfants des bidonvilles, nés sur place ou fraîchement arrivés d'Algérie à la fin des années 60, s'y sont formés au militantisme socioculturel. Dés les années 70 en effet, ils actualiseront l'exigence du "droit au savoir", renouant le fil historique, à travers les mouvements d'éducation populaire, dans une analogie saisissante avec les modes de mobilisation du mouvement ouvrier sur cette question à la fin du 19è siècle. Aussi, avant de se porter candidat pour représenter les couches sociales issues de l'immigration, il y a eu cet apprentissage social et politique à l'origine des mouvements Beurs de 1933 donnant naissance à des associations liées à la vie quotidienne, avec des aspects renforcés par la spécificité du mouvement ouvrier comme mode d'existence des immigrés. Elles ont eu un impact sur la définition des politiques publiques dès cette époque : avec les débuts de l'expérimentation sociale mise en oeuvre par l'Etat, la "politique de la ville" prenait forme.

Certes, la gestion de l'habitat et de "l'intégration des immigrés" ont occupé une place privilégiée dans les préoccupations des élus. Mais le cadre déterminant d'enjeux locaux (la logique de "développement social" mise en oeuvre) a conduit les responsables politiques à ré envisager globalement les données de leur gestion et conséquemment à s'intéresser à d'autres types de problèmes, comme la reconversion de la force de travail, les amenant à se doter de moyens d'intervention économique. C'est pourquoi ils ont mis les secteurs associatifs au centre de leur dispositif. Faisant appel à des ressources extérieures pour les institutionnaliser, ils se sont appuyés sur des coordonnateurs de projets, impliqués ou non dans les dispositifs nationaux et aux profils évoluant en fonction des préoccupations dominantes. "Condamnés à réussir", leur reconnaissance par le pouvoir politique a favorisé le "catalogage" des actions depuis la récupération structurelle de la créativité sociale, en tant qu'activité de formation de comportements sociaux appropriés aux nouveaux enjeux, économiques et politiques. Préoccupation constante, la recherche de relais dans la population participe de cette stratégie, affirmée par l'offre faite aux activités associatives de se relier au dispositif local. Cette technique de "création d'associations" se livre à l'observation comme un mode d'intégration aux objectifs étatiques, par l'octroi de subventions non pérennes, c'est à dire toujours suspendues à la décision politique.

Les métamorphoses de "l'outil" associatif"

Au moment même où le mouvement associatif des jeunes issus de l'immigration apparaissait, les associations historiques d'éducation populaire et socioculturelle, qui leur avaient fourni les bases pratiques et doctrinales, se trouvaient confrontées à leur remise en cause comme outil d'organisation autonome[7] et dénoncés pour leur "obsolescence" supposée. Soutenues depuis des décennies par la gauche, de 1970 à 1981, les associations fédérées nationalement devenaient un enjeu fort. La gauche les avait choisies pour s'opposer au projet de réforme des collectivités locales inspirée par les objectifs libéraux de la droite. Présentée comme projet de "développement des responsabilités des collectivités locales", celui-ci touchait directement les associations et indirectement la vie associative. L'école et le sport se voyaient affectés automatiquement la dotation globale d'équipement. Quant à l'animation socioculturelle et sociale, on voyait poindre la possibilité d'un foisonnement de "pseudos associations" locales suscitées par les élus pour rendre des services ponctuels et drainer des moyens financiers, dans les perspectives de privatisation des activités publiques. Le renforcement des responsabilités des élus locaux mettait les associations en situation d'infériorité. Les socialistes s'interrogeaient sur l'incidence politique de ce phénomène, notamment sur les formes de la mobilisation associative autour du pouvoir municipal. Se trouvant aspirées par l'émergence d'un marché culturel structuré par des professionnels et par les relations d'échange constitutives de positions d'influence, les associations culturelles dans les communes de banlieue montraient par exemple que leur capacité d'action collective était relativement restreinte. Tout ceci, lié à l'hétérogénéité des dirigeants, était autant de facteurs limitant "les projets associatifs fondés sur des solidarités désintéressées". Leurs relations avec les municipalités faisaient par ailleurs apparaître leur position, à terme prépondérant, dans la définition des enjeux des négociations et des conflits[8] Aussi les élus socialistes dénonçaient-ils le danger de fonctionnarisation­ municipalisation, et engageaient les associations à une vigilance pour ne pas se laisser asservir. Or, c'est précisément cette municipalisation des associations, crainte avant 1981, qui deviendra à partir de 1986 une vertu dans la gestion des communes, droite et gauche réunies et qui allait accentuer la pression sur les associations des jeunes maghrébins pour qu'ils s'insèrent dans les dispositifs étatiques locaux.

Dans un premier temps, quand la gauche arrive au pouvoir en 31, le gouvernement croit posséder sa réponse au néolibéralisme sur la question associative[9]. Elle envisageait la réforme des associations en vue de les valoriser comme troisième forme du tiers secteur, qui avec les coopératives et les mutuelles devait s'intégrer à l'ensemble de l'économie sociale. Très sollicitées pour cet objectif, les sciences sociales reprendront cette préoccupation dans une conception duale de l'économie et du social[10].

La réforme, qui devait s'appliquer à consacrer la reconnaissance par l'Etat et par les collectivités territoriales du "rôle éminent des associations dans le fonctionnement de la nation", n'aura pas lieu. Les nouveaux dirigeants et les agents de l'Etat savaient que la décentralisation annoncée ne pouvait que renforcer le pouvoir discrétionnaire des élus dès lors qu'elle ne s'accompagnait pas de dispositions constitutionnelles garantissant une légitimité aux associations, donc avec des financements assurés, et consacrant leurs attributs d'organes d'auto organisation. Les années qui suivirent consacrèrent plutôt le calvaire des associations perdues dans les méandres des stratégies pour s'attirer les grâces, ou éviter les foudres, de maires exerçant leurs responsabilités de façon autoritaire. Tous les conventionnements passés avec les mairies n'ayant aucune valeur juridique, seront à un moment ou à un autre enfreints par ces dernières. Même Si la plupart comportaient des clauses de dénonciation avec des procédures de conciliation, nombre d'associations socioculturelles et culturelles voyaient leurs moyens supprimés du jour au lendemain sans aucune possibilité de recours.

Les formes d'auto organisation des jeunes issus de l'immigration maghrébine vont se développer sur ce fond d'obsolescence des mouvements associatifs historiques. Leur dévalorisation résultait de l'action des municipalités qui créaient pour leur compte des dispositifs publics ou para municipaux, mettant ainsi les associations de jeunes en situation de concurrence difficile. Ces dernières se trouvent d'autant plus caractérisées d'amateurisme, que l'idéologie qui portait la restructuration du service public, modernisation et rentabilité, encourage ces représentations. La coexistence conflictuelle entre les actions publiques ou privées n'était donc pas rare, et la multiplicité des actions parallèles par secteur d'intervention, de même que le type de concurrence qui leur était opposé, incitait les associations de jeunes à exacerber leur spécificité en se tenant à l'écart.

Marchandisation

L'aboutissement de tout ce processus manifeste ainsi une configuration des structures d'auto organisation marquée par leur constitution électoraliste d'échange de services et de biens symboliques l'offre politique trouvait un instrument pour susciter dans la société l'adhésion aux formes instituées, autrement dit, par le biais da marché politique local, le paradigme da marché en recherche de légitimité se voyait offrir le moyen de sa diffusion et de faire «résonner» les rapports institutionnels, et les interactions individuelles, à son diapason Les structures d'auto organisation se sont donc aussi intégrées dans ce champ de relations d'échange de services symboliques d'un type particulier constitué par la confrontation entre des offres ou les uns cherchent à valoriser leurs propres produits et à dévaloriser ceux de l'adversaire.

En effet, la logique marchande, insérée dans les structures associatives, a commencé à agir comme logique légitime dans le contexte dominant des logiques entrepreneuriales. Les encouragements prodigués pour faire des associations des dispositifs transitoires de «projet de développement", conduisaient, dès lors que leurs activités pouvaient dégager du profit, à en faire des tremplins vers la création de structures industrielles et commerciales. Le traitement économique da chômage des jeunes continue de baigner dans ces standards. Tout cela accompagne, dans des formes d'institutionnalisation diverses, la transformation des objets de sociabilité des associations en objets de "développement local"

L'objectif de "dynamisation du corps social", conçu par les agents de l'Etat et les experts, se projetait dans des actions à l'intérieur des lieux de production de dynamiques sociales. Faisant appel aux techniques de l'économie et du développement solidaire[11], aujourd'hui, d'autres dispositifs méthodologiques complémentaires sont mis au service d'un construit structurel[12] pour lequel les chercheurs sont massivement appelés à développer des alternatives, à définir un cadre institutionnel permettant une mise en oeuvre différenciée du secteur public, du privé, du bénévolat on de l'informel et dans le but de trouver des solutions à la "nouvelle question sociale". Mais dans la mesure où existe aussi l'ambition d'obtenir une collaboration entre les différentes formes d'action et de pratiques, cela vise à faciliter les stratégies de privatisation, via la concertation, le partenariat et les subventions, donc à diversifier l'action étatique sur la base d'un nouveau style d'intervention. Se servant des aspects fondamentaux de l'Etat social, il s'agit par conséquent d'imaginer une troisième voie prenant en compte une "société civile" composée de groupes et de mouvements sociaux[13].

Stratégies municipales et politiques de la ville

Ce construit structurel, connu sous le nom de "politique de la ville" a servi de support stratégique pour le pouvoir politique local dans la recherche d'objectifs qui n'ont de sens et qui ne peuvent être appréhendés et compris, on l'a vu, qu'au niveau du territoire local. C'est pourquoi, les "projets" admis en son sein dépend de l'importance stratégique que les responsables accordent à leur objet. D'où des jeux stratégiques complexes entre deux pôles d'activités et d'intérêts, dans une dialectique organisant la construction des politiques publiques : d'une part. il faut s'intéresser de façon prioritaire à certaines catégories de la population - parce qu'elles s'imposent dans l'espace social et parce qu'elles posent la question sociale en terme nouveau - et, par ailleurs, les politiques doivent rester ouvertes a toutes les catégories. D'autre part, la politique générale considère que l'action en direction des jeunes, passe par l'ensemble des secteurs d'activités municipales, notamment par les outils et les responsabilités municipales proprement dites touchant la jeunesse. La pratique stratégique des élus vise à répondre à ce double objectif la pérennité des agents, actant à leur niveau de responsabilité en dépend.

Or, cette activité s'inscrit fondamentalement dans la perspective d'un corps social intégré : la finalité, ou raison d'être apparente de la "politique" et de l'exercice du pouvoir. L'activité consistant à "lutter contre l'isolement des jeunes" se situe dans ce contexte. On voit par exemple que puisqu'il est beaucoup plus "riche" et beaucoup plus "productif' stratégiquement de veiller et de donner une dimension propre à la jeunesse dans l'ensemble des activités, la notion d'action spécifique concernant les jeunes issus de l'immigration, en masquant les dynamiques à l'oeuvre, propose une représentation implicite de l'intégration non éloignée de l'assimilation comme idéal type elles imposent une représentation de la citoyenneté locale à l'image de celle qui découle de l'appartenance à la "nation". La "communauté locale" dès lors prend l'allure de populations réunies, liées, autour de son expression matérielle et symbolique la Mairie, le Maire, la Municipalité. Sous l'apolitisme proclamé et stratégiquement recherché des agents, il y a toujours l'idée qu'il est une condition de la cohésion sociale.

Le consensus que cherchent à obtenir les élus autour d'eux semble passer par cet effacement de l'identité politique et constituer une garantie de la pérennité du pouvoir local. Une telle attitude suppose un travail stratégique qui comporte de nombreuses contradictions et qui nécessite de jouer sur plusieurs registres être à la fois identifié tout en essayant d'éliminer les conséquences liées à cette identification. Les associations sont très sollicitées sur ce plan. Le rôle que leur assigne le politique comme condition de leur reconnaissance, concerne leur capacité à "dépolitiser" les relations avec le pouvoir local. Aussi les militants doivent-ils être vigilants car les modes d'apparition des jeunes et la façon dont ils négocient leur place dans le système politique local ont tendance à fausser les jeux traditionnels.

De l'association indépendante à l'instrumentalisation des «structures souples»

C'est pourquoi les associations ont souvent eu tendance à devenir des mythes au service de quelques-uns uns pour se légitimer auprès des instances locales s'assurer l'accès au système politico-administratif Entamée par la droite après 1968, la mort programmée des fédérations d'associations, s'accélérera. Les collectivités territoriales utiliseront massivement pour leur part la possibilité offerte par la loi de 1901 pour détourner les contraintes légales qui leur interdisent l'initiative économique. C'est sans doute la principale raison qui amènera le gouvernement, dès 81 à conserver telles quelles, les dispositions de la loi 1901. Elles étaient un point d'appui pour l'initiative économique des collectivités locales sans avoir à changer les lois dans ce domaine, pour profiter de la souplesse de fonctionnement permise par les dispositions de la loi 1901 dans une série d'opérations de gestion d'activités publiques et para publiques et pour développer dans la société "l'esprit d'initiative" appuyé sur un vague projet autogestionnaire.

Dans l'optique du "développement local" en cours d'élaboration au sein de l'Etat, ce choix a concouru à l'application d'une technologie bâtie sur la réunion "des acteurs". Elles sont des "structures souples pour partenaires multiples", pour "voir", pour "tester", faciles à créer et à arrêter. Mais l'aspect crucial dans l'optique des "modernisateurs" instrumentalisait le vieux rêve autogestionnaire fixé sur l'intérêt représenté par les bénévoles. Intérêt double, d'une part, ils constituent un réservoir "d'acteurs mobilisables" dans une "pratique militante" et, d'autre part ils permettent de faire exécuter gratuitement des travaux jusque là rémunérés, ils permettent donc d'agir positivement sur l'objectif de réduction budgétaire.

Aussi, les discours sur la "culture associative" constituant l'expression la plus "naturelle de la citoyenneté" recouvraient-ils une préparation moins prosaïque. Derrière les convictions démocratiques se cachaient une technologie et une stratégie, de récupération des initiatives locales pour les intégrer aux objectifs de l'économie libérale. Du coup, quand des structures d'auto- organisation tendent à s'opposer à l'institutionnalisation. soit marchande, soit publique, et parce que les moments d'activité des jeunes issus de l'immigration, toujours en décalage avec la pratique institutionnelle, créent des cadres spatio­-temporels où la possibilité de contrôle échappe aux autorités municipales et aux professionnels, elles se voient accuser de jouer contre la démocratie.

Le processus d'institutionnalisation des structures associatives portait l'ambition d'embrasser l'ensemble des structures d'auto organisation. Or, ce volontarisme qui prétendait vouloir adapter les associations aux nouveaux enjeux en les "modernisant" a buté sur le déclin apparent des associations d'adhérents, de bénévoles et de militants. Ce phénomène se décline de la structure même de l'interaction entre action étatique et procès d'auto- organisation observé dans ce mouvement que nous appelons récupération. On peut le décrire ainsi dès lors que les associations se sont vues privées de toute initiative et mises en concurrence avec d'autres organismes - entre associations municipales et commerciales -. les obligeant à devenir des prestataires de service, et dès lors que la renégociation des conventions - passant aussi par la négociation des procédures évaluatrices -, devaient déterminer les conditions politiques et sociales de leur légitimité au niveau local, le découragement, le retrait de beaucoup de jeunes s'est amplifié, destructurant les réseaux identitaires de sociabilité[14].

Cependant, à ce niveau intervient un facteur décisif dit procès de changement social d'une part, quand les jeunes se retirent c’est1 souvent pour reconstituer d'autres formes d'autonomie et de subjectivités amenant, d'autre part, les procédures d'intervention de l'Etat à s'y intéresser, surtout quand y apparaît la possibilité de s'emparer de leurs propriétés pour les intégrer dans l'action étatique structurée par les nouveaux enjeux économiques autrement dit, l'élément capital se rapporte au fait que l'action d'imposition de codes et de normes par les dispositifs s'incorpore dans une .structure qui fait naître des alternative sociales[15]. Nous évoquons ci-après quelques éléments pratiques conduisant à l'analyse de ce mécanisme.

Récupération et ritualisation de l'action étatique

Les dispositifs d'intervention étatiques constituent certes les instruments de reformulation de l'inventivité dans les activités auto-organisées, mais ils le sont plus sous la forme d'une ritualisation d'actions servant à légitimer le système politique local et les élus, que comme outils stratégiques d'une action globale définie. Ce caractère indéfini peut paraître paradoxal, cependant il semble bien que l'action publique locale est tributaire dit caractère indéfini des lieux de production de l'auto organisation et de ce qui s'y crée le savoir sur la jeunesse nécessaire à l'activité de récupération, en dépend. L'imposition des techniques administratives normatives crée évidemment beaucoup de lieux et de moyens de contrôle, mais ce sont du coup autant d'espaces de jeux et d'ajustement entre les jeunes et les responsables des politiques locales, que ce soit par le biais des personnels que ce soit de façon directe, face à face, dont la "règle administrative" [l'est qu'il prétexte, "le cache sexe" ou l'enveloppe normative de cette relation.

La ritualisation des règles est donc la conséquence d'une double contrainte institutionnelle : la nécessité pour les municipalités de passer par les dispositifs et, en retour, la nécessité pour les grandes orientations politiques nationales, souvent fortement médiatisées, de ne pas ignorer le niveau local où elles se concrétisent. Et en tout cas, la lutte contre la crise de légitimité qui touche l'Etat, dont la multiplicité des dispositifs liés à la politique de la ville est l'expression, doit trouver des relais au niveau local, tant il est vrai que toute remise en cause massive du fonctionnement de l'Etat toucherait aussi le pouvoir local et mettrait en cause les équilibres internes.

Récupération et formation d'une élite

La recherche d'interlocuteurs a connu avec l'émergence de "l'objet jeune", un glissement de sens, surtout avec le constat de l'absence des adultes. La notion de leader, parce qu'elle semble symboliquement plus adaptée devient essentielle. C'est aussi vrai pour les enfants à partir de 13, - 14 ans, ces derniers passent rarement par les parents pour venir à la mairie s’inscrire ou porter une demande individuelle ou collective. Le glissement de sens qui participe à la redéfinition des cadres classiques d'observation des processus de changement social se renforce par les écarts normatifs de la représentation traditionnelle avec la réalité. La notion de leader correspond à la technique de récupération pratiquée par l'appareil politico-administratif local dans l'espace publique. C'est dans cet espace que la forme dominante des rapports s'organise, autour de conflits ponctués par des mouvements sociaux spécifiques à la catégorie des jeunes issus de l’immigration où le rôle du «leader" est devenu incontournable. Ils commandent beaucoup l'enserrement des processus d'auto organisation des jeunes dans les institutions inventées par les experts autour du concept "d'Etat animateur".

Cependant, cela permet rarement d'obtenir les résultats escomptés. Soit les leaders sont intégrés dans l'appareil principal au ternie d'une récupération politique. Dans ce cas, l'acquisition de capital symbolique qui en résulte ne les met pas en position favorable face à ceux qui, dès lors, les accuseront de "profiter", à leur détriment, ou de "trahir". Il se produit un double effet inversé d'une part les leaders se coupent définitivement de la base sociale à l'origine de leur promotion et, d'autre part cette base sociale se trouve entraînée vers une autonomie marquant une distance plus grande avec l'action publique. Soit, refusant l'offre municipale, les leaders s'engagent dans des stratégies imprévisibles. Mais dans les deux cas, ils remettent en scène en permanence des zones d'incertitude où se nouent de nouveaux processus de changement social

Récupération et administration locale

Les systèmes d'action territoriaux sont structurés par les logiques d'agents actants, des stratégies, mais aussi par des représentations, des systèmes de valeur qui orientent les actions, les compétences et les qualifications. Dans une telle perspective un problème social n'a de chance de devenir pertinent que s'il existe en même temps une capacité des agents de se le représenter et de l'exprimer. En matière d'administration locale, les services sont de plus en plus confrontés à la coexistence de plusieurs modèles de gestion au croisement des redéfinitions des missions, des pratiques léguées par l'histoire - modes de fonctionnement et statuts des personnels. Ils se trouvent au coeur de la crise de l'Etat Social en ce sens que reposent sur eux toutes les actions du redimensionnement local de l'Etat.

Ainsi s'entrechoquent les "soucis d'efficacité" et de "résultats", la "concertation" et "l'opacité" des prises de décisions, faites de résistances, de sensibilité aux arrangements à la marge etc., dans lesquels s'incorporent les jeunes issus de l'immigration. Leurs rapports impliquent des transformations des pratiques qui trouvent la plupart du temps une traduction méthodologique pour imposer les symboliques consensuelles, d'homogénéité, fortement ancrées dans des représentations référées à un ordre social idéalisé.

C'est de ce point de vue un outil stratégique et tactique pour les élus.

Récupération et ethnicité

L'ethnicité constitue un fait social dont la construction relève de processus socio-économiques et historiques relativement autonomes en regard de la structure où s'insère l'activité de récupération étatique. Mais le fait ethnique, dès lors qu'il s'est imposé dans l'espace public, lui a fourni un ensemble de données matérielles venant nourrir un mouvement circulaire à l'intérieur de la structure : la récupération des caractéristiques ethniques, reformulées et réintroduites, renforce "l'ethnicité". Cependant, ouvrant des champs nouveaux à l'ethnicité, la récupération, comme activité nécessaire, se voit offrir d'autres possibilités. Nous nous limiterons ici à résumer l'analyse de ce processus.

Le procès d'ethnicisation relève donc d'une complexité historique et sociale. Mais Si l'on observe par exemple les politiques d'intégration, elles ont été conçues essentiellement en vue de l'assimilation des populations immigrées ou issues de l'immigration. Or, dans la période récente, le mode d'apparition des jeunes n'a cessé de battre en brèche la fonction intégratrice traditionnelle de l'Etat national. Le mode d'intégration par le territoire, par la compréhension stratégique de son rôle, à partir du fonds culturel hérité de l'ancienne immigration de travail et, pour les Algériens, sur les cicatrices des blessures de la guerre d'Algérie, a marqué non seulement la conscience des français, mais aussi la conscience des immigrés algériens en tant que spécificité de cette immigration qui a "participé pleinement à l'histoire de sa libération" c'est une histoire qui taraude les jeunes issus de l'immigration, mais elle est aussi le fil qui les relie à l'ancienne immigration de travail. Si l'on regarde maintenant le retour à l'Islam d'une partie de la composante jeune issue de l'immigration, elle s'insère dans une recherche d'identité, et elle est une étape dans ce parcours où le retour au pays, cet ailleurs symbolique, est un effet paradoxal du processus d'intégration de ces catégories. Elle organise, en la synthétisant l'ensemble de l'expérience historique de l'immigration maghrébine qui fixe les jeunes issus de l'immigration dans la société française.

Elle fixe aussi, conséquemment, le cadre de la banalisation du fait ethnique dans l'espace publique, banalisation qui ne fait plus de l'intégration une nécessité réellement instrumentale des politiques publiques, pas plus d'ailleurs que les actions spécifiques en faveur des populations immigrées. Elle s'inscrit plutôt dans les liens établis et nourris par le temps et la vie quotidienne. La banalisation du fait ethnique est le signe tangible de l'intégration, pas seulement par sa visibilité, mais surtout parce que les populations issues de l'immigration intègrent en leur sein des modes de catégorisation propres au pays d'accueil, catégorisations qui marquent un début de différenciation dans les populations issues de l'immigration, produisant un déplacement des repères identitaires vers ceux de la société d'accueil. L'interculturalité construit de nouvelles figurent issues de l'immigration avec des statuts qui dépassent les contours ethniques antérieurs. En ce sens, les Français d'origine ne trouvent plus, comme par le passé, leurs références dans les seuls repères de leur histoire. Les nouvelles figures issues de l'immigration de type notabilaire, en train d'apparaître constituent aujourd'hui un référentiel de valeurs autour duquel se structure un capital relationnel qui touche toutes les catégories et reflète l'échantillonnage ethnique réel de la ville à partir duquel agissent les dispositifs structurels de l'Etat, des experts et des sciences sociales.

Mais en même temps les processus d'organisation des adultes, ethnique et sous leur apparence communautaire, se maintiennent afin d'y faire vivre la tradition[16]. Quant aux jeunes maghrébins, la présence de cet "ailleurs" est une dimension forte dans la structuration des voies d'intégration qu'ils suivent. Elle est donc aussi une dimension qui s'impose à la société d'accueil et qui change les tenues des références nationales traditionnelles. Les politiques publiques sont l'expression d'investissements formels qui cherchent à accompagner ce mouvement par "l'aide aux associations" et par la récupération, notamment de la forme culturelle, et de la forme des usages de la forme culturelle.

Les politiques culturelles sont celles qui reformulent le plus vite et le plus complètement la dimension des jeunes issus de l'immigration y compris dans les formes et dans les contenus. Elles prennent en compte les affinités de quartiers ou d'âges : club ados, secteur jeunesse, etc. Les orientations des bibliothèques où des programmations culturelles sont de ce point de vue très parlantes, la connaissance des catégories présentes sur la ville se trouve intégrée dans les procédures de travail des professionnels. Le "non-public", qui n'utilise pas les équipements, constitue aussi une dimension importante des orientations. L'ethnicisation des politiques se retrouvent dans les changements des formes traditionnelles de la pratique sportive. Une équipe de foot qui se crée, profitant des pelouses aux abords des immeubles, peut provoquer des phénomènes de mobilisation se traduisant par des processus d'organisation entraînant d'autres catégories. Et si un club indépendant des structures para-municipales se forme, il veut très vite utiliser les infrastructures. D'où la nécessité pour les services de la ville de les intégrer dans les plannings d'occupation et de tenir compte de l'approche de la compétition de ces équipes qui refusent souvent les cadres officiels. C'est cette dialectique jeunes-politiques publiques qui structure la récupération. Les politiques publiques, du coup, expriment la forme prise par le changement social à l'oeuvre, dont le moteur est constitué principalement par les jeunes auto-organisés.

Action étatique et rupture intergénérationnelle

La sociologie de l'intégration[17] a utilisé la notion de rupture intergénérationnelle pour signifier la "fin des banlieues rouges". La toile de fond observable renvoie au contraire directement au volontarisme et à l'activisme de l'intervention de l'Etat mobilisé pour récupérer la créativité sociale dans les structures d'auto organisation. Autrement dit, si au travers de situations de tension et de conflit, l'Etat peut percevoir l'émergence d'autres formes de mobilisation, elles sont systématiquement "poursuivies" pour lés "détourner" vers des revendications "positives" d'accès à l'espace public et de "communication". Aussi, le plus souvent, la "naissance des comportements positifs", les "initiatives de prise en charge", de "revalorisation de l'espace vécu", se font-elles sur la base d'une dépolitisation comme vertu des dispositions devant conduire désormais les conduites sociales.

La rupture intergénérationnelle concernant les jeunes issus de l'immigration est donc une construction sociale résultant de l'action publique. Parmi ses modalités se trouve la contestation des associations initiales par celles qui, à partir de 1991, se poseront en concurrentes. Celles-ci seront financées massivement par les fonds publics, et souvent soutenues par les réseaux religieux. Un certain nombre d'entre elles, d'ailleurs, se radicaliseront - l'effet pulsionnel -, dès lors que, les promesses n'ayant pas été tenues- la reconnaissance politique, les questions de l'emploi, de la formation, etc. -, ils refusaient de servir "d'outils" à l'intervention étatique. Conséquence directe de la philosophie "modernisatrice" de l'intervention étatique, de ses apories et aussi sans doute de sa prétention à la poser comme scientifiquement fondée, la désorganisation complète du tissu relationnel, sous ses formes communautaires ou non, et une balkanisation des groupes identitaires s'ensuivra certains réseaux intégristes en profiteront. Faire "resurgir" une vie de quartier était l'objectif "annoncé" des politiques publiques. Le paradoxe provient du fait que ces dernières semblent avoir rendu inopérants les instruments d'une telle ambition En voulant "animer" pour transformer "les modes de vie", elle a vidé le potentiel de socialité. L'effet de retrait vis à vis des dispositifs publics, des jeunes issus de l'immigration et de leurs aînés, a été massif.

Aussi, la recherche d'autonomie des jeunes s'est-elle heurtée à la volonté de contrôle de l'Etat devenue un enjeu politique essentiel. Devant l'échec patent de ces opérations, les politiques de l'Etat et locales ont commencé à envisager le maintien de "l'ordre" à travers les structures religieuses, sans doute par la croyance à leur vertu morale. Elle favorisait ainsi la préservation des spécificités culturelles dont les jeunes s'empareront comme construction singulière d'une existence autonome. La "délinquance", consacrée par le sens commun, est devenue plus qu'une délinquance de groupe, elle est devenue une "délinquance communautaire", mettant en oeuvre les solidarités de tous les membres, ou presque, de la communauté[18] et d'autres catégories associées. Certes, une faible partie s'est engagée dans l'intégrisme, mais ceci ne constitue par le phénomène essentiel des processus à l'oeuvre, il n'existe pas de perspective durable de développement d'un islam intégriste en France. Disons qu'il y en a autant que pour tous les autres intégrismes ou les sectes. De ce point de vue, ce n'est pas la preuve d'une "non-intégration", le concept est d'ailleurs trop flou pour rendre compte des processus, car il faudrait déduire que les autres intégrismes, extrême droite comprise sont l'expression de populations non "intégrées". Pour l'autre partie, la plus nombreuse, le retour à l'orthodoxie religieuse, comme conséquence des années 80 qu'ils vivent comme un échec propre, constitue un détour nécessaire vers cet "ailleurs" qu'ils portent en eux, afin de se réactualiser dans une identité positivement vécue. Ce processus ne conduit pas aux formes qui dans le passé aboutissaient à enfermer l'autre, l'immigré, dans une différence lui interdisant tout accès réel aux processus socio-politiques. Mais c'est parce que ces processus annoncent leur enracinement que ces populations posent problème[19].

Beaucoup de structures d'auto organisation ont souffert de la récupération. On peut faire l'hypothèse que celle-ci est une "invention" découlant de l'accession au pouvoir politique en 81 des couches moyennes. Mais la destructuration du tissu associatif, parmi les effets de la récupération, semble plus avoir été le produit de la technologie des dispositifs des politiques publiques, modalité actuelle du contrôle du monopole de la violence légitime. Et parce qu'elle organise la pénétration de l'Etat au plus profond des structures d'interdépendance des individuels et pour en constituer la structure de leur habitus social, elle ne semble pas constituer une modalité de pacification des relations dans des sociétés en devenir.

L'affaiblissement des structures d'auto organisation et des associations semble donc provenir plus de leur mise sous dépendance étatique, notamment par le processus d'octroi de la "subvention", amplificateur du clientélisme, et l'injonction de se conformer à la logique de l'économie de marché au nom de l'impératif du rapport qualité/prix et de l'interdépendance entre "clients". Cependant, Si l'observation des supports utilisés par ces associations "conformes" pour communiquer avec leurs adhérents-clients montre les analogies avec les usages et les formules du consumérisme publicitaire "moderne", elle prouve aussi que cela n'entraîne en aucune façon la croissance des effectifs au contraire, ils restent en général orientés à la baisse. Bref, les techniques d'intervention publique visent avant tout des objectifs qui résultent de normes économiques nouvelles et impliquent des conditionnements socio- politiques et économiques.

Conclusion

Plusieurs remarques s'imposent en conclusion. La première souligne cette récurrence qui traverse l'histoire humaine et inscrit l'auto organisation comme phénomène structurant du changement social. Elle relève d'une production sociale entraînant l'Etat et les groupes dominants, suivant leur forme historique située et datée, à intervenir par des politiques. Dans les configurations contemporaines, l’associationnisme figure la médiation instrumentale appropriée de cette activité. Elle y trouve sa pertinence parce que l'associationnisme est à la jonction de processus essentiels pour l'Etat moderne qui, par la technique de la récupération, se dote d'une méthode pour l'intégration dans l'Etat national des classes potentiellement dangereuses, complétant ainsi les dispositifs professionnels et syndicaux. Car Si les organisations professionnelles organisent l'intégration des classes dangereuses par le travail sous l'égide de l'Etat qui garantit les accords conclus avec le patronat, dans le cadre des activités quotidiennes, quand le travail se fait rare l'association devient une structure institutionnelle de l'espace publique que l'Etat peut utiliser pour entretenir des relations avec la société, passer des contrats avec elle, et il le fait essentiellement en récupérant la créativité sociale existant dans les activités auto-organisées.

Cependant, Si l'auto organisation s'inscrit dans la structure du changement social, cela ne garantit pas qu'elle fixe l'évolution sociale sur la voie ascendante du "progrès". Elle ne fait pas forcément avancer l'histoire, elle peut la bloquer et, y compris, engager des régressions. Les associations islamistes[20] posent ce problème de façon vigoureuse. Il faut par conséquent analyser l'association comme phénomène d'organisation à un moment donné pour voir quel type d'orientation elle prend, d'où une typologie empiriquement utile mettant l'accent sur les associations qui participent à la reproduction du système et celles, anti­-systémiques, qui s'y opposent.

La deuxième remarque fait ressortir les éléments critiques, observables au plan empirique, quant à une théorie des politiques urbaines comme paradigme de "l'invention sociale", c'est à dire comme auto-production de la société. Elle présente le changement social comme changement à posteriori, alors que l'imposition technicienne de l'intervention de l'Etat oblige à le penser avant qu'il se soit produit. Il y a des anticipations, néanmoins, ces anticipations ne procèdent pas toujours du mouvement social, mais des projets d'experts en rapport avec les conditionnements sociaux nécessaires aux ajustements économiques et politiques présents. Ce qui est en train de changer relève d'une nouvelle épistémologie, pour reprendre le concept foucaldien les "dispositifs" projetés, inventés par les experts, indiquent dans quelle mesure les discours dominants imposent des pratiques qui permettent de positiver les ajustements économico-politiques. Cette notion de dispositif indique la crainte des experts d'une "passivité" face à ces ajustements. Avec les politiques publiques urbaines, faisant confiance totalement à la science et aux sciences sociales, on tente d'enserrer les individus. Ce mécanisme implique une structure spécifique, apte à produire la récupération de la créativité sociale dont la nature autonome est négation des rapports sociaux et économiques dominants. Autrement dit, pensée comme moyen pour introduire dans le social un rapport entre l'Etat et la société correspondant aux "ajustements nécessaires", la récupération est un mécanisme de nivellement des comportements ou, si l'on préfère, des habitus sociaux. C'est donc mie activité volontariste de l'Etat il lui 'faut agir avant que les processus d'auto organisation ne soient suffisamment développés et ne soient pas allées suffisamment loin pour assurer solidement leur autonomie. Cette activité suppose que les éléments récupérés, reformulés selon les perceptions normatives du moment, apparaîtront d'autant plus comme l'oeuvre même des individus, que leur réintroduction aura été rapide. Quand la société ne se trouve pas en conformité avec les représentations de l'évolution sociale, économique et politique du moment, l'Etat cherche à agir de façon technologique en récupérant la négativité portée par la créativité sociale suffisamment tôt pour qu'elle ne puisse pas avoir le temps de devenir une expérience sociale.

La troisième remarque met l'accent sur les éléments critiques à l'encontre des problématiques traditionnelles posées en terme de classe. La notion de classe, dans un premier temps, n'est pas suffisamment opérationnelle. Il faut partir de la notion de lignes de fuite. C'est le fait que des individus sont repoussés en permanence dans des espaces d'autonomie face à l'intervention de l'Etat qui cherche à récupérer leur créativité. Ce mécanisme de retrait se produit même quand l'auto organisation s'est transformée en institution l'activité de l'Etat y produit des différenciations par l'attraction du pouvoir, par les "hommes du pouvoir". Autrement dit, les "cadres" des associations se trouvent attirés par l'appât du capital symbolique proposé par le pouvoir. Or, cette activité de récupération, d'aspiration d'élites sociales au sein de l'appareil politico- administratif, détermine de la part de ceux qui ne sont pas inclus dans la promotion un mouvement inverse : ils auront tendance à sortir de l'association pour retrouver l'autonomie. C'est ce mouvement permanent qui représente le mécanisme de changement social, entre mouvement d'autonomisation et mouvement d'institutionnalisation, lui-même différencié à nouveau de façon interne par l'activité de l'Etat, et qui ne cesse de réengager des individus à échapper aux rapports de pouvoir et aux cadres institués.

Quatrième remarque, il n'est pas sûr que dans l'autonomie, ceux qui s'y rassemble le font dans un but de solidarité. Ce qui relève de la solidarité, notamment à travers les associations, se situe dans l'ordre national. La structure différentielle du mécanisme fascination-répulsion, agissant au sein des associations, se projette aussi dans cet ordre : la fascination entraîne vers l'ordre institué, la répulsion vers le retrait. Ceci explique "le mouvement réfractaire des associations réfractaires", quand ces dernières tendent à s'institutionnaliser. Les individus sont repoussés dans un autre type de cadre d'autonomisation où les ressorts sur lesquels joue la fascination s'évanouissent, ils quittent le registre des intérêts pour celui de l'échange désintéressé. Mais, à cet endroit même, l'Etat tente de les rabattre sur les critères de la solidarité nationale. Cette tendance à s'extraire, a être réfractaire des processus anti-systémiques, n'a pas la solidarité pour moteur mais se rapporte à la reliance. Avec la reliance on est plus du tout dans l'ordre national.

Avec cette pénétration de l'Etat (qui est aussi étatisation de la société pour raison nationale, car les associations y adhèrent par identification à la cause nationale), aujourd'hui trop indéterminée,' puisqu'elle tend à repousser sans cesse les individus dans les lignes de fuite, l'on voit apparaître autre chose : les médiateurs. Ce sont eux qui structurent l'étatisation. Ils ont pour tâche d'organiser le chaînage entre l'Etat et les formes d'auto organisation afin de rationaliser la maîtrise des effets causés par la pénétration étatique. En France, l'observation de ce phénomène correspond au "temps des médiateurs" représentant la forme contemporaine de l'organisation de la pénétration de l'Etat dans la société.


Notes

[1] Pour parler comme BOURDIEU, Pierre.- La domination masculine.- Paris. Coll. Liber. Seuil. 1998.- p.90.

[2] SADRAN, Pierre: MABILEAU. André.- Administration et Politique au niveau local, dir. De Baceque F. et Quermone JL., In Administration et Politique sous la Vé république, Paris, Presses FNSP. 1ère éd. 1982.- p.p 257 et SS.

[3]LAUTMAN. Jean.- Renouveau des sociétés locales: volonté ou résultat?.- In Sociologie du travail, N°2, Avril-Juin 1983.

[4] Dans la construction de l’objet jeune, les caractéristiques communautaires ritualisées, tout comme les débats sur le voile islamique, viennent sans cesse renforcer la suspicion, accompagnée par les discours d’agacement par rapport à la religion, renvoyant à des représentations normatives inconscientes de l’intégration des immigrés. Mais aux deux pôles continuent d’exister des homologies en rapport avec la religion. Elle est un problème, tant dans les rapports entre générations, entre enfants et parents, qu’entre français et immigrés. Si d’un coté le mélange interculturel est le signe que quelque chose est en train de perdre, de l’autre, la religion pour l’essentiel sert de support aux valeurs communautaires. Le mélange interculturel est de toute façon une source de conflits autour des enjeux liés à la religion, à la culture, à l’éducation, donc à l’identité, à une identité en train de se perdre.

[5] Aujourd’hui, la plus grande part des associations issues de l’immigration fonctionne par nationalités, parfois par ethnies- chez les africains – ou sur une base régionale, et se marque par une tendance inter-génération.

[6] Abrogeant le décret de 1939, la loi du 9 octobre 1981 les faisait entrer dans le régime de la loi de 1901.

[7] Ce qui veut pas dire qu’elles n’étaient pas inclues dans le dispositif institutionnel étatique.

[8] BALME, Robert.- L’association dans la promotion du pouvoir municipal.- Gouverner les villes moyennes, Pédone, Mabileau / Sorbets Ed., 1989.

[9] Sa perspective donnait à la notion de culture un rôle décisif quant à la métamorphose des habitus sociaux. Dans la mesure où le «développement» devenait la structure même d’un modèle introduisant de «l’innovation» en permanence, donc de la culture, il était nécessaire que la mobilisation de l’appareil de l’Etat produise sa métamorphose pour la rabattre sur les autres niveaux d’intégration. L’activité se donnait pour objectif de «créer

[10] LAVILLE, Jean Louis.- Les services de proximité en Europe.- Paris, Syros, 1992, ou ROSANVALLON, Pierre.- La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat- providence.- Paris, Seuil.

[11]- LAVILLE, Jean Louis.- Op. cit., Jean Baptiste de Foucault. «Perspective de l’économie solidaire». in J.- L. Laville, B, Eme, Cohésion sociale et emploi. Paris, Desclée de Brouwer, 1994.

[12] - Par exemple, les zones franches font franchir une étape vers une déréglementation généralisée.

[13] A l’encontre de cette tendance, beaucoup de responsables à gauche professionnels et bénévoles voyaient la possibilité de faire naître d’autres critères de gestion. Ce que le P.C.F, réclamait par ailleurs pour les entreprises. «car le principe qui pousse les gens à s’associer en vue de la vie quotidienne, à organiser des sociabilités et des réseaux de solidarités, n’est pas l’intérêt du profité. Lorsque la critique marxiste dénonce la loi de 1901 comme technique de contrôle social, elle vise cet aspect, de même que les équipements collectifs sont des modalités de séparation spatiale et de promotion de codes spécifiques à diverses activités visant à «discipline».

[14] - Et quand l’observation de phénomènes de crises met en avant des causes internes aux associations- par exemple les cristallisations sur le rôle des pères fondateurs – elle appelle toujours des raisons connexes aux stratégies de pénétration de l’Etat par les dispositifs de politique publique. D’autres variantes sont possible, mais elles ont toutes pour résultat de désorganiser le tissu social et relationnel dés que les propriétés du «marché» viennent s’y imposer par les biais des dispositifs d’action étatique et de politiques publiques.

[15] - DREYFUS, Jacques.- La ville disciplinaire.- Ed. Galilée, 1976, Michel.- L’ouvrier français: l’espace ouvrier.- Paris, Ed. A, 1979.

[16] -Les Algériens, «primo-arrivants» semblent encore marqués par une écriture par une certaine réserve dans ce domaine liées au role de l’Amicale des algériens en Europe, qui tendaient à limiter l’autonomie par rapport à l’Etat.

[17] - Dans une perspective proche de la notre, on peut lire l’article d’Abdelmalek Sayad, «Le mode de générations «immigrées, in L’Homme et la Société, l’Harmattan, 1994/1-2, n, 111-112, et bien sur l’ensemble de ses travaux concernant l’immigration maghrébine.

[18] - BOLO, E..- Les adolescents maghrébins des cités de travail», Peuples méditerranéens, n° 2, janvier- mars, 1978.

[19] - VALENTIN, Claude-Marie.- L’Europe de l’empire aux colonies intérieures.- in Face au racisme, Dir. P.A. Taguieff.- Paris, La découverte, 1991.- p.p. 296-310.

[20] - ce qu’a montré l’école de Frankfort, avec Theodor Adorno et sa dialectique négative, ou Walter Benjamin pour qui l’histoire n’est jamais que l’histoire de nos souffrances passées, on ne peut pas catégoriser ce qui est de l’ordre du progrès et de la régression.

 

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